Les mesures ministérielles
La campagne de communication a pour objet de protéger la santé publique, et l'on sait que la prévention du SIDA fait aujourd'hui l'objet d'une véritable politique publique, avec un Conseil national du SIDA (CNS) qui donne son avis sur toutes les campagnes de prévention initiées par le ministère de la santé, et un plan quinquennal qui définit les priorités dans ce domaine. Cette organisation est cependant loin d'être aussi rigide qu'il n'y paraît. C'est ainsi que le cinquième plan a pris fin en 2014, sans qu'il semble être question de l'élaboration du sixième. Par ailleurs, le caractère public de cette politique est largement battu en brèche par l'intervention de différentes associations auxquelles l'administration sous-traite une partie de la politique de prévention, ainsi que par le recours à des intermédiaires privés. Dans le cas présent, les affiches sont diffusées par le réseau privé J.C. Decaux, même si ce réseau entretient des liens étroits avec l'Etat.
La politique de santé peut être considérée comme une mesure de police. Au plan de l'Union européenne, l'article 45 § 3 du traité prévoit que la libre circulation peut être limitée par un Etat membre "pour des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique", la santé étant donc considérée comme un élément de l'ordre public. En droit interne, le Conseil d'Etat a jugé, dans un arrêt du 19 mars 2007 rendu à propos de l'interdiction de fumer dans les lieux publics, qu'il appartenait au Premier ministre de prendre les mesures de police applicables à l'ensemble du territoire, "au nombre desquelles figurent les impératifs de santé publique".
Le Premier ministre dispose seul du pouvoir réglementaire, mais il appartient aux ministres concernés de mettre en oeuvre les politiques publiques de prévention, et c'est précisément ce qui a été fait par la ministre de la santé.
Le pouvoir des maires
Cette politique publique nationale n'a pas pour effet de neutraliser le pouvoir de police générale détenu par les maires. Observons d'ailleurs, mais ce n'est qu'une question de terminologie, qu'il ne s'agit pas de "censure" au sens juridique du terme. Celle-ci implique en effet, dans sa définition même, un contrôle préalable qui n'existe pas en l'espèce : les maires n'exercent pas une censure antérieure destinée à empêcher l'affichage mais en prononcent l'interdiction a posteriori.
Il est admis depuis longtemps que les élus peuvent réglementer l'affichage sur le territoire de leur commune au titre de leur pouvoir de police. Encore faut-il qu'il soit constitutif d'un trouble à l'ordre public (C.E., 29 avril 1938, Maigret, rec. 384 ; C.E. Sect. 19 juin 1942 Chambre syndicale de l'affichage en France et autres). L'essentiel de la jurisprudence porte ainsi non pas sur le contenu du message, mais plutôt sur son support. Une mesure de police peut ainsi interdire un panneau publicitaire qui risque de chuter sur la tête des passants ou de distraire les automobilistes.
Morale publique
Il arrive cependant, certes plus rarement, que la mesure de police porte sur le contenu du message et plus précisément sur la "moralité publique", élément traditionnel de l'ordre public. Dans un arrêt du 11 mai 1977, le Conseil d'Etat admet ainsi la légalité de la décision du maire de Lyon interdisant la pose de deux enseignes lumineuses "Sex Shop" à proximité immédiate du Mémorial de la Résistance. En l'espèce, les élus ne prononcent pas directement le mot "morale" mais invoquent la protection de la jeunesse, dès lors que sont visées les affiches placées à proximité des écoles. Le problème est qu'il n'existe aucun fondement juridique spécifique justifiant une interdiction d'affichage sur cette base. De fait, la mesure ne peut relever que du pouvoir de police générale, ce qui nous ramène à la moralité publique.
Circonstances locales
Encore faut-il que des circonstances locales extérieures aux convictions du maire justifient la mesure. Cette condition est clairement énoncée en matière de police cinéma. Un élu peut en effet, depuis le célèbre arrêt du 18 décembre 1959 Société des Films Lutétia, interdire la diffusion d'une oeuvre cinématographique "à raison du caractère immoral du film et de circonstances locales". Là encore, la jurisprudence récente se montre très réticente à cet égard, et les élus ont fini par renoncer à exercer ce pouvoir de police. Le maire de Villiers-sur-Marne avait ainsi annoncé, en janvier 2015, l'interdiction de Timbuktu sur le territoire de sa commune pour éviter que "les jeunes puissent prendre comme modèle les djihadistes". Il a rapidement battu en retraite, sans doute informé, un peu tard, de l'illégalité manifeste d'une telle mesure, en raison précisément d'une absence de circonstances locales justifiant un trouble effectif à l'ordre public.
De toute évidence, les élus qui ont interdit la campagne d'affichage contre le SIDA risquent de se heurter à la même jurisprudence, car aucune des conditions n'est remplie. L'atteinte à la moralité publique n'existe qu'à l'aune de leurs convictions religieuses. Elles sont parfaitement respectables, mais certainement pas de nature à fonder une jurisprudence, d'autant que le juge hésiterait sans doute à qualifier d'immorale une campagne de prévention initiée par l'Etat. Quant aux circonstances locales, elles ne justifient en aucun cas une interdiction, les affiches n'ayant pas suscité de manifestation particulière de la part de la population.
Il est très probable que ces arrêtés seront finalement suspendus par le juge des référés. Il est très probable aussi que la campagne de prévention du ministre est passée totalement inaperçue dans les communes concernées par les interdictions. Il n'en demeure pas moins que l'initiative des élus Les Républicains témoigne surtout de leur volonté de faire revenir dans l'espace public une certaine idée de la morale qu'ils estiment devoir imposer à leurs électeurs. Mais n'y sont-ils pas incités par un discours dominant qui insiste sur le respect des convictions religieuses de chacun, y compris lorsqu'elle s'affichent dans l'espace public ?