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« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.
dimanche 21 février 2016
Etat d'urgence : première déclaration d'inconstitutionnalité
mercredi 17 février 2016
Conseil constitutionnel : la carpe et le lapin
Une "fonction personnelle" ?
Les incompatibilités
L'obligation de réserve
lundi 15 février 2016
Le Conseil d'Etat écarte Digital Rights
Dans un article 20 qui avait suscité beaucoup de débats en son temps, ce texte autorise l'accès des services de renseignement aux "informations ou documents traités ou conservés par leurs réseaux ou services de communications électroniques", c'est à dire aux identifiants de connexion, à la localisation des équipements utilisés, ou encore à la liste des numéros appelés et appelant, la date et la durée des communications. Cet accès doit reposer notamment sur les impératifs de la lutte contre le terrorisme ou la grande criminalité.
Légalité externe : faiblesse des moyens
Les moyens invoqués à l'appui du recours sont d'un intérêt variable, et même très variable si l'on considère que les associations requérantes, représentées par Maître Spinosi, n'ont pas hésité à invoquer la non conformité du décret à une circulaire du 17 février 2011 dont l'objet est d'organiser le travail gouvernemental. On comprend que le Conseil d'Etat n'ait pas prêté beaucoup d'attention à cette conception particulièrement innovante de la hiérarchie des normes.
Est également écarté, avec la même rapidité, le moyen reposant sur l'absence de notification à la Commission européenne du projet de décret. La directive du 22 juin 1998 n'impose une telle procédure qu'aux textes comportant des règles techniques, notamment celles relatives aux produits industriels ou agricoles.
Seuls les moyens de légalité offrent donc un intérêt réel. Encore sont-ils limités dans leur étendue, car les requérants ne pouvaient sérieusement invoquer une atteinte à une liberté constitutionnellement garantie. Le Conseil constitutionnel a déjà affirmé, en effet, dans une décision du 24 juillet 2015 rendue sur QPC, la constitutionnalité de l'article 20 de la loi de programmation militaire.
L'absence de violation de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme
Ne pouvant invoquer l'inconstitutionnalité, les associations requérantes se tournent vers la violation des articles 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Le premier garantit le droit au respect de la vie privée sous toutes ses facettes, le second consacre plus spécifiquement la protection des données.
Le Conseil d'Etat applique alors un contrôle maximum classique. Il observe ainsi que le décret de 2014 n'autorise l'accès aux données que pour des motifs limitativement énumérés, qu'il prévoit leur conservation par les fournisseurs d'accès pendant une année repose sur des règles précises et contraignantes et que seuls peuvent y accéder des agents spécifiquement habilités à cette fin. Enfin, le juge note que les services peuvent conserver ces données, sur un fichier géré par les services du Premier ministre, durant une période pouvant aller jusqu'à trois années. Cette conservation comme les demandes d'accès sont placées sous le contrôle de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) et du juge administratif. Après avoir soigneusement énuméré tous ces éléments, le Conseil d'Etat en déduit donc que le décret de 2014 n'emporte pas une atteinte excessive au droit au respect de la vie privée et à la protection des données personnelles.
L'arrêt Digital Rights écarté par le Conseil d'Etat
Doit-on déduire de tout cela que la décision du Conseil d'Etat n'est jamais que l'un des ces nombreux arrêts qui écartent un recours perdu d'avance ? Tout de même pas, car il faut bien reconnaître que le Conseil d'Etat aurait pu demander à la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) d'apprécier la conformité du décret de 2014 à la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne.
Le Conseil d'Etat écarte donc, mais c'est son droit le plus strict, l'arrêt Digital Rights Ireland Ltd rendu par la CJUE le 8 avril 2014. Sur question préjudicielle posée par les juridictions suprêmes irlandaise et autrichienne, elle déclare "invalide" la directive du 15 mars 2006 sur la rétention des données qui obligeait les opérateurs de télécommunication et les fournisseurs d'accès à internet (FAI) à conserver les données relatives aux communications de leurs abonnées pour une "durée minimale de six mois et maximale de deux ans, (...) afin de garantir "la disponibilité de ces données à des fins de recherche, de détection et de poursuite d'infractions graves". La finalité de lutte contre le terrorisme et la grande criminalité était utilisée comme justification à des programmes de conservation des données de l'ensemble d'une population.
La Cour de justice observe que, en raison du caractère massif de la collecte, les données ainsi conservées sont susceptibles de donner des informations précises sur les habitudes de vie d'une personne, ses lieux de séjour et ses déplacements, ses activités et ses relations à l'étranger. La Cour consacre ainsi la spécificité de cette notion de surveillance de masse, définie comme permettant à la fois le repérage permanent et le profilage d'une personne.
Aux yeux des associations requérantes, le Conseil d'Etat aurait dû annuler le décret de 2014 au motif qu'il imposait une surveillance de masse en violation avec la jurisprudence Digital Rights, ou, au moins, poser une question préjudicielle à la CJUE pour qu'elle apprécie sa conformité au droit de l'Union européenne. Le Conseil d'Etat a refusé l'une et l'autre option.
Force est de constater qu'il en avait parfaitement le droit. Le renvoi en interprétation est en effet une faculté offerte aux juridictions nationales. Il est vrai que, dans son rapport sur les libertés numériques, publié fin 2014, la section du rapport et des études du Conseil d'Etat affirmait que la jurisprudence Digital Rights pose "la question de la conformité au droit de l'Union européenne des législations nationales, telles que la législation française, qui prévoient une telle obligation de conservation générale des données de connexion". Mais nul n'ignore que les travaux de la section du rapport ne sont dotés d'aucune puissance juridique et qu'ils n'ont d'ailleurs que peu d'influence sur les décisions du Conseil d'Etat statuant au contentieux.
De ce refus de poser une question préjudicielle, il convient sans doute de déduire que le Conseil d'Etat demeure attaché au principe selon lequel l'activité des services de renseignement relève naturellement de la souveraineté de l'Etat. Ce n'est donc pas à une juridiction européenne de se prononcer sur de telles questions, surtout lorsque le législateur a déjà défini l'encadrement des pratiques de ces services. C'est, en tout cas, le message que le Conseil d'Etat envoie par cet arrêt.
jeudi 11 février 2016
Le projet de loi Police et sécurité ou le triomphe de la "chaîne pénale"
Après l'état d'urgence
Aspects répressifs et rôle du procureur
Les aspects répressifs du projet de loi ne doivent pas cacher ses aspects préventifs, beaucoup plus importants, et dont la finalité est d'accroître les prérogatives des forces de police.
Facette préventive : contrôle d'identité et rétention
Chacal. Fred Zinnemann 1973. Edward Fox. |
La question de la retenue administrative va, de toute évidence, susciter de nouveaux débats.
Le premier réside dans le fait que, par hypothèse, elle ne donne pas lieu à autorisation du juge judiciaire. Or, l'article 66 de la Constitution garantit le principe de sûreté en ces termes : "Nul ne peut être arbitrairement détenu". Il ajoute immédiatement que l'autorité judiciaire "assure le respect de ce principe". La jurisprudence du Conseil constitutionnel interprète cependant l'article 66 avec une grande souplesse. Dans une décision QPC du 8 juin 2012 Mickaël D., le Conseil constitutionnel a ainsi admis la rétention en cellule de dégrisement en cas d'ivresse publique.
Le second sujet de débat se trouve dans les motifs de cette retenue administrative, qui visera des personnes "dont il existe des raisons sérieuses de penser qu’elles représentent une menace pour la sûreté de l’Etat ou qu’elles sont en relation directe et non fortuite avec de telles personnes". Il appartiendra au juge de vérifier que ces "raisons sérieuses" ne conduiront pas à rétablir les contrôles au faciès, sanctionnés par la Cour d'appel de Paris le 24 juin 2015.
Usage des armes et état de nécessité
dimanche 7 février 2016
Le projet de révision en débat devant l'Assemblée nationale
L'inscription de l'état d'urgence dans la Constitution
La loi devra fixer la liste des mesures susceptibles d'être prises en matière de police administrative durant l'état d'urgence, mesures placées sous le contrôle du juge administratif. Au-delà de ces principes qui sont actuellement en vigueur, la Commission propose d'inscrire dans la Constitution l'existence même d'un contrôle parlementaire de l'état d'urgence, dont l'organisation sera précisée par le législateur. Afin de garantir son effectivité, le Parlement sera réuni de plein droit durant l'état d'urgence et l'Assemblée nationale ne pourra être dissoute. L'ancien président de la Commission des lois a manifestement voulu inscrire dans la loi le dispositif mis en place en novembre 2015, conférant à la Commission des compétences qui sont sensiblement celles d'une commission d'enquête.
Sur la durée de cette période exceptionnelle, le projet de révision reprend le principe d'un décret déclarant l'état d'urgence pour douze jours. Ensuite, selon le dispositif de la loi de 1955, la loi de prorogation fixe la "durée définitive" de la prorogation. Cette formulation n'est pas dépourvue d’ambiguïté. Le pouvoir législatif ne peut, en effet, véritablement imposer une durée "définitive", sans limiter ses propres compétences. Rien ne lui interdit, en effet, de passer outre cette durée "définitive", tout simplement en votant une nouvelle loi. Le projet de révision propose donc une formulation plus respectueuse des pouvoirs parlementaires, en mentionnant que la loi de prorogation "fixe la durée" de l'état d'urgence. Lors de sa récente intervention, le Premier ministre a d'ailleurs affirmé qu'il était prêt à accepter un plafond de quatre mois, sans empêcher le recours à plusieurs prorogations successives. Il appartiendra donc au parlement de statuer sur ce point.
La déchéance de nationalité
La question de la déchéance de la nationalité apparaît plus complexe, d'autant que le débat juridique a été largement écarté au profit du débat politique. L'article 2 du projet de révision se borne à modifier l'article 34 de la Constitution, celui qui définit le domaine de la loi. Parmi les "règles" qui doivent être adoptées par la voie législative doit désormais figurer "la nationalité, y compris les conditions dans lesquelles une personne peut être déchue de la nationalité française lorsqu'elle est condamnée pour un crime constituant une atteinte grave à la vie de la Nation". Le projet de révision ne prévoit donc pas expressément la déchéance de la nationalité, mais se limite à affirmer la compétence du Parlement pour l'inscrire dans le droit positif.
Les débats en commission font apparaître deux points qui vont être largement évoqués durant les débats parlementaires.
Le projet initial limite la déchéance aux personnes condamnées pour des crimes constituant une atteinte grave à la vie de la Nation. La Commission des lois, quant à elle, propose d'étendre la déchéance aux crimes et aux délits, c'est-à-dire de maintenir, sur ce point, le dispositif existant. En effet l'article 25 du code civil énonce qu'un Français par acquisition de la nationalité peut être déchu "s''il est condamné pour un acte qualifié de crime ou délit constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation". Selon l'article 410-1 du code pénal, les intérêts fondamentaux de la Nation comprennent notamment son indépendance, l'intégrité de son territoire, sa sécurité, la forme républicaine des institutions, les moyens de la défense et de la diplomatie, la sauvegarde de la population etc. Cette liste comporte des crimes et des délits.
Le second point qui sera évoqué concerne les personnes susceptibles d'être touchées par une décision de déchéance de nationalité, sujet essentiel du débat développé depuis de longues semaines.
Avant toutes choses, il convient d'examiner le droit existant, somme toute relativement simple.
Condition de nationalité : le droit existant
Envisageons d'abord les cas de déchéance qui concerne tous les Français, qu'ils soient mononationaux binationaux ou multinationaux. Tout Français peut perdre sa nationalité s'il n'a aucun parent français et ne réside jamais en France (art. 23-8 du code civil), ou s'il est employé dans une armée étrangère ou un service public étranger (art. 23-8 du code civil).
En ce qui concerne les Français qui ont plus d'une seule nationalité, qu'ils soient binationaux ou multinationaux, on distingue deux types de déchéance qui les concerne spécifiquement, toutes deux prononcées par décret. L'une vise la personne qui se comporte "comme le national d'un pays étranger" (art. 23-7 du code civil). L'acte juridique prend ainsi acte de l'absence d'allégeance, de loyauté, envers notre pays. L'autre est la conséquence d'une condamnation pénale pour atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou pour des infractions particulièrement graves ayant entrainé une condamnation d'au moins cinq années d'emprisonnement.
Nationaux ou multinationaux
Le projet de révision choisit de ne pas distinguer entre les Français mononationaux et les Français binationaux ou multinationaux.
C'est une évolution importante par rapport à la rédaction initiale qui proposait de limiter la déchéance aux binationaux. Cette restriction était liée à la volonté de ne pas créer d'apatrides, principe affirmé par l'article 25 du code civil qui reconnaît la possibilité de déchoir un binational, "sauf si la déchéance a pour résultat de le rendre apatride". Les opposant à la réforme ont immédiatement mis en avant l'atteinte au principe d'égalité, dès lors que les binationaux n'étaient pas dans la même situation que les mononationaux. Ils ont également invoqué la violation des textes internationaux qui interdisent l'apatridie, même s'ils n'imposent aucune contrainte particulière aux autorités françaises.
Sur le plan strictement juridique, il faut bien reconnaître la faiblesse des arguments. Dans sa récente décision Ahmed S. rendue sur QPC le 15 janvier 2015, le Conseil constitutionnel affirme ainsi que la déchéance de nationalité visant des personnes qui ont acquis la nationalité n'entraine pas une différence de traitement qui viole le principe d'égalité. On ne voit pas pourquoi il en jugerait autrement à propos de la distinction de régime juridique entre mononationaux et multinationaux.
Reste le droit international. L'avis rendu par la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) affirme que l'article 25 du code civil "est une application de l'article 15 de la Déclaration universelle des droits de l'homme qui énonce que "tout individu a droit une nationalité". La formule est sympathique, mais une disposition législative ne saurait s'analyser comme "l'application" d'un texte dépourvu de valeur juridique en droit interne. Tout au plus pourrait-on dire que l'article 25 fait écho à la Déclaration, formulation qui juridiquement n'engage à rien. Quant à la disposition selon laquelle, "tout individu a droit une nationalité", force est de constater, même si la réalité juridique est cruelle, qu'elle n'impose pas que cette nationalité soit celle de l'Etat qui prononce la déchéance.
Quoi qu'il en soit, le fondement international le plus solide dans ce domaine n'est pas la Déclaration universelle, mais deux traités internationaux qui ne sont d'ailleurs pas mentionnés dans l'avis de la CNCDH. La première convention est celle 28 septembre 1954 relative au statut des apatrides, ratifiée par la France, ce qui signifie qu'elle s'impose effectivement au législateur. Son contenu porte sur la situation des apatrides et impose à l'Etat qui les accueille un certain nombre d'obligations, parmi lesquelles le maintien sur le territoire tant qu'ils n'ont pas trouvé un pays d'accueil. Considérée sous cet angle, la convention de 1954 rend la déchéance inefficace, dès lors qu'elle ne permet pas l'éloignement du territoire.
Le protecteur des libertés. Sem. 1863-1934. |
Le retour du juge judiciaire
Devant cette situation, le débat en Commission a finalement abouti à une formulation qui n'opère plus aucune distinction entre les Français, désormais tous susceptibles d'être visés par une déchéance de nationalité. La mise en oeuvre d'une telle mesure sera organisée par la loi. On sait déjà que la déchéance ne sera plus prononcée par décret mais deviendra une peine complémentaire prononcée par le juge, disposition qui devrait satisfaire la Cour de cassation. Dans le cadre de cette procédure, désormais pénale, le juge judiciaire pourra donc, s'il le souhaite, éviter l'apatridie en choisissant de priver l'intéressé non pas de sa nationalité, mais des droits attachés à celle-ci, formule désormais possible dans l'actuelle rédaction du projet. Certes, priver de son droit de vote quelqu'un qui a été condamné pour un acte lié au terrorisme a quelque chose de dérisoire, mais il appartiendra au juge de décider s'il convient ou non de créer un apatride. Et nul n'ignore, tant on nous le répète régulièrement, que la seule intervention du juge judiciaire suffit à garantir une parfaite protection des libertés.
mardi 2 février 2016
Le droit de grâce, "soupape de la justice républicaine"
Nous n'entrerons pas dans le détail d'une affaire pénale dont nous connaissons mal le contenu. Nous nous intéresserons en revanche au droit de grâce, que certains considèrent comme l'instrument ultime d'une justice transcendante, alors que d'autres souhaitent purement et simplement sa disparition.
Nul n'ignore que le droit de grâce est d'origine régalienne, et qu'il subsiste depuis l'Ancien Régime, avec une courte interruption durant la période révolutionnaire. Durant cette longue période, il a toujours été critiqué. Notre collègue Pascal Jan, dans son excellent article paru dans Huffington Post, développe ainsi les arguments traditionnellement utilisés pour demande sa suppression.
La grâce et le principe d'égalité
Le premier d'entre eux est l'atteinte au principe d'égalité dont le droit de grâce est potentiellement porteur. Il est juste de rappeler que d'autres femmes sont peut-être dans une situation comparable à celle de Jacqueline Sauvage et que leurs avocats n'ont pas songé à agiter les médias et à solliciter la grâce de leur cliente. Déjà, l'article 2 section 3 du titre X du projet de Constitution girondine de février 1793 posait la question en ces termes : "le droit de grâce ne serait que le droit de violer la loi ; il ne peut exister dans un gouvernement libre où la loi doit être égale pour tous".
L'argument est séduisant. Si ce n'est que le droit de grâce, comme le faisait observer Gaston Jèze en 1924, présente un caractère à la fois exceptionnel et individuel. Il n'a pas pour objet d'appliquer la loi, mais au contraire de ne pas l'appliquer pour des motifs humanitaires ou reposant sur l'équité. C'est si vrai que la grâce ne modifie en rien la déclaration de la culpabilité effectuée par le juge pénal, déclaration effectuée, quant à elle, sur un fondement législatif. La grâce ne concerne que la peine, qui peut être supprimée ou réduite. On observe, à ce propos, que des mesures exceptionnelles et individuelles peuvent également être prises par le juge d'application des peines, en particulier lorsque l'état de santé de la personne n'est plus compatible avec la détention. A cet égard, le principes mêmes d'individualisation et d'aménagement de la peine pourraient être contestés au nom du principe d'égalité.
Napoléon Ier accordant à Madame de Polignace la grâce de son époux. Estampe |
La grâce et la séparation des pouvoirs
Le second argument invoqué à l'appui de la suppression de la grâce réside dans l'éventuelle atteinte à la séparation des pouvoirs. Là encore, l'atteinte est loin d'être évidente, d'autant que, dans l'affaire Sauvage, la grâce a seulement pour effet de permettre à l'intéressée de demander une libération conditionnelle, procédure qui se borne à anticiper l'application du droit commun. Il appartiendra donc au pouvoir judiciaire, in fine, de prendre la décision, même si on imagine mal qu'elle soit négative.
La jurisprudence du Conseil d'Etat reprend ce raisonnement. Pendant bien des années, elle a été dominée par un arrêt Gugel de 1893 qui considérait le décret de grâce comme un acte de gouvernement. Par la suite, le Conseil d'Etat a réaffirmé l'irrecevabilité des recours contre une telle mesure, mais il a changé le fondement de sa décision. Il considère désormais qu'il n'a pas à "connaître des litiges relatifs à la nature et aux limites d’une peine infligée par une juridiction judiciaire". La décision du Président de la République a pour effet de susciter l'intervention du juge judiciaire et non pas de l'écarter.
Il faudrait développer une conception bien rigoureuse de la séparation des pouvoirs pour considérer que le droit de grâce lui porte atteinte. Or, le droit français se caractérise par une conception souple, d'ailleurs parfaitement assumée par le titre VIII de notre Constitution qui traite de l'autorité judiciaire et non pas du pouvoir judiciaire. De la même manière, la présence de magistrats du parquet recevant des instructions directes de l'Exécutif ne choquait personne, jusqu'à l'intervention de la Cour européenne des droits de l'homme dans le débat.
Une "soupape de la justice républicaine"
Reste évidemment l'argument positif en faveur de la grâce, qualifiée de "soupape de la justice républicaine" par Guy Carcassonne. La grâce offre d'abord la possibilité de rectifier une erreur commise par la Justice. Car la Justice peut se tromper. Doit-on pour autant jeter le jury populaire en même temps que le grâce ? Sans doute pas, puisque des juges professionnels peuvent se tromper tout autant que le jury populaire. En témoigne le nombre considérablement plus important des demandes de révision formulées à la suite de condamnations par les tribunaux correctionnels, même si les demandes de révision de procès d'assises sont évidemment plus médiatisés.
Quoi qu'il en soit, même utilisé très rarement, le droit de grâce est utile. Le cas d'Alfred Dreyfus, grâcié en 1899 par Emile Loubet, avant d'être réhabilité sept ans plus tard, en 1906 en est l'illustration. Une telle situation n'est hélas pas impossible aujourd'hui. N'oublions pas que la grâce présidentielle a été refusée à Patrick Dils en 1994, et qu'il a finalement été définitivement acquitté, et libéré, en 2002, après que le travail inlassable d'un gendarme ait démontré que Francis Heaulme se trouvait sur le lieu du crime. A l'inverse, Omar Raddad a obtenu la grâce présidentielle en 1996, mais n'a pas obtenu la révision de son procès.. Ces exemples montrent que le droit de grâce joue effectivement un rôle de soupape lorsque l'erreur judiciaire semble évidente, ou seulement possible.