La nouvelle
ordonnance rendue par le juge des référés du tribunal administratif de Nice le 22 août 2016 à propos d'une interdiction du port du burkini marque une évolution aussi rapide que sensible de sa jurisprudence. On se souvient que,
le 13 août 2016, il avait refusé de suspendre l'arrêté pris par le maire de Cannes. Quelques jours plus tard, il refuse de suspendre une décision identique, prise cette fois par l'élu de Villeneuve-Loubet. Entre les deux décisions, le juge des référés a manifestement pris le temps de réfléchir sur la portée de se décision et d'affiner sa motivation.
Un effort de motivation
Alors que la première ordonnance avait été prise par un juge unique, la seconde est prise en formation collégiale de trois juges. L'article L 511-2 du code de la justice administratif prévoit cette collégialité "lorsque la nature de l'affaire" le justifie. Le tribunal de Nice est donc pleinement conscient de l'importance de sa décision.
L'effort de motivation apparaît déjà dans sa longueur. L'ordonnance du 13 août tenait dans six pages, celle du 22 août compte une quinzaine de pages, au long desquelles le juge explique soigneusement son raisonnement. Sans doute veut-il soigner ses motifs, dès lors que les requérants ont annoncé qu'ils entendaient se tourner vers le Conseil d'Etat.
Précisément, il convient de dire quelques mots des requérants. L'arrêté municipal de Cannes n'était contesté que par quelques personnes physiques et le Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF). Aujourd'hui, la Ligue des droits de l'homme s'est jointe au CCIF pour contester l'arrêté de Villeneuve-Loubet. Cette alliance improbable témoigne de la médiatisation d'un débat que les organisations des droits de l'homme investissent avec allégresse.
Rappelons que la procédure utilisée par les requérants est celle du
droit commun, plus précisément le référé-liberté, prévu par l'
article L 521-2 du code de justice administrative (cja). Il permet au juge d'ordonner, dans un délai de 48 heures, "
toute mesure nécessaire à la sauvegarde d'une liberté fondamentale" à laquelle l'administration aurait porté une "
atteinte grave et manifestement illégale". Encore faut-il que la mesure prononcée par je juge soit justifiée par une situation d'urgence caractérisée.
Le juge n'évoque même pas la situation d'urgence, sans doute parce que la situation est identique à celle de Cannes. Le recours n'a été déposé que le 16 août contre un arrêté municipal daté du 5, délai qui montre que les requérants eux-mêmes n'ont pas agi avec une hâte excessive.
La liberté d'exprimer ses convictions religieuses
Les libertés fondamentales dont la violation est invoquée par les requérants ne sont guère différentes de celles mentionnées dans l'ordonnance du 13 août. Ils s'appuient en effet sur "la liberté de manifester ses convictions religieuses", C'est évidemment l'élément essentiel de la requête, et le juge fait observer que "la liberté de se vêtir" qui est également mentionnée n'est, dans les circonstances de l'espèce, qu'un élément de la liberté d'exprimer ses convictions religieuses.
Observons que, dans les deux ordonnances du 13 août et du 22 août, ce sont les requérants eux-mêmes qui se placent sur le terrain des convictions religieuses. Sans doute la mauvaise diffusion du jugement explique-t-elle que certains commentateurs se soient placés dans le déni, feignant de croire que le port du burkini était un costume de bain comme un autre, détaché de toute conviction religieuse. Les requérants, quant à eux, revendiquent le burkini comme signe ostentatoire de la religion.
Le contrôle de proportionnalité
Le juge ne dit pas que l'interdiction du burkini n'emporte aucune atteinte au droit de manifester ses convictions religieuses. Il se borne à exercer son contrôle de proportionnalité, comme il le fait pour toute mesure de police administrative, et il considère qu'en l'espèce cette atteinte est parfaitement proportionnée aux motifs d'ordre public qui sont à l'origine de l'arrêté municipal.
Rien de très nouveau par rapport à l'ordonnance du 13 août, si ce n'est que le juge énumère soigneusement toute la jurisprudence du Conseil constitutionnel et de la Cour européenne sur ce contrôle, rappelant en particulièrement l'arrêt
Refah Partisi c. Turquie du 13 février 2003, par lequel la Cour, en Grande Chambre, admet la limitation de la liberté de manifester sa religion si l'usage de cette liberté porte atteinte aux droits des tiers ou à l'ordre public.
En l'espèce, le juge des référés estime que le burkini est une tenue "inappropriée"pour exprimer ses convictions religieuses. Les non-juristes verront peut-être dans ce terme l'expression d'une condamnation morale. En réalité, il n'en est rien, car cette formulation renvoie simplement à l'exercice du contrôle de proportionnalité,
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Edna Boies Hopkins. The Waves. 1917 |
Fondamentalisme et démarche identitaire
Le juge examine donc, avec beaucoup de précision, l'atteinte à l'ordre public que représente ce vêtement. Sur ce point, l'ordonnance se montre beaucoup plus analytique que celle du 13 août qui se bornait à affirmer qu'il était, dans le contexte actuel de la menace terroriste, "de nature à exacerber les tensions". Le 22 août, le juge explique à ceux qui n'auraient pas compris et il explique que le port du burkini peut être perçu comme une affirmation de fondamentalisme, une démarche identitaire et une atteinte aux droits des femmes.
Citant l'attentat de Saint-Etienne du Rouvray, le juge commence par affirmer que "le fondamentalisme islamiste prône une pratique radicale de la religion, incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française, et le principe d'égalité des sexes". A ce titre, le fait d'"afficher, de façon ostentatoire", des convictions susceptibles d'être interprétées comme relevant de ce fondamentalisme peut être considéré comme une atteinte aux convictions ou à l'absence de convictions des autres usagers de la plage. Pour le juge, la communauté française repose sur la "coexistence des religions" qui est précisément combattue par le fondamentalisme. Sur ce point, le burkini peut aussi relever d'une démarche perçue comme identitaire.
Les droits des femmes
Mais l'élément le plus remarquable de l'ordonnance du 22 août, élément qui ne figurait pas dans celle du 13 août, est la référence aux droits des femmes. Certes, le juge ne se réfère pas à la notion de dignité, et il convient de s'interroger sur les motifs de cette abstention.
Ceux qui considèrent que la dignité des femmes n'est pas en cause parce que certaines d'entre elles consentent à porter le burkini ont sans doute oublié la jurisprudence commune de Morsang-sur-Orge qui, en 1995, a donné, pour la première fois, un contenu juridique à cette notion. Rappelons qu'il s'agissait, à l'époque, de sanctionner une attraction consistant en un "lancer de nain", attraction organisée dans une discothèque de la commune. Le Conseil d'Etat en avait alors admis l'interdiction en s'appuyant sur le principe de dignité. Or, le "nain" était parfaitement consentant, et il était même rémunéré pour participer à ce spectacle humiliant. Le principe de dignité n'a donc aucun rapport avec l'éventuel consentement de la victime de cette humiliation. Il se trouve, et c'est ce qu'affirme le Conseil d'Etat, que la dignité des personnes est un élément objectif de l'ordre public.
Pour le moment cependant, cette jurisprudence est demeurée cantonnée dans un domaine très étroit. S'il est vrai qu'elle a été utilisée pour justifier l'interdiction d'un spectacle de Dieudonné, en janvier 2014, le juge y a ensuite renoncé, dans une ordonnance de référé du 6 février 2015, à propos du même spectacle de Dieudonné. Pour le juge niçois, l'invocation du principe de dignité emporte donc un risque d'annulation par le Conseil d'Etat, dès lors que les requérants ont annoncé leur volonté de le saisir.
Le plus simple était donc, et c'est ce que fait l'ordonnance du 22 août 2016, de considérer que le burkini n'est pas conforme au principe d'égalité des sexes. Or, le principe d'égalité des sexes est un Principe général du droit, consacré par le Conseil d'Etat depuis l'arrêt
Fédération des syndicats généraux de l'éducation nationale du 26 juin 1989. Il a même été intégré, par une jurisprudence constante, au contrôle de proportionnalité. Le principe d'égalité des sexes procure ainsi une base solide au juge des référés du tribunal administratif.
Cela ne l'empêche pas de dire ce qu'il a à dire, exactement comme s'il s'était appuyé sur le principe de dignité. Il affirme ainsi que le port du burkini, "qui a pour objet de ne pas exposer le corps de la femme" peut être analysé comme un "effacement de celle-ci et un abaissement de sa place, qui n'est pas conforme à son statut dans une société démocratique". La formulation constitue un véritable camouflet pour ceux qui refusaient absolument de se placer sur le terrain des droits des femmes, comme s'ils ne méritaient pas que l'on se penche sur la question.
Espace public, espace privé
D'une manière plus générale, le tribunal administratif se place davantage au niveau des principes et n'évoque les circonstances locales que très indirectement, en mentionnant l'attentat de Nice, ville voisine de Villeneuve-Loubet. L'essentiel de la décision se situe au plan des principes, et le juge n'hésite pas à rappeler l'existence d'un modèle français de laïcité. C'est ainsi qu'il affirme que "les plages ne constituent pas un lieu adéquat pour exprimer ses convictions religieuses ; que, dans un Etat laïc, elles n'ont pas vocation à être érigées en lieu de culte et doivent rester, au contraire, un lieu de neutralité religieuse". La formulation est claire, et le juge affirme ainsi que l'affirmation des convictions religieuses doit s'exprimer dans les lieux de culte et dans la sphère privée. L'espace public, lui, doit demeurer neutre.
Une simple ordonnance de référé offre ainsi aux requérants un véritable cours de libertés publiques. Il est bon que les choses soient dites.