« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 14 mars 2016

La réforme de la prescription en matière pénale

Le 10 mars 2016, a été votée en première lecture par l'Assemblée nationale la proposition de loi déposée par Alain Tourret et Georges Fenech réformant la prescription en matière pénale. Les médias ne s'intéressent pas, ou peu, à un texte considéré comme un toilettage de la procédure pénale. Ils se trompent, car des règles les procédures élaborées avec soin sont souvent plus efficaces pour protéger les libertés que des proclamations incantatoires.

Dès 2007, un rapport d'information réalisé par les sénateurs Jean-Jacques Hyest, Hugues Portelli et Richard Yung appelait de ses voeux un droit de la prescription "moderne et cohérent". Il formulait dix-sept propositions concrètes tant en matière civile qu'en matière pénale. La loi du 17 juin 2008 est intervenue ensuite pour réformer la prescription en matière civile, mais le chantier n'a jamais été réellement ouvert en matière pénale. C'est maintenant chose faite avec la présente proposition de loi. Elle ne comporte que trois articles, qui viennent clarifier un système juridique qui avait grand besoin d'une intervention législative

L'apparence de la simplicité


Certes, tous les étudiants en droit savent que la prescription de l'action publique est de un an, trois ans et dix ans pour les contraventions, les délits et les crimes (articles 7, 8 et 9 du code de procédure pénale). Quant à la prescription des peines, elle est respectivement de trois ans, cinq ans et vingt ans (articles 133-2, 133-3 et 133-4 code de procédure pénale). En principe, le point de départ du délai de prescription est le jour de l'infraction pour l'action publique et la décision de condamnation définitive pour la peine. 

Ces règles n'ont que l'apparence de la simplicité. Elles ont été bouleversées au fil des ans par des interventions législatives et jurisprudentielles qui ont fait du droit de la prescription un ensemble normatif complexe et peu lisible.

La loi est intervenue, à de multiples reprises, pour établir des régimes dérogatoires. Il s'agit, le plus souvent, d'allonger les délais de prescription de l'action publique. C'est ainsi que les crimes contre l'humanité sont imprescriptibles, que le délai est allongé à trente ans en matière de terrorisme et de trafic de stupéfiants. S'il demeure fixé à vingt ans pour les infractions commises sur les mineurs, il ne commence à courir qu'à partir de la majorité de la victime. Celle-ci peut donc porter plainte jusqu'à son trente-huitième anniversaire. A l'inverse, les délits de presse figurant dans la loi du 29 juillet 1881 bénéficient d'un délai de prescription abrégé, soit trois mois à compter de la publication, délai porté à un an pour les infractions liées à la discrimination.

De leur côté, les juges n'ont pas contribué à simplifier le régime juridique de la prescription.  S'agissant des infractions dissimulées par leurs auteurs, ils ont repoussé le point de départ du délai au jour où les faits délictueux ont été constatés. De même, ils ont adopté une jurisprudence de plus en plus souple sur les actes susceptibles d'interrompre le délai de prescription. Dans un arrêt du 7 novembre 2014 l'Assemblée plénière de la Cour de cassation a ainsi admis la suspension du délai en matière d'infanticide lorsqu'un "obstacle insurmontable" rend les poursuites impossibles. Tel est le cas lorsque les grossesses d'une femme ont été masquées par son obésité, qu'elle n'ont pas été déclarées et que ses accouchements ont eu lieu dans la clandestinité. Le  point de départ du délai de prescription a donc été repoussé au jour de la découverte, dans son congélateur, des cadavres des nouveaux-nés. 

Toutes ces évolutions répondent à des finalités incontestables. Ne s'agit-il pas d'empêcher que des infraction graves demeurent impunies ? Il n'empêche que le résultat global est une certain confusion, d'autant que les critères développés par les juges ne sont pas toujours d'une grande limpidité.

La proposition de loi Tourret vise à clarifier le droit, d'une part en renforçant les droits des parties civiles par un allongement, au moins partiel, des délais de prescription, d'autre part en donnant des définitions claires des notions utilisées pour fixer le point de départ du délai ou sa suspension.

 Maarten Baas. Horloge du Rijksmuseum. Amsterdam

Allongement de certains délais


Le texte prévoit l'allongement de dix à vingt ans du délai de prescription de l'action publique en matière criminelle, et de trois à six ans en matière délictuelle. Dans une volonté de clarté, le législateur procède à l'alignement du délai de prescription des peines, ce qui conduit à allonger de cinq à six ans celui visant les délits.

En matière criminelle, ce doublement de la durée de prescription de l'action publique vise à offrir aux parties civiles l'assurance que la recherche du coupable sera poursuivie aussi longtemps qu'il est nécessaire. Il tient compte surtout des progrès considérables de la preuve scientifique. C'est ainsi que des traces ADN qui n'étaient pas exploitables au moment des faits peuvent le devenir vingt ans après.

D'une manière générale, la loi ne touche pas aux délais dérogatoires, si ce n'est qu'ils figurent désormais clairement dans le texte et ne sont donc plus disséminés entre le code pénal et le code de procédure pénale. Dans une préoccupation d'égalité, le texte original de la proposition affirmait l'imprescriptibilité des crimes de guerre, au même titre que les crimes contre l'humanité. Le Conseil d'Etat, sollicité pour avis, a estimé que l'imprescriptibilité devait rester exceptionnelle, d'autant que tous les crimes de guerre ne présentent pas le même caractère de gravité. Le texte voté en première lecture est donc d'une portée plus modeste : seuls sont imprescriptibles les crimes de guerre connexes à un ou plusieurs crimes contre l'humanité.

Sécurité juridique


La proposition de loi renforce la sécurité juridique en précisant clairement le point de départ du délai de prescription, pour chaque infraction ou catégorie d'infractions. 

Elle donne d'abord une définition claire des infractions "occultes ou dissimulées" pour lesquelles le délai de prescription commence à la date de leur constatation. Un nouvel article 9 al 2 du code de procédure pénale définit l'infraction occulte comme celle qui "en raison de ses éléments constitutifs, ne peut être connue ni de la victime, ni de l’autorité judiciaire". Quant à l'infraction dissimulée, c'est celle "dont l’auteur accomplit délibérément toute manœuvre caractérisée tendant à en empêcher la découverte". Ces définitions sont celles données par la Cour de cassation et elles auront désormais un incontestable fondement législatif.

De la même manière, la proposition précise les conditions d'interruption de la prescription. Une telle démarche est fort utile, et on se souvient que les juges ont parfois été contraints de prendre des décisions quelque peu tirées par les cheveux pour éviter l'extinction de l'action publique. Dans la célèbre affaire des disparues de l'Yonne, ils ont ainsi considéré qu'un "soit transmis" du parquet adressé à la DDASS avait interrompu la prescription. Or, il s'agissait d'un acte administratif et non pas judiciaire. Cette approximation a tout de même permis, in fine, le procès et la condamnation d'Emile Louis. 

Tenant compte de cette situation, la proposition de loi adopte une définition large de ces conditions d'interruption. Est ainsi susceptible d'interrompre la prescription "tout acte d'enquête, d'instruction ou de poursuite tendant effectivement à la constatation des infractions ou à la recherche, à la poursuite ou au jugement de leurs auteurs". Ils peuvent émaner des autorités judiciaires et notamment du juge d'instruction mais aussi des parties civiles. Si ces dernières sont suffisamment actives, elles peuvent donc relativement facilement interrompre la prescription. 

La lecture des débats qui ont précédé le vote en première lecture témoigne de la qualité du travail parlementaire. Pour une fois, le débat étroitement politique, les discours militants en tous genres, ont été écartés au profit d'une volonté commune d'améliorer un droit devenu plus ou moins illisible. Il ne reste plus à espérer que le débat continuera dans cette discrétion qui permet un travail de qualité.


jeudi 10 mars 2016

L'impossible définition de la manifestation

Les lycéens et les étudiants qui arpentent les boulevards pour protester contre l'avant-projet de loi El Khomri ignorent la définition juridique de la manifestation. Ils ne sont pas les seuls tant elle demeure incertaine dans le droit positif, et ce n'est pas celle proposée par la Chambre criminelle de la Cour de cassation dans son arrêt du 9 février 2016 qui va lever cette incertitude.

M. Pierre X, responsable de la CGT dans le département du Rhône, est poursuivi devant le tribunal correctionnel pour organisation de manifestation sans déclaration préalable, infraction réprimée par l'article 431-9 du code pénal. On sait en effet que la liberté de manifestation est soumise au régime de la déclaration préalable (art. L 211-1 du code de la sécurité intérieure), déclaration faite par ses organisateurs auprès de l'administration préfectorale (préfet de police à Paris et Marseille). Il s'agit à la fois d'informer les autorités chargées de maintenir l'ordre et de permettre au juge judiciaire de poursuivre d'éventuelles infractions. Or Pierre X, sans avoir procédé à aucune déclaration, s'est installé à une barrière de péage de l'autoroute A6 avec une centaine de ses camarades du syndicat, pour distribuer aux automobilistes des tracts sur la réforme des retraites. 

La manifestation, sans mégaphone et sans banderole


Le tribunal correctionnel de Lyon a prononcé sa relaxe, confirmée en juin 2014 par la Cour d'appel. A ses yeux, le requérant n'a pas participé à une manifestation, au sens juridique du terme. Pour la Cour, la manifestation se définit comme "un déplacement collectif organisé sur la voie publique aux fins de produire un effet politique par l'expression pacifique d'une opinion ou d'une revendication, cela à l'aide de chants, banderoles, bannières, slogans, et l'utilisation de moyens de sonorisation". Dès lors que Pierre X et les membres de la CGT ne brandissaient aucune banderole et ne s'époumonaient dans aucun mégaphone, ils ne participaient pas à une manifestation mais se bornaient à distribuer des tracts sur la voie publique.

La Chambre criminelle écarte cette définition au motif qu'elle "ajoute à la loi des conditions qu'elle ne prévoit pas quant aux modalités matérielles d'expression des buts de la manifestation". Des dispositions combinées du code de la sécurité intérieure et du code pénal, elle déduit une autre définition : "tout rassemblement, statique ou mobile, sur la voie publique d'un groupe organisé de personnes aux fins d'exprimer collectivement et publiquement une opinion ou une volonté commune". En d'autres termes, la manifestation existe dès qu'il y a une utilisation de la voie publique pour exprimer une opinion, quel que soit le moyen d'expression, slogan, banderole, mégaphone etc. 

Certains se réjouissent que la Cour de cassation ait enfin énoncé une définition claire de la manifestation. Sans doute se réjouissent-ils un peu rapidement, car il faut bien reconnaître que cette définition ne lève pas toutes les incertitudes, en particulier si l'on considère la manifestation comme l'objet d'une liberté publique.

Pollier Andrée. La foule bleue. La Manifestation. Triptyque n° 1.


Manifestation et attroupement


La définition donnée par la Cour de cassation gomme la distinction traditionnelle entre manifestation et attroupement. Les deux termes renvoient à l'idée d'un regroupement de personnes sur la voie publique. La manifestation désigne l'acte par lequel s'exprime une volonté collective. La notion d'attroupement, quant à elle, sert à fonder la responsabilité de l'administration lorsque ce regroupement de personnes est à l'origine d'un dommage aux biens ou aux personnes, ou encore pour exprimer une menace pour l'ordre public, voire engager une responsabilité pénale, lorsque les participants refusent par exemple de se disperser (art. 431-3 c. pén.). 

A dire vrai, cette distinction entre rassemblement et attroupement était déjà battue en brèche par la jurisprudence administrative. Dans une ordonnance du 5 janvier 2007, le juge des référés du Conseil d'Etat s'était déjà appuyé sur la notion de manifestation pour admettre la légalité de l'interdiction par le préfet de police de Paris de la distribution de repas contenant du porc sur la voie publique. Si la distribution d'une soupe populaire suscite généralement un attroupement, il n'était pourtant pas si évident de la considérer comme une manifestation. C'est pourtant la qualification qui lui a été attribuée par le juge.

Le rassemblement de personnes


Cette vision englobante de la manifestation conduit-elle à une simplification ? On peut en douter, car la Cour de cassation finit, dans sa décision du 9 février 2016, par recourir à une troisième notion, celle de "rassemblement de personnes".  Comment doit-on le définir ? A partir de combien d'individus devient-on un "rassemblement" ? La question est posée et il faudra sans doute quelques décisions de jurisprudence pour lever l'incertitude.

L'autonomie de la liberté de manifestation


Surtout, la décision du 9 février 2016 n'apporte aucune solution au problème essentiel de l'autonomie de la liberté de manifestation. Pour le moment, cette dernière est perçue comme une liberté secondaire, plus exactement comme la conséquence d'une autre liberté. 

Pour le Conseil constitutionnel, la liberté de manifester se rattache au "droit d'expression collective des idées et des opinions" (décision du 18 janvier 1995). Pour la Cour européenne, elle est plutôt liée à la "liberté de réunion pacifique" garantie par l'article 11 de la Convention européenne des droits de l'homme. La liberté de manifester est donc rattachée, tantôt à la liberté d'expression, tantôt à la liberté de réunion. La tentation existe alors de ne retenir que ce caractère induit, comme si elle était moins fondamentale que d'autres et ne méritait pas un statut d'autonomie.

Le régime juridique


Cette impression ne peut qu'être renforcée par le caractère quelque peu désuet de son régime juridique. Celui-ci figure dans le code de la sécurité intérieure qui ne fait que reprendre les dispositions du décret-loi du 23 octobre 1935. Or, le régime de déclaration préalable est aujourd'hui de plus en plus difficile à mettre en oeuvre.  
Du côté des pouvoirs publics, la tentation de glisser vers un régime d'autorisation préalable est souvent présente. Nul n'a oublié qu'en juillet 2014, le préfet de police de Paris a ainsi interdit des manifestations de soutien aux victimes palestiniennes de l'intervention israélienne à Gaza, en invoquant une atteinte à l'ordre public qui ne sautait pas aux yeux. Et le juge des référés a refusé, le 19 juillet 2014, de suspendre cette interdiction, sans réellement vérifier s'il n'était pas possible de garantir à la fois l'ordre public et la liberté de manifestation. 

Du côté des manifestants, la tentation est toute différente. Les réseaux sociaux permettent aujourd'hui des "nouveaux rassemblements de personnes" dépourvus, en apparence au moins, d'organisation visible. Il n'y a donc personne pour déclarer la manifestation. Dans ce cas, la définition donnée par la Cour de cassation devient encore plus délicate, car la "volonté commune" développée par les manifestations se réduit souvent à l'organisation d"apéros géants" ou de "flash mobs". Il n'empêche qu'il y a bien un "rassemblement de personnes" sur la voie publique. Tous les critères de la manifestation sont présents, si ce n'est que la déclaration préalable est impossible. 

On l'a compris, la décision de la Chambre criminelle rendue le 9 février 2016 n'apporte aucune solution aux problèmes qui sont ceux de la liberté de manifestation. C'est donc le législateur qui devrait aujourd'hui se pencher sur cette liberté quelque peu maltraitée. A un moment où il est possible de prononcer l'interdiction de n'importe quelle réunion sur le fondement de l'état d'urgence, il faut bien reconnaître que cette intervention législative est cependant peu probable.



dimanche 6 mars 2016

Le rapport Rogemont et la nomination des présidents de l'audiovisuel public

Le rapport d'information présenté à l'Assemblée nationale, le 21 janvier 2016, par Marcel Rogemont (député PS - Ille et Vilaine) est passé largement inaperçu. On peut le regretter car il porte sur l'application, par le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), de la loi du 15 novembre 2013 relative à l'indépendance de l'audiovisuel public. Il dresse donc le premier bilan de cette loi récente. Il le dresse sans complaisance, même si les propositions de changement demeurent très modestes. 

La loi du 15 novembre 2013 avait pour objet, on s'en souvient, de mettre fin à l'invraisemblable dispositif de la loi du 5 mars 2009 qui donnait  au Président de la République le pouvoir de nomination des présidents de France Télévision, Radio France et de la société en charge de l'audiovisuel extérieur de la France. La loi du 15 novembre 2013 rend au CSA la compétence de désignation de ces présidents. Le rapport examine donc la situation depuis novembre 2013. Son champ est très large et il étudie l'ensemble du fonctionnement du CSA. Le plus important demeure cependant l'analyse qui est faite de la procédure de nomination des présidents de l'audiovisuel public.

Le rapporteur examine avec soin les deux nominations intervenues depuis novembre 2013, celle de Mathieu Gallet désigné à l'unanimité des membres du CSA à la Présidence de Radio France en février 2014, et celle de Delphine Ernotte nommée en avril 2015 à la tête de France Télévisions. Force est de constater que les deux procédures révèlent des dysfonctionnements réels.

Le législateur de 2013 a prévu, et c'est une innovation par rapport au système antérieur à 2009, que les candidatures seraient désormais évaluées par le CSA sur la base d'un projet stratégique développé par les candidats. Au moment du débat parlementaire, il avait d'abord été question d'un contrat d'objectifs et de moyens, formulation remplacée par celle de projet stratégique par un amendement de la ministre de la culture de l'époque, Aurélie Filipetti. Le problème est que le candidat ne bénéficie d'aucune lettre de mission, d'aucun contact avec l'autorité de tutelle, pour élaborer ce projet stratégique. Ce dernier demeure donc un pur exercice de style, totalement abstrait et détaché de la réalité de l'entreprise. 


Mathieu Gallet 



Non sans malice, le rapporteur rappelle ainsi que le projet de Mathieu Gallet a suscité l'enthousiasme du CSA qui a affirmé qu'il était "porté par une vision claire de la gouvernance de l'entreprise, de la politique de ressources humaines et du dialogue social". En mars 2015, un an après la désignation de son Président, Radio France a pourtant été touché par la plus longue grève de son histoire, grève qui a duré presque un mois. Le dialogue social sur le terrain n'était peut-être pas aussi parfait que dans le projet stratégique. 

Le rapporteur reconnaît néanmoins qu'au moment où il le rédigeait, Mathieu Gallet ignorait tout des difficultés financières de l'entreprise. Il reconnaît aussi que la ministre de la culture de l'époque, autorité de tutelle de Radio France, n'avait défini aucun cadre à ce projet, déclarant tout simplement faire confiance au CSA. Pour résumer le rapport, on peut dire que la désignation de M. Gallet est le résultat de l'ignorance du candidat, de l'indifférence du ministre, et de la légèreté du CSA.


Candidat élaborant son projet stratégique
Raymond Savignac. Affiche publicitaire Océanic. 1959 

Delphine Ernotte


L'analyse de la nomination de Delphine Ernotte est sans doute encore plus accablante, dès lors que les principaux acteurs entendaient tirer les leçons de cette malheureuse première expérience. D'une part, le CSA a demandé un bilan quadriennal des résultats de France Télévisions pour exercer son pouvoir de nomination en pleine connaissance de la situation de l'entreprise. D'autre part, l'autorité de tutelle a présenté une feuille de route définissant ses objectifs à l'horizon 2020.

Mais cette fois c'est la confidentialité de la procédure qui a été violemment critiquée. On se souvient que le CSA a choisi de ne pas divulguer le nom des candidats auditionnés, dans le but avoué de ne pas décourager les candidatures de personnalités exerçant déjà des fonctions dans une entreprise publique ou privée. Le problème est que cette confidentialité a entrainé des soupçons d'irrégularités, de pressions diverses, voire tout simplement de partialité. Ces soupçons étaient d'autant plus forts que les auditions ont eu lieu à huis clos et que les projets stratégiques n'ont pas été publiés.

Le résultat de cette procédure est qu'elle a suscité un certain nombre d'actions contentieuses. Le recours déposé par plusieurs syndicats contre le décret de nomination de Delphine Enrotte s'appuyait surtout sur le manque d'impartialité du CSA. Il a été rejeté par le Conseil d'Etat le 3 février 2016. La Haute Juridiction se borne à affirmer que le principe d'impartialité n'est pas violé, dès lors que le dossier ne laisse pas apparaître que le Président du CSA ou l'un de ses membres ait pris position en faveur ou en défaveur de l'un des candidats. Cette analyse très courte du principe d'impartialité tiendrait-elle devant celle plus exigeante développée par le Cour européenne des droits de l'homme ? On peut, à tout le moins en douter, dès lors que la juridiction européenne exige que l'instance et la procédure suivie aient l'apparence de l'impartialité. Le moins que l'on puisse dire est qu'une procédure secrète et opaque ne donne pas l'apparence de l'impartialité.

D'autres actions, de caractère pénal cette fois, ont été engagées par des syndicats pour abus d'autorité et trafic d'influence. Même si elles ont peu de chances d'aboutir, leur existence même contribue à semer le doute sur la rigueur des procédures suivies par le CSA.

Le rapport Rogemont s'efforce de trouver des solutions pour rétablir une procédure satisfaisante. Il écarte la proposition extrême formulée par certains, qui consisterait à retirer au CSA la compétence de nomination pour ne lui laisser que celle de la régulation du secteur. En effet, cela reviendrait à rendre au pouvoir politique la compétence de nomination et à rattacher l'audiovisuel public à l'Exécutif. Ce serait donc un retour à la pratique sarkozyste mise en oeuvre dans la loi de 2009. 

Le rapporteur suggère donc des modifications moins radicales et il évoque des "ajustements". Le premier consiste à se recentrer sur les compétences du candidat, en écartant la notion de projet stratégique, projet qui ne peut être élaboré sérieusement par un candidat qui ne bénéficie pas de l'ensemble des données relatives à l'entreprise. C'est si vrai qu'après les nominations intervenues, le CSA, la tutelle et l'entreprise elle-même ne se réfèrent plus à ce projet, considéré comme un "exercice hors sol" dont il est d'ailleurs difficile de savoir s'il n'a pas été élaboré par un consultant extérieur. Quant à la confidentialité de la procédure, le rapporteur la qualifie de "mal nécessaire", dans l'intérêt du service public, afin de permettre aux profils les plus variés de se porter candidats. Sur ce point, la lecture du rapport laisse une impression étrange. Après un constat extrêmement sévère, le rapport se limite à prendre acte de la situation et à proposer quelques ajustements à la marge. Une telle modestie dans les propositions suscite d'autres soupçons... Pourrait-on imaginer que le rapport parlementaire ménage un président du CSA qui serait un ami politique ?





mardi 1 mars 2016

L'image d'Ilan Halimi devant la CEDH : le poids des mots, le choc des photos

Dans un arrêt du 25 février 2016 Société de Conception de Presse et d'Edition c. France, la Cour européenne des droits de l'homme estime que les juges français n'ont pas porté atteinte à la liberté de l'information en ordonnant l'occultation, par le magazine Choc, d'une photographie d'Ilan Halimi, prise durant sa séquestration, en janvier 2006. 

Ce cliché, envoyé à sa famille avec une demande de rançon, montre les traces des tortures que ses ravisseurs lui ont fait subir durant vingt-quatre jours, avant de l'abandonner mourant près d'une voie ferrée. Publié dans Choc trois années après les faits, il illustre un long article sur l'affaire, au moment précis de l'ouverture du procès de ceux qui ont été appelés le Gang des barbares, dirigé par Youssouf Fofana.

Saisis en référé par la famille d'Ilan Halimi, les juges français ont ordonné l'occultation de la photo, sans interdire l'article qu'elle illustrait. A leurs yeux, une telle publication n'est pas justifiée par les nécessités de l'information. Elle est, au contraire, attentatoire à la dignité humaine, porte atteinte au respect dû aux morts et à la vie privée des proches d'Ilan Halimi.

Après avoir épuisé les voies de recours interne, la société éditrice de Choc saisit la Cour européenne des droits de l'homme, estimant que les juges français ont porté atteinte à la liberté de l'information garantie par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. La revendication même peut sembler choquante, mais force est de constater que la société requérante n'est pas dépourvue de moyens juridiques. Elle s'appuie en effet sur une conception européenne de la liberté de l'information apparemment plus protectrice que celle développée par le droit français.

Principe de dignité et atteinte à la vie privée


En droit français, la protection de l'image d'une personne décédée repose sur deux éléments. D'une part, l'article 226-6 du code pénal autorise les ayants-droit ou les héritiers à porter plainte pour l'atteinte portée à leur vie privée. D'autre part, une action peut être engagée sur le fondement de l'article 16 du code civil qui énonce que "la loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci (...)". La jurisprudence a imposé une interprétation constructive de ces dispositions. Dans une décision du 20 décembre 2000 rendue à propos de la publication de photos d'un préfet assassiné, la Cour de cassation déclare en effet que "l'image est attentatoire à la dignité de la personne humaine". 

Dans sa décision du 25 février 2016, la Cour européenne affirme que le droit français est conforme à l'article 10 de la Convention européenne. 

Une ingérence prévue par la loi et un but légitime


Il n'est pas contesté, dans cette décision, que la décision des juges français emporte une ingérence dans la liberté de l'information. Mais la l'article 10 affirme qu'une telle ingérence peut être licite si elle "prévue par la loi", si elle "poursuit un but légitime" et si elle est "nécessaire dans une société démocratique", trois conditions cumulatives.

Les deux premiers éléments ne posent aucune problème. L'ingérence est prévue par la loi, dans la mesure où le code civil français protège à la fois la vie privée dans son article 9 et la dignité de la personne dans son article 16. Le but légitime est également une évidence, car les juges français ont interdit la publication de la photo dans le but de protéger la vie privée de la famille d'Ilan Halimi. 


Affiche. Mai 1968.

La nécessité dans une société démocratique


La nécessité de l'ingérence dans une société démocratique suscite davantage l'intérêt. Pour l'apprécier, la Cour met en balance le droit au respect de la vie privée d'un côté, et le droit à la liberté de l'information de l'autre. Un certain nombre de critères sont alors mis en oeuvre, qui sont issus d'une jurisprudence constante, et que la Cour a tout récemment rappelés dans son arrêt du 10 novembre 2015 Couderc et Hachette Filipacchi c. France

Certains sont absolument identiques à ceux développés par les juges français. Tel est le cas du critère tiré de la notoriété de la personne. La protection de l'image est plus importante pour les personnes privées que pour les personnes publiques, en particulier lorsque ces dernières sont photographiées dans un contexte public. En l'espèce, la Cour fait une distinction très nette entre l'article et la photographie. Elle estime que l'image peut véhiculer des informations très personnelles, voire intimes. Dans un arrêt Mgn Limited c. Royaume-Uni du 18 janvier 2011, elle considère ainsi que relève de la liberté de l'information un article du Daily Mirror révélant la toxicomanie d'un célèbre mannequin. En revanche, elle considère que la publication d'une photo la montrant devant les Narcotics Anonymous a porté une atteinte disproportionnée à sa vie privée. Elle lui a infligé une souffrance inutile, dès lors que l'information utile figurait déjà dans l'article.

Observons que dans l'affaire Mgn Limited, la photo avait été prise à l'insu de l'intéressée. Le mode d'obtention du cliché constitue ainsi le second critère permettant à la Cour d'évaluer la nécessité de l'ingérence dans la liberté de l'information. En l'espèce, la photo d'Ilan Halimi n'a pas été prise à son insu, mais par ses tortionnaires eux-mêmes, ce qui est bien pire. En effet, elle n'avait pas vocation à être publiée. Dans un premier temps, elle a été envoyée à la famille, à l'appui de la demande de rançon. Ensuite, après l'arrestation du Gang des barbares, elle a été versée au dossier et est donc devenue une pièce à conviction de nature judiciaire. 

Le troisième critère commun avec le droit français réside dans la manière de traiter une information touchant à la vie privée d'une personne, dans l'appréciation de la douleur infligée à ses proches et de son impact auprès des lecteurs. Comme les juges français, la Cour estime que la photographie, en montrant le visage blessé d'Ilan Halimi et en suggérant ainsi les tortures qui lui ont été infligées, porte atteinte au principe de dignité ainsi qu'au sentiment d'affliction de sa famille. D'une manière générale, elle sanctionne ainsi l'absence de "prudence et de précaution" des journalistes qui n'ont pas mesuré les conséquences d'une telle publication sur les proches de la victime.

Le débat d'intérêt général


Reste à étudier le dernier critère utilisé par la Cour européenne pour évaluer l'équilibre entre la liberté de l'information et le droit au respect de la vie privée. Il repose sur l'appréciation du débat d'intérêt national, débat qui peut justifier, aux yeux de la Cour, une atteinte, parfois très importante, à la vie privée des personnes.

Dans son arrêt von Hannover II du 7 février 2012, la Cour affirme ainsi que la photographie du prince Reinier de Monaco, affaibli par la maladie, relève de ce débat d'intérêt général. Cette notion permet ainsi de faire prévaloir la liberté de l'information alors même que le cliché a été pris dans un lieu privé, à l'insu de l'intéressé, et que la famille y voit une atteinte à sa vie privée. De même, et la famille Grimaldi n'a décidément pas de chance, la Cour juge, dans son arrêt Couderc de novembre 2015, que la publication en 2005, dans le Daily Mail et dans Paris-Match, des révélations d'une femme mentionnant que le père de son fils est le prince Albert est justifiée par un débat d'ordre général. Pour la Cour, l'absence de descendance connue du prince, à l'époque de l'article,  est un sujet de débat que l'existence d'un enfant est de nature à nourrir.

De cette jurisprudence, on pouvait déduire une conception absolutiste de la liberté de l'information, finalement assez proche de celle développée par les juges américains dans leur interprétation du Premier Amendement. Les tabloïds semblaient bénéficier d'une sorte d'impunité, tout et n'importe quoi pouvant désormais relever du débat d'intérêt général. En venant préciser la jurisprudence Mgn Limited de 2011, l'arrêt du 25 février 2016 pose désormais des limites à cette conception extensive de la liberté de l'information. Si l'on peut tout dire, ou presque, on ne peut pas tout montrer. Le poids des mots, le choc des photos, le célèbre slogan ne croyait pas si bien dire.



dimanche 28 février 2016

Evacuation de la zone sud de la Jungle de Calais

Le 26 février 2016, le juge des référés du tribunal administratif de Lille a rendu une décision refusant de suspendre en urgence la décision d'évacuation de la zone sud de la Jungle de Calais.

Rappelons que la Jungle, puisque cette dénomination est désormais acquise, est apparue après la fermeture du centre de Sangatte, en septembre 2002. Les migrants, dont l'objectif demeure d'atteindre le territoire britannique, se sont alors installés une dizaine de kilomètres plus loin, sur le site de La Lande, à Calais. Durant l'année 2015, leur population a connu un accroissement considérable, passant d'environ 3000 à 6000 personnes. La partie nord comporte un centre d'accueil et d'hébergement, mais l'afflux des migrants a entrainé l'occupation de la partie sud, dans un habitat précaire particulièrement insalubre. 

Le 19 février, la préfète du Pas de Calais a pris un arrêté décidant l'évacuation de toutes personnes et de tous biens situés dans la zone sud du camp. C'est précisément cet arrêté qui est l'objet de la demande de suspension en urgence, par un recours déposé par les migrants eux-mêmes, encadrés par neuf associations aussi bien locales que nationales. Cette suspension, conformément à l'article 521-1 du code de la justice administrative, ne peut être obtenue que si un recours en annulation a été déposé sur le fond (ce qui a probablement été fait), et si deux conditions sont réunies. La condition d'urgence est évidemment remplie, dès lors que l'arrêté préfectoral laisse aux migrants un délai d'une semaine pour quitter la zone. La condition de fond se révèle plus délicate, dès lors que les requérants doivent faire état d'un "moyen propre à créer un doute sérieux" sur la légalité de cet arrêté.

Ils n'y sont pas parvenus, sauf dans le cas très particulier du démantèlement de certains équipements collectifs. La décision du juge des référés, précédée d'une visite sur les lieux et très soigneusement motivée, ne se borne pas à rejeter le recours de manière globale. Elle envisage au contraire un certain nombre de cas particuliers avant d'écarter la demande de suspension à l'issue d'un contrôle de proportionnalité dont le moindre détail est exprimé dans le jugement.

Les mineurs isolés


Le cas particulier des 326 mineurs isolés présents sur le site est largement évoqué. On observe à ce propos que le juge reprend le chiffre donné par l'association France terre d'asile. Elle rappelle la visite du Défenseur des enfants, rattaché au Défenseur des droits, qui a déclaré le 22 février que ces enfants peuvent être pris en charge dans le centre d'accueil des familles de la zone nord. Dans cette même visite, le Défenseur des enfants déplorait le manque de visibilité des procédures existantes et demandait la création d'un dispositif immédiat de recensement de ces mineurs et de prise en charge sur le site.

Le juge des référés, quant à lui, apprécie la proportionnalité de la mesure d'évacuation des mineurs de la zone sud par rapport à l'article 3 al. 1 de la Convention internationale sur les droits de l'enfant, disposition qui affirme que toute décision concernant un enfant doit être prise avec comme "considération primordiale" son intérêt supérieur. Dans le cas présent, le juge des référés reprend les conclusions formulées par le Défenseur des enfants sur l'insuffisance de la prise en charge de ces mineurs isolés. Mais il ajoute,  avec un certain bon sens, que leur maintien dans une zone sud particulièrement insalubre n'est pas nécessairement le meilleur moyen d'assurer une meilleure prise en charge. L'évacuation des mineurs est donc une mesure proportionnée à leur intérêt supérieur.

Mineur isolé dans la jungle. Walt Disney. Le Livre de la Jungle. 1967.




Le cas des "lieux de vie"


Le second cas particulier est celui, non plus des personnes, mais des "lieux de vie" qui, peu à peu, ont été installés. La formule est intéressante, car elle permet de ne pas évoquer le statut juridique de constructions construites par les migrants ou, le plus souvent, par des associations humanitaires. Mais pour illégales qu'elles soient, ces constructions présentent un caractère pérenne et offrent un certain nombre de services indispensables : bibliothèque, école, lieux de culte, espaces réservés aux femmes et aux mineurs, théâtre etc. Le juge des référés mentionne que lors de sa visite sur place, elle a pu constater que ces espaces sont "soigneusement aménagés et qu'ils répondent (...) à un besoin réel des exilés". 

Dès lors, il apparaît que la destruction de ces "lieux de vie" est disproportionnée, dès lors que leur maintien ne porte pas atteinte à l'objectif général de sécurité publique. Le juge des référés en déduit d'autant plus volontiers l'existence d'un doute sérieux sur la légalité d'une telle destruction que la préfète du Pas-de-Calais a admis que ces équipements ne seraient pas détruits mais utilisés au profit des migrants de la zone nord. C'est le seul point sur lequel les requérants obtiennent satisfaction.

 

Contrôle de proportionnalité

 

Le juge exerce ensuite son contrôle de proportionnalité sur la décision d'évacuation des migrants majeurs et des familles, c'est-à-dire sur ce qui constitue l'essentiel de l'arrêté préfectoral. Sur ce point, la décision du juge des référés montre à quel point le contrôle de proportionnalité repose sur l'appréciation des faits. 

Les requérants invoquent tout d'abord une atteinte aux articles 3 et 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. L'article 3 interdit les traitements inhumains et dégradants et l'article 8 garantit le droit au respect de la vie privée et familiale. Que l'on ne s'y trompe pas. Les requérants affirment, sérieusement, que l'évacuation des migrants d'un bidonville insalubre constitue un traitement inhumain et dégradant, ainsi qu'une atteinte à leur vie privée et familiale.

Le juge des référés leur répond que c'est plutôt leur maintien dans la Jungle qui constitue un traitement dégradant et une atteinte à la vie privée et familiale. De manière extrêmement détaillée, il décrit la situation de cette Jungle, en procédant en deux temps. 
Il commence par une comparaison entre la zone sud et la zone nord. La première, seule concernée par l'arrêté d'évacuation, se caractérise par des "abris précaires". A l'exception de quelques bennes à ordures et de quelques latrines, elle ne dispose d'aucun aménagement. La seconde, la zone nord, se caractérise au contraire par une série d'aménagements, dont une structure hospitalière et un système de distribution de repas. Surtout, le juge fait observer que l'on dénombre 140 places disponibles sur les 200 que compte le centre réservé aux femmes et aux enfants ainsi que 405 autres places disponibles sur le territoire national. 

Ensuite, le juge insiste sur les problèmes spécifiques de la zone sud, dans laquelle l'ordre public n'est pas assuré. C'est vrai pour les migrants eux-mêmes dont la sécurité n'est pas garantie, dès lors qu'aucun chemin n'est tracé pour permettre l'accès des véhicules de secours. C'est vrai aussi pour les riverains dont il n'est pas contesté qu'ils sont victimes de "dégradations de leurs biens". A cela s'ajoute, et il s'agit sans doute d'une discrète allusion à l'état d'urgence, qu'il est "impossible de mobiliser plus de forces de police" pour sécuriser la zone. Une manière élégante de dire qu'elles ont mieux à faire.

Compte tenu de toutes ces considérations, le juge des référés estime donc que la décision d'évacuation est proportionnée aux objectifs d'ordre public poursuivis. 

Une bataille juridique perdue n'est qu'un élément dans un combat médiatique beaucoup plus large. Les requérants ont déjà annoncé un recours en cassation, qui leur est ouvert dans un délai de quinze jour. Les chances de succès seront modestes, car le juge des référés a rendu une décision qui n'offre que peu de prise à la critique juridique. Il ne fait aucun doute que son déplacement sur place et la motivation extrêmement élaborée de la décision sont autant d'éléments destinés à verrouiller la décision, le recours en cassation étant évidemment prévisible. Il reste donc à attendre la décision du Conseil d'Etat. 

jeudi 25 février 2016

"Salafistes" devant le juge des référés

Le 18 février 2016, le juge des référés du tribunal administratif de Paris a suspendu la décision du ministre de la Culture, alors Fleur Pellerin, accordant un visa d'exploitation au film documentaire Salafistes. Ce visa était assorti d’une interdiction de représentation aux moins de dix-huit ans.

Le film réalisé par François Margolin et Lemine Ould Salem a suscité bien des débats. Certains le considèrent comme un documentaire "précieux" car il montre la réalité du discours salafiste et de la terreur répandue au Nord Mali et en Mauritanie à l'époque du tournage, en 2012. D'autres y voient une certaine complaisance dans la mesure où le récit comme les images sont contrôlés par les Djihadistes eux-mêmes.

Quoi qu'il en soit, la société Margo, productrice du film et peu satisfaite que sa diffusion soit interdite aux moins de dix-huit ans, demande au juge administratif l'annulation de ce visa. En même temps, elle s'adresse au juge des référés du tribunal administratif pour obtenir la suspension de cette décision, et elle l'obtient. S'appuyant sur l'article 521-1 du code de la justice administrative (cja), le juge des référés apprécie l'urgence de la demande et estime qu'il existe un "doute sérieux" sur la légalité de la décision.

L'urgence


La condition d'urgence imposée par l'action en référé est remplie. Interdit aux moins de dix-huit ans, le film n'a été programmé que dans quatre salles de Paris au lieu des vingt-cinq prévues initialement. Il ne peut, en outre, être diffusé sur les chaînes de télévision ni utilisé à des fins pédagogiques. La mesure prise compromet donc sa carrière commerciale. Selon une jurisprudence constante, la condition d'urgence doit être regardée comme remplie lorsque la décision dont la suspension est demande porte un préjudice grave et immédiat à un intérêt public ou à la situation du requérant. En l'espèce, c'est bien la situation du requérant qui est en cause, la société Mango faisant valoir que l'échec financier du film met en péril son existence même.

Le visa d'exploitation


Rappelons que le visa d'exploitation d'un film s'analyse comme une autorisation administrative de mise sur le marché. Le cinéma s'analyse en effet comme une police administrative organisée selon un régime d'autorisation préalable. La Cour européenne admet la conformité d'un tel régime à la Convention européenne des droits de l'homme, depuis une décision Wingrove c. Royaume Uni du 25 novembre 1996. L'Etat est donc parfaitement fondé à exercer un contrôle préalable, visant à s'assurer que le film ne porte pas une atteinte excessive à l'ordre public.

Sur le plan de la procédure, le visa d'exploitation est attribué par le ministre de la culture, après avis d'une Commission de classification, qui a le choix entre six propositions possibles : autorisation du film pour "tous publics", interdiction aux mineurs de moins de 12, de 16, ou de 18 ans, inscription sur la liste des oeuvres pornographiques ou enfin interdiction générale et absolue de toute diffusion.

Dans le cas de Salafistes, l'interdiction aux mineurs de moins de dix-huit ans repose sur l'article 211-1 du code du cinéma et de l'image animée (ccia). Il affirme que le visa peut être refusé ou interdit aux mineurs "pour des motifs tirés de la protection de l'enfance et de la jeunesse ou du respect de la dignité humaine. En l'espèce, il s'agit, dans une finalité préventive qui est la définition même de la police administrative, d'empêcher que soit commise l'infraction prévue par l'article 227-24 du code pénal (c. pén.). Elle punit en effet d'une peine de trois ans d'emprisonnement et 75 000 € d'amende la diffusion, par quelque moyen que ce soit, d'un message "à caractère violent, incitant au terrorisme, ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine", lorsqu'il est susceptible d'être vu par un mineur. La référence au terrorisme a d'ailleurs été introduite spécifiquement dans cette disposition par l'article 7 de la loi du 13 novembre 2014.

Le juge administratif exerce, en matière de police du cinéma comme en matière de police administrative générale, un contrôle maximum. Le juge des référés du tribunal administratif se pose donc la question suivante :  Salafistes présente-t-il des scènes d'une telle violence qu'elles justifient l'interdiction aux moins de dix-huit ans ? La réponse n'est pas si simple, car la jurisprudence est ce domaine est quelque peu byzantine.

Salafistes. Lemine Ould M. Salem et François Margolin. 2015

Il y a violence... et violence


Nul ne conteste que Salafistes contient des scènes d'une extrême violence. Violence des images tout d'abord, telles que l'amputation d'un voleur ou la descente d'une police islamiste sur un marché. Violence des propos aussi, avec des intervenants qui affirment que la femme est un être inférieur ou que Charlie Hebdo a eu ce qu'il méritait...

La violence n'est cependant pas, en soi, une cause de restriction au visa autorisant un film. Le juge administratif se livre en effet à une analyse de cette violence. Dans le contentieux suscité par le film Saw 3D Chapitre Final, la Cour administrative d'appel de Paris, dans son arrêt du 3 juillet 2013, avait ainsi considéré qu'une interdiction aux moins de seize ans était suffisante. A ses yeux, le film était certes très violent, mais cette violence lui semblait décalée, teintée d'humour, dans une démarche "volontairement grandguignolesque". Le Conseil d'Etat, peut-être moins sensible à cette forme d'humour, a estimé, le 1er juin 2015 "que le film comporte de nombreuses de scènes de très grande violence, filmées avec réalisme et montrant notamment des actes répétés de torture et de barbarie, susceptibles de heurter la sensibilité des mineurs". Il annule donc le visa portant interdiction aux moins de seize ans, contraignant le ministre à prendre un nouveau visa et à porter l'interdiction aux moins de dix-huit ans.

D'une manière générale, le Conseil d'Etat se montre sévère lorsque la violence n'est pas mise à distance par la narration, au point que l'on peut considérer qu'il existe une forme d'incitation à cette violence. Dans l'arrêt du 30 juin 2000  portant sur le film Baise-moi de Virginie Despentes, il constate ainsi que l'oeuvre est "composée pour l'essentiel d'une succession de scènes de grande violence et de scènes de sexe non simulées". De l'importance quantitative de ces scènes, il déduit que le film comporte un "message pornographique et d'incitation à la violence". Le juge observe en outre, de manière sans doute un peu plus subjective, qu'aucune scène ne dénonce les violences faites aux femmes. Il décide par conséquent l'interdiction aux mineurs de moins de dix-huit ans et le classement comme oeuvre pornographique.

Dans le cas de Salafistes, le tribunal administratif constate que, précisément, la violence est mise à distance par les auteurs du film, et qu'il permet donc de "prendre le recul nécessaire" face aux images et propos qui y sont représentés. C'est ainsi que le film est précédé d'un avertissement accompagné d'une formule de Guy Debord sur la dénonciation de la violence par sa représentation même. Par ailleurs, même s'ils sont très minoritaires, certains témoignages diffusés dans le film se montrent critiques à l'encontre des Salafistes. Le juge des référés en déduit que le film incite, non pas à la violence, mais à une réflexion sur la violence. Il suspend donc le visa accordé et l'interdiction aux mineurs de moins de dix-huit ans.

Rien que de très conforme à la jurisprudence du Conseil d'Etat, si ce n'est que le dispositif de la décision peut surprendre. En effet, il suspend le visa d'exploitation dans la mesure où il est assorti d'une interdiction aux mineurs de moins de dix-huit ans "et non aux seuls mineurs de seize ans". Le seul problème est que le juge des référés est compétent pour suspendre une décision, pas pour en prendre une autre. S'il est vrai que la conséquence logique de sa décision est l'interdiction aux moins de seize ans, c'est n'est pas au juge de l'affirmer. La procédure doit simplement être reprise, et  le ministre devra prendre cette décision, après avis de la Commission de classification. On imagine mal cependant le nouveau ministre faire appel au motif que le juge des référés lui dicte une décision que, de toute manière, elle doit prendre.