« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 30 septembre 2016

Les invitations de LLC : La liberté de presse au XXIè siècle

 JOURNEE DES LIBERTES

 

 

LA LIBERTE DE PRESSE AU XXIÈ SIÈCLE





Le 11 octobre, le Centre Thucydide (Université Panthéon-Assas) et le Centre d'histoire du XIXè siècle (Université Paris-Sorbonne) organisent la première "Journée des Libertés". Elle sera consacrée à la liberté de presse au XXIè siècle. 

Les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités. 

Ils peuvent consulter le programme et s'inscrire en envoyant un simple courriel à l'adresse suivante : Journeedeslibertes@gmail.com
 





mardi 27 septembre 2016

Transaction pénale : Vers l'annulation du décret de 2015

La décision du Conseil constitutionnel rendue sur QPC le 23 septembre 2016 n'a pas suscité de longs commentaires dans les médias et dans la doctrine. Il est vrai que le même jour, le Conseil avait rendu une décision déclarant inconstitutionnelles les perquisitions effectuées sous le régime de l'état d'urgence, entre le 14 et le 20 novembre 2015. Saluée comme une grande victoire de l'Etat de droit, la seconde a éclipsé la première.

Cette QPC est pourtant, de loin, la plus intéressante, dans la mesure où elle traite d'une procédure en constante expansion : la transaction pénale. Frédéric Desportes et Laurence Lazerges-Cousquer la définissent comme "un accord entre une personne susceptible de faire l'objet de poursuites et une autorité légalement investie du droit d'engager celles-ci, aux termes duquel l'acceptation et la réalisation des mesures proposées par la seconde à la première éteint l'action publique".

Une nouvelle forme de transaction pénale


En l'espèce, la transaction pénale contestée a été introduite dans notre système juridique par la loi du 15 août 2014. Un nouvel article 41-1-1 du code de procédure pénale autorise désormais un officier de police judiciaire (OPJ), avec l'autorisation du procureur de la République, à proposer une transaction à la personne mise en cause, qu'elle soit physique ou morale, transaction ensuite homologuée par un juge du siège. Le champ d'application de cette procédure nouvelle est très large, puisqu'elle concerne toutes les contraventions (sauf celles réprimées par une amende forfaitaire) ainsi que les délits punis d'une peine d'amende ou d'un emprisonnement inférieur ou égal à un an, ceux qui concernent l'usage de stupéfiants, ou encore un vol, à la condition que le montant des biens dérobés ne dépassent pas un certain seuil. 

Ces dispositions ont ensuite été précisées par le décret du 13 octobre 2015, dont la légalité a été mise en cause devant le Conseil d'Etat par le syndicat de la magistrature. C'est à l'occasion de ce recours pour excès de pouvoir que le Conseil constitutionnel a été saisi d'une QPC portant sur la conformité de cette nouvelle forme de transaction pénale à la Constitution.

Une jurisprudence bien établie

 

Observons d'emblée que la transaction pénale contestée dans la présente QPC n'est pas la première du genre. Qu'il s'agisse du classement sous condition et médiation pénale, de la composition pénale, de la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, voire de l'amende forfaitaire utilisée dans de nombreux domaines, la formule est solidement ancrée dans notre système juridique et a suscité plusieurs décisions du Conseil constitutionnel.

Depuis sa décision du 30 mars 2006, il la considère conforme à la Constitution, à la condition que soient respectées deux conditions cumulatives. En premier lieu, sa mise en oeuvre est subordonnée à l'accord de la personne mise en cause, assistée d'un avocat. En second lieu, la peine proposée ne doit avoir aucun caractère exécutoire en soi, l'intéressé pouvant refuser l'offre qui lui est faite. Cette double condition a ensuite été confirmée par la décision du 26 septembre 2014 rendue à propos de la transaction pénale en matière environnementale. Dans la décision du 23 septembre 2016, le Conseil s'attache donc à examiner ces deux éléments.

Desperate Housewives. Marc Cherry. Saison 6 épisode 9. 2009.

L'absence de caractère exécutoire


Pour le syndicat requérant, la consignation du montant d'une éventuelle amende proposée en transaction pénale lui confère un caractère exécutoire. Le Conseil se refuse à entrer dans cette logique, en l'absence de disposition législative en ce sens. La consignation du montant de l'amende ne saurait donc être assimilée à son paiement et ainsi conférer à la transaction un caractère immédiatement exécutoire.

La précision est importante, car le Conseil constitutionnel offre ainsi sur un plateau un cas d'annulation du décret d'application du 13 octobre 2015. En effet, celui mentionne que "la consignation vaut paiement de l'amende transactionnelle si la transaction est homologuée". Ajoutant ainsi une disposition qui ne figure pas dans la loi, le décret risque d'autant plus d'être annulé par le Conseil d'Etat que nul n'ignore que l'incompétence est un moyen d'ordre public.

Les droits de la défense


Les requérants invoquent ensuite la violation des droits de la défense, dans l'hypothèse où la transaction peut être proposée à la personne mise en cause durant sa garde à vue. Or, le droit positif pose un cadre très strict à l'intervention de l'avocat durant la garde à vue, celui ne pouvant réellement s'entretenir avec son client qu'à sa première heure et au moment de son éventuel renouvellement, pour trente minutes (art. 63-4 cpp). Si la proposition de transaction est faite après ces entretiens, le client n'est donc pas en mesure d'en discuter avec son conseil.

En l'espèce, le Conseil ne peut pas annuler une disposition législative qui n'existe pas, la loi ne précisant pas le moment où la proposition de transaction doit intervenir. Il formule donc une réserve d'interprétation, interdisant "qu'une transaction soit conclue sans que la personne suspectée d'avoir commis une infraction ait été informée de son droit à être assistée de son avocat avant d'accepter la proposition qui lui est faite, y compris si celle-ci intervient pendant qu'elle est placée en garde à vue".

Là encore, le Conseil met le pouvoir réglementaire en porte-à-faux. En effet, le décret du 13 octobre 2015 voulant, sans doute avec la meilleure volonté du monde, éviter toute atteinte au droit de la défense, a purement et simplement interdit toute proposition de transaction pénale pendant la garde à vue. Or le législateur ne l'interdit pas, et c'est ce que fait subtilement observer le Conseil constitutionnel, offrant à nouveau un cas d'incompétence au Conseil d'Etat.

L'incompétence négative


Le Conseil ne se borne tout de même pas à offrir des cas d'annulation du décret d'application. Il déclare fondé le grief reposant sur l'incompétence négative du législateur, dans la mesure où ce dernier ne fixe pas avec précision le champ d'application de la nouvelle transaction pénale. Il renvoie en effet au pouvoir réglementaire le soin de fixer le montant de la valeur des objets volés en-dessous duquel la transaction peut-être proposée. Pour le Conseil, le refus de fixer ce plafond emporte une violation de l'article 34 de la Constitution, dès lors que seul le législateur est compétent pour définir les règles gouvernant l'extinction de l'action publique et le champ d'application d'une procédure pénale.

Cette censure n'est guère surprenante. Le Conseil constitutionnel semble directement s'inspirer de l'arrêt France Nature Environnement rendu par l'Assemblée du Conseil d'Etat le juillet 2006. Celui-ci avait alors affirmé "qu'il appartient au législateur, (...) lorsqu'il crée un régime de transaction pénale, de déterminer les règles qui permettent d'en assurer le respect ; qu'au nombre de ces règles figurent le champ d'application de la transaction pénale".

La décision QPC du 23 septembre 2016 révèle, en creux, de graves insuffisances dans la rédaction des textes législatifs et réglementaires. Nul doute que l'annulation pour incompétence négative aurait pu être évitée, tant il était évident que le plafond financier de la transaction conditionnait son champ d'application. Nul doute aussi que la rédaction du décret accumule les cas d'incompétence et que le Conseil constitutionnel se fait un plaisir, peut-être un peu pervers, de les signaler au Conseil d'Etat. La QPC va donc entrainer non pas l'annulation de la loi mais très probablement celle du décret. Un exemple de plus de l'influence considérable de la jurisprudence constitutionnelle sur l'ensemble du système juridique. Pourquoi pas ? Encore faudrait-il réfléchir sérieusement à la composition du Conseil constitutionnel, à l'impartialité de ses membres et à toutes questions qui empêchent aujourd'hui de le considérer comme une vraie juridiction.


Sur les droits de la défense, la garde à vue : manuel de libertés publiques sur internet, chapitre 4.



vendredi 23 septembre 2016

Le régime juridique du lien hypertexte

Le lien hypertexte présente un double visage. De manière positive, il peut être présenté comme le moyen le plus simple de mettre à la disposition du lecteur d'un site des éléments utiles, documents et illustrations diverses. D'un seul clic, le lecteur de Liberté Libertés Chéries peut ainsi lire les arrêts commentés ou les lois citées. De manière négative, le lien hypertexte peut aussi mettre à disposition, sur un seul clic, des éléments couverts par le droit d'auteur, les ayants-droit se trouvant largement démunis lorsqu'il s'agit de sanctionner une telle pratique. Le rôle du droit, en ce domaine, est de poser des règles simples assurant un équilibre entre la liberté de l'information et le droit d'auteur.

La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), dans un arrêt du 8 septembre 2016 GS Media v. Sanoma Media Netherlands BV, Playboy Enterprises International Inc., Britt Geertruida Dekker, marque une étape importante dans la recherche de cet équilibre.

Les faits à l'origine de l'affaire portent sur des photos coquines. Un site néerlandais d'information, Geenstijl publie un lien, en octobre 2011, vers des photos inédites du magazine Playboy, photos qui devaient paraître en décembre. Observons que Geenstijl n'est pas un blog confidentiel, loin de là. Il se présente comme publiant "des nouveautés, révélations scandaleuses et enquêtes journalistiques sur des sujets amusants et sur un ton de joyeuse plaisanterie". Il est consulté chaque jour par plus de 230 000 visiteurs, ce qui signifie qu'il est l'un des dix sites les plus fréquentés des Pays-Bas. En l'espèce, le lien pointe vers Filefactory, un site australien qui se consacre au stockage de données et qui était donc utilisé par Samona Media. Par la suite, l'éditeur utilisera d'autres hébergeurs, en vain car d'autres liens seront alors publiés par Geenstijl. Après avoir vainement demandé à Geenstijl le retrait des liens litigieux, Samona Media porte plainte pour infraction au droit d'auteur.

La communication au public


Devant les juges hollandais, l'entreprise requérante se fonde sur l'article 3 § 1 de la directive du 22 mai 2001 sur l'harmonisation de certains aspects du droit d'auteur dans la société de l'information. Elle impose aux Etats membres de prévoir pour les auteurs "le droit exclusif d'autoriser ou d'interdire toute communication au public de leurs oeuvres, par fil ou sans fil, y compris la mise à la disposition du public de leurs oeuvres de manière que chacun puisse y avoir accès de l'endroit et au moment qu'il choisit (...)". Toute "communication au public" d'une oeuvre est donc soumise au droit d'auteur et donc au consentement  préalable de l'auteur. En l'espèce, il n'y a pas consentement, et le lien est donc illicite, affirme donc l'entreprise requérante.

Dans un arrêt Svensson du 13 février 2014, la CJUE a estimé qu'un lien hypertexte renvoyant vers des contenus protégés par le droit d'auteur, librement disponibles, et dont la mise à disposition a été autorisée par l'auteur, ne constitue pas une "communication au public" au sens de la directive. A contrario, on doit en déduire qu'un lien publié sans son consentement ou celui de ses ayants-droit est une "communication au public" protégée par le droit d'auteur, raisonnement qui semble aller dans le sens des requérants.

A l'époque, la solution semblait s'imposer car, dans l'affaire Svensson, le lien hypertexte permettait au lecteur de contourner des restrictions d'accès mises en place par le site hébergeur. L'information devenait donc accessible à un "public nouveau" qui n'avait pas été envisagé par l'éditeur et l'auteur. L'atteinte à la propriété intellectuelle et commerciale était donc évidente. 

Dans l'affaire du 8 septembre 2016, la question est pourtant un peu différente, car les informations figurant sur le site d'accueil, en l'occurrence Filefactory étaient librement disponibles, sans que les titulaires des droits d'auteur, l'éditeur de Playboy et le photographe aient donné leur accord. C'est la raison pour laquelle la Cour Suprême des Pays-Bas a saisi la CJUE d'une question préjudicielle, lui demandant si le lien hypertexte vers un tel site constituait, ou non, une "communication au public" au sens de la directive de 2001.

Roy Lichtenstein. Finger Pointing. 1973


But lucratif, ou pas


La CJUE introduit alors une distinction nouvelle, de création purement prétorienne et absente de la directive de 2001, distinction reposant sur l'objectif poursuivi par celui qui a mis le lien hypertexte. S'il ne poursuit aucun but lucratif, il bénéficie d'une présomption de bonne foi.  On admet donc qu’il « ne sait pas, et ne peut pas raisonnablement savoir, que cette œuvre avait été publiée sur Internet sans l’autorisation du titulaire des droits d’auteur ». A l'auteur lésé de prouver la mauvaise foi de l'internaute, en montrant qu'il était parfaitement informé de cette absence d'autorisation. 

En revanche, si celui qui a créé le lien hypertexte poursuit un but lucratif, la présomption est inversée. Le responsable d'un tel site est censé savoir que ce lien permet d'accéder à une oeuvre illégalement publiée sur internet, en l'absence d'autorisation de l'auteur. A lui alors de prouver sa bonne foi, par exemple en fournissant une autorisation de l'auteur. Dans le cas contraire, le lien sera considéré comme une "communication au public" au sens de la directive de 2001. Dans l'affaire du 8 septembre 2016, il est évident que Geenstijl est un site largement financé par la publicité, et la CJUE en déduit que le lien contesté s'analyse comme une telle communication.

Les partisans d'une liberté totale de diffusion sur internet insistent sur la difficulté de cette distinction qui repose sur les objectifs du site. En réalité, elle est assez simple, et la jurisprudence sait depuis longtemps distinguer entre un but lucratif et un but non lucratif, par exemple en matière d'associations. Sur le fond, la CJUE consacre ainsi un régime juridique dual. Pour les sites marchands, soit qu'ils vendent des biens ou des informations, soit qu'ils vivent de la publicité, le droit d'auteur s'applique dans toute sa rigueur, tout simplement parce qu'ils sont censés connaître les règles gouvernant le droit d'auteur. Pour les blogueurs, ceux qui écrivent sur internet pour le plaisir et celui de leurs lecteurs, la règle est plus souple, parce qu'ils n'ont pas les moyens juridiques de savoir si l'autorisation avait, ou non, été donnée. Et leur imposer une telle contrainte reviendrait à tuer internet, ou plutôt à tuer toute activité spontanée sur internet. La CJUE parvient ainsi à trouver l'équilibre recherché. Il n'est pas parfait, mais il a le mérite d'exister.



mercredi 21 septembre 2016

Royauté du plaignant et loyauté de la preuve

Dans une décision du 20 septembre 2016, la Chambre criminelle de la Cour de cassation annule la décision de la Chambre de l'instruction de la Cour d'appel de Paris qui avait validé des preuves constituées par des enregistrements de diverses conversations. Pour la Chambre criminelle, ces éléments de preuves avaient été obtenus de manière déloyale, dès lors que les enquêteurs avaient participé, même indirectement, à l'obtention de ces renseignements. 

L'affaire à l'origine de la décision semble sortir des Pieds Nickelés. Deux journalistes ont pris contact avec l'entourage du roi du Maroc, affirmant qu'ils étaient prêts à renoncer à la publication d'un ouvrage particulièrement critique à son égard, moyennant espèces sonnantes et trébuchantes. Lors du premier rendez-vous, le 11 août 2015, la conversation a été enregistrée. Ensuite, l'avocat du roi du Maroc a porté plainte en son nom, et une information judiciaire pour chantage et extorsion de fonds a été ouverte. Aux deux rendez-vous suivants, les enquêteurs étaient présents, d'autres enregistrements ont été effectués. Finalement, des fonds ont été remis aux deux journalistes qui ont été immédiatement arrêtés à la sortie du second rendez-vous.

En écartant les enregistrements des conversations entre les deux journalistes et les représentants du roi du Maroc, la Cour de cassation donne une définition particulièrement rigoureuse du principe de loyauté dans l'obtention des preuves. 

Principe de loyauté et procès équitable


Ce principe de loyauté constitue l'une des facettes du droit au procès équitable garanti par l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Dans une décision du 5 février 1998, Romanauskas c. Lituanie, la Cour européenne des droits de l'homme affirme ainsi que les policiers ne doivent exercer sur la personne aucune influence de nature à lui faire commettre une infraction qu'autrement elle n'aurait pas commise.

Reste que le principe de loyauté est à géométrie variable. Certes, le droit repose sur la liberté de la preuve, principe mentionné dans l'article 427 du code de procédure pénale.  Mais cette liberté s'exerce de manière différenciée selon les cas. 

Liberté de preuve pour les personnes privées


La liberté de la preuve est extrêmement large pour les personnes privées. La jurisprudence admet, depuis un arrêt de la Chambre criminelle du 23 juillet 1992, que les particuliers, pour faire éclater la vérité, peuvent utiliser tous les  moyens de preuve à leur disposition, y compris ceux qui peuvent sembler déloyaux ou illicites. A l'époque, les juges admettent ainsi que la société Carrefour ait prouvé des malversations commises par certains de ses employés de caisse en plaçant des caméras dans des bouches d'aération. De la même manière, la Chambre criminelle considère, dans un arrêt du 31 janvier 2012, que les enregistrements effectués par son majordome des conversations téléphoniques de madame Bettencourt, captations réalisées à l'insu de l'intéressée, constituent bien des éléments de preuves qui peuvent faire l'objet d'un débat contradictoire. 

Cette liberté de preuve n'a rien de choquant car elle ne s'exerce qu'en matière pénale, dans le but de faire éclater la vérité et de poursuivre les auteurs d'une infraction. Des enregistrements réalisés à l'insu de la personne peuvent donc être utilisés devant un juge, mais pas communiqués à Médiapart. C'est du moins ce qu'a décidé la Chambre civile le 6 octobre 2011, estimant que la publication du contenu des enregistrements effectués par le majordome de Madame Bettencourt portait atteinte à la vie privée de l'intéressée. 

Liberté de preuve pour les enquêteurs


La liberté de preuve fait, en revanche, l'objet de certaines restrictions pour les personnes officiellement chargées de l'enquête, autorités judiciaires et services de police. 

Dans une premier temps, la jurisprudence s'était montrée très libérale dans ce domaine. Dans un arrêt du 1er mars 2006, la Cour de cassation avait admis que la sonorisation du parloir d'une maison d'arrêt était conforme aux règles du procès équitable telles qu'elles figurent dans l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme. A l'époque, la décision n'avait suscité aucun émoi dans la doctrine, l'idée générale étant que l'intéressé restait en mesure de contester le contenu des enregistrements versés au dossier. 

La jurisprudence a pourtant évolué récemment, marquée d'ailleurs par une résistance sensible des juges du fond. La Chambre criminelle de la Cour de cassation est d'abord intervenue dans une décision du 7 janvier 2014. Elle a alors jugé que le placement des gardés à vue dans des cellules contiguës et sonorisées constituaient un "stratagème constituant un procédé déloyal de recherche des preuves", lequel a conduit l'un des deux protagonistes à s'incriminer lui-même lors de sa garde à vue, puisqu'il a avoué son forfait à son voisin de cellule. La Chambre de l'instruction, statuant sur renvoi, avait cependant maintenu la position de la cour d'appel et réaffirmé la licéité de ce moyen de preuve. L'Assemblée plénière est donc intervenue, le 6 mars 2015  pour sanctionner le recueil des preuves par "stratagème" et y voyant un défaut de loyauté. Dès lors, les juges du fond étaient contraints de se soumettre. 

James Bond. Goldfinger. Guy Hamilton. 1964. L'atelier de Mister Q.



Le stratagème


La frontière entre loyauté et déloyauté de la preuve n'est pas toujours évidente, loin de là. Si le droit français contrairement à son homologue américain, interdit à l'autorité judiciaire comme à l'autorité de police les provocations à l'infraction. Il accepte en revanche la provocation à la preuve.  Dans un arrêt du 5 juin 1997, la Chambre criminelle admet ainsi qu'un policier puisse se porter acquéreur de "cinq galettes de crack" dans le but de prouver l'existence d'un trafic de stupéfiants. Il n'a pas provoqué à l'infraction, puisque la drogue était déjà mise en vente par le trafiquant. En revanche, il a provoqué la preuve de cette infraction en organisant un flagrant délit.

L'affaire du 20 septembre 2016 illustre la difficulté de cette distinction. Car les policiers présents lors des deux entrevues entre le représentant du roi du Maroc et les journalistes ne se sont pas bornés à un rôle passif de prise en compte d'une preuve apportée par un particulier. La Cour mentionne qu'ils se sont montrés actifs, qu'ils étaient présents sur les lieux et qu'ils ont transcrit les enregistrements. L'existence de rencontres entre les policiers et l'avocat du roi du Maroc dans le but d'organiser ces rendez vous est d'ailleurs avérée.

Dans la présente affaire, on est donc passé de la liberté de preuve des particulier (le premier rendez-vous du 11 août) au contraintes imposées aux policiers qui ne peuvent user de stratagème pour prouver l'infraction.  C'est parce que les policiers étaient présents et actifs que les enregistrements sont écartés.

L'intérêt de la décision résidera sans doute dans ses conséquences. Dans l'affaire des deux journalistes, la presse annonce déjà l'abandon des poursuites, dès lors que les preuves par enregistrement ne peuvent plus être utilisées. Cette solidarité professionnelle est très sympathique, mais personne ne connaît réellement le dossier, et on ne sait pas si d'autres éléments de preuve existent.

Les conséquences d'ordre général sont beaucoup plus intéressantes. Certes, la Cour de cassation impose une vision extrêmement rigoureuse de la recherche de la preuve et du principe de loyauté, et on peut s'en doute s'en féliciter sur un plan purement symbolique. Sur le plan pratique cependant, on peut penser que les policiers prendront désormais la précaution d'inciter la victime de ce type d'infraction à procéder seule aux enregistrements avant de les leur remettre comme preuves de l'infraction. Une aubaine pour les officines de sécurité privée qui viennent de trouver un nouveau marché. Nul doute que leur vision de la loyauté de la preuve est marquée par une éthique rigoureuse..


dimanche 18 septembre 2016

Facebook : l'enfant est une personne

Une jeune autrichienne de dix-huit ans a porté plainte contre ses parents pour avoir porté atteinte à sa vie privée en publiant des centaines de photos d'elle sur Facebook, photos vues par environ sept cents "amis". Cette question dépasse le cadre du droit autrichien pour poser une question d'ordre plus général, celle du droit au respect de la vie privée qui appartient à toute personne, y compris aux enfants mineurs. 

Observons que les médias reproduisent aujourd'hui cette information, en insistant sur le caractère choquant d'une procédure qui oppose une jeune femme à ses parents. C'est précisément l'aspect le moins intéressant de l'affaire, car une telle situation n'est pas si rare. En droit français, l'article 371-2 du code civil fait peser sur les parents une obligation d'entretien des enfants, obligation qui ne cesse  pas lorsque l'enfant est majeur. Il arrive donc qu'un enfant majeur fasse un recours pour obtenir de l'un de ses parents, ou des deux, le respect de cette obligation, par exemple pour lui permettre de mener à terme ses études.

L'affaire autrichienne est nettement plus originale, dans la mesure où elle met en évidence une contradiction. D'un côté, un enfant est titulaire de droits dès sa naissance, et notamment du droit au respect de sa vie privée. De l'autre côté, il est juridiquement représenté par ses parents jusqu'à sa majorité, quand bien même ils seraient les auteurs de l'atteinte à la vie privée, ce qui explique que la jeune autrichienne ait dû attendre sa majorité pour saisir un juge. 

Le déni de la vie privée


Le droit au respect de la vie privée est largement battu en brèche par les utilisateurs des réseaux sociaux qui ne distinguent plus la vie privée de la vie publique. La libre circulation de l'information est privilégiée, et celui qui désire conserver le secret de la vie privée apparaît comme vaguement suspect, puisque, par hypothèse, il a "quelque chose à cacher". Dès lors, c'est la notion même de vie privée qui se trouve menacée, puisqu'elle n'apparaît même plus digne de protection. 

Les parents de la jeune autrichienne se placent dans cette forme de déni de la vie privée. La presse nous dit, en effet, que son père a diffusé des centaines de clichés de sa fille, depuis sa naissance jusqu'à aujourd'hui. Parmi ceux-ci, des photos relevant à l'évidence de l'intimité de la vie quotidienne. 

La vie privée des enfants


Or, le droit au respect de la vie privée existe dès la naissance. Dans un arrêt Reklos et Davourlis c. Grèce du 15 janvier 2009, la Cour européenne des droits de l'homme admet déjà que la simple photo d'un nouveau-né prise dans une clinique porte une atteinte directe à sa vie privée, vie privée qui lui est propre et donc indépendante, au moins sur ce point, de celle de ses parents. Ce principe est acquis, quand bien même la photo n'est pas avilissante ni choquante. En l'espèce, l'atteinte à la vie privée est donc constituée par la captation de l'image, avant même qu'il soit question, ou pas, de la diffuser.

De même, dans un arrêt du 19 juin 2012, Kurier Zeitungsverlag und Dreckerei GmbH (II) c. Autriche, la Cour a été saisie d'une photo d'un enfant publiée par la presse spécialisée dans les faits divers, avec un article relatant le divorce de ses parents, divorce qui s'était accompagné de son enlèvement. En l'espèce, la Cour avait considéré que la publication de la photo de l'enfant portait une atteinte directe à sa vie privée, d'autant que ses parents n'étaient eux-mêmes des personnes célèbres. Cette fois, ce n'est plus la captation de l'image de l'enfant qui est en cause, mais sa diffusion dans les médias. 

Dans ces deux exemples, la vie privée de l'enfant est protégée en tant que telle, mais l'enfant est représenté devant les juges par ses parents, qui sont ses représentants légaux. Le problème posé par la jeune autrichienne est bien différent, car précisément ses parents sont les auteurs de l'atteinte à sa vie privée. 


Théo van Rysselberthe. Trois enfants en bleu. 1901

Les parents, auteur de l'atteinte au droit à l'image


Force est de reconnaître que le droit français n'offre pas de solution au problème, du moins en l'état actuel du droit. Lorsqu'un enfant est maltraité physiquement, lorsqu'il vit dans des conditions matérielles qui entravent son développement, les services sociaux peuvent intervenir et sont parfois contraints de retirer sa garde à ses parents. Mais l'utilisation de tels dispositifs pour résoudre un problème de droit à l'image ressemblerait trop à l'utilisation de l'arme atomique pour régler un conflit familial.

Tout au plus peut-on affirmer que la père de la jeune requérante autrichienne se trompe quand il affirme qu'il est le seul propriétaire des photos et qu'il peut donc les diffuser comme il l'entend. Il oublie que la personne qui figure sur la photo, en l'occurrence sa fille, dispose d'un droit à l'image indépendant de la propriété du cliché. Dès 1855, le tribunal civil de la Seine affirmait déjà "qu'un article n'a pas le droit d'exposer un portrait, même au Salon des Beaux-Arts, sans le consentement et surtout contre la volonté de la personne représentée". 

Le principe du consentement est donc au coeur du droit à l'image. Encore le droit français est-il sur ce point relativement lacunaire. Dans un arrêt du 16 mars 2016, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a noté que le fait de ne pas recueillir le consentement  préalable de la personne à la diffusion d'une photo sur internet n'est pas une faute pénale, dès lors qu'elle avait consenti à la prise du cliché. 

Quoi qu'il en soit, la jeune requérante autrichienne n'avait consenti à rien, ses parents ayant décidé pour elle de capter son image et de l'étaler sur Facebook. Elle a donc dû attendre sa majorité pour engager une action contentieuse. Dans une situation comparable, le droit français n'offrirait pas de meilleure solution.

Vers une "loi gomme" ?


Que faire ? Doit-on chercher une solution dans une "loi gomme" ("Erase Law"), telle qu'il en existe déjà une en Californie ? Le Senate Bill 568, entré en vigueur en 2015, offre au mineur la possibilité de demander la suppression d'un contenu qu'il a lui même déposé sur un site. Elle impose même aux sites d'informer les intéressés de cette possibilité. Plusieurs parlementaires français, dont Gwenegan Bui en février 2014, se sont déjà intéressés à ce texte, notamment en posant des questions écrites au ministre chargé du numérique. 

Pour l'heure, le principe de la "loi gomme" est d'effacer les "erreurs de jeunesse sur internet", erreurs qui peuvent "être lourdes de conséquences", en particulier pour l'avenir professionnel de ces jeunes. La "loi gomme" californienne ne porte que sur les clichés mis en ligne par l'adolescent lui-même et qui peuvent se révéler embarrassants lorsqu'il va chercher un emploi ou briguer un mandat électif. Rien n'interdirait d'adopter une "loi gomme" et d'en élargir le champ à tous les sites mettant en ligne les photos de l'adolescent, y compris ceux gérés par ses parents.

La "loi gomme" est une solution un peu compliquée et porteuse de contentieux. L'autre solution consisterait à éduquer, non plus les enfants, mais leurs parents. Françoise Dolto avait affirmé, en son temps, que "l'enfant est une personne" dès ses premiers jours et qu'il n'est donc pas l'expression du narcissisme de ses parents. L'analyse psychologique rejoint ici la réalité juridique : l'enfant est une personne, et une personne titulaire de droits.

dimanche 11 septembre 2016

Etat d'urgence : le premier refus d'exploitation des données

Dans une ordonnance du 5 septembre 2016, passée largement inaperçue, le juge des référés du Conseil d'Etat a, pour la première fois, refusé au ministre de l'intérieur l'autorisation d'exploitation de données saisies lors d'une perquisition administrative organisée sur le fondement de l'état d'urgence. 

Perquisition et saisie de données


Rappelons que cette procédure est toute récente, mise en oeuvre par la loi du 21 juillet 2016 de prorogation de l'état d'urgence. Depuis cette date, le juge administratif est compétent pour autoriser le préfet ou le ministre de l'intérieur à exploiter les données saisies lors des perquisitions effectuées sous le régime juridique de l'état d'urgence. En l'espèce, il s'agit des données contenues dans trois téléphones mobiles saisis chez Mme B. et M. A. lors d'une perquisition à leur domicile de Lutterbach le 26 août 2016. Le ministre justifie la perquisition par l'appartenance de ces personnes à "la mouvance radicale ainsi que sur la nécessité de vérifier qu'ils ne possédaient pas de documents, de matériel de propagande ou des objets prouvant leur intention de se livre à des activités en liens avec (...) des projets terroristes". Pour cette raison, l'administration a "des raisons sérieuses de penser" que les personnes présentes dans le lieu perquisitionné ont un " comportement qui menace l'ordre ou la sécurité publics".

Certes, mais ces arguments justifient la perquisition, pas l'exploitation des données, et c'est précisément ce qu'affirme le juge des référés du Conseil d'Etat. Les motifs de la saisie des téléphones ne sont pas nécessairement identiques aux motifs de la perquisition, et l'administration se voit donc refuser le droit de motiver la première par simple référence à la seconde. 

En l'espèce, l'administration est embarrassée. S'il est vrai que les deux personnes appartiennent bien à la mouvance islamique, force est de constater que les policiers se sont retrouvés bredouilles lors de la perquisition. De fait, les motifs de la demande d'exploitation des trois téléphones mobiles sont quasi-inexistants. Les motifs invoqués devant le juge se bornent donc à évoquer, de manière très vague, "des fichiers d'images, de sons et d'écrit", sans davantage de précision, aoutant que ces fichiers n'ont pu être exploités immédiatement sur les lieux de la perquisition parce qu'ils "comportaient des éléments en langue arabe". L'imprécision de ces motifs avait logiquement conduit le juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg à refuser la demande d'autorisation, le 29 août 2016. Celui du Conseil d'Etat confirme cette analyse. 



Arman. Accumulation de téléphones portables. Circa 2000

Contrôle des motifs


Il confirme aussi sa volonté d'exercer un contrôle aussi approfondi que possible. Dans une ordonnance rendue par le juge des référés du Conseil d'Etat le 5 août 2016, la première mettant en oeuvre ces nouvelles dispositions, le juge des référés avait autorisé l'exploitation d'un téléphone portable saisi lors d'une perquisition sous état d'urgence. Il avait alors pris soin d'énumérer les motifs invoqués. En l'espèce, ils étaient fort nombreux, car la perquisition s'était révélée plus fructueuse. Elle avait révélé que l'appareil saisi contenait des vidéos salafistes et des contacts avec des individus ayant rejoint Daesh dans les zones de combat en Syrie et en Irak. Rien de tout cela dans la présente affaire, dès lors que les enquêteur n'ont rien trouvé. 

D'une certaine manière, le juge des référés sanctionne aussi une certaine négligence de l'administration. Dans la première affaire, celle du 5 août 2016, le juge des référés avait donné aux services la possibilité d'enrichir le dossier en appel. Il avait alors tenu compte, non seulement des procès-verbaux de la perquisition, mais encore des notes blanches produites en appel par le ministre, faisant état des liens du propriétaire du téléphone avec un ressortissant allemand parti en Syrie. En l'espèce, l'administration n'a procuré au juge aucune information supplémentaire susceptible de justifier la saisie des données informatiques. Or, le Conseil d'Etat n'aime pas du tout être traité avec désinvolture.

En exerçant un véritable contrôle des motifs, le juge des référés du Conseil d'Etat répond aussi aux exigences posées par le Conseil constitutionnel, dans sa décision QPC du 19 février 2016 portant précisément sur les perquisitions et les saisies administratives dans le cadre de l'état d'urgence. Le Conseil constitutionnel avait alors sanctionné l'absence de garanties en matière de saisie de données. La loi n'interdisait pas en effet que cette saisie soit effectuée dans une habitation où résidaient plusieurs personnes sans aucun lien avec celle représentant une menace, qu'elle s'étende à des données personnelles également sans lien avec cette menace, et que le sort qui leur était réservé, destruction ou stockage, demeurait dans l'opacité. Le Conseil constitutionnel est donc directement à l'origine des dispositions portant sur la saisie de données dans la loi du 21 juillet 2016. 

La maîtrise de l'évolution du droit


On pouvait s'attendre à ce que le Conseil d'Etat exerce un contrôle étendu, dès lors qu'il y était invité par le Conseil constitutionnel. Ceci dit, il serait bien difficile de dire quel juge a influencé l'autre. Dans son avis donné lors  de l'élaboration de la loi du 20 novembre 2015, le Conseil d'Etat, intervenant comme conseil du gouvernement, il avait affirmé que "dans les hypothèses où la perquisition conserve son caractère d'opération de police administrative", il conviendrait de prévoir la possibilité de saisies "en assortissant cette possibilité de garanties appropriées". Le schéma est donc le suivant : le Conseil d'Etat émet une volonté en formation de conseil, elle est ensuite entérinée par le Conseil constitutionnel, avant que le Conseil d'Etat la mette en application, en formation contentieuse cette fois. 

Sur ce point, l'ordonnance du 5 septembre 2016 illustre parfaitement la manière dont le Conseil d'Etat maîtrise l'évolution du droit. Sur le fond, il est bien probable qu'elle ne changera pas grand'chose et contraindra simplement l'administration à motiver un peu plus sérieusement ses demandes d'autorisation, ce qui est certainement positif. A moins que les enquêteurs chargés de la perquisition ne prennent désormais la précaution de se faire accompagner d'un interprète capable de traduire les formules arabes contenues dans un téléphone.