« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 10 décembre 2015

Etat d'urgence : les habits neufs du contrôle parlementaire

L'état d'urgence actuellement en vigueur suscite d'abondants commentaires portant presque exclusivement sur les actes que les services administratifs sont autorisés à prendre : perquisitions, assignations à résidence, dissolution de groupements etc. Le contrôle parlementaire sur cette mise en oeuvre est, au contraire, peu évoqué. Or, il se trouve que l'état d'urgence a suscité un renforcement non négligeable des pouvoirs de contrôle du parlement.

Un contrôle en temps réel


L'article 4-1 de la loi du 3 avril 1955 modifiée par celle du 20 novembre 2015 énonce que " l'Assemblée nationale et le Sénat sont informés sans délai des mesures prises par le Gouvernement pendant l'état d'urgence. Ils peuvent requérir toute information complémentaire dans le cadre du contrôle et de l'évaluation de ces mesures". Le parlement apparaît ainsi comme une autorité de contrôle durant toute la durée de l'état d'urgence, un contrôle "en temps réel" beaucoup plus ambitieux que les procédures parlementaires habituelles.

Rappelons que le contrôle parlementaire, en dehors évidemment de la responsabilité politique qui s'exerce par la responsabilité gouvernementale, ne peut intervenir qu'à l'initiative du parlement lui-même. C'est la raison pour laquelle l'amendement imposant aux commissions des lois de remettre un rapport à l'issue du délai de trois mois d'application de l'état d'urgence a été refusé. Le vote d'une telle disposition dans la loi conduisait en effet le parlement à s'imposer à lui-même une obligation, alors qu'il peut parfaitement, et c'est d'ailleurs ce qu'il a fait, organiser les modalités de son contrôle.

Il n'en demeure pas moins que le Parlement devait faire preuve d'imagination, en recherchant des procédures permettant précisément ce suivi "en temps réel". Les deux assemblées ont adopté une démarche sensiblement identique, qui s'appuie sur l'article 5 ter de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires,. Elle consiste à doter leur commission des lois des prérogatives qui sont celles des commissions d'enquête parlementaires.

Le "comité de suivi" du Sénat


La commission des lois du Sénat a créé un "comité de suivi de l'état d'urgence" dont le rapporteur est l'ancien ministre de la Justice, Michel Mercier (UDI). Comme une commission d'enquête, il peut organiser l'audition des responsables publics et de toute personne ou organisation susceptible de lui donner les informations dont il a besoin. 

Le comité de suivi s'est réuni pour la première fois le 9 décembre 2015. Il a entendu François Ambroggiani, préfet chargé du suivi de l'état d'urgence, Eric Morvan, directeur-adjoint du cabinet de Bernard Cazeneuve, et Jean-Julien Xavier-Rolai, conseiller juridique dans ce même cabinet.

Il est évidemment très prématuré de s'interroger sur l'efficacité d'une structure qui a commencé ses travaux hier. On observe néanmoins que le Sénat, conformément à ses traditions, veut contrôler l'état d'urgence sur un temps long. Alors que l'état d'urgence est prorogé pour trois mois, le Sénat a conféré à sa commission des lois, et par ricochet au comité de suivi qui en est l'émanation, les prérogatives d'une commission d'enquête pour une durée de six mois. Il s'agit donc de suivre l'état d'urgence mais aussi d'en dresser le bilan à l'issue de la période d'application.





Intérieur de la Chambre des députés 
indiquant la place qu'occupe chacun des mandataires du peuple français
Estampe 1819

La commission des lois de l'Assemblée nationale


La commission des lois de l'Assemblée nationale a adopté un dispositif proche, mais pas tout-à-fait identique. Elle n'a pas créé de comité de suivi, mais s'est transformée en comité de suivi. Egalement dotée des prérogatives d'une commission d'enquête, elle peut également procéder à des auditions, se faire communiquer tous les éléments utiles à son contrôle. 

Contrairement au comité du Sénat qui, pour le moment, semble privilégier les auditions conformes à la tradition parlementaire, la commission des lois de l'Assemblée manifeste sa volonté de procéder à des contrôles sur place. Le mercredi 9 décembre, les deux co-rapporteurs Jean-Jacques Urvoas (PS) et Jean-Frédéric Poisson (LR) se sont ainsi rendus à la préfecture du Val-de-Marne, où ils ont examiné les conditions d'exécution de soixante-quatorze perquisitions et de dix assignations à résidence.

Un système de veille


Surtout, la commission a organisé un système de veille très élaboré. Il repose sur une préoccupation de transparence. Les services compétents de l'intérieur et de la justice devront ainsi transmettre à la commission des statistiques hebdomadaires sur la mise en oeuvre de l'état d'urgence et des synthèses toutes les trois semaines. Ces données seront accessibles sur une page internet spécifique. Elles devraient permettre de connaître la réalité des procédures engagées, les suites judiciaires et administratives, les recours engagés.

La veille mise en place a aussi pour objet de faire remonter à la commission les situations les plus concrètes. Il s'agit alors d'utiliser des relais que sont les parlementaires, mais aussi les 397 délégués territoriaux du Défenseur des droits qui recevront les réclamations éventuelles. De même, la Commission nationale consultative des droits de l'homme pourra également intervenir, sans doute plus modestement, par l'intermédiaire des associations qui y sont représentées.  Le risque est alors que la commission souffre non pas d'une manque d'informations mais plutôt d'un excès de données et rapports en tous genres. ll lui appartiendra de séparer le bon grain de l'ivraie, et de distinguer les cas d'atteintes effectives aux libertés des démarches  purement militantes.
 
Contrairement au Sénat, l'Assemblée nationale n'a confié les prérogatives d'une commission d'enquête à sa commission des lois que pour une durée de trois mois. Elle orientera donc davantage son contrôle dans  le quotidien de l'état d'urgence que dans son bilan global. Cette distinction entre les deux assemblées n'est pas nécessairement un handicap et permet sans doute de développer des approches complémentaires du contrôle parlementaire.

D'une manière plus générale, les modalités de ce contrôle suscitent la réflexion. Elles montrent que l'état d'urgence n'est pas une procédure extérieure à l'Etat de droit mais qu'il en est, au contraire, un élément. L'octroi aux commissions des lois des prérogatives qui sont celles d'une commission d'enquête, procédure inédite, pourra sans doute être utilisée dans d'autres circonstances, pour assurer le suivi d'autres textes. On se prend à espérer sa banalisation. Il serait plutôt amusant que l'état d'urgence, dénoncé par certains comme l'amorce d'une dictature, conduise finalement à un renforcement du contrôle parlementaire et de l'Etat de droit.


samedi 5 décembre 2015

L'accès à You Tube, élément de la liberté d'expression

Le 1er décembre 2015, la Cour européenne a rendu un arrêt Cengiz et autres c. Turquie consacrant l'accès à You Tube comme un élément de la liberté d'expression.

Les trois requérants, Serkan Cengiz, Yaman Akdeniz et Kerem Altiparmak enseignent tous les disciplines juridiques dans les Université d'Ismir, Istanbul et Ankara. Ils utilisaient régulièrement You Tube pour diffuser et prendre connaissance des travaux de différents colloques, accéder à des conférences organisées sur leurs sujets d'études, partager des fichiers vidéo etc... 

Cette pratique a été brutalement interrompue par une décision juridictionnelle du tribunal d'instance d'Ankara qui, le 5 mai 2008, ordonna le blocage de You Tube. Il s'appuyait sur une loi turque du 4 mai 2007 relative à la régularisation des publication sur internet et à la lutte contre les infractions commises sur internet. Elle permet le blocage des sites dont le contenu est illicite au regard de la loi turque. De manière plus précise, était invoquée une loi du 25 juillet 1951 qui punit de trois ans d'emprisonnement "quiconque injurie ou insulte explicitement la mémoire d'Ataturk". Ayant trouvé sur You Tube une dizaine de vidéos insultant Ataturk, le tribunal décide d'interdire purement et simplement l'accès à You Tube.

L'accès au portail vidéo est resté inaccessible du 5 mai 2008 au 30 octobre 2010, date à laquelle l'accès à You Tube fut rétabli par les autorités turques. Dans un arrêt du 29 mai 2014, la Cour constitutionnelle turque, s'appuyant sur les dispositions de la Convention européenne des droits de l'homme, annula finalement la décision de blocage. La décision Cengiz et autres c. Turquie n'a donc plus d'autre intérêt que juridique. La Cour européenne déclare en effet que l'accès à You Tube relève directement de la liberté d'expression garantie par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

La qualité de victime


Les requérants ont, en effet, été déboutés par les tribunaux turcs au motifs qu'ils n'étaient pas les destinataires directs de la décision de blocage. S'appuyant sur l'arrêt  Akdeniz c. Turquie du 11 mars 2014, elle estime en effet que les requérants ne sont pas parties à l'affaire qui a conduit au blocage de You Tube, en raison de la présence de dix vidéos portant atteinte à la mémoire d'Ataturk. 

Il n'en demeure pas moins que la jurisprudence citée n'est tout de même pas tout à fait identique à la présente affaire. Dans l'arrêt Akdeniz, les juges turcs ont décidé le blocage du site Myspace.com au motif qu'il diffusait des oeuvres musicales sans respecter les droits d'auteur. L'atteinte à la liberté d'expression est donc justifiée par la protection de la propriété intellectuelle. On pouvait donc estimer que le requérant, simple usager de Myspace.com n'était qu'une victime indirecte de la mesure, d'autant qu'il écoutait et téléchargeait des enregistrements illicites. 

Dans l'affaire Cengiz et autres, la Cour n'hésite pas à considérer que les requérants sont des victimes directes de l'interdiction d'accès à You Tube. Elle se livre, pour cela, à une appréciation très concrète de leur situation, observant notamment qu'ils utilisent cette plateforme à des fins professionnelles. Bien plus, la Cour reconnait que  "les informations politiques ignorées par les médias traditionnels ont souvent été divulguées par le biais de You Tube, ce qui a permis l'émergence d'un journalisme citoyen".  Cette formulation contient une critique à peine dissimulée des médias traditionnels qui ne pratiquent que fort modestement le journalisme d'investigation, et un hommage à internet qui vient combler cette lacune. De fait, la Cour reconnaît que, "compte tenu de son accessibilité et de son impact potentiel", il n'existait, pour les requérants, aucun équivalent à You Tube. Ils sont donc les victimes directes de la décision de blocage de cette plateforme qui constitue effectivement une atteinte à la liberté d'expression.


Statue équestre d'Ataturk


Une ingérence dépourvue de base légale


La Cour doit ensuite se prononcer sur le caractère justifié ou non de l'ingérence.  Aux termes de l'article 10 de la Convention européenne, celle-ci est justifiée si elle est "prévue par la loi", "inspirée par un ou des buts légitimes" et "nécessaire dans une société démocratique".

En l'occurrence, la Cour considère que l'ingérence n'est pas "prévue par la loi". Une telle décision semble surprenante, et il convient de noter à ce propos l'opinion du juge Lemmens qui constate qu'une loi turque du 4 mai 2007 confère un fondement légal au blocage des sites internet illicites. Aux yeux de la majorité de la Cour, ce texte n'est cependant pas conforme au principe de lisibilité et de prévisibilité de la loi. 

Elle s'appuie sur sa jurisprudence Ahmet Yildirim c. Turquie du 18 décembre 2012, décision intervenue à propos du blocage de l'hébergeur de sites développé par Google, au motif que, là encore, quelques pages de ces sites portaient atteinte à la mémoire d'Ataturk. En l'espèce, la Cour a considéré que la loi du 4 mai 2007 n'autorise pas l'interdiction de l'ensemble des sites hébergés par un fournisseur à cause du contenu de l'une des pages de ces sites. Dès lors que la loi de 2007 ne saurait utiliser une mesure aussi disproportionnée par rapport aux intérêts en cause, aux effets colatéraux si importants pour les internautes, la Cour en déduit que le blocage général et absolu est dépourvu de fondement légal. 

Il n'est donc pas nécessaire, en l'espèce, de vérifier si l'ingérence poursuit un "but légitime" ou est "nécessaire dans une société démocratique", dès lors qu'elle n'est tout simplement "pas prévue par la loi". 

La décision est habile, car elle évite à la Cour de se prononcer sur la loi turque qui interdit de porter atteinte à la mémoire d'Ataturk et, par la même, de revenir sur le sujet sensible des lois mémorielles. En même temps, elle lui permet, alors que la décision n'a plus aucun enjeu concret, d'affirmer clairement qu'internet est un espace de liberté d'expression, au même titre que la presse écrite ou audiovisuelle. La précision n'est pas inutile au moment précis où on entend le leader du parti "Les Républicains" affirmer que "quand on consulte des images de pédophilie, on est un pédophile, quand on consulte des images de djihadistes, on est un djihadiste."

Sur la liberté d'expression : Chapitre 9 du manuel de libertés publiques sur internet.

mardi 1 décembre 2015

L'état d'urgence, quinze jours après

L'état d'urgence est en vigueur depuis le 14 novembre 2015. Il a été prorogé pour trois mois par la loi du 20 novembre 2015. Après deux semaines d'application, certains crient déjà à la dictature et déploient leur mobilisation militante dans la presse et les réseaux sociaux. Elle a au moins l'avantage de montrer que la liberté d'expression n'est pas entravée et que ceux qui l'exercent ne courent aucun danger. Cette agitation a donc quelque chose de rassurant au regard de l'Etat de droit.

Parlons précisément de l'Etat de droit. Nous disposons, pour le moment, de quelques éléments sur la mise en oeuvre de la loi du 20 novembre 2015. Ils sont extrêmement peu nombreux, constitués par des circulaires d'application et par les toutes premières décisions rendues, sur procédure d'urgence, par les tribunaux administratifs. Tous ces éléments doivent être appréciés avec une extrême prudence, tant il est vrai qu'ils sont parcellaires et peut-être destinés à être remis en cause par les décisions intervenant en appel et au fond. Ils concernent, pour le moment, les deux procédures les plus caractéristiques de l'actuel état d'urgence, l'assignation à résidence et la perquisition.

L'assignation à résidence : premières décisions

 

Les premières décisions rendues par les tribunaux administratifs sont mal connues, tout simplement parce que les sites de ces juridictions administratives sont actualisés avec beaucoup de retard, quand ils le sont. Les seules décisions actuellement accessibles sont donc les deux ordonnances de référé rendue par le tribunal administratif de Paris le 27 novembre 2015

Rappelons que les procédures d'urgence utilisées sont celles du droit commun, plus précisément le référé-liberté, prévu par l'article L 521-2 du code de justice administrative (cja). Il permet au juge d'ordonner, dans un délai de 48 heures, "toute mesure nécessaire à la sauvegarde d'une liberté fondamentale" à laquelle l'administration aurait porté une "atteinte grave et manifestement illégale". Encore faut-il que la mesure d'urgence prononcée par je juge soit justifiée par une situation d'urgence caractérisée. 

Dans les deux affaires soumises au tribunal administratif de Paris, celui-ci ne se prononce pas sur la condition d'urgence. Il n'en a pas besoin, dès lors que la condition de fond n'est pas remplie. Aux yeux du juge des référés, le ministre n'a pas commis d'illégalité manifeste en décidant l'assignation à résidence des intéressés.

Le juge s'appuie sur la loi du 3 avril 1955 modifiée par celle du 20 novembre 2015. Elle énonce que l'assignation à résidence peut être prononcée dans un lieu fixé par le ministre de l'intérieur à l'égard d'une personne, dès lors "qu'il existe des raisons de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics". Le juge va donc regarder si l'assignation à résidence est une mesure manifestement excessive par rapport à la menace que représentent les deux requérants pour l'ordre public. 

Dans le premier cas, la défense repose sur l'idée que l'obligation de pointage trois fois par jour qui lui est imposée porte une atteinte excessive à sa liberté de circulation, à sa liberté d'entreprendre et à son droit de travailler. Le requérant est en effet président d'une association dont l'objet est de venir en aide aux familles de détenus musulmans. Le juge observe cependant que la note des services de renseignement sur ses activités n'est pas réellement contestée. Or, elle donne un tout autre visage du requérant impliqué en 2007 dans une filière d'acheminement en Syrie de membres d'Al Qaida et utilisant son association pour recruter des combattants islamistes en milieu carcéral. 

Le second cas est un peu différent, dans la mesure où le requérant invoque l'inexactitude des faits qui lui sont reprochés. En effet, le requérant a été condamné, en 2013, à une peine de trois années d'emprisonnement pour son implication dans une filière terroriste malienne, mais il n'a jamais été incarcéré, contrairement à ce qu'affirme l'arrêté d'assignation à résidence. Le juge estime que cette erreur matérielle est la conséquence d'une demande d'aménagement de la peine qui devait être jugée en janvier 2016. Elle ne concerne en rien la réalité de la condamnation pénale. Sur le fond, la situation est donc identique, d'autant que ce second requérant est soupçonné de vouloir organiser son départ vers la Syrie. 

D'une manière générale, le juge reprend donc à son compte les motifs donnés par l'administration. Ce n'est pas surprenant si l'on considère que ces éléments de fait proviennent des fiches "S" établies par les services de renseignement. Sauf à imaginer un gigantesque complot dans lequel seraient impliqués les services de renseignement, le ministre de l'intérieur visant à assigner à résidence des personnes sans aucun lien avec des activités, cette fiche "S" constitue donc, indirectement, le fondement essentiel de ces deux décisions. 

Indirectement, car nul n'ignore que, dans notre système juridique, le secret de défense nationale est opposable au juge. Ce qui signifie que le tribunal statue sur le fondement d'un dossier fourni par l'administration et établi à partir de la fiche "S". Il ne dispose pas directement de cette fiche. Toutefois, dans l'hypothèse où les justifications fournies lui paraîtraient sommaires ou peu convaincantes, il pourrait toujours ressortir l'ancienne jurisprudence Coulon du 11 mars 1955. Il demanderait alors au ministre de l'intérieur "tous éclaircissements" nécessaires à son appréciation. Et si ces éléments ne lui sont pas fournis, rien ne lui interdit de rendre alors une décision suspendant ou annulant l'assignation à résidence. 

Certes, on préférerait que le juge administratif puisse avoir accès aux pièces classifiées, mais cette prohibition n'a rien à voir avec l'état d'urgence. En outre, la jurisprudence Coulon constitue un moyen de pression non négligeable sur l'administration. L'assignation à résidence n'est donc pas en dehors de l'Etat de droit, dès lors que le contrôle du juge s'exerce finalement dans les conditions du droit commun.


L'Affaire Tournesol. Hergé. 1956

Les perquisitions : la circulaire "Pepper Grill"


Dans le cas des perquisitions, l'analyse est plus délicate car les juges ne se sont pas encore prononcés, du moins à notre connaissance. Or, le Premier ministre a annoncé, le 1er décembre, que plus de 2000 perquisitions avaient eu lieu depuis le 13 novembre, suscitant plus de 250 procédures judiciaires et 210 gardes à vue. Envisagée sur un strict plan quantitatif, la procédure ne semble donc pas se heurter à des difficultés sérieuses.

Il n'en demeure pas moins que la presse s'est fait l'écho de perquisitions pour le moins étranges, notamment celle effectuée dans un restaurant Pepper Grill de Saint Ouen l'Aumône. Il semble que des portes aient été cassées alors qu'il suffisait de les ouvrir, et qu'aucun contrôle d'identité n'ait été effectué alors même que l'ordre de perquisition mentionnait la recherche de "personnes, armes et objets liés à des activités terroristes". 

Pour éviter ce type de dérapage, le ministre de l'intérieur a diffusé auprès des préfets une circulaire du 25 novembre 2015, rappelant les principes généraux gouvernant la pratique des perquisitions, et précisant que "l'état d'urgence n'est en aucune façon une dérogation à l'Etat de droit". Il reprend ainsi les principes du droit commun des perquisitions, notamment le respect des biens et des personnes. Plus précisément, il affirme que la perquisition doit reposer sur des éléments objectifs, "le critère déterminant étant les raisons sérieuses de penser que ce lieu est fréquenté par une personne dont le comportement menace l'ordre ou la sécurité publics".

La circulaire insiste enfin sur l'articulation entre les procédures administrative et judiciaire. Une perquisition administrative se transforme, en effet, en perquisition judiciaire de droit commun dès qu'un objet est saisi. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle la loi prévoit la présence d'un officier de police judiciaire pendant toute la procédure. 

Cette circulaire aurait sans doute pu intervenir plus tôt, mais sa lecture montre, là encore, un rappel des principes qui sont ceux du droit commun. 

On pourra évidemment objecter que la perquisition comme l'assignation à résidence reposent  sur la recherche et le contrôle de personnes dont on a "des raisons de penser" que le "comportement menace l'ordre ou la sécurité publique". Cette formulation est imprécise et il appartiendra au juge administratif d'en définir les contours. 

Il pourrait s'inspirer, sur ce point, du délit d'association de malfaiteurs en liaison avec une activité terroriste, figurant dans l'article 421-2-1 du code pénal, disposition qui a manifestement inspiré le pouvoir réglementaire, puis le législateur décidant la mise en oeuvre de l'état d'urgence. Ce délit a pour objet de prévenir les attentats en arrêtant ceux qui les préparent, au moment où des actes préparatoires suffisamment graves ont été commis, mais où l'irréparable n'a pas encore eu lieu. Dans ce cas, l'infraction ne réside pas dans les "actes" commis par l'individu, mais sur son comportement général, sur ses fréquentations, sur les sites internet qu'il consulte, sur les éventuelles activités préparatoires en vue d'un éventuel attentat. Ce délit existe depuis la loi du 22 juillet 1996, et les juges en ont fait une application raisonnable qui n'a pas suscité de contestation particulière. Là encore, le contrôle de l'état d'urgence peut donc être effectué selon des principes issus du droit commun.

L'analyse juridique conduit ainsi à relativiser la menace, non pas la menace terroriste qui reste très présente, mais celle de dictature. Cela ne signifie pas que tout excès soit exclu, mais on ne doit pas sous-estimer le contrôle du juge, celui du parlement et, bien entendu, ceux de la presse et des réseaux sociaux. Il est tout de même bien rare de voir une dictature tolérer tant de contre-pouvoirs...




samedi 28 novembre 2015

Le "modèle français" de laïcité devant la Cour européenne des droits de l'homme

L'arrêt Ebrahimian c. France rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 26 novembre 2015 reconnaît la conformité à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme du principe de laïcité "à la française". 

La requérante, Christiane Ebrahimian, a été recrutée en 1999 en qualité d'agent contractuel de la fonction publique hospitalière pour exercer les fonctions d'assistante sociale au sein du service de psychiatrie du Centre d'accueil et de soins hospitaliers de Nanterre (CASH), un établissement public de la Ville de Paris. A l'issue de son contrat d'une année, le responsable lui fait part de sa décision de ne pas le renouveler, décision fondée sur le refus de l'intéressée de renoncer au port du voile, et sur les plaintes formulées à ce sujet par certains patients. Les juges internes ont admis la légalité de ce refus de renouvellement du contrat, et la requérant s'adresse à la Cour européenne, en invoquant une double violation de la liberté de religion (article 9)  et du principe de non-discrimination (article 14) garantis par la Convention européenne.

Le principe de neutralité


Ce refus de renouveler le contrat de la requérante repose sur le principe de neutralité du service public que le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 18 septembre 1986, présente comme le "corollaire du principe d'égalité". Il interdit que le service soit assuré de manière différenciée en fonction des convictions politiques ou religieuses de son personnel ou de ses usagers. A l'époque, le responsable du CASH invoque l'avis mademoiselle Marteaux, rendu par le Conseil d'Etat le 3 mai 2000, qui précise que le principe de neutralité fait obstacle à ce que les agents publics manifestent leurs croyances religieuses dans l'exercice de leurs fonctions. 

La neutralité relève donc à la fois du principe d'égalité et du principe de laïcité. Depuis les faits à l'origine de l'arrêt, faits dont on relève qu'ils sont intervenus une bonne quinzaine d'années avant la décision de la Cour européenne, le principe de neutralité n'a pas été remis en cause. Il a au contraire été considérablement élargi.

Elargissements de la neutralité


Le Conseil constitutionnel a invoqué, dans une décision du 21 février 2013, la "neutralité de l'Etat", évolution substantielle si l'on considère qu'il ne s'agit plus d'une règle de fonctionnement du service public mais d'un principe qui s'applique à l'ensemble des structures étatiques. De son côté, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation, dans la célèbre affaire Baby Loup, a admis le licenciement de l'employée d'une crèche qui refusait d'ôter son voile. Dans un arrêt du 25 juin 2014, elle affirme que le règlement intérieur d'une crèche de droit privé, mais financée par une commune, peut interdire le port du voile. Cette restriction à la liberté religieuse n'est pas excessive dès lors qu'elle a pour objet le respect du principe de neutralité.

Incarnée dans la loi de séparation du 9 décembre 1905, la laïcité française repose à la fois sur la reconnaissance du pluralisme religieux et sur la neutralité de l'Etat, principes que la Cour européenne a reconnus dans son arrêt Dogru c. France du 4 décembre 2008.

La Cour n'hésite pas, d'une manière générale, à considérer qu'un Etat peut imposer des restrictions au port des signes religieux aux fonctionnaires (CEDH 23 février 2010 Ahmet Arslan et autres c. Turquie). Dans le cas de Madame Ebrahimian, la Cour n'éprouve pas davantage de difficulté à élargir ce principe à un agent contractuel qui travaille dans un service public hospitalier, au contact des usagers, c'est-à-dire des patients.

Plus récemment, dans un arrêt SAS c. France du 1er juillet 2014, la Cour précise que le législateur français est libre d'organiser la conciliation entre la liberté religieuse et l'exigence de laïcité, et qu'il peut donc interdire la dissimulation du visage dans l'espace public. C'est donc un nouvel élargissement du principe de neutralité, puisque la Cour passe sans difficulté de la notion d'agent public soumis à l'obligation de neutralité à celle d'espace public, sur lequel la loi peut un imposer une contrainte.

L'étude de la jurisprudence de la Cour conduit ainsi à distinguer deux grandes approches du principe de laïcité, approches différentes et toutes deux jugées conformes à l'article 9 de la Convention européenne.

Plantu. Le Monde. 8 mars 2014



La laïcité pour protéger les religions contre l'Etat


La première conception de la laïcité, résolument anglo-saxonne, vise à mettre les religions à l'abri d'éventuelles menaces venant de l'Etat. C'est évidemment la position américaine, et on sait qu'elle conduit à une conception extensive du droit d'exercer sa religion, voire de l'afficher publiquement. On trouve de nombreuses traces de cette approche dans la jurisprudence de la Cour européenne.

C'est ainsi que les ingérences étatiques dans la liberté religieuse sont étroitement encadrées. Aux termes de l'article 9, elles ne peuvent intervenir que si elles sont nécessaires à la "sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publique, ou à la protection des droits et libertés d'autrui". La Cour s'assure de la réalité de cette finalité, et affirme régulièrement que cette liste est exhaustive (CEDH, 14 juin 2007, Sviato-Mykhaïlivska-Parafiya c. Ukraine). En dehors de ces buts légitimes étroitement définis, la Cour affirme que l'Etat ne peut intervenir dans l'organisation et le fonctionnement des organisations religieuses. Elle sanctionne ainsi le refus des autorités de la pseudo "République turque de Chypre du Nord" de nommer un prêtre orthodoxe dans cette région (CEDH, 10 mai 2001, Chypre c. Turquie). De la même manière, la Cour interdit à l'Etat d'entrer dans les querelles religieuses, par exemple en refusant de reconnaître une organisation religieuse, au motif qu'elle constituait un groupe schismatique par rapport à l'Eglise orthodoxe (CEDH, 13 décembre 2001, Eglise métropolitaine de Bessarabie c. Moldova).

La laïcité pour protéger l'Etat des religions


Le droit français de la laïcité repose sur une autre logique. Il vise d'abord à empêcher la pression des religions sur l'Etat. Il faut se souvenir que la loi de 1905 a été votée à une époque où le législateur voulait limiter l'influence de congrégations, alors très actives politiquement et, dans leur majorité, opposées au régime républicain. La neutralité est le volet juridique de cette démarche, qui interdit toute manifestation des convictions religieuses dans les activités liées au service public et, d'une manière générale, à l'Etat.

L'arrêt Ebrahimian montre, une nouvelle fois, que la Cour n'est pas opposée à cette approche française  de la laïcité. Elle rappelle, très clairement, qu'il "ne lui appartient pas de se prononcer sur le modèle français" de laïcité, démonstration nette de cette reconnaissance d'un "modèle français".

La Cour européenne laisse ainsi aux Etats le soin de définir eux-mêmes leur conception de la liberté de religion. Contrairement à ce que certains affirment, la définition que l'on peut qualifier d'"anglo-saxonne" n'a rien de dominant, et le droit français n'est donc pas tenu de laisser les différents groupes religieux afficher leurs convictions dans l'espace public. Ceux qui considèrent que le port du voile relève de la "liberté" des femmes ne font ainsi qu'affirmer des convictions qui leur sont propres et non pas la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Au contraire, celle-ci n'interdit pas au droit français de considérer qu'il s'agit là d'une vision communautariste qui ne repose pas sur la liberté des femmes mais conduit au contraire à leur asservissement.

Sur le principe de neutralité et le port du voile : Chapitre 10, section 1 du manuel de libertés publiques sur internet.


dimanche 22 novembre 2015

Les invités de LLC : Serge Sur : Etat d'urgence : l'urgence de la réforme constitutionnelle


La seconde contribution du débat, ouvert par LLC, sur la révision constitutionnelle relative à l'état d'urgence est rédigée par Serge Sur, Professeur émérite à l'Université Panthéon-Assas.


A la suite des massacres du 13 novembre et des réactions qu’ils ont suscitées, deux questions d’ordre constitutionnel ont été immédiatement soulevées. D’abord, l’état d’urgence aussitôt mis en œuvre sur une base simplement législative doit-il acquérir un statut constitutionnel en étant formellement inscrit dans le texte du pacte fondamental ? Ensuite, le moment est-il opportun pour procéder à une révision constitutionnelle, dans une situation de crise qui pourrait fermer le débat ? Il s’agit là de questions de politique juridique, liées à la recherche d’une efficacité maximale contre le terrorisme sans pour autant sacrifier outre mesure les protections juridiques des droits et libertés individuelles.

Le droit des circonstances exceptionnelles, droit banal


Observons d’abord que tous les systèmes juridiques connaissent, de façon préconçue ou non, des régimes de circonstances exceptionnelles qui permettent de porter atteinte à la légalité ordinaire. C’est vrai en droit international : légitime défense, compétences et pouvoirs du Conseil de sécurité correspondent à un droit d’exception. C’est le cas également des différents registres du droit interne : circonstances exceptionnelles du droit administratif, force majeure, état de nécessité du droit privé… C’est vrai aussi du droit constitutionnel, avec  pour la France l’article 16 et l’article 36 relatif à l’état de siège. Au fond, la légalité ordinaire est un droit du petit temps, des jours paisibles, de la vie simple et tranquille, et ces droits d’exception un droit du gros temps, de la tempête.

Un trait commun de tous ces régimes est qu’ils ont pour but et pour objet de permettre un retour aussi rapide que possible au droit commun, qu’ils mettent provisoirement de côté, au moins partiellement, mais pour mieux le rétablir. Il faut donc les concevoir non comme un échec du droit, mais bien au contraire comme un mécanisme de sauvegarde qui tend à son rétablissement. Naturellement, politique juridique encore, un équilibre doit être assuré, une adéquation entre les situations, les mesures prises et le maintien dans toute la mesure possible des règles ordinaires. Convenablement organisé et mis en œuvre, ce droit d’exception n’est nullement une porte ouverte à l’arbitraire. Il peut même être la meilleure manière de conserver un cadre juridique organisé et de revenir à l’ordre des jours.

Ces prémisses étant rappelées, quel est l’intérêt de prévoir formellement l’état d’urgence dans la Constitution française ? Et comment le faire ?

Trois situations, trois régimes


Deux articles concernent déjà des situations exceptionnelles, le célèbre article 16, pour certains la négation de l’ordre constitutionnel et pour d’autres son couronnement, et l’article 36 sur l’état de siège. Il semble logique d’y adjoindre un troisième régime, celui de l’état d’urgence. Les trois répondent en effet à des situations différentes et leur apportent des solutions distinctes : le premier concerne la survie même de l’Etat, le second l’hypothèse d’une guerre classique menaçant ou occupant le territoire. L’état d’urgence correspond quant à lui à des atteintes à la société civile, qui mérite de bénéficier des mêmes protections que l’Etat ou le territoire.

L’article 16 permet au président de concentrer tous les pouvoirs de la République dans des conditions de gravité extrême, où la décomposition de l’Etat, son existence même sont en jeu. On sait que l’effondrement de l’Etat en 1940 en est l’origine. Même si le risque aujourd’hui semble abstrait, pourquoi se priver de cette clause ultime de sauvegarde ? Même la Cour internationale de Justice a reconnu, dans un avis consultatif du 8 juillet 1996, que le droit à la vie des Etats pouvait ne pas exclure que l’on écarte les garanties fondamentales du droit humanitaire.

L’article 36 sur l’état de siège, qui organise le transfert des pouvoirs civils aux autorités militaires est une sorte de réplique de l’état de guerre impliquant des armées et des combats traditionnels. Il est tout à fait inadapté au terrorisme et autres atteintes aux sociétés civiles – ce qui ne veut pas dire que les forces armées n’aient pas leur rôle à jouer, mais toujours sous autorité civile, puisque l’on a affaire à une criminalité politique qui appelle des stratégies sécuritaires élargies.

A cela répond l’état d’urgence, qui permet d’investir l’autorité politique de responsabilités accrues et de pouvoirs de décision renforcés. Reste sans doute à les articuler avec des contrôles adaptés, notamment avec un rôle spécifique du parlement. Mais ce serait une erreur que de vouloir réunir ces trois régimes, avec l’arrière-pensée d’un assassinat par enthousiasme de l’article 16 et d’un désarmement sournois de la constitution. Aussi bien la confusion que l’hyper réglementation juridique seraient contre productives : pas davantage que le terrorisme n’est soluble dans les larmes, la politique n’est soluble dans le droit.   

Chappatte. International New York Times. 19 novembre 2015



Immuniser internationalement les régimes constitutionnels d’exception   


L’un des grands avantages de la constitutionnalisation est de faire échapper ces régimes aux contraintes des traités internationaux. On oppose souvent les règles relatives aux droits de l’homme, celles notamment de la Convention européenne, à toute législation d’exception. Mais en droit français le droit international ne s’applique qu’en vertu de la Constitution et ne saurait donc lui être supérieur. Tout juge qui ferait prévaloir une décision internationale sur la constitution commettrait une forfaiture. L’article 54 de la Constitution subordonne en outre formellement les traités aux règles constitutionnelles.

Alors on opposera la sagesse des juridictions internationales à l’arbitraire étatique : mais quid  de l’arbitraire de ces juridictions ? Pourrait-on modifier la constitution par la voie de traités internationaux ? Qui contrôle ces tribunaux ? Quels sont les recours ? Où est leur légitimité par rapport à l’ordre constitutionnel démocratique ? Quelles sont leur connaissance et leur capacité d’appréciation de situations qui leur sont étrangères ? Il est de bonne politique juridique que l’état d’urgence constitutionnalisé bénéficie du même privilège de juridiction que l’article 16 et l’article 36, puisque son contrôle efficace ne relèvera que de juridictions internes. Il appartiendra à la loi organique prévue de concilier des exigences qui ne sont qu’apparemment contradictoires.

Pour une révision constitutionnelle rapide

 

Il s’agit de politique juridique, non de spéculation doctrinale : la question de l’opportunité, ou du choix du moment d’une telle réforme est primordiale. Un argument souvent invoqué contre l’idée d’une réforme rapide est qu’un tel changement du pacte fondamental appelle une réflexion approfondie, des commissions, des débats, des controverses, la recherche d’un consensus. On ne réforme pas dans la précipitation et la rupture. Là encore, toute l’expérience nationale va contre cette idée, qui revient à étouffer les réformes, tout comme sur un autre plan la soumission aux traités internationaux enfermerait ces régimes dans un labyrinthe dont rien ne pourrait sortir.

La Constitution de 1958 ne sort-elle pas d’une crise, reprenant nombre de projets que la IVe République ne pouvait faire aboutir ?  La réforme de 1962 conduisant à l’élection du président au suffrage universel direct n’est-elle pas le fruit d’un attentat ? Lorsque, en 1971, le Conseil constitutionnel décide de contrôler le fond des lois par rapport au Préambule de la Constitution, ne modifie-t-il substantiellement l’équilibre des pouvoirs publics constitutionnels sans délibération collective préalable ?

Contre épreuve, les modifications concertées et réfléchies ont-elle été si heureuses ? Quid du quinquennat, dont on est loin d’avoir mesuré conséquences et inconvénients ? Et la réforme de 2008, issue de la Commission Balladur, qui affaiblit le Premier ministre en permettant aux ministres évincés de reprendre automatiquement leur siège au Parlement tout en limitant le recours à l’article 49 § 3 ? Qui ne dit rien de la place des règles internationales dans l’ordre interne, question s’il en est qui appellerait une clarification ? Qui institue certes la QPC mais ne modifie ni la composition ni la procédure du Conseil constitutionnel ?

En bref et puisqu’il faut conclure, la réforme constitutionnelle est non seulement opportune mais aussi urgente. Il faut saisir le momentum. Si elle n’intervient pas avant Noël, elle sera gravement compromise. Et pour être aussi efficace que visible, elle doit être simple : conférer à l’état d’urgence le même statut qu’à l’article 16 et à l’article 36, sans les confondre.

vendredi 20 novembre 2015

Les invités de LLC : Vincent Souty : Oui, il faut réviser l'article 16 (mais pas n'importe comment)

Liberté Libertés Chéries ouvre le débat sur le projet de révision visant à introduire l'état d'urgence dans la Constitution. Aujourd'hui, la parole est donnée à Vincent Souty, docteur en droit, juriste au Cabinet Eden Avocats. Il est l'auteur d'une thèse portant sur "la constitutionnalisation des pouvoirs de crise : essai de droit comparé", soutenue le 31 janvier 2015.

Le Président de la république a annoncé sa volonté de réformer la Constitution en vue de réviser les différents régimes de pouvoirs de crise.

Si l'on peut mettre en doute de la légitimité démocratique d'une révision faite à la va-vite qui serait tout, sauf anodine, le constat dressé par le Président est exact. L'article 16 de la Constitution, notamment, n'est pas adapté car il est beaucoup trop permissif et ne respecte en aucune manière les standards internationaux dégagés ces dernières décennies en matière de pouvoirs de crise.

Pour le dire autrement, et si l'on s'en tient à l'espace formé par les États soumis à la juridiction de la Cour européenne des droits de l'Homme ou à celle de la Cour interaméricaine, l'article 16 de la Constitution de 1958 constitue une anomalie contraire à l’État de droit, et quasi unique en son genre. 

Dès lors, et quitte à proposer une réécriture de cet article, autant l'engager en toute connaissance de cause et essayer de se conformer, une fois n'est pas coutume, au régime international de l'état d'exception. Et pour cela, il n'est pas inutile d'aller voir ce qui peut se faire à l'étranger.

Il faut espérer que, si le Constituant se saisit réellement de la question, il ne se contente pas d'une vague relecture du rapport rendu par le Comité Balladur. Ce dernier n'apporte en effet à la question des pouvoirs constitutionnels de crise, aucun élément nouveau de réflexion et apparaît aujourd'hui à peu près totalement inutile.

La présente contribution se propose de soulever quelques éléments de réflexion à propos d'un hypothétique nouvel article 16. Il ne s'agira que de présenter quelques uns des points les plus importants qui devraient être soumis à la réflexion du Constituant français. Les suggestions présentées ici sont inspirées par des exemples étrangers.

I - Le Jus ad tumultum, ou la mise en oeuvre de l'état d'exception

  

D'abord, il apparaît nécessaire d'implique le Parlement dans la mise en oeuvre d'un état d'exception. Deux choix sont envisageables : lui donner un rôle de premier plan en lui conférant le pouvoir d'autoriser a priori la mise en oeuvre de l'état d'exception ou, au moins, lui donner le rôle de ratifier, dans un bref délai, le déclenchement, à peine de caducité. 

Prévoir un contrôle de constitutionnalité de la décision de mettre en œuvre l'état d'exception n'est pas inenvisageable même si cela ferait pousser des cris d'orfraie aux thuriféraires d'un exécutif fort. Le fait est qu'un tel contrôle est prévu en Colombie, Équateur, République dominicaine et Slovaquie et qu'il a permis à la Cour constitutionnelle colombienne d'effectuer un tel contrôle qui a réduit drastiquement le recours à l'état d'exception par l'exécutif.

La durée de mise en œuvre des pouvoirs de crise doit être dès le départ définie et brève. Une prorogation doit être possible sous réserve d'une approbation préalable du Parlement, qui voterait selon le système de l'« escalier super-majoritaire » que Bruce Ackerman a emprunté à la Constitution sud-africaine : à chaque nouvelle prorogation, une majorité de plus en plus importante de Parlementaires est requise. Cela permet de s'assurer que la nécessité de mettre en œuvre l'état d'exception est largement partagée.

Enfin, même si une telle précision peut paraître anecdotique, imposer aux autorités de notifier la mise en œuvre d'un état d'exception auprès de l'ONU (au titre de l'article 4 du PIDCP) et du Conseil de l'Europe (au titre de l'article 15 de la Convention européenne), à peine de caducité de l'état d'exception apparaît comme un bon moyen de s'assurer du bon respect de nos obligations internationales (c'est le cas en Équateur notamment). 

À ce titre, on remarquera qu'à ce jour, aucune notification n'a été transmise, ni à l'ONU, ni au Conseil de l'Europe à propos de l'état d'urgence. Or, en 2005, le gouvernement avait pris bien soin de notifier, trois mois trop tard néanmoins, la mise en oeuvre de l'état d'urgence auprès du Secrétariat général de l'ONU, mais rien n'avait été fait auprès du Secrétariat général du Conseil de l'Europe...

Etat de siège. Costa Gavras. 1973


II - Le Jus in tumultu, ou que peut-on faire durant un état d'exception ?

Avant tout chose, et c'est l'un des points fondamentaux que l'on retrouve dans quelques constitutions : les mesures adoptées ne doivent pas avoir vocation à perdurer ; elles sont temporaires. On ne doit pas pouvoir légiférer dans le temps en période exceptionnelle. Il faut donc prévoir la caducité automatique des mesures adoptées sous l'empire d'un état d'exception (c'est le cas en Allemagne, au Brésil, Chili, à Chypre, en Finlande, Grèce, Hongrie, au Liechtenstein et au Monténégro).

S'il n’apparaît pas spécialement efficace de lister une série de droits auxquels il peut être dérogé, en revanche, la technique des droits indérogeables, dès lors qu'elle s'impose au surplus en vertu de nos obligations internationales devrait être modifiée. Il devrait être explicitement précisé que rien ne pourrait justifier des atteintes ou des restrictions au droit à la vie, à l'interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants, de l'esclavage, à la prohibition des discriminations, au respect du principe de légalité des délits et des peines.

Surtout, des garanties juridictionnelles doivent être prévues : dans les États latino-américains, la Constitution prévoit ainsi qu'il n'est pas possible de porter atteinte aux recours en habeas corpus, qui est ainsi considéré comme un droit indérogeable.

Le rôle des organes non bénéficiaires des pouvoirs de crise doit en outre être précisé. Au premier chef, bien évidemment le Législateur ; il apparaît important de clarifier ainsi les relations avec l'exécutif (une motion de censure est-elle envisageable?).

Mais les autres organes de l’État ne doivent pas être mis de côtés : le statut des juges, des autorités constitutionnelles ou administratives (Défenseur des droits, Contrôleur général des lieux de privation de liberté) sous l'empire d'un état d'exception doit être garanti. Quelques constitutions, notamment en Amérique latine, confortent le rôle de la Defensoría del Pueblo (c'est le cas en Bolivie).

Il peut être également utile d'évoquer les mandats électifs : peuvent-ils être prorogés ? Il n'est pas toujours facile d'organiser une élection en des temps troublés.

En guise de conclusion...



Par définition, il est inconcevable d'imaginer vouloir enserrer l'exception dans un ensemble normatif, aussi détaillé soit-il. Le meilleur régime juridique imaginable peut être détourné et les exemples sont légions, en Europe comme en Amérique.

La meilleure arme contre un pouvoir qui deviendrait oppressif reste la résistance à l'oppression, solennellement proclamée dans les grandes déclarations révolutionnaires du XVIIIe siècle.

Pour autant, si l'on accepte le principe même de pouvoirs constitutionnels de crise, mieux vaut s'entourer de garde-fous afin d'essayer d'assurer, autant que faire se peut, que des abus de seront pas commis.