« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 6 juillet 2015

Transcription de l'état civil de l'enfant né par GPA, dernier épisode

Les deux décisions rendues par l'Assemblée plénière de la Cour de cassation le 3 juillet 2015 marquent la fin d'un conflit qui durait depuis trop longtemps. La Cour était saisie du refus de transcription sur le registre de l'état civil français de l'acte de naissance de deux enfants nés en Russie de pères français. Elle sanctionne ce refus, considérant que le fait que ces naissances aient été le fruit d'une gestation pour autrui (GPA) est sans influence sur le droit de ces enfants d'avoir un état civil français.

Bien entendu, cette décision ne remet aucunement en cause l'interdiction du recours à la GPA en droit français, interdiction qui n'empêche nullement un couple d'aller en bénéficier dans un pays où elle est licite. La question posée est donc celle du statut juridiques des enfants qui sont nés d'une GPA pratiquée à l'étranger.  Toute leur vie doit-elle être marquée par les conditions de leur naissance ? Convient-il, au contraire, d'oublier ces conditions pour leur permettre de mener une vie normale, comme n'importe quel autre enfant ? La Cour de cassation se prononce, enfin, pour la seconde solution.

GPA et nationalité


Observons qu'il ne faut confondre nationalité et état civil. La question de la nationalité de ces enfants nés par GPA est déjà résolue, à l'issue d'un autre combat, tout aussi rude. La circulaire Taubira du 25 janvier 2013 a en effet autorisé la délivrance de certificats de nationalité française aux enfants nés à l'étranger par GPA. Ce texte se borne à rappeler les termes de l'article 18 du code civil, selon lesquels : "Est français l'enfant donc l'un des parents au moins est français". Un enfant né par GPA à l'étranger est donc reconnu par son père français. Sur ce seul fondement, il a le droit d'avoir la nationalité française. 

Ce texte, qui ne fait qu'appliquer la loi, a pourtant suscité l'ire des milieux catholiques qui ont  voulu y voir un encouragement à la GPA pour les couples homosexuels. Ils ont donc saisi le Conseil d'Etat pour lui demander d'annuler cette circulaire. Dans un arrêt du 12 décembre 2014 Association des juristes pour l'enfant, le Conseil a rejeté leur requête. S'appuyant sur le droit de l'enfant au respect de sa vie privée, il estime qu'un enfant né par GPA a le droit d'avoir la nationalité de ses parents, élément essentiel de sa vie familiale.


La jurisprudence Mennesson



Les deux décisions du 3 juillet 2015 viennent compléter cette jurisprudence, cette fois en matière d'état civil. De prime abord, ces arrêts peuvent être analysés comme la mise en oeuvre des deux décisions de la Cour européenne Mennesson c. France et Labassee c. France rendues le 26 juin 2014. Les époux Mennesson avaient obtenu d'un tribunal californien la reconnaissance de la filiation de leurs deux jumelles nées à San Diego d'une convention de GPA. 

Dans un arrêt du 17 décembre 2008, la Cour de cassation avait, à l'époque, refusé la transcription de l'état civil de ces enfants dans les registres français, estimant que le jugement américain violait la "conception française de l'ordre public international".  Nés d'une convention illégale en droit français (mais légale dans le pays où ils sont nés), ces enfants devaient donc assumer, leur vie durant, les conséquences de cette illégalité.

Dans ses décisions du 26 juin 2014, la Cour européenne s'appuie sur l'article 3 de la Convention internationale sur les droits de l'enfant, disposition qui fait partie du droit positif français. Il affirme, ce qui devrait d'ailleurs être une évidence, que l'intérêt supérieur de l'enfant doit guider toutes les décisions le concernant. Dans le cas des jumelles Mennesson, l'intérêt des enfant est d'avoir un état civil français, élément de leur identité au sein de la société française à laquelle elles appartiennent.

La jurisprudence Mennesson a été immédiatement appliquée par les juges du fond français. Le tribunal de grande instance de Nantes a ainsi ordonné, le 13 mai 2015, au procureur de la République de cette ville la transcription sur les registres d'état civil français des actes de naissance de trois enfants né en Ukraine, en Inde et aux Etats-Unis par GPA.


 Dumbo. Walt Disney. 1941

 

La Cour de cassation, dernier bastion de résistance



La Cour de cassation, en revanche,  se présentait comme le dernier bastion de résistance aux droit des enfants nés par GPA. Elle se rend aujourd'hui, mais le rapport du procureur général montre que ce ralliement ne s'est pas fait sans difficultés. Le procureur regrette ainsi que la reconnaissance en France des actes d'état civil étrangers ne fasse pas l'objet d'un contrôle d'exequatur, c'est à dire d'un acte interne donnant force exécutoire à un jugement étranger. L'article 47 du code civil énonce au contraire que "Tout acte de l'état civil des Français et des étrangers fait en pays étranger et rédigé dans les formes usitées dans ce pays fait foi", sauf s'il est irrégulier ou falsifié. Tel n'est pas le cas en l'espèce, puisque les conventions de GPA sont licites en droit russe.

En l'absence de fondement textuel, le procureur général a suggéré d'accorder la transcription sur les registres de l'état civil des enfants nés par GPA à la condition que le reconnaissance de paternité repose sur une réalité biologique. A une époque où il est acquis que la maternité et la paternité relèvent davantage d'une possession d'état que de la biologie, cette position a quelque chose de surprenant. L'inscription sur les registres d'état civil ne peut pas être refusée aux enfants adoptée, ni à ceux nés par insémination avec donneur (IAD), voire à l'issue d'un double don de sperme et d'ovule avant réimplantation de l'embryon (Fivette). Le droit français a donc totalement détaché l'état civil du lien biologique et y revenir serait certainement apparu anachronique. C'est certainement la raison pour laquelle la Cour a refusé de se rallier à la position du Procureur général, et choisi d'appliquer simplement la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme.
 

La décision s'inscrit ainsi dans une évolution parfaitement logique. Elle assume la dissociation désormais actée entre le lien juridique de filiation et la réalité biologique. Surtout, elle place les opposants à cette reconnaissance en face de leurs propres contradictions. Pour eux en effet, le fait de recourir à une convention de GPA conduit à traiter l'enfant comme un objet. Ils en déduisaient, charitablement, que l'enfant né dans ces conditions devait être considéré comme un objet tout au long de sa vie. Il n'avait donc pas le droit d'obtenir la nationalité et l'état civil de ses parents, c'est-à-dire de ceux qui l'ont désiré et qui l'élèvent. La décision de la Cour de cassation considère au contraire, et c'est ce qu'affirme le droit positif, que l'enfant est un sujet de droit dès sa naissance, quelles qu'en soient les conditions. Il a donc le droit de mener une vie familiale normale au sein de la famille où il grandit.

On ne remerciera jamais assez les opposants au mariage pour tous et tous ceux qui considéraient que l'enfant né par GPA était marqué du péché originel. Grâce à eux, la jurisprudence sur les droits de l'enfant a fait des progrès considérables.

vendredi 3 juillet 2015

Et si le Conseil constitutionnel osait l'Habeas Data ?

La loi sur le renseignement est actuellement devant le Conseil constitutionnel, après une triple saisine du Président de la République, du Président du Sénat et de soixante députés. 

La saisine du Président de la République, inédite sous la Vè République, a quelque peu masqué le débat de fond. On a même vu le Président du Conseil constitutionnel, Jean-Louis Debré, affirmer sur BFM que le Président de la République ne pouvait effectuer une "saisine blanche", c'est-à-dire une saisine dépourvue d'arguments juridiques. Même en cherchant soigneusement dans la Constitution et dans les textes gouvernant le fonctionnement du Conseil, on ne trouve pas le fondement juridique d'une telle affirmation. Au demeurant, lorsque le Conseil est saisi de la conformité d'un traité à la Constitution, il s'agit toujours d'une "saisine blanche", et personne ne s'en est jamais offusqué. Quoi qu'il en soit, les services de l'Elysée ont transmis une saisine qui n'est pas "blanche", mais qui n'est pas non plus très argumentée.

Sur le fond, chacun avance ses arguments. Des mémoires d'"amicus curiae" sont diffusés sur internet, même si chacun sait qu'ils ne peuvent être produits dans le contrôle de constitutionnalité a priori . Ils témoignent de l'intérêt de la société civile pour le projet de loi "renseignement", et de la volonté de s'approprier le débat juridique. Mais ils montrent aussi qu'au fil des années le droit constitutionnel est devenu de plus en plus technique, peut-être trop, et que l'on ne peut plus s'improviser constitutionnaliste. 

Quoi qu'il en soit, les arguments seront certainement très nombreux, mais on peut penser qu'ils seront de trois ordres. 

Intelligibilité et accessibilité de la loi


Le principe d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi est souvent invoqué dans les saisines du Conseil constitutionnel, mais il ne donne que rarement lieu à une déclaration d'inconstitutionnalité. En l'espèce, il est vrai qu'un bon nombre de dispositions de la loi cultivent un certain flou. 

C'est ainsi que le nouvel article L 811-3 du code de la sécurité intérieure (csi) énonce que les interceptions de correspondances privées peuvent être justifiés par les "intérêts majeurs de la politique étrangère" ou "les intérêts économiques, industriels et scientifiques majeurs". A partir de quel seuil un intérêt mineur devient-il un intérêt "majeur" ? Qui apprécie ce seuil ? Voilà évidemment des questions auxquelles il est difficile de répondre. 

Il en est de même de la référence aux "informations et documents" auxquels les services de renseignement peuvent avoir accès (art. L 851-1 csi). Cette formulation figurait déjà dans le texte de la loi de programmation militaire du 18 décembre 2013. Dans son communiqué du 20 décembre 2013, puis dans sa délibération du 4 décembre 2014, la CNIL a elle-même dénoncé "le recours à la notion très vague d'"informations et documents". Bien que figurant dans le chapitre du code de la sécurité intérieure relatif à l'accès aux données de connexion, cette formulation semble en effet autoriser la communication de l'ensemble des données personnelles et non plus seulement des données de connexion. Là encore, la démarche manque pour le moins de clarté.

Le Conseil constitutionnel considère le principe d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi comme un objectif à valeur constitutionnelle. Il précise que la loi est intelligible et accessible lorsque la norme est précise et non équivoque. Il affirme que ce principe est nécessaire pour protéger les sujets de droit d'une interprétation contraire à la Constitution, voire tout simplement de l'arbitraire administratif. Tout cela n'est guère contestable, mais l'énoncé de ce principe est d'autant plus solennel qu'il n'est presque jamais utilisé dans une déclaration d'inconstitutionnalité. Il est vrai que, dans une décision du 29 décembre 2005, le Conseil sanctionne sur ce fondement une disposition fiscale "qui atteint un niveau de complexité telle qu'elle devient inintelligible". Il en est de même d'une réforme du scrutin sénatorial dans une décision du 24 juillet 2003. La plupart du temps cependant, le Conseil écarte cet argument, et va chercher la clarté qui manque dans les travaux préparatoires de la loi (par exemple, dans sa décision du 18 juillet 2001).


Edgar Allan Poe. La lettre volée. Illustration. 1844

Vie privée et contrôle de proportionnalité


Le second argument qui sera développé devant le Conseil constitutionnel consistera à lui demander d'exercer son contrôle de proportionnalité. La question est alors la suivante : le dispositif de contrôle prévu par la loi porte-t-il une atteinte excessive aux libertés constitutionnelles et plus particulièrement à la vie privée ? 

Là encore, les chances de succès sont assez maigres. Il est vrai que le droit au respect de la vie privée a acquis valeur constitutionnelle, le Conseil l'ayant rattaché à l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Dans sa décision du 2 mars 2004, le Conseil affirme qu'il appartient au législateur, sur le fondement de l'Article 34 de la Constitution, d'assurer la conciliation entre la sauvegarde de l'ordre public et le droit au respect de la vie privée.

Le contrôle du Conseil consiste à apprécier les intérêts en cause et il faut bien reconnaître que la lutte contre le terrorisme est considérée comme justifiant des atteintes relativement graves à la vie privée. Dans sa décision du 25 mars 2014, il considère ainsi que le recours à la géolocalisation est licite lorsqu'elle vise à poursuivre les auteurs ou les complices d'actes de terrorisme.

Pour exercer ce contrôle de proportionnalité, il faudrait que le Conseil constitutionnel affirme clairement que la loi renseignement n'est pas une loi antiterroriste. Ce serait la vérité, mais osera-t-il aller directement à l'encontre du discours dominant ?

L'article 66 de la Constitution


Reste à envisager l'argument le plus intéressant, celui reposant sur l'article 66 de la Constitution, qui  énonce que l'autorité judiciaire est "gardienne de la liberté individuelle". Or, le juge judiciaire est totalement absent de la loi renseignement. Pour encadrer les pratiques des services, elle prévoit la création d'une nouvelle autorité administrative indépendante : la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR). Même si trois magistrats de l'ordre judiciaire font partie de ses treize membres, il s'agit d'une autorité purement administrative. Elle n'intervient que pour faire des "recommandations" sur les demandes de captation de données personnelles et le pouvoir de décision appartient au ministre compétent. Et si sa "recommandation" n'est pas suivie, elle peut seulement saisir le Conseil d'Etat. Ce recours est également ouvert à la personne qui pense être l'objet d'une interception. Le Conseil d'Etat fera alors des "vérifications" sans informer l'intéressé du contenu de leur contenu, procédure dont l'intérêt est vraiment très limité. In fine, c'est  la juridiction administrative qui exerce le contrôle, dans une formation spécialisée composée de membres habilités secret-défense. Dans l'hypothèse où une le recours pose une question de droit d'un intérêt particulier, il sera possible néanmoins de saisir la section du contentieux.

Le juge judiciaire est donc écarté au profit d'une autorité administrative et du juge administratif en dernier recours. Le problème est que, depuis la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 23 janvier 1987, un tel choix n'est pas inconstitutionnel, à la condition qu'il soit justifié par une préoccupation de "bonne administration de la justice". 

Vers l'Habeas Data ?


Le Conseil constitutionnel effectue son contrôle à partir d'une conception étroite du principe de sûreté, limité à ce que le droit britannique appelle l'"Habeas Corpus". Il désigne seulement la situation de la personne qui n'est ni arrêtée ni détenue. L'article 66 n'est donc utilisé que pour sanctionner une atteinte à la liberté de circulation, par exemple une détention arbitraire (par exemple : décision QPC du 17 décembre 2010). Dans sa décision sur la géolocalisation du 25 mars 2014, le Conseil affirme ainsi que le recours à ce procédé de repérage doit être décidé par le juge judiciaire. Mais cette référence à l'Article 66 s'explique par le fait que la géolocalisation est utilisée dans le cadre d'une enquête judiciaire qui vise à rechercher et à arrêter des auteurs d'infractions graves. On est donc bien loin de l'activité de services de renseignement qui sont des services de nature administrative.

Les chances de succès ne sont pas nulles mais, disons-le franchement, elles sont plutôt faibles.... Sauf si le Conseil constitutionnel décide un élargissement du principe de sûreté. Pourquoi la protection des données personnelles ne deviendrait-elle pas un élément de la sûreté ? Pourquoi l'Habeas Data ne serait-il pas un élément de l'Habeas Corpus ?

La protection de la personne ne se limite pas à son corps, mais à la bulle d'intimité qui l'entoure et qui est un élément de sa personnalité. Aujourd'hui, il est incontestable que les droits de l'homme sont aussi les droits de l'homme "connecté". Le système de protection des libertés devrait en tenir compte. Le Conseil constitutionnel a l'opportunité de prendre, dans les jours qui viennent, une "grande décision". Laissera-t-il passer cette occasion ?


mardi 30 juin 2015

Les contrôles à la frontière franco-italienne ou le référé inutile



Le 29 juin 2015, le juge des référés du Conseil d'Etat a rendu une ordonnance déclarant que les contrôles pratiqués à la frontière franco-italienne et dans sa proximité ne méconnaissent pas le cadre légal. Il a été saisi par des migrants soutenus par des associations qui se donnent pour mission de parler en leur nom, le Groupe d'information et de soutien des immigré(e)s (GISTI), la Cimade, l'association Avocats pour la défense des étrangers, l'Association nationale d'assistance aux frontières pour les étrangers. Tous demandaient au juge d'enjoindre au ministre de l'intérieur de mettre fin à des contrôles d'identité qui se sont multipliés dans le département des Alpes Maritimes, tant à la frontière qu'à l'intérieur du territoire, dans les villes et dans les trains.

Le référé-liberté


Leur action repose sur l'article L 521-2 du code de justice administrative (cja) qui permet au juge, dans un délai de quarante-huit heures, d'ordonner toute mesure nécessaire à la protection d'une liberté fondamentale à laquelle l'administration aurait porté une atteinte manifestement grave et illégale. Il appartient au requérant de démontrer l'existence d'une situation d'urgence justifiant une telle mesure. En l'espèce, les requérants contestent la décision du ministre de l'intérieur autorisant ce type de contrôle.

Il ne fait guère de doute que plusieurs libertés fondamentales sont en cause : liberté de circulation, droit d'asile, principe de non-discrimination. Il serait même possible d'invoquer le droit à l'hébergement d'urgence, consacré comme une liberté fondamentale depuis l'arrêt Fofana du 10 février 2012.

Mais toutes ces libertés ont pour caractéristique commune de s'exercer dans le cadre des textes qui les réglementent, qu'il s'agisse de traités internationaux ou de la loi française. Sur ce point, les moyens articulés à l'appui de la requête reposent davantage sur des convictions idéologiques, d'ailleurs honorables, que sur une analyse sereine du droit positif.

Le "Code frontière Schengen"


Il convient de préciser d'emblée que les Accords de Schengen n'ont pas pour objet la suppression des frontières. Ils se bornent à poser un principe de suppression des contrôles aux frontières, ce qui est bien différent. 

Les Accords de Schengen ont été signés le 14 juin 1985 et complétés par une convention d'application du 19 juin 1990, entrée en vigueur le 26 mars 1995. Ils organisent un régime juridique particulier de circulation des personnes sur le territoire des Etats signataires, soit actuellement vingt-six Etats de l'Union européenne auxquels il faut ajouter quatre associés (Islande, Norvège, Suisse et Liechtenstein). Le dispositif met en place un espace de liberté, puisque les frontières peuvent en principe être franchies librement, sans aucun contrôle, à l'intérieur de l'espace Schengen. Le règlement européen de 2006 relatif au régime de franchissement des frontières, appelé "Code frontière Schengen",  prévoit ainsi que les frontières intérieures "peuvent être franchies en tout lieu sans que des vérifications soient effectuées sur les personnes quelle que soit leur nationalité".

Les contrôles sont donc, en principe, supprimés à l'intérieur de l'Union, y compris pour les ressortissants des Etats tiers. Cette suppression des contrôles à l'intérieur s'accompagne cependant d'un renforcement des contrôles aux frontières extérieures.

La réserve d'ordre public


Surtout, les contrôles aux frontières intérieures peuvent être rétablis à l'initiative d'un seul Etat membre. Le Traité de Rome rappelle ainsi, dans son article 48 § 3, que la libre circulation s'exerce "sous réserve des limitations justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique". La directive du 29 avril 2004 confirme cette réserve d'ordre public et le règlement du Parlement et du Conseil du 22 octobre 2013 définit des critères communs. Le rétablissement des contrôles est  surtout mentionné comme un instrument licite dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ou la grande criminalité. 

Pour ce qui est de l'afflux de migrants, le règlement affirme, dans l'alinéa 5 de son Préambule, que "la migration et le franchissement des frontières extérieures par un grand nombre de ressortissants de pays tiers ne devraient pas être considérés, en soi, comme une menace pour l'ordre public ou la sécurité intérieure". Doit-on déduire que la fermeture des frontières pour ce motif est illicite ? Certainement pas, car la rédaction du texte est fort habile. En posant la règle, elle donne en même temps le moyen juridique pour l'écarter. Le flux de migrants n'est pas un motif, "en soi", pour rétablir les contrôles... La formule permet parfaitement de les rétablir les contrôles, en invoquant par exemple le fait qu'une certaine criminalité, en particulier celle des passeurs, accompagne ces flux migratoires.

La réserve d'ordre public n'est rien d'autre, in fine, que l'illustration de la permanence de la souveraineté des Etats membres. Rappelons que ces derniers peuvent déléguer des compétences à l'Union européenne, mais pas leur souveraineté qui, elle, ne se délègue pas. Les Accords de Schengen ne dépossèdent pas les Etats parties de leur compétence de contrôle en cas de nécessité d'ordre public. Depuis sa décision Bouchereau de 1977, la Cour de justice de l'Union européenne énonce d'ailleurs que la réserve d'ordre public trouve à s'appliquer en cas de "menace réelle et suffisamment grave, affectant un intérêt fondamental de la société". Or, c'est précisément l'Etat qui apprécie la réalité et la gravité de cette menace, ainsi que le caractère fondamental de l'intérêt justifiant le rétablissement des contrôles. 

La seule limite à la mise en oeuvre de cette réserve d'ordre public est qu'elle ne doit pas être invoquée de manière permanente par un Etat pour se soustraire à ses obligations et vider finalement de leur contenu les Accords de Schengen. La mesure de police, comme le contrôle d'identité, doit donc s'appliquer à des cas individuels et être proportionnée à la menace pour l'ordre public.
 

Le contrôle d'identité Schengen 

 
Les contrôles effectués dans les Alpes maritimes trouvent directement leur origine dans le droit de l'Union européenne. Le "Code frontière Schengen" organise certes la libre circulation à l'intérieur de l'espace Schengen, mais son article 21 affirme que les Etats membres peuvent exercer "leur compétence de police", à la seule condition que les contrôle d'identité aux frontières ne soient pas "systématiques".

Directement issu de la Convention d'application des Accords de Schengen, l'article 78-2 al. 4 du code de procédure pénale autorise ainsi les contrôles dans une zone de vingt kilomètres à l'intérieur des frontières communes, ainsi que dans les ports, aéroports, et gares ferroviaires ouverts au trafic internationale. La loi du 23 janvier 2006 étend même ces "contrôles Schengen" aux trains transfrontières, dans une zone qui peut aller jusqu'à cinquante kilomètres au-delà de la frontière.

Pour les requérants, les contrôles présentent une telle ampleur et une telle fréquence qu'ils présentent un caractère "systématique" et violent le "Code frontière Schengen". Ils font un amalgame entre les contrôles à la frontière et les contrôles qui se déroulent dans le département des Alpes maritimes. Le Conseil d'Etat se borne donc à affirmer que les autorités françaises n'ont pas mis en place de contrôle permanent et systématique à la frontière franco-italienne. Quant aux contrôles d'identité organisés dans le département des Alpes maritimes,  ils sont organisés dans les conditions du droit commun et autorisés, soit par le préfet, soit par le procureur près le TGI de Nice. Ils s'inscrivent donc parfaitement dans le cadre légal. Rien n'interdit d'ailleurs aux personnes individuellement contrôlées de contester l'opération devant le juge judiciaire. Rappelons qu'il y a moins d'une semaine, le 24 juin 2015, la Cour d'appel de Paris a engagé la responsabilité de l'Etat pour un contrôle au faciès, démontrant que les juges n'hésitent plus à sanctionner les discriminations dans ce domaine.

André Franquin. Les voleurs du Marsupilami. 1952
A dire vrai, la décision du juge des référés du Conseil d'Etat n'a rien de surprenant. Les moyens avancés par les requérants étaient très modestement étayés et le recours relevait plutôt d'une posture militante. Pourquoi pas ? Reste tout de même à s'interroger sur l'efficacité d'une telle posture. Même si on peut le déplorer, le citoyen est souvent peu sensible à la situation tragique des migrants. Et certains partis politiques n'hésiteront sans doute pas à utiliser la décision du juge des référés du Conseil d'Etat pour lui expliquer que les migrants n'ont aucun droit à faire valoir et qu'il suffit de les empêcher de passer la frontière  pour résoudre la crise. Un vrai succès.

vendredi 26 juin 2015

La Cour d'appel sanctionne les contrôles au faciès

La décision rendue par la Cour d'appel le 24 juin 2015 est largement médiatisée. Tous les journaux annoncent en effet que l'Etat est condamné pour faute lourde après des" contrôles au faciès".

Treize personnes ont fait l'objet d'un contrôle d'identité effectué par les forces de police le 10 décembre 2011,  aux abords d'un centre commercial à La Défense. Elles ont été fouillées et ont dû présenter une pièce d'identité. Le contrôle s'est terminé sans incident, mais elles ont estimé qu'il s'était déroulé de manière discriminatoire, le choix des personnes contrôlées semblant reposer davantage sur la couleur de leur peau que sur d'autres critères. En mars 2012, l'une des personnes contrôlées a demandé au ministre de l'intérieur de justifier les motifs du contrôle. La seule réponse a été de lui annoncer la saisine de la Direction générale de la police nationale pour un "examen approprié" de sa situation. Elle a donc saisi le Tribunal de grande instance de Paris, en invoquant un contrôle discriminatoire et en demandant l'indemnisation de son préjudice moral. Le tribunal a rejeté leur recours. La Cour d'appel en revanche, constate ce caractère discriminatoire et accorde aux demandeur 1500 euros d'indemnisation de leur préjudice moral.

Dans ce contentieux, le premier requérant a été rejoint par les autres victimes du contrôle de décembre 2011. Soutenus par un grand nombre d'associations et le syndicat des avocats de France, ils ont aussi bénéficié de l'intervention du Défenseur des droits qui a présenté des observations devant la Cour.

Une "invitation" qui ne se refuse pas


Le contrôle d'identité est défini par l'article 78-2 du code de procédure pénale (cpp) comme une "invitation à justifier par tout moyen de son identité".  Cette "invitation" est de celles que l'on ne refuse pas, car l'article 78- cpp énonce que toute personne se trouvant sur le territoire national "doit accepter de se prêter" au contrôle. Il peut être utilisé pour rechercher et arrêter des délinquants, et il a alors une finalité judiciaire. Mais il peut aussi intervenir pour des motifs d'ordre public dans une finalité de police administrative. 

Un contrôle judiciaire


On pourrait penser que le contrôle dont se plaignent les requérants est de nature administrative dès lors que le maintien de l'ordre public dans un centre commercial peut parfaitement justifier une telle opération. Il n'en est rien. L'opération contestée repose sur l'article 78-2 al. 2 cpp qui autorise les contrôles, "sur réquisitions écrites" du procureur, aux fins de "recherche et de poursuite d'infractions qu'il précise".

Ces dispositions ne suffisent pas à garantir que le contrôle ainsi décidé ne sera pas effectué "au faciès". Les juges en étaient conscients bien avant la décision du 24 juin 2015, et ils se sont efforcés de renforcer les garanties contre l'arbitraire.


Hergé. Les bijoux de la Castafiore. 1963


Le juge judiciaire, gardien de la liberté individuelle


La première garantie est celle de l'article 66 de la Constitution qui fait de "l'autorité judiciaire" la "gardienne de la liberté individuelle". Le juge judiciaire est donc compétent pour apprécier tous les recours portant sur un contrôle d'identité, qu'il soit lui-même de nature administrative ou judiciaire.  Dans sa décision du 5 août 1993, le Conseil constitutionnel affirme ainsi qu'il "revient à l'autorité judiciaire (..) de contrôler en particulier les conditions relatives à la légalité, à la réalité et à la pertinence des raisons ayant motivé les opérations de contrôle d'identité". C'est exactement ce que fait la Cour d'appel qui analyse la réalité du comportement de chacune des personnes concernées. 

Le récépissé


La seconde garantie réside dans l'obligation d'information sur le contrôle d'identité, information qui permettra ensuite, le cas échéant, au juge judiciaire d'apprécier le déroulement de l'opération. La loi ne prévoit qu'une motivation a priori qui impose au procureur d'expliciter les raisons de ce contrôle, et en particulier l'infraction qu'il a pour objet de réprimer. 

Mais ce contrôle a priori est insuffisant aux yeux de la Cour d'appel. Elle condamne l'absence de contrôle a posteriori, et observe que "le contrôle litigieux n'a donné lieu à la rédaction d'aucun procès-verbal, qu'il n'a pas été enregistré, ni fait l'objet d'un récépissé". Autrement dit, le contrôle du juge ne peut s'exercer que s'il dispose de documents lui permettant d'avoir une idée précise du déroulement de l'opération et de ses éventuels incidents. En l'espèce, la Cour sanctionne l'absence de tout élément lui permettant de se livrer à une telle appréciation. 

On ne doit pas en déduire que la Cour ordonne la délivrance d'un récépissé aux personnes contrôlées car seul le législateur peut imposer une telle réforme. C'est, au demeurant, un élément parmi d'autres, mais l'arrêt précise aux pouvoirs publics que le refus d'adopter une telle réforme risque d'entrainer quelques désagréments si le juge estime que l'absence d'un tel document entrave son contrôle. L'enregistrement vidéo de l'ensemble du contrôle est aussi mentionné, comme la rédaction d'un procès-verbal, garanties tellement évidentes qu'on ne peut qu'être surpris que les autorités les négligent.

Le renversement de la charge de la preuve


Ces éléments d'information sont d'autant plus indispensables qu'ils sont seuls en mesure de permettre aux autorités de démontrer l'absence de discrimination dans l'organisation et le déroulement d'un contrôle d'identité. La loi du 27 mai 2008 énonce, dans son article 4, que "toute personne qui s'estime victime d'une discrimination (...) présente devant la juridiction compétente les faits qui permettent d'en présumer l'existence. Au vu de ces éléments, il appartient à la partie défenderesse de prouver que la mesure en cause est justifiée par des éléments étrangers à toute discrimination". Autrement dit, dès lors que les requérants présentent des éléments de preuve de nature à faire soupçonner un contrôle discriminatoire, il appartient à l'autorité de police de démontrer l'absence de discrimination.

En l'espèce, la Cour d'appel cite un témoignage d'une personne ayant assisté au contrôle d'identité, qui affirme qu'il a été effectué en tenant compte de l'apparence physique des passants. Elle en déduit donc la responsabilité pour faute lourde du service public de la justice. Elle s'appuie ainsi sur l'article L 141-1 du code de l'organisation judiciaire qui énonce que "l'Etat est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service de la justice". Le Défenseur des droits avait d'ailleurs suggéré cette voie de droit au juge.

Cette jurisprudence va-t-elle changer les choses et susciter une évolution législative ? Les autorités sont désormais placées devant une alternative. Soit elles refusent d'adopter le récépissé et/ou l'enregistrement vidéo du contrôle et, dans ce cas, les contentieux vont se multiplier d'autant que les plaignants bénéficient du renversement de la charge de la preuve. Soit le législateur intervient pour adopter une procédure permettant de s'assurer qu'un contrôle n'est pas discriminatoire mais, dans cette hypothèse, ce sont évidemment les syndicats de police qui vont peser de tout leur poids pour l'empêcher. En juin 2012, une réforme des contrôles d'identité avait déjà été annoncée, réforme annoncée dans le programme de François Hollande, mais elle n'a jamais vu le jour, tout simplement enterrée par un ministre de l'intérieur peu enthousiaste et sans doute sensible aux revendications des personnels de police. Peut-on espérer que le Premier ministre d'aujourd'hui fera preuve d'une volonté politique qui a fait défaut au ministre de l'intérieur de 2012 ?

mardi 23 juin 2015

Le droit au silence ou les difficultés d'une acculturation

Le droit au silence dans la procédure pénale trouve son origine dans la Common Law et plus précisément dans le droit américain. La Cour européenne des droits de l'homme l'a, en quelque sorte, importé dans des systèmes juridiques européens auquel il était étranger. Cette intégration rencontre évidemment quelques difficultés, illustrées notamment par l'arrêt Schmid-Laffer c. Suisse rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 16 juin 2015. Les juges de Strasbourg y donnent d'utiles précisions sur la place du droit au silence dans la procédure, plus exactement le moment où il s'applique.

L'affaire semble directement inspirée de "Faites entrer l'accusé". En 2001, la requérante, mariée à O.S. et mère de deux enfants, a engagé une procédure de divorce. Les relations sont conflictuelles, conflits liés à la garde des enfants mais aussi au fait que la requérante vit une relation amoureuse avec M.S. En janvier 2001, le mari porte plainte contre sa femme et son amant qu'il accuse tous deux d'avoir déboulonné les roues de sa voiture. L'affaire est provisoirement classée sans suite, faute de preuves. Le 31 juillet suivant, le mari est assassiné par l'amant à coups de poignard. L'auteur du meurtre affirme qu'il a agi de son propre chef. Il incombe néanmoins à la police et à la justice suisses de déterminer si la requérante a participé à ce crime, s'il en est la complice ou l'instigatrice. 

Le lendemain du crime, elle est entendue comme témoin  (en allemand, "personne appelée à donner des renseignements : Auskunftperson"). Elle reconnaît alors avoir évoqué la disparition de son mari avec M.S, "pour plaisanter". Le 23 août suivant, arrêtée par la police et placée en détention provisoire, elle avoue avoir incité M. S. à tuer son époux, aveux confirmés à deux reprises par la suite. Bien qu'elle soit ensuite revenue sur ses aveux, elle a été condamnée à sept ans de prison, peine finalement confirmée par le tribunal fédéral en 2008.

Devant la Cour européenne des droits de l'homme, elle invoque une violation de l'article 6 § 1 de la Convention. Elle considère qu'il y a violation du droit au procès équitable, dans la mesure où elle n'a pas été informée du droit de garder le silence et de ne pas s'auto-incriminer lors du premier interrogatoire, celui où elle était entendue comme témoin, aucune charge n'étant encore retenue contre elle. Le débat juridique est donc lié à l'application dans le temps de ce droit de garder le silence. Pour les juges suisses, ce droit s'applique à partir du moment où l'intéressée est "accusée" au sens juridique du terme, c'est--à-dire en l'espère à partir de son interrogatoire du 23 août, où elle était arrêtée et détenue. Pour la requérante, le droit de garder le silence s'appliquait, et devait donc lui être notifié dès son audition comme témoin.

Les noces rouges. Claude Chabrol 1973. Stéphane Audran et Michel Piccoli


Un droit d'importation


Le droit au silence peut être considéré comme un droit d’importation, directement inspiré de la procédure accusatoire américaine reposant sur une stricte égalité entre l'accusation et la défense. Sa justification est moins évidente dans un système inquisitoire durant lequel l’enquête préliminaire et l’instruction se font à charge et à décharge. Quoi qu'il en soit, la Cour européenne l'a considéré comme un élément du procès équitable dans un arrêt Saunders c. Royaume-Uni du 17 décembre 1996. Le Conseil constitutionnel, dans une décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité le 30 juillet 2010 a également considéré que le droit au silence fait partie des droits de la défense et s'impose dès le début de la garde à vue. La loi du 14 avril 2011 relative à la garde à vue tire les conséquences de ces jurisprudences concordantes et introduit "le droit, lors des auditions (...) de faire des déclarations, de répondre aux questions posées ou de se taire". 


Le droit français est donc, sur ce point, très proche du droit suisse. La personne n'est informée de l'existence du droit au silence, que lorsqu'elle est en garde à vue pour le droit français, ou en état d'arrestation pour le droit suisse. Le simple témoin n'a  pas à être informé de ce droit, et c'est précisément ce que conteste la requérante.

L'appréciation de l'ensemble de la procédure


Le recours n'est pas dépourvu d'arguments juridiques. La jurisprudence considère ainsi que les phases antérieures à la saisine des juges du fond peuvent être soumises aux règles du procès équitable. Le célèbre arrêt Salduz c. Turquie du 27 novembre 2008 ne raisonne pas autrement lorsqu'il impose la présence de l'avocat dès le début de la garde à vue. De la même manière, la Cour européenne considère que le droit de garder le silence ne saurait être limité aux seuls aveux ou propos mettant l'intéressé directement en cause (CEDH, 17 décembre 1996 Saunders c. Royaume-Uni). Il s'applique également au cas où l'audition est susceptible d'affecter de manière substantielle la position de l'accusé, principe énoncé dans l'arrêt Shabelnik c. Ukraine du 19 février 2009. Dans le cas de la requérante, elle s'était bornée, lors de cette première audition, a mentionner qu'elle avait évoqué avec son amant la disparition de son encombrant mari, mais seulement "pour plaisanter".

La Cour européenne ajoute cependant une condition à cette application des règles du procès équitable avant qu'un juge soit saisi : elles ne s'appliquent que dans la mesure où leur absence risque de porter atteinte à l'équité du procès. Autrement dit, la Cour doit apprécier si l'absence de notification du droit au silence lors de la première audition de la requérante a été de nature à porter atteinte au caractère équitable de son procès (CEDH, 18 février 2010, Aleksandr Zaichenko c. Russie).. 

En l'espèce, la Cour observe, et c'est d'ailleurs la condition de recevabilité de la requête, que la première audition de la requérante était, en tant que telle, susceptible d'affecter le procès pénal. Imaginons qu'elle ait avoué, dès ce moment, être l'instigatrice de l'assassinat de son mari. Ses aveux auraient alors été obtenus sans que lui soit notifié le droit de garder le silence. Dans le doute, les policiers auraient donc dû lui notifier sont droit au silence. 

Si les policiers auraient sans doute dû envisager l'hypothèse des aveux, la Cour européenne, quant à elle, sait que la requérante n'a rien avoué durant cette première audition. Appliquant la jurisprudence Bykov c. Russie du 10 mars 2009, la Cour considère donc qu'elle doit examiner l'ensemble de la procédure. Dans le cas de Mme Schmid-Laffer, le premier interrogatoire ne constitue qu'un élément de preuve de faible importance, si on le compare aux aveux obtenus plus tard et ensuite réitérés, et aux témoignages accablants pour la requérante. Sa condamnation par les tribunaux suisses ne repose donc pas sur ce premier interrogatoire mais sur l'ensemble d'un dossier parfaitement solide. La Cour note à ce propos que ce premier interrogatoire n'a pas conduit la requérante à s'auto-incriminer puisqu'elle a été laissée libre à son issue.

La jurisprudence de la Cour européenne témoigne d'une approche non dogmatique du droit au silence, approche non dogmatique qui révèle peut-être un certain malaise. Certes, il fait désormais partie du standard européen des libertés, et les Etats parties à la Convention doivent en quelque sorte "faire avec", c'est-à-dire importer une procédure qui leur est étrangère. En appréciant le droit au silence par rapport à l'ensemble du procès pénal, la Cour leur laisse une marge de manoeuvre, étroite mais réelle. L'audition d'un témoin devient ainsi un moment où les autorités de police conservent une possibilité de choix. Soit elles notifient le droit au silence, et elles prennent le risque de n'avoir aucune information utile à la recherche de la vérité. Soit elles ne notifient pas le droit au silence, et elles prennent le risque... d'obtenir des aveux. Le second risque est tout de même moins détestable au regard des nécessités de l'enquête pénale.



vendredi 19 juin 2015

Commentaires injurieux sur internet : prudence et modération

La Cour européenne des droits de l'homme, dans un arrêt de Grande Chambre  Delfi AS c. Estonie du 16 juin 2015, s'est prononcée sur la personne responsable des commentaires injurieux ou diffamatoires déposés par les internautes sur un portail d'actualités. Comme elle l'avait déjà fait dans un arrêt de chambre du 10 octobre 2013, elle a jugé que les tribunaux estoniens étaient fondés à condamner l'entreprise commerciale gérant le portail d'actualités.

Delfi, portail très connu en Estonie, a laissé subsister pendant six semaines des commentaires particulièrement injurieux publiés en janvier 2006 à l'égard d'une entreprise de transports par ferries, SKL, et de son actionnaire unique M. L. Soupçonnés de vouloir détruire les "routes de glace" utilisées en hiver pour la circulation entre les îles dans le but de placer la compagnie de ferries en situation de monopole, ils étaient traités de "sales enfoirés", de "bande de cons" et autres noms d'oiseau que l'arrêt de la Cour reproduit scrupuleusement. Ces commentaires n'ont été retirés qu'après une mise en demeure des requérants, accompagnée d'une demande d'un versement de 32 000 € pour indemnisation du préjudice moral. Devant le refus d'indemnisation opposé par Delfi, ils ont saisi la justice qui a finalement condamné l'entreprise à s'acquitter de la somme d'environ 320 €, décision confirmée en 2009 par la Cour Suprême estonienne. Certes l'indemnisation était modeste. Il n'en demeure pas moins, et c'est le plus important, que Delfi était tenu responsable des propos injurieux et finalement condamné pour n'avoir pas mis en place un système de modération efficace.

Dans sa décision de 2013, la Cour européenne avait considéré que le portail d'information était fondé à invoquer sa liberté d'expression mais que l'atteinte qui lui était portée par la justice estonienne était proportionnée aux intérêts en cause. Cette jurisprudence conduit cependant à considérer que le titulaire de la liberté d'expression n'est pas seulement l'auteur du commentaire mais aussi l'entreprise qui en assure la diffusion. La Grande Chambre parvient à un résultat identique, puisqu'elle valide aussi la décision des tribunaux estoniens. De manière plus subtile, elle se fonde sur la liberté de communiquer des informations, liberté à laquelle le droit peut porter atteinte pour faire prévaloir les droits et libertés des personnes.

L'anonymat des commentaires


La Cour reconnaît que la liberté d'expression sur internet ne peut guère se développer sans l'anonymat des commentaire : "l'anonymat est le moyen d'éviter les représailles... et est de nature à favoriser grandement la libre circulation des informations et des idées, notamment sur internet". Pour autant, elle affirme que cet anonymat ne doit pas conduire à assurer la présence sur le réseau, du moins pour une longue durée, de données diffamatoires, injurieuses ou attentatoires à la vie privée des personnes. Sur ce point, la Cour mentionne expressément la jurisprudence Google Spain S.L. et Google de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE). Dans cette décision du 13 mai 2014, la Cour de Luxembourg, intervenant il est vrai dans le domaine du droit à l'oubli dans les moteurs de recherches, pose comme principe que les droits des internautes doivent prévaloir sur les intérêts économiques des entreprises actives sur internet. 

Reste que l'anonymat des commentaires est toujours relatif. Le site peut imposer une procédure d'identification, ou non. Dans le premier cas, il sera facile de retrouver la trace de l'internaute. Dans le second, il faudra s'adresser au fournisseur d'accès à internet. Là encore, c'est plus difficile, mais ce n'est pas impossible. Au demeurant, les services de police et de justice, saisis d'une plainte pour injure ou diffamation peuvent toujours obtenir ces données identifiantes.

Gilles de la Tourette. 1857-1904

Vers qui diriger les poursuites ?



En l'espèce, il n'était donc pas impossible d'identifier les commentateurs auteurs d'injures et c'est d'ailleurs ce qu'invoquait Delfi pour sa défense. Le portail avait d'ailleurs pris de soin de faire figurer sur le site un avertissement mentionnant que les propos tenus dans les commentaires n'engageaient pas sa responsabilité. Dans l'affaire K.U. c. Finlande du 2 décembre 2008, la Cour, à propos d'une affaire de diffamation, avait déjà affirmé que la liberté d'expression sur internet devait céder devant la nécessité des poursuites pénales.

De cette jurisprudence, on doit déduire que les requérants auraient pu porter plainte pour injure contre les auteurs des commentaires, et très probablement obtenir leur condamnation. Contrairement à ce qu'affirme l'entreprise défenderesse, ce n'est pourtant pas la seule voie de droit qui leur était ouverte. Ils ont préféré se placer sur un autre plan : en engageant la responsabilité du site commercial Delfi, ils l'obligent à remettre en cause un système de modération insuffisant. 

Cette responsabilité du site n'a rien de nouveau. Dans son arrêt  Krone Verlag GmbH & Co. KG c. Autriche du 9 novembre 2006, la Cour avait déjà admis qu'une plainte en diffamation puisse être directement dirigée contre une entreprise de médias et non pas contre les auteurs des propos diffamatoires. Une telle plainte, affirmait-elle, ne constituait pas une ingérence disproportionnée dans la liberté d'expression de l'entreprise. De manière très prosaïque, elle ajoutait que l'avantage pour le requérant résidait essentiellement dans le portefeuille responsable, l'entreprise étant dans une situation financière généralement meilleure que celle de l'auteur du commentaire injurieux. 

Ce principe domine également le droit français. Aux termes de la loi du 29 juillet 1881, le directeur de la publication est responsable des propos tenus dans son journal. Les délits de presse comme l'injure et la diffamation s'appliquent aujourd'hui pleinement aux propos tenus sur internet. Dans un arrêt du 4 février 2015, la cour de cassation déclare ainsi le journal La Marseillaise responsable de propos diffamatoires tenus sur son site internet.

La décision de la Cour n'a donc rien de surprenant. Au contraire, elle garantit l'égalité devant la loi des entreprises de presse et de communication, quel que soit le support, papier ou internet, de leurs publications.

Une décision d'espèce


Doit-on déduire de cette jurisprudence que tous les sites, de l'entreprise de communication mondialisée au blogueur qui écrit sur le coin de son bureau, sont désormais tenus de modérer les propos tenus par les internautes qui postent des commentaires ?

Rien n'est moins certain, car la Cour prend bien soin de rappeler que sa décision, même de Grande Chambre, demeure un cas d'espèce. Elle se livre en effet à une appréciation très concrète des moyens dont dispose Delfi.  Elle observe qu'il s'agit d'une entreprise commerciale qui gère l'un des plus grands portails d'actualité d'Estonie. Elle n'est pas dépourvue de moyens et dispose d'une équipe de modérateurs chargés de contrôler les commentaires, contrôleurs ayant bénéficié d'une formation juridique. Un logiciel est utilisé pour reconnaître les propos illicites à travers un repérage par mots-clés et il arrive aux modérateurs de retirer un commentaire injurieux ou diffamatoire. Autrement dit, aux yeux de la Cour, l'absence de réaction de l'entreprise durant six semaines est d'autant plus inexcusable qu'elle avait les moyens, le personnel et les connaissances juridiques permettant de développer une pratique efficace de la modération. 

La Cour apprécierait-elle de la même manière le cas du blogueur isolé, sans moyens et sans connaissances juridiques ? On peut en douter, mais aucune jurisprudence n'est encore intervenue sur ce point. On ne peut donc que conseiller la prudence... et la modération.