« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 16 décembre 2016

L'état d'urgence, saison 5

L'Assemblée nationale a voté sans difficulté, le 13 décembre 2016, la cinquième prorogation de l'état d'urgence, jusqu'au 15 juillet 2017. Comme d'habitude, les frondeurs, particulièrement virulents devant les médias, se sont montrés discrets dans l'hémicycle. Le Sénat devra ensuite voter le texte dans les mêmes termes avant le 22 décembre. Cette date est en effet le quinzième jour après la démission du premier ministre Valls, au-delà de laquelle la loi de prorogation deviendrait caduque, imposant de facto de reprendre la procédure à son commencement (art. 4 de la loi du 3 avril 1955).

L'avis du Conseil d'Etat


L'actuel projet de loi de prorogation a été précédé d'un avis du Conseil d'Etat rendu le 8 décembre. Sa lecture montre qu'il ne diffère guère de ceux qui l'ont précédé, lors des différentes prorogations. Tout au plus observe-t-on deux éléments intéressants. 

Le premier est la prise en considération de la campagne électorale. Certes, le Conseil s'appuie d'abord sur la menace terroriste "intense" caractérisée par le fait que douze tentatives d'attentat ont été déjouées depuis celui de Nice, et dix-sept depuis le début de l'année. Mais il affirme que la coïncidence de la période électorale avec cette menace d'attentats s'analyse comme constituant un "péril imminent" au sens de l'article 1er la loi de 1955. Cette analyse n'a rien de surprenant si l'on considère qu'une campagne électorale, ne serait-ce que par les rassemblements de personnes qu'elle implique, a pour effet de multiplier les cibles potentielles et d'accroître encore les charges pesant sur les forces de l'ordre. En outre, il faut bien reconnaître que cette prise en compte de la campagne électorale permet de faire peser la charge d'un nouveau renouvellement, en juillet 2017, sur le futur président nouvellement élu.

Le second élément pris en considération par le Conseil d'Etat réside dans le renforcement des garanties apportées aux personnes qui font l'objet des mesures prises. A la suite des  décisions QPC du 19 février 2016 et du 2 décembre 2016 rendues par le Conseil constitutionnel, le législateur a été contraint, d'abord dans la loi du 21 juillet 2016 puis dans celle qui est aujourd'hui en débat, prévoir un véritable statut des données informatiques copiées durant les perquisitions administratives. Alors que le principe voudrait que ces données répondent au régime des saisies et que leur copie ait pour conséquence de transformer une perquisition administrative en perquisition judiciaire, le législateur a préféré soumettre cette procédure au contrôle du Conseil d'Etat. En formation administrative, le Conseil d'Etat se félicite donc que ses formations contentieuses soient les seules à apprécier la légalité des mesures prises sur le fondement de l'état d'urgence. 

En dehors de ces deux éléments, l'avis du Conseil d'Etat ne diffère pas vraiment de ceux qui l'ont précédé. Comme dans ses avis précédents, il rappelle que "les renouvellements de l'état d'urgence ne sauraient se succéder indéfiniment et que l'état d'urgence doit demeurer temporaire". Cette affirmation apparaît en porte-à-faux avec les propos tenus par le vice-président du Conseil d'Etat, dans une interview donnée le 18 novembre 2016. Rappelant que "l'état d'urgence est un état de crise qui ne peut être renouvelé indéfiniment", il avait alors affirmé que si le Conseil devait être saisi d'un nouveau projet de loi de prorogation, "l'assemblée générale du Conseil d'Etat prendrait ses responsabilités". Beaucoup de commentateurs en avaient déduit qu'on allait voir ce qu'on allait voir... et que l'avis pourrait bien, cette fois, être défavorable. Il n'en est finalement rien, soit que l'assemblée n'ait pas suivi le voeu de son vice-président, soit que les propos de celui-ci aient été quelques peu aventurés. La toute nouvelle politique de communication inaugurée au Palais-Royal semble rencontrer quelques difficultés au démarrage.

Le rapport d'information parlementaire


L'avis du Conseil d'Etat semble finalement bien formel, et il faut aller chercher ailleurs des données utiles pour apprécier la pratique de l'état d'urgence. Un rapport parlementaire présenté le 6 décembre 2016 à l'Assemblée par les députés Dominique Raimbourg (PS) et Jean-Frédérice Poisson (LR) dispense de précieuses indications dans ce domaine. Il présente l'état d'urgence comme une sorte de boite à outils juridiques, outils dont certains sont utilisés et d'autres moins, dans des proportions extrêmement variables selon les besoins. L'exemple des perquisitions et des assignations à résidence suffit à montrer cette utilisation à géométrie variables des mesures autorisées par le législateur.
 
Affiche contre les décrets-lois. Marcel Laurey. 1946
 

Les perquisitions


Depuis le 14 novembre 2015, c'est-à-dire la mise en oeuvre de l'état d'urgence, 4 292 perquisitions ont été menées. Elles ont suscité l’ouverture de 670 procédures judiciaires, dont 61 concernaient des faits en lien avec le terrorisme, parmi lesquelles 20 portaient sur des faits pour association de malfaiteurs en matière terroriste. Le rapport évoque donc, à juste titre, une "utilisation massive", mais il constate aussi les chiffres ont considérablement baissé au fil du temps. Sur les 3750 qui ont eu lieu entre novembre 2015 et mai 2016, 54 % étaient concentrés dans les quinze premiers jours d'application, entre le 14 et le 30 novembre. Aujourd'hui, la quatrième prolongation de l'état d'urgence n'a vu que 590 perquisitions depuis le 22 juillet 2016, dont 65 ont eu des suites judiciaires, parmi lesquelles 25 pour des faits liés au terrorisme. 

De ces chiffres, le rapport parlementaire déduit que l'utilisation des perquisitions est désormais réduite. Leur régime juridique, tout en demeurant purement administratif, se rapproche du droit commun. C'est ainsi qu'alors que 68 % des perquisitions avaient lieu la nuit entre le 14 et le 30 novembre 2015, seulement 18 % sont aujourd'hui réalisées la nuit. 

Faut-il pour autant renoncer à une telle procédure ? Le rapport ne le demande pas, estimant que les perquisitions sont désormais mieux ciblées est qu'elles constituent un apport non négligeable dans la lutte contre le terrorisme. Elle souhaite néanmoins que le caractère exceptionnel des perquisitions de nuit soit précisé dans la loi. Le projet qui vient d'être voté par l'Assemblée ne mentionne cependant rien de tel.

Les assignations à résidence

 

Depuis novembre 2015, 612 assignations à résidence ont été prononcées, principalement en Ile-de-France (pour 30%), dans le Nord et l’Hérault. La plupart de ces mesures ont été levées.

Aujourd'hui, 95 personnes restent assignées, dont 47, c'est-à-dire la moitié, le sont depuis près d’un an. Sur ce point, les rapporteurs s'inquiètent d'une mesure de longue durée qui ne s'accompagne de l'ouverture d'aucune procédure judiciaire : ""Il ne semble guère concevable que des personnes puissent être maintenues durablement dans un dispositif d'assignation à résidence sans élément de nature à constituer une infraction pénale, sauf à méconnaître les principes fondateurs de l'État de droit". De même, ils font observer que l'assignation à résidence est parfois utilisée pour neutraliser des individus psychologiquement fragiles. Ils devraient plutôt faire l'objet d'une hospitalisation psychiatrique, même sans leur consentement, et le rapport considère que l'utilisation de l'assignation à résidence dans ce cas ressemble beaucoup à un détournement de procédure. 

Quoi qu'il en soit, le rapport recommande une limitation dans le temps de l'assignation à résidence, estimant qu'une même personne ne devrait pas être assignée plus de huit mois sur douze. On trouve un écho, même un peu lointain, de cette recommandation dans l'actuel projet de loi qui affirme que l'assignation à résidence ne saurait excéder douze mois, en autorisant toutefois le ministre de l'intérieur à demander une prolongation de trois mois renouvelable au juge des référés du Conseil d'Etat. La procédure n'est peut-être pas parfaite, mais elle permet au moins l'intervention d'un juge.

Le législateur n'a que modestement suivi les propositions du rapport parlementaire. Il est vrai qu'il n'y était pas incité par un avis du Conseil d'Etat qui ne fait aucune suggestion semblant s'en inspirer.  L'essentiel du rapport réside cependant dans les données brutes qui nous sont communiquées. Contrairement à ce que certains affirmaient, elles témoignent d'une utilisation nuancée de l'état d'urgence. L'intensité de son usage varie avec l'intensité de la menace. Après les attentats les autorités ont voulu, selon leur propre expression, "mettre un coup de pied dans la fourmillière". Une fois ce coup de pied donné, les mesures prises sont devenues beaucoup moins nombreuses. D'une certaine manière, le rapport est rassurant, car il montre que les pouvoirs exceptionnels n'entraînent pas nécessairement une spirale autoritaire.


Sur l'état d'urgence et le droit des circonstances exceptionnelles  : Chapitre 2 du manuel de libertés publiques sur internet.

mardi 13 décembre 2016

La Cour de justice de la République, ou l'étrange juridiction

Le procès de Christine Lagarde devant la Cour de justice de la République (CJR) a commencé le 12 décembre 2016. Elle est poursuivie pour détournement de fonds publics résultant de sa négligence et commis par un tiers, infraction prévue par l'article 432-16  du code pénal et punie d'un an d'emprisonnement et 15 000 € d'amende.

Ce procès ouvre le volet pénal de l'affaire Tapie, huit ans après un arbitrage qui lui avait accordé plus de 403 millions d'euros, dont 45 au titre de préjudice moral, pour solder son litige avec le Crédit Lyonnais sur la revente d'Adidas. Le 17 février 2015, la Cour d'appel de Paris a annulé cet arbitrage au motif qu'il était frauduleux pour différents motifs, notamment la proximité de Bernard Tapie avec l'un des arbitres. Cette décision a été confirmée par la 1ère Chambre civile de la Cour de cassation le 30 juin 2016. En même temps, une décision au fond rendue par la Cour d'appel de Paris le 3 décembre 2015 estimait que Bernard Tapie n'avait aucunement été lésé par le Crédit Lyonnais et condamnait donc l'intéressé à restituer les 403 millions d'euros indûment perçus.

Aujourd'hui, la question posée est celle des responsabilités pénales, dès lors que le caractère frauduleux de l'arbitrage est attesté par la justice. La plupart de ceux qui ont organisé cet arbitrage sont poursuivis pour escroquerie en bande organisée ou complicité de détournement de fonds publics. Figurnt parmi les personnes mises en examen Bernard Tapie, Maurice Lantourne sont avocat, Pierre Estoup, l'un des trois arbitres, Stéphane Richard ancien directeur de cabinet de Christine Lagarde avant de prendre la direction d'Orange. Ils seront jugés par le tribunal correctionnel.

Une infraction liée à l'exercice des fonctions ministérielles


Christine Lagarde, quant à elle, est poursuivie devant la CJR parce qu'elle était, à l'époque, ministre des finances. L'article 68-1 de la Constitution, issu de la révision constitutionnelle de 1993, énonce que "les membres du gouvernement sont pénalement responsables des actes accomplis dans l'exercice de leurs fonctions et qualifiés crimes ou délits au moment où ils ont été commis". Les ministres sont donc poursuivis devant la CJR pour les infractions commises durant leurs fonctions.

Le partage des compétences se trouve précisément dans l'appréciation de l'exercice des fonctions. Christine Lagarde est poursuivie devant la CJR pour des fait liés à ses fonctions ministérielles, dès lors qu'elle est accusée d'avoir, par négligence, laissé organiser un arbitrage frauduleux et terriblement onéreux pour les deniers de l'Etat. En revanche, les faits détachables des fonctions ministérielles relèvent des tribunaux de droit commun. C'est la raison pour laquelle Jérôme Cahuzac, jugé pour fraude et blanchiment à des fins personnelles a été poursuivi et condamné par le tribunal correctionnel.

Ce partage des compétences a été clairement explicité par la Cour de cassation, dans un arrêt rendu par la Chambre criminelle le 16 février 2000. A propos de l'affaire Elf, elle a jugé que les poursuites contre Roland Dumas n'avaient "aucun lien direct avec la détermination et la conduite de la Nation et des affaires de l'Etat". Elles pouvaient donc être diligentées devant les tribunaux ordinaires.

Ce privilège de juridiction a pour objet d'empêcher l'impunité des actes des ministres liés à leur fonction, sans pour autant les placer sous la menace de la vindicte politique. Le problème est que la CJR ne parvient pas réellement à assurer l'équilibre recherché.



Ô ministres intègres. Ruy Blas. Victor Hugo. Gérard Philipe. 1954


Les limites de l'accusation


Observons d'emblée l'une des caractéristiques essentielles de la CJR : si toute personne s'estimant lésée par un crime ou un délit commis par un membre du gouvernement dans l'exercice de ses fonctions peut engager un recours devant une commission des requêtes rattachée à la Cour, il lui est interdit de se porter partie civile.

En l'espèce, ce sont des parlementaires socialistes qui sont à l'origine de la saisine de la CJR. Par des courriers d'avril 2011 adressés au procureur général près la Cour de cassation, ils ont fait état des nombreuses anomalies qui ont entouré l'arbitrage et qui peuvent faire soupçonner que Christine Lagarde ait commis diverses infractions. Le procureur a donc saisi pour avis la Commission des requêtes de la CJR en mai 2011. Composée de sept magistrats (Conseillers à la Cour de cassation, Conseillers d'Etats et conseillers-maîtres à la Cour des comptes), cette commission a pour fonction de filtrer le recours. Le 4 août 2011, elle a rendu un avis favorable à la saisine de la Cour.

Par la suite, la procédure a suivi son cours et la formation d'instruction, composée de trois magistrats de la Cour de cassation élus par leurs pairs, a décidé le renvoi de Christine Lagarde devant la CJR. Conformément à l'article 24 de la loi organique du 23 novembre 2016, celle-ci a fait un pourvoi en cassation qui a été rejeté par un arrêt du 22 juillet 2016.

Le problème est que, dans cette affaire, personne ne porte l'accusation. En effet, le procureur général Jean-Claude Marin avait requis un non-lieu. Certes, il n'a pas été suivi lors de la décision de renvoi, mais c'est également lui qui est chargé de l'accusation durant l'audience qui vient de s'ouvrir. Autrement dit, le procureur va oeuvrer pour que l'innocence de l'accusée soit reconnue par la CJR. La situation n'est pas banale et on peut penser que les autres accusés de l'affaire Tapie, ceux qui seront jugés devant le tribunal correctionnel, ne bénéficieront pas du même avantage. Dans l'affaire Lagarde, le procureur joue, en pratique, le rôle d'un avocat supplémentaire de l'accusée.

Les limites du jugement


Les premiers compte-rendu d'audience parus dans la presse montrent que la Présidente de la Cour de justice de la République, Martine Ract-Madoux s'efforce de remédier à l'absence d'accusation et se montre particulièrement pugnace dans ses interrogatoires. Il n'empêche que la composition de la Cour est conçue pour limiter le rôle des magistrats professionnels.

La formation de jugement est composée de quinze juges, six députés, six sénateurs et seulement trois magistrats de la Cour de cassation, dont la présidente. Il est vrai que les parlementaires prêtent serment devant leur assemblée d'origine de "se conduire en tout comme dignes et loyaux magistrats" (art. 2 de la loi organique). Ils sont ainsi soumis au secret des délibérations, et le sénateur Autain a été condamné par le tribunal correctionnel, le 14 novembre 2000, pour l'avoir enfreint lors de l'affaire du sang contaminé.

On peut penser néanmoins que les parlementaires sont plus enclins à pardonner les faiblesses des personnalités politiques que les magistrats professionnels. Les peines prononcées par la CJR sont généralement modestes, sauf quand il est vraiment impossible de faire autrement. Ainsi, en 2004, Michel Gillibert a-t-il été condamné à une peine d'emprisonnement de trois années avec sursis et à une amende de 20 000 €  pour avoir détourné des fonds publics. En 2010, Charles Pasqua a également été condamné à un an de prison avec sursis pour complicité et recel d'abus de biens sociaux dans l'affaire de la SOFREMI. Jusqu'à aujourd'hui, même dans ses verdicts les plus sévères, la CJR n'a donc envoyé personne en prison.

Dans le cas de l'affaire Lagarde, les partisans de l'indulgence ont déjà fait connaître leur argumentaire. Ils estiment que l'ancienne ministre ne devrait pas être jugée avant que le tribunal correctionnel se soit prononcé sur le cas des autres personnes mises en examen dans l'affaire Tapie. Patrick Maisonneuve, son avocat, estime ainsi que "ce n'est pas la CJR qui peut arbitrer l'existence d'un détournement de fonds publics, alors que c'est l'objet de l'instruction en cours". Verrait-il des arbitrages partout ? La décision à venir n'a pas pour objet d"arbitrer l'existence d'un détournement de fond", notion étrange qui ne relève pas du droit pénal. Comme n'importe quelle juridiction pénale, la CJR doit seulement décider si Christine Lagarde est l'auteur d'une négligence ayant permis un détournement de fonds. Elle a juste à qualifier des faits et n'est pas liée par une éventuelle décision, passée ou à venir, d'un tribunal correctionnel. L'argument vise en réalité à présenter l'ancienne ministre comme la malheureuse victime d'une procédure inique.

Il ne fait aucun doute que la Cour de justice de la République va se heurter à bien des difficultés dans l'affaire Lagarde. L'accusation n'existe pas et les juges sont largement issus d'un milieu politique peu enclin à l'auto-flagellation. Surtout, ces juges risquent d'être sensibles à un autre argument, si puissant qu'il n'a même pas besoin d'être explicitement formulé. L'éventuelle condamnation de Christine Lagarde remettrait évidemment en cause la présidence française du FMI, raison d'Etat sans aucun rapport avec sa culpabilité ou son innocence, mais argument auquel certains pourraient ne pas être insensibles.




jeudi 8 décembre 2016

Le dernier décret de Manuel Valls : menace sur la séparation des pouvoirs

La veille de son départ, le Premier ministre Manuel Valls a signé un décret du 5 décembre 2016 créant une Inspection générale de la Justice, accompagné d'un arrêté définissant les modalités de son organisation. Dans l'agitation politique liée à la passation des pouvoirs entre Manuel Valls et Bernard Cazeneuve, ces textes auraient pu passer inaperçus. Il n'en a rien été et la Cour de cassation est à l'origine de la médiatisation de l'affaire. Il n'est pas fréquent de voir publier sur son site une lettre officielle de protestation adressée au Premier ministre, co-signée du Premier Président Bertrand Louvel et du Procureur général Jean-Claude Marin. 

De quoi se plaignent-ils ? Tout simplement, d'avoir appris par la lecture du Journal Officiel la création de cette Inspection générale de la Justice sur laquelle ils n'ont pas même été consultés. Que l'on ne s'y trompe pas, il ne s'agit pas d'une blessure narcissique, car ces hautes autorités invoquent au premier chef une atteinte au principe de séparation des pouvoirs. Ils demandent donc un rendez-vous en urgence au Premier ministre, faisant observer au passage que le ministre qui est leur interlocuteur naturel, c'est à dire le Garde des Sceaux, n'a pas trouvé le temps de les recevoir. 

Cette mise à l'écart des plus hautes autorités de la Cour de cassation n'est sans doute pas très adroite, alors que ces mêmes magistrats avaient dénoncé, il y a moins de deux mois, les propos de François Hollande rapportés dans le livre de Gérard Davet et Fabrice Lhomme, qualifiant l'institution judiciaire d'"institution de lâcheté". Ils s'étaient alors élevés contre "des outrances renouvelées à l'encontre du pouvoir judiciaire qui posent un problème institutionnel". La lettre d'aujourd'hui laisse donc nécessairement une impression de déjà-vu dans un contexte de tension entre l'institution judiciaire et l'Exécutif, même si, à l'époque, le Président de la République avait consenti à les recevoir.

Séparation des pouvoirs et indépendance de l'autorité judiciaire


Les deux hauts magistrats invoquent donc une atteinte à la séparation des pouvoirs, principe qui a valeur constitutionnelle. Il figure dans l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui affirme que "toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de constitution". Dans une décision Mme Ekaterina B. rendue sur QPC le 10 novembre 2011, le Conseil constitutionnel affirme très clairement que cette disposition "implique le respect du caractère spécifique des fonctions juridictionnelles, sur lesquelles ne peuvent empiéter ni le législateur ni le Gouvernement". Il est clair que l'article 16 interdit l'empiètement des agents placés sous l'autorité de l'Exécutif dans la fonction juridictionnelle.

Le texte de la Constitution de 1958 emploie pourtant une autre terminologie. L'article 64 de la Constitution fait ainsi du Président de la République le "garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire", formulation qui est celle du titre VIII. Il est clair que l'"autorité judiciaire" n'est pas le "pouvoir judiciaire". Le constituant de 1958 l'a voulu ainsi pour maintenir la subordination du Parquet à l'Exécutif. Mais cette terminologie conduit à constater que le régime actuel ne repose pas vraiment sur la "séparation des pouvoirs", dès lors qu'il n'existe pas réellement de "pouvoir judiciaire".

La Cour européenne des droits de l'homme en est pleinement consciente, lorsqu'elle considère que les magistrats du parquet, placés sous l'autorité hiérarchique du ministre de la justice, ne constituent pas des "magistrats indépendants" au sens de la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH, 23 novembre 2010, Moulin c. France).

En l'espèce, le Premier Président et le Procureur général s'appuient sur l'article 16, c'est à dire sur le principe de séparation des pouvoirs, dans la mesure sans doute où le Conseil constitutionnel l'a interprété comme interdisant l'ingérence de l'Exécutif dans la fonction juridictionnelle.
 
Gardien de la séparation des pouvoirs


Le contrôle de gestion


A priori, la nouvelle Inspection générale de la justice semble être issue d'une réforme de bon sens. Elle assume les compétences antérieurement dévolues à l'Inspection générale des services judiciaires, l'Inspection des services pénitentiaires et l'Inspection de la protection judiciaire de la jeunesse. La mutualisation semble donc cohérente. Les missions relèvent quant à elle de l'audit et du contrôle de gestion. Il s'agit d'étudier le fonctionnement des services judiciaires, y compris les juridictions, conformément aux principes d'évaluation de la performance qui sont désormais introduits dans l'ensemble de la fonction publique.

Avant le décret du 5 décembre 2016,  cette mission d'évaluation incombait à l'Inspection des services judiciaires. Elle s'exerçait sur l'ensemble des juridictions de l'ordre judiciaire, à l'exception de la Cour de cassation. On peut d'ailleurs regretter que la juridiction suprême ne soit pas intervenue pour protester contre une atteinte à la séparation des pouvoirs touchant les juges du fond.

Quoi qu'il en soit, le statut dérogatoire de la Cour de cassation ne signifie pas qu'elle échappait à toute évaluation. D'une part, elle se contrôlait elle-même et son rapport annuel donnait ainsi des indications chiffrées sur les délais moyens de jugement des affaires inscrites à son rôle ainsi que sur ses ressources humaines. D'autre part, un contrôle de la Cour des comptes sur le fonctionnement de la Cour de cassation pouvait, et peut toujours, être mis en oeuvre, ce qui a été fait en 2015 sans que l'on connaisse encore les résultats de cette évaluation.

Cette situation n'était peut-être pas satisfaisante, mais fallait-il pour autant procéder subrepticement, en faisant disparaître du décret le régime dérogatoire de la Cour de cassation, à l'insu du Premier Président et du Procureur général ?  Fallait-il choisir une procédure de contrôle portant directement atteinte au principe de séparation des pouvoirs ?

Le contrôle de la Cour de cassation...ou sur la Cour de cassation


L'Inspection générale de la Justice se trouve placée en effet sous l'autorité du ministre de la justice. L'article 3 du décret précise qu'elle "participe à la mise en œuvre de la politique ministérielle de l'audit interne". Elle reçoit ses ordres de l'Exécutif et le Garde des Sceaux comme le Premier ministre peuvent lui confier "toute mission d'information, d'expertise et de conseil ainsi que toute mission d'évaluation des politiques publiques, de formation et de coopération internationale". L'Inspection est un instrument de l'Exécutif chargé de contrôler le fonctionnement de la Cour de cassation, situation extrêmement choquante sur le plan de la séparation des pouvoirs.

Certains objecteront que sa mission réside dans l'audit, le contrôle de gestion, et non pas celui de l'activité juridictionnelle. Mais le décret ne dit rien de tel. En termes très généraux, il se borne à affirmer que la nouvelle Inspection générale "apprécie l'activité, le fonctionnement et la performance des juridictions". La formule n'interdit pas un contrôle sur la manière dont les arrêts sont rendus, voire sur leur contenu.

En outre, même le contrôle de gestion peut se révéler dangereux dès lors qu'il est exercé par l'Exécutif  : un ministre ne sera-t-il jamais tenté de l'instrumentaliser pour faire pression sur la Cour de cassation ? Sur le thème : le contrôle risque d'être très mauvais sauf si... telle ou telle jurisprudence évolue. C'est parfaitement cynique mais n'a-t-on pas déjà vu un Président de la République en exercice s'efforcer, cette fois par des vaines promesses, d'obtenir d'un membre de la Cour de cassation des informations sur une affaire en cours ?

Le décret du 5 décembre constitue ainsi un nouvel épisode témoignant d'un certain mépris du Gouvernement à l'égard de l'autorité judiciaire. On notera d'ailleurs que le Président de la République n'est pas mieux traité, car le texte n'a pas été délibéré en conseil des ministres et il n'a donc pas été invité à le signer. Or, il est garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire, sur le fondement de l'article 64 de la Constitution...

Il reste à se demander si le Premier Président Bertrand Louvel et le Procureur général Jean-Claude Marin déposeront devant le Conseil d'Etat un recours pour excès de pouvoir contre le décret du 5 décembre 2016. On imagine déjà l'embarras des membres du Conseil d'Etat...

Sur l'indépendance et l'impartialité des juges : Chap 4 , section 1 § 1 D du manuel de libertés publiques.

mardi 6 décembre 2016

La géolocalisation : quelques précisions sur sa définition

La Chambre criminelle de la Cour de cassation, dans un arrêt du 2 novembre 2016, donne quelques précisions sur la définition de la géolocalisation. Aux termes de l'article 230-32 du code de procédure pénale (cpp), cette pratique a pour objet de surveiller les déplacements d'une personne à son insu. Ces dispositions autorisent l'utilisation de "tout moyen technique destiné à la localisation, en temps réel, d'une personne". Cette localisation peut être effectuée au moyen d'un véhicule ou de "tout autre objet", sans le consentement de son propriétaire, à la condition que cette intrusion dans la vie privée des personnes soit justifiée par les nécessités d'une enquête. 

Dans le cas présent, l'objet utilisé est tout simplement un téléphone mobile qui permet d'identifier les déplacements d'une personne. Ce téléphone appartient à un individu qui fait l'objet d'une enquête confiée par le procureur de la République à la police de Toulon. Il est soupçonné du délit de non-justification de ressources correspondant à son train de vie, infraction réprimée par l'article 321-6 du code pénal (c. pén.). Comme bien souvent dans ce type d'affaire, le train de vie de l'intéressé fait soupçonner l'existence d'un trafic de stupéfiants. Quoi qu'il en soit, après une surveillance d'un mois et demi et une perquisition qui a permis la saisie d'un téléphone crypté au nom de sa maman, l'intéressé en mis en examen le 30 juin 2015. 

Géolocalisation et intervention d'un magistrat indépendant


Par une requête déposée en décembre 2015, il sollicite l'annulation de la géolocalisation réalisée pendant l'enquête de police, sur instruction du procureur. Il s'appuie en effet sur l'article 230-33 cpp qui énonce que la géolocalisation durant une enquête de flagrance ou une enquête préliminaire ne saurait durer plus de quinze jours. Une prolongation est cependant possible, imposant cette fois l'intervention du juge des libertés et de la détention (JLD). 

Cette procédure mise en place par la loi du 28 mars 2014  trouve son origine dans une décision de cette même Chambre criminelle de la Cour de cassation qui,  dans deux arrêts du 22 octobre 2013, dont l'un portait précisément sur un trafic de stupéfiants, avait annulé les procédures. Invoquant l'article 8 de la Convention européenne, elle avait alors considéré que la géolocalisation impliquait une ingérence dans la vie privée et qu'à ce titre, son utilisation dans l'enquête préliminaire devait être autorisée par un juge indépendant. 

La géolocalisation du requérant a donc duré un mois et demi, et a été diligentée avec l'autorisation du seul procureur de la République.

The Wire. David Simon et Ed Burns. 2002

L'exigence du "temps réel"


La Chambre criminelle refuse pourtant d'accueillir le moyen développé par le requérant, tout simplement parce que le repérage dont il a fait l'objet n'entre pas dans le champ d'application de l'article 230-32 cpp. La Cour fait observer que les enquêteurs n'ont pas effectué un "suivi dynamique", ce qui signifie qu'ils n'ont pas géolocalisé l'individu "en temps réel", condition exigée par le code de procédure pénale. Après avoir saisi deux téléphones portables lors d'une perquisition, ils se sont bornés à réquisitionner les fadettes auprès des opérateurs, ce qui leur a permis de "tracer" les trajets de l'intéressé pendant les quatre mois précédents. Quant à l'appareil de la mère de l'intéressé, ils ne l'ont pas saisi, mais ont demandé à l'opérateur de lui communiquer les fadettes quotidiennes. Les enquêteurs savaient donc chaque soir ce que Maman avait fait durant sa journée, qui elle avait appelé, y compris son grand fils, et où elle s'était rendue. Là encore, il ne s'agissait pas d'une géolocalisation "en temps réel", mais d'un repérage a posteriori

Par voie de conséquences, les interceptions ainsi réalisées n'entrent pas dans le champ d'application de l'article 230-2 cpp qui définit la géolocalisation comme étant nécessairement "en temps réel". Il s'ensuit logiquement que l'article 230-33 cpp qui définit la procédure à mettre en oeuvre pour autoriser la géolocalisation n'est pas davantage applicable. L'exigence de l'intervention d'un magistrat indépendant disparaît, on l'on se retrouve dans le cadre de l'article 77-1-1 cpp qui autorise le procureur de la République, ou tout officier de police judiciaire agissant à sa demande, à requérir des informations intéressant l'enquête, y compris des données nominatives. 

La notion de géolocalisation


L'arrêt est donc très clair, sauf peut-être une petite incertitude terminologique. En effet, la Cour de cassation affirme que la procédure dont le requérant et sa mère ont fait l'objet s'analyse comme une "géolocalisation en temps différé", notion dont le moins que l'on puisse dire est qu'elle manque de clarté. Si le code de procédure pénale définit la géolocalisation comme un suivi dynamique "en temps réel", il paraît délicat d'employer le terme de géolocalisation pour désigner la communication a posteriori de données, même s'il s'agit techniquement de données de géolocalisation. En d'autres termes, la définition juridique semble plus étroite que la définition technique, et la Cour de cassation emploie finalement les deux. Admettons que c'est un détail que des décisions ultérieures permettront sans doute de préciser.



samedi 3 décembre 2016

Les crèches devant les juges du fond : Eloge de la complexité

Le tribunal administratif de Lille a rendu, le 30 novembre 2016, un jugement censurant pour illégalité la crèche de Noël installée en 2015 dans la mairie d'Hénin-Beaumont. Il s'agit de la première décision rendue après les deux arrêts du 9 novembre 2016, dans lesquels le Conseil d'Etat a posé les principes censés guider la jurisprudence des juges du fond et la pratique des élus locaux. 

La première décision

 

Le choix de la crèche d'Hénin-Beaumont est particulièrement opportun. D'abord, parce que le jugement intervient suffisamment tard pour n'avoir aucun impact sur la crèche de 2015 contesté par , mais suffisamment tôt pour influencer les installations de 2016. Ensuite, parce que nul n'ignore que le maire d'Hénin-Beaumont est Front National, et il est donc peu probable que les élus Les Républicains se mobiliseront immédiatement sur le sujet, alors même que leur parti semble désormais promouvoir avec conviction les valeurs chrétiennes. Bref, une décision parfaite aux yeux du Conseil d'Etat, car une décision sans enjeu pratique et sans risque de polémique.

Le jugement du tribunal administratif se présente comme une simple application de la jurisprudence de la Haute Juridiction. Dans son communiqué de presse, le juge lillois affirme ainsi s'être prononcé "sur le fondement de la jurisprudence récente du Conseil d'Etat sur l'installation des crèches de Noël dans les lieux publics". L'intervention de cette décision explique que le jugement soit contraire aux conclusions du rapporteur public, prononcées avant les arrêts du Conseil d'Etat. En réalité, le jugement du tribunal administratif de Lille témoigne surtout de l'immense marge d'appréciation laissée aux juges du fond. 

Les critères posés par le Conseil d'Etat


Le problème juridique est celui de l'interprétation de l'article 28 de la loi du 9 décembre 1905 : "Il est interdit, à l'avenir, d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l'exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions". Dans ses décisions du 9 novembre 2016, le Conseil d'Etat était donc appelé à se prononcer sur la qualification d'une crèche de Noël comme emblème religieux. Mais il n'a pas répondu par oui ou par non, solution qui aurait eu l'avantage de poser une jurisprudence claire mais l'inconvénient de faire des mécontents. Pour ménager la chèvre et le chou, ou plutôt les milieux catholiques et les libres penseurs, le juge a donc choisi l'ambiguïté. Il a opéré une subtile distinction entre l'emplacement public et le bâtiment public.

Lorsque la crèche est située dans un emplacement public, c'est-à-dire sur un espace public, la crèche de Noël est, en principe, autorisée, à la condition que l'installation ne contienne aucun élément de prosélytisme ou aucune revendication d'une opinion religieuse. En revanche, lorsqu'elle est installée dans un bâtiment public, elle est, en principe, interdite, sauf si "des circonstances particulières" permettent de lui reconnaître  "un caractère culturel, artistique ou festif".



L'Adoration des Mages. Lorenzo Monaco. 1421

L'interprétation des juges du fond


Le hall de l'hôtel de ville de Hénin-Beaumont constitue, à l'évidence un bâtiment public dans lesquels les administrés peuvent librement pénétrer. Une mairie n'est-elle pas traditionnellement définie comme la maison commune ? Le tribunal administratif présume donc que la crèche constitue une atteinte au principe de neutralité des services publics, et examine si, par hasard, elle ne présenterait pas "un caractère culturel, artistique ou festif". En effet, il s'agirait d'un hasard, puisque l'élu d'Hénin-Beaumont ne pouvait connaître, en décembre 2015, les conditions posées par le Conseil d'Etat en novembre 2016.

Quoi qu'il en soit, la crèche de Hénin-Beaumont ne trouve pas grâce aux yeux du tribunal administratif. 

Pour ce qui est du "caractère artistique",  l'appréciation est lapidaire : la crèche est "sans valeur historique ou artistique particulière". On retrouve ici une tendance constante du juge à élargir son contrôle, au point qu'il finit tout simplement par imposer son goût esthétique. 

Le "caractère culturel" est également rejeté, au motif que l'installation ne peut être considérée comme le prolongement de l'exposition qui se déroule en même temps dans le hall de l'hôtel de ville, consacrée à une cité minière. Le tribunal exige donc un lien essentiel entre l'exposition et la crèche, condition qui semble plus rigoureuse que celle posée par les arrêts du 9 novembre 2016. Le Conseil d'Etat se bornait en effet à rechercher la présence, à proximité de la crèche, d'éléments "marquant son inscription dans un environnement culturel". Une exposition sur un thème différent ne semblait donc pas exclue.

Quant au "caractère festif", il est également écarté. Pour le juge administratif, il n'est pas suffisant d'inscrire la crèche au calendrier des manifestations festives organisées par la municipalité. Pour être festive, elle doit répondre à l'un des deux critères suivants : soit être enracinée dans une tradition locale préexistante, soit elle constitue l'extension d'une autre manifestation festive.  En l'espèce, il n'est pas contestée que la crèche est une nouveauté à Hénin-Beaumont. Sa mise en place a été décidée par le nouveau maire Front National, suscitant l'irritation d'un conseiller municipal minoritaire membre du Parti communiste, qui est à l'origine du recours. Pour ce qui est de son rattachement à une autre activité festive, le juge affirme que la crèche ne peut être considérée comme une extension du marché de Noël qui se tient à l'extérieur du bâtiment. On apprend ainsi que le tribunal considère un tel marché comme une manifestation festive et non pas uniquement commerciale.

Comment gérer la complexité


In fine, la crèche est considérée comme un emblème religieux selon des critères certes définis par le Conseil d'Etat mais qui laissent place à une interprétation entièrement libre des juges du fond. On doit donc s'attendre à une jurisprudence abondante et à des jugements contradictoires. Quant aux élus locaux qui souhaitent installer une crèche sur le territoire de leur commune, élus qui ne sont pas tous adhérents du Front National, ils vont apprendre rapidement à respecter quelques règles. 

D'une part, privilégier l'installation à l'extérieur plutôt qu'à l'intérieur. La crèche sera alors présumée licite, sauf expression d'un prosélytisme qui conduirait à une sanction parfaitement justifiée. Dans l'hypothèse d'un climat trop froid, si l'élu craint que ses administrés ne s'enrhument, il demeure possible de placer la crèche dans le hall de la mairie, si l'on accepte de prendre quelques précautions. 

On peut, par exemple, demander à un artiste local de faire une "installation en forme de crèche", démarche qui conférera à l'objet le caractère artistique exigé par la jurisprudence. On peut aussi créer un lien entre la crèche et une exposition présentée dans le hall de la mairie. Dans le cas d'Hénin-Beaumont, l'exposition porte sur une cité minière, et l'on imagine volontiers les rois mages ayant troqué leur couronne contre une lampe de mineur, et le petit Jésus chauffé par un poêle à charbon. On peut aussi demander aux enfants des écoles de faire des dessins en vue d'une exposition "artistique" et "culturelle" sur Noël à Hénin-Beaumont.. Enfin, dernière possibilité : installer carrément dans le hall de la mairie le marché de Noël avec marchands de frites, de vin chaud et de barbe à papa. Rien de plus festif, même si l'on peut craindre quelques mauvaises odeurs. 

On peut donc penser que les crèches de Noël vont susciter une sorte de jeu du chat et de la souris entre les maires et les juges. Quant à la jurisprudence, elle va devenir de plus en plus complexe et reposer sur une appréciation d'une situation de fait qui n'a pas beaucoup de rapport avec un raisonnement juridique.

Sur la laïcité et l'installation des crèches de Noël : Chap 10, section 1 § 2, B du manuel de libertés publiques.

lundi 28 novembre 2016

Le mythe de la liberté d'accès aux décisions de justice

La justice est rendue, dit-on, au nom du peuple français. Ce n'est pas pour autant que le peuple, c'est-à-dire le citoyen lambda, vous ou moi, peut avoir facilement accès aux décisions de justice. Certes, il peut toujours obtenir communication d'un jugement, à la condition d'en connaître avec précision les références. La loi du 5 juillet 1972 affirme ainsi, pour l'ordre judiciaire, que "les tiers sont en droit de se faire délivrer copie des jugements prononcés publiquement". Devant le juge administratif, il est également possible de demander copie d'une décision. Les conclusions du rapporteur public, en revanche, sont sa propriété et ne sont communicables que s'il y a consenti. Ces procédures traditionnelles ne permettent que l'accès individuel à une décision précisément identifiée.

Elles constituent aujourd'hui la trace d'une conception qui reposait sur l'idée que le corpus des décisions de jurisprudence était le champ clos des spécialistes, à ne pas mettre entre toutes les mains. Il est vrai que le support papier ne permettait guère une ouverture très large. Pendant bien longtemps, les décisions de l'ordre judiciaire devaient être recherchées dans le Bulletin des arrêts des différentes chambres de la Cour de cassation, et dans le célèbre Lebon pour le Conseil d'Etat. Ce dernier est édité "en vertu d'une délégation de service public" depuis 1821 "sous le haut patronage du Conseil d'Etat" par des maisons d'édition successives qui ont été finalement intégrées dans le groupe Dalloz par des mouvements de concentrations successifs. Il constitue, à lui seul, une institution si vénérable qu'il serait sans doute impertinent de s'interroger sur l'existence même de cette délégation et des différents appels d'offre qui ont permis son renouvellement constant. Quoi qu'il en soit, tous les recueils de jurisprudence présentent les deux mêmes caractéristiques : ils sont payants et ne donnent qu'une image déformée de la jurisprudence, dans la mesure où ils ne sont pas exhaustifs mais reposent sur des choix effectués par la juridiction elle-même.

Le service public de la diffusion du droit sur internet


Aujourd'hui, les choses ont changé, au moins sur le papier. Le décret du 7 août 2002 crée un "service public" de la diffusion du droit par internet. Le site Legifrance, mis en oeuvre par la Direction de l'information légale et administrative (DILA) est au centre de ce nouveau service public. Il diffuse gratuitement les données publiques et constitue un instrument précieux de documentation. Il n'en demeure pas moins que la base Legifrance n'est pas non plus exhaustive. Le décret de 2002 mentionne ainsi que le nouveau service public "met gratuitement à la disposition du public les données suivantes : (...) 3° La jurisprudence : les décisions et arrêts du Conseil constitutionnel, du Conseil d'Etat, de la Cour de cassation, et du tribunal des conflits".  Sont donc largement absentes de Legifrance les décisions des juges du fond et surtout celles des cours d'appel.

Pourquoi cette lacune ? Tout simplement parce que les décisions des cours d'appel figurent dans une base de données gérée par la Cour de cassation, JuriCA, souvent présentée comme "un outil de communication et de recherche" indispensable à la "construction des savoirs juridique et sociologique". C'est sans doute vrai pour les magistrats qui bénéficient, heureusement, d'un accès direct et gratuit par l'intranet Justice. Pour les autres, leur curiosité scientifique n'est pas suffisante pour justifier un accès à JuriCA. Il faut aussi de l'argent, et même beaucoup d'argent.

Un arrêté du 23 mars 2009 fixe ainsi le montant des redevances perçues en contrepartie de l'accès à ces décisions. Il concerne en pratique la fourniture d'arrêts en masse, fourniture effectuée pratiquement en temps réel, contrairement à Légifrance qui ne met les décisions en ligne qu'avec un certain retard. En d'autres termes, et pour être très clair, la Cour de cassation vend les arrêts des cours d'appel. Et elle les vend très cher, puisque l'on considère qu'il faut environ 100 000 € pour s'offrir l'ensemble du stock. Le résultat est que les clients sont les grands éditeurs juridiques qui vont ensuite offrir un accès à travers leur propre plate-forme, également accessible moyennant une rétribution très élevée.

I want to know. Adriano Celentano. 1977

La réutilisation des données


La réutilisation des données se heurte également à des obstacles importants. En principe, les autorités françaises ont adopté le principe de l'Open Data. Depuis le décret du 20 juin 2014,  les licences Legifrance sont en principe gratuites. En témoigne un arrêté du 24 juin 2014 relatif "à la gratuité de la réutilisation des bases de données juridiques (...) de la DILA". Toute personne a donc le droit d'accéder aux décisions de justice et des réutiliser.  La DILA joue le jeu, et avec elle, bon nombre d'institutions qui mettent en ligne et autorisent le téléchargement de données publiques.

Certes, mais cet accès ne fait pas l'affaire de ceux qui ont l'habitude de vendre les décisions de justice. Leur argument essentiel pour s'opposer à l'Open Data réside dans la nécessairement anonymisation des décisions de justice. Depuis une recommandation du 29 novembre 2001, la CNIL estime "qu'il est préférable que les éditeurs de bases de données de décisions de justice librement accessibles sur des sites internet s'abstiennent (...) d'y faire figurer le nom et l'adresse des parties au procès ou des témoins". Cette prohibition a ensuite été étendue aux gestionnaires des sites en accès restreint, au nom du droit à l'oubli numérique. L'arrêté du 9 octobre 2002 relatif à Legifrance reprend ensuite ce principe.

Cette exigence d'anonymisation est tout-à-fait légitime mais il n'est guère concevable qu'elle puisse durablement empêcher l'accès au droit en Open Data. Rappelons en effet que la directive du 17 novembre 2003 sur la réutilisation des informations du secteur public, applicable en droit français depuis juillet 2015 affirme que "la publicité de tous les documents généralement disponibles qui sont détenus par le secteur public, non seulement par la filière politique, mais également par la filière judiciaire (...) constitue un instrument essentiel pour développer le droit à la connaissance, principe fondamental de la démocratie". Derrière ce style digne des institutions de l'Union européenne apparaît à l'évidence la nécessité de développer l'Open Data. Des solutions devront donc être trouvées, par exemple par des conventions prévoyant l'anonymisation des données par celui qui souhaite les réutiliser.

Les compétences de la CADA


En attendant, on doit relever une intéressante jurisprudence de la Commission d'accès aux documents administratifs (CADA). Cette autorité indépendante, chargée de donner un avis sur le caractère communicable ou non de certains documents, se trouve en dans une situation pour le moins improbable, en raison du partage de ses compétences entre d'un côté la réutilisation des informations publiques, et de l'autre l'accès aux documents administratifs.

Dans un conseil du 27 juillet 2010, elle s'estime compétente pour rendre un avis sur toute décision défavorable en matière de réutilisation des informations publiques contenues dans des jugements ou arrêts judiciaires. En revanche, dans un avis du 28 avril 2016, elle déclare irrecevable une demande  dirigée contre le refus opposé par la Cour de cassation à un accès aux décisions contenues dans JuriCA, en vue de leur réutilisation. Celles-ci ne sont pas considérées comme des "documents administratifs" au sens de la loi du 17 juillet 1978. Autrement dit, la CADA est incompétente pour se prononcer sur l'accès aux décisions de justice, mais compétente pour se prononcer sur leur réutilisation. La Commission a dû se rendre compte de l'étrangeté de la situation, et elle a pris soin de mentionner qu'il "appartiendra au demandeur, s'il l'estime utile, de la saisir de toute décision défavorable en matière de réutilisation qui serait apparue dans ses échanges ultérieurs avec le Premier Président de la Cour de cassation". Un véritable appel à une nouvelle saisine que la CADA semble souhaiter.

Doctrine.fr : refonder l'accès au droit


De toute évidence, l'Open Data fait bouger les lignes. Tous ceux qui souhaitent continuer à faire commerce des décisions de justice vont devoir évoluer, parfois dans la douleur. Le droit positif offre en effet un véritable droit à la communication des décisions de justice et un droit à leur réutilisation. Les responsables du tout jeune moteur de recherche Doctrine.fr l'ont bien compris et ils se sont engagés dans un combat courageux contre les "majors" du système en utilisant tout simplement ces nouvelles règles. Avouons que la situation ne manque pas de sel : une jeune Start Up utilise le droit pour refonder l'accès au droit.