Le 5 mai 2015, l'Assemblée nationale a adopté en première lecture le
projet de loi relatif au renseignement. De ce vote, il est possible de tirer deux enseignements.
D'abord, il faut le reconnaître, le texte a obtenu une très large majorité : 438 députés ont voté pour, 86 contre, et 42 se sont abstenus. Si l'opposition au texte a investi l'espace médiatique avec l'intervention de bon nombre d'ONG et d'experts, l'espace politique, lui, est demeuré globalement favorable au texte.
Ensuite, le vote a montré que les divergences passent à l'intérieur des partis politiques. Entre les "frondeurs" du PS qui ont voté contre ou se sont abstenus (10 votes contre et 17 abstentions) et les 143 députés UMP qui se sont prononcés pour le texte, l'habituelle bipolarisation de notre vie politique semble quelque peu malmenée. Il n'en demeure pas moins que la classe politique, dans son ensemble, semble plutôt favorable au texte.
Une politique publique du renseignement
Cette forme de consensus mou peut être expliqué par plusieurs facteurs. Certains éléments du texte ont incontestablement un aspect positif. Tel est le cas de l'article 1er qui consacre l'existence d'une "politique publique du renseignement" qui relève de "la compétence exclusive de l'Etat". La formule n'est pas seulement déclaratoire, car elle affirme que l'activité de renseignement ne peut pas être délégué à des personnes privées. Une précision utile à une époque où le développement d'officines spécialisées dans le domaine de l'intelligence économique a parfois conduit à une certaine forme de privatisation du renseignement. De la même manière, il n'est sans doute pas inutile de donner un cadre juridique à l'activité de services qui opéraient jusqu'à aujourd'hui dans une relative opacité juridique.
Un champ d'application extrêmement large
Ce cadre juridique se caractérise cependant par une volonté de laisser à ces services une large autonomie dans leur activité.
Le champ des activités de renseignement est ainsi défini à travers les finalités poursuivies. Le
nouvel article 811-3 du code de la sécurité intérieure (csi) y intègre à
la fois ce qui touche à la défense et à la sécurité, aux intérêts
économiques, industriels et scientifiques majeurs, à la prévention du
terrorisme, à celle des atteintes à la forme républicaine des institutions, sans oublier
la criminalité organisée et de la prolifération des armes de destruction
massive. La référence aux "violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique" a néanmoins été supprimée durant le débat parlementaire, en raison de son imprécision.
Au regard des services concernés, la loi vise les services de renseignement traditionnellement identifiés
comme tels : Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE),
Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), Direction du
renseignement militaire (DRM), Direction de la protection de la sécurité
et de la défense (DPSD). On y trouve aussi les services douaniers
(Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières) et
Tracfin, chargé de lutter contre les circuits financiers clandestins. En soi, ce n'est pas anormal car la notion de défense englobe aussi bien la sécurité extérieure et intérieure que les intérêts économiques fondamentaux.
Les
données accessibles aux services de renseignement sont également
largement définies, englobant finalement toutes les données échangées par
les utilisateurs connectés et toutes celles susceptibles de les
identifier ou de les repérer. Le support utilisé importe peu, ce qui peut aussi être expliqué car la loi doit pouvoir s'adapter aux évolutions technologiques.
Cette recherche d'un fondement et d'un encadrement juridiques est
évidemment positive. Le problème est qu'elle ne doit pas se réduire à l'octroi d'un
blanc-seing permettant aux services de s'affranchir des procédures les
plus élémentaires de l'Etat de droit.
Un débat technique
Les professionnels de l'internet, comme d'ailleurs les associations de défense des droits de l'homme, se sont surtout intéressés aux modalités d'accès à ces données. Elles ont beaucoup débattu de questions techniques, rendant sans doute le débat peu lisible pour le simple quidam, celui qui utilise internet sans trop savoir comment il fonctionne. On a ainsi évoqué les algorithmes des "boîtes noires", formulation évocatrice de catastrophe. Il renvoie à un dispositif qui récupère les données de connexion et les traite dans le but de repérer une menace potentielle. De la même manière, on s'est inquiété des "IMSI catcher", matériel qui ressemble à une antenne-relais mobile, et qui permet d'intercepter toutes les conversations sur téléphones mobiles qui passent par ce relais. Autrement dit, on intercepte à la fois ceux que l'on veut écouter, et ceux dont les conversations passent par là par hasard.
Ces technologies sont certes inquiétantes, mais cette inquiétude même va plutôt dans le sens de la nécessité d'une intervention législative pour définir le cadre juridique de leur utilisation.
En réalité, le débat est passé à côté des questions essentielles. Le projet de loi sur le renseignement est l'étape la plus récente d'un mouvement de fond engagé depuis de longues années et qui se caractérise par deux éléments. D'une part, le juge judiciaire se voit de plus en plus privé de sa mission de protection des libertés individuelles, mission qui lui est pourtant attribuée par l'article 66 de la Constitution, au profit d'autorités indépendantes à l'efficacité incertaine et d'un juge administratif considéré comme plus protecteur de la puissance publique. D'autre part, la menace terroriste devient un élément contextuel qui irrigue l'ensemble du droit positif et sert à justifier des atteintes de plus en plus importantes aux libertés.
Ennemi d'Etat. Tony Scott. 1998. Will Smith et Gene Hackman
Le juge judiciaire, écarté de la protection des libertés
L'
article 66 de la Constitution énonce que l'autorité judiciaire est "
gardienne de la liberté individuelle". On pouvait donc espérer que le législateur, soucieux de la protection des libertés prévoie l'intervention du juge judiciaire pour autoriser l'accès aux données personnelles. Mais il a préféré, hélas, prévoir des modalités de contrôle qui ont comme caractéristique de l'exclure de l'ensemble du dispositif.
Pour encadrer les pratiques des services de renseignement, le projet prévoit la création d'une nouvelle autorité administrative indépendante : la
Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement
(CNCTR). Elle doit remplacer l'actuelle Commission nationale de contrôle
des interceptions de sécurité (CNCIS) créée par
la loi du 10 juillet 1991. Elle est composée de treize membres,
dont six parlementaires, trois membres du Conseil d'Etat, trois
magistrats de la Cour de cassation et une personnalité qualifiée. Les
trois magistrats de l'ordre judiciaire sont donc des membres comme les
autres d'une autorité administrative.
La CNCTR, autorité administrative
En tout état de cause, le pouvoir de décision de la CNCTR est pour les moins limité. Certes, l'accès aux données personnelles fait désormais l'objet d'une procédure d'autorisation sensiblement identique à celle mise en oeuvre par la loi de 1991 dans le cas des écoutes téléphoniques. Cette autorisation est donnée par le Premier ministre et la CNCTR donne seulement un avis préalable. Il s'agit donc d'une procédure consultative ordinaire et le Premier ministre peut suivre, ou cet avis. Lorsque la procédure est marquée par l'urgence, la CNCTR n'est même pas saisie pour avis mais informée
a posteriori. Quoi qu'il en soit, si elle n'est pas d'accord avec une autorisation, elle peut toujours faire au Premier ministre une "recommandation".
Le recours devant le Conseil d'Etat
Et si la "recommandation" n'est pas suivie ? Dans ce cas, la CNCTR peut saisir le Conseil d'Etat, seul habilité à exercer un contrôle contentieux dans ce domaine. Les recours seront traités par une formation spécialisée composée de membres habilités secret-défense. Dans l'hypothèse où une le recours pose une question de droit d'un intérêt particulier, il sera possible néanmoins de saisir la section du contentieux.
Pour la personne qui se pense surveillée, la saisine du
Conseil d'Etat ne présente qu'un intérêt symbolique. Comme en matière d'accès aux fichiers de
sécurité publique, elle ne dispose que d'un "droit d'accès indirect",
notion sans doute inventée par un humoriste, puisque la procédure ne
donne aucun accès, ni direct ni indirect, aux données recueillies sur son compte. L'intéressé peut seulement obtenir que des
"vérifications" soient effectuées. A l'issue de la procédure, il sait
que lesdites "vérifications" ont été effectuées, mais il ne sait
toujours pas s'il est surveillé, ou pas.
Le législateur a donc choisi de privilégier un contrôle par le juge administratif plutôt que respecter la lettre de l'Article 66 de la Constitution. Depuis la
décision rendue par le Conseil constitutionnel le 23 janvier 1987, il est entendu qu'un tel choix peut être réalisé, à la condition qu'il soit justifié par une préoccupation de "
bonne administration de la justice". Reste à se demander si le Conseil constitutionnel, saisi par le Président de la République de la loi sur le renseignement, estimera que la compétence du juge administratif en matière de renseignement répond à une telle préoccupation. Ce choix revient en fait à affirmer que le renseignement relève de la puissance publique et doit, à ce titre, échapper au juge judiciaire.
L'effet d'aubaine du terrorisme
Le rapport de J.J. Urvoas précise que le texte "
n'est pas un texte antiterroriste", rappelant qu'il s'agit de définir un cadre juridique à l'ensemble des activités de renseignement. Sans doute, mais cela n'empêche pas le Premier ministre,
sur son site, de le présenter comme un élément de la lutte contre le terrorisme, article illustré par une belle photo des militaires de Vigipirate patrouillant sous la Tour Eiffel. Soyons clairs : la loi n'a pas pour objet de lutter contre le terrorisme, mais la menace terroriste permet de "faire passer le texte" dans l'opinion. C'est l'effet d'aubaine du terrorisme, formule
aujourd'hui largement employée, et dont l'origine se trouve
dans un article paru dans l'Annuaire français des relations internationales, en 2008.
Le projet de loi ne concerne que marginalement la lutte contre le terrorisme. Celui-ci est utilisé comme élément de langage, pour conférer une légitimité à l'action des services de renseignement sans avoir à susciter le débat, tant le terrorisme apparaît comme une justification indiscutable. Au nom du terrorisme, on fait accepter les fichages, les investigations dans la vie privée, les instruments de repérage, la vidéo-surveillance rebaptisée en vidéo-protection, biométrie etc etc..
Elint vs Humint (Electronic Intelligence vs Human Intelligence)
Sur ce plan, le projet de loi est aussi le constat d'un échec. La réforme des services de renseignement réalisée en 2008 à l'initiative de Nicolas Sarkozy a plus ou moins détruit le renseignement humain (Humint) qui constituait le socle de notre système de renseignement. La fusion de la DST (Direction de la surveillance du territoire) et des RG (Renseignements généraux) s'est traduite par un affaiblissement du renseignement sur le territoire. Il n'y avait plus alors d'autre solution que de se tourner vers Elint (renseignement électronique), en mettant en oeuvre un système de surveillance généralisée des réseaux, inspiré du modèle américain. Le projet de loi s'inscrit évidemment dans ce projet visant désormais à privilégier Elint sur Humint.
Etat de droit vs Terrorisme
D'une manière générale, cette évolution conduit à une véritable inversion du rapport entre l'individu et l'Etat. Voici quelques décennies, on protégeait la vie privée des citoyens et on réclamait la transparence des structures étatiques. Aujourd'hui, le rapport s'est inversé : on rétablit le secret pour lutter contre le terrorisme, et on demande de plus en plus de transparence aux individus qui doivent accepter un repérage permanent de leurs activités, au nom d'une approche sécuritaire désormais assumée. Mais ce désir de sécurité doit-il nécessairement conduire à une mise en cause des libertés fondamentales ? La réponse à cette question est essentielle, car accepter un abaissement du niveau des libertés accordées au citoyen revient à donner une victoire inespérée aux terroristes, c'est-à-dire à ceux là mêmes qui veulent détruire l'Etat de droit.