« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 19 avril 2015

Les gâteaux de Grasse devant le Conseil d'Etat

 Le Conseil d'Etat, statuant en référé le 16 avril 2015, annule l'ordonnance rendue par le tribunal administratif de Nice le 26 mars, enjoignant au maire de Grasse d'interdire l'exposition de pâtisseries dans la vitrine d'un boulanger de sa ville. On se souvient que ce dernier vend, depuis une quinzaine d'années, deux gâteaux chocolatés dénommés respectivement "Dieu" et "Déesse". Selon les termes employés par le juge des référés,  ils ont "la forme de deux personnes de couleur représentées dans des attitudes grotesques et obscènes". 

Le Conseil représentatif des associations noires (CRAN), ne pouvant obtenir du commerçant le retrait de ces produits, avait demandé au maire de la ville d'user de son pouvoir de police pour ordonner leur interdiction. Devant l'inaction du maire, il avait saisi le juge administratif d'une demande de référé. Il avait partiellement obtenu satisfaction en première instance, partiellement seulement car le juge avait alors enjoint au maire de prendre des mesures pour faire cesser l'exposition des gâteaux, en précisant que leur fabrication et leur vente n'étaient pas interdites.  

L'annulation prononcée par le Conseil d'Etat n'a rien de surprenant. Elle vient sanctionner une décision totalement dépourvue de fondement juridique.

L'économie de moyens


Certes, le juge des référés du Conseil d'Etat mentionne que l'exposition en vitrine "de pâtisseries figurant des personnages de couleur noire présentés dans une attitude obscène et s’inscrivant délibérément dans l’iconographie colonialiste est de nature à choquer". Il appartiendra sans doute au juge du fond d'apprécier la légalité de l'abstention du maire, mais pour le moment, l'injonction n'est pas justifiée en urgence. Avec une remarquable économie de moyens, le Conseil d'Etat affirme que la procédure de référé-liberté ne peut être utilisée dans ce cas.

Rien n'interdit d'utiliser le référé-liberté contre une décision implicite de rejet, c'est-à-dire pour demander au juge d'enjoindre à une autorité publique coupable d'inertie de prendre une décision. Un référé peut être utilisé pour obtenir le concours de la force publique dans l'exécution d'une décision de justice ordonnant l'expulsion d'un immeuble (CE, ord. 21 novembre 2002, Gaz de France).

En revanche, le référé-liberté ne peut être utilisé qu'en cas d'"illégalité manifeste portant atteinte à une liberté fondamentale", exigence posée par l'article L 521-2 du code de justice administrative. C'est précisément ce qui fait défaut en l'espèce : le Conseil d'Etat observe qu'aucune liberté fondamentale n'est menacée par l'exposition de pâtisseries, même de mauvais goût, dans une vitrine.



Cheesecake. Louis Armstrong. 1967

L'absence du mot "dignité"


Il est essentiel de noter que le mot "dignité" ne figure pas dans la décision du juge des référés du Conseil d'Etat, alors que c'était le fondement unique de la décision du tribunal de Nice. L'ordonnance de référé du juge niçois énonçait en effet que "le respect de la dignité de la personne humaine, consacré par la Déclaration des droits de l'homme et par la tradition républicaine" constitue une liberté fondamentale. A ce titre, elle justifiait donc l'usage du référé-liberté. 

Le problème, et il est de taille, est que la dignité de la personne humaine ne figure pas dans la Déclaration des droits de l'homme de 1789, et qu'elle n'a jamais été mentionnée comme relevant de la "tradition républicaine". Au contraire, depuis une décision du 20 juillet 1988, le Conseil constitutionnel affirme que "la tradition républicaine ne saurait être utilement invoquée pour soutenir qu'un texte législatif qui la contredit serait contraire à la Constitution". La seule exception est l'hypothèse où cette "tradition républicaine" a suscité la création d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFLR). Mais, précisément, la dignité n'a jamais été consacrée comme PFLR. 

En se bornant à mentionner l'absence d'atteinte à une liberté fondamentale, le juge des référés du Conseil d'Etat écarte purement et simplement le principe de dignité du raisonnement juridique. On peut y voir une certaine élégance à l'égard du juge de première instance dont il préfère oublier les contresens juridiques.

Remettre Morsang-sur-Orge à sa place


Derrière ce refus de mentionner le principe de dignité apparaît aussi, sans doute, la volonté de replacer l'arrêt Commune de Morsang-sur-Orge du 27 octobre 1995 à la place qu'il n'aurait jamais dû quitter, celle d'une jurisprudence exceptionnelle que le juge utilise lorsque nul autre instrument juridique n'est disponible. A l'époque, le Conseil d'Etat s'était effectivement référé à la dignité, celle d'une personne de petite taille, objet d'une attraction de mauvais goût appelée "lancer de nain". On oublie souvent de mentionner que la Commune de Morsang-sur-Orge, pour justifier l'interdiction de ce "spectacle", avait omis d'invoquer devant les juges la violation de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme portant sur l'interdiction des traitements inhumains et dégradants. L'eût-elle fait, le Conseil d'Etat n'aurait pas été obligé de s'appuyer sur un principe de dignité dont le fondement juridique manquait singulièrement de solidité.

Dans l'affaire des gâteaux niçois, le juge des référés du tribunal administratif se sentait sans doute autorisé à donner une interprétation extensive du principe de dignité. N'y était-il pas incité par la première décision Dieudonné rendue en référé par le Conseil d'Etat le 9 janvier 2014 ? Contre toute attente, le juge des référés du Conseil d'Etat avait, à l'époque, ordonné l'interdiction du spectacle en s'appuyant sur une interprétation particulièrement extensive du concept de dignité. 

Cette jurisprudence a fait long feu. Un an plus tard, dans son ordonnance du 6 février 2015, le Conseil d'Etat a sanctionné l'interdiction d'un spectacle de Dieudonné prononcée par le maire de Cournon d'Auvergne, sans se référer une seule fois au principe de dignité. Dans une décision du 25 mars 2015, le tribunal administratif de Toulon a repris cette jurisprudence, lui aussi sans se référer à la dignité. La décision du 16 avril 2015 se situe exactement dans cette ligne. Après un bref détour, elle revient finalement à la jurisprudence libérale illustrée par l'arrêt Benjamin de 1933.

Le tribunal de Nice a ainsi été victime de cette première jurisprudence Dieudonné  qu'il a, en quelque sorte, poussée à son paroxysme au point de frôler le ridicule. D'une certaine manière, sa décision illustrait parfaitement ce qu'aurait pu devenir une jurisprudence donnant une telle interprétation de l'arrêt Morsang-sur-Orge. La dignité risquait alors de devenir un concept-valise, sorte de bonne à tout faire du droit administratif, permettant de donner un fondement juridique à toutes les mesures faisant prévaloir le respect de "valeurs" plus ou moins idéologiques sur celui de l'Etat de droit.


vendredi 17 avril 2015

L'amiante et les conditions de la mise en examen

Le 14 avril 2015, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu trois arrêts portant sur la mise en examen de décideurs publics et privés, accusés d'avoir exposé à l'amiante certains personnels qui ont ensuite développé des maladies graves, notamment des cancers du poumon.

Une première lecture des décisions montre des décisions radicalement différentes, au moins dans leurs conséquences juridiques.

Jussieu et Dunkerque : les affaires suivent leur cours


Deux de ces affaires concernent l'exposition à l'amiante des étudiants et personnels travaillant sur le campus universitaire de Jussieu et des salariés des chantiers de Dunkerque. L'association de défense des victimes de l'amiante (ADVA) a porté plainte pour homicides et blessures involontaires, et omission de porter secours. Sur cette base, certains responsables du ministère de la Santé et médecins du travail ont été mis en examen. Ayant fait un recours contre cette décision, ils obtenu de la Chambre de l'instruction l'annulation de leur mise en examen pour défaut de lien de causalité entre les faits reprochés et le dommage subi. Aux yeux des juges, les expertises médicales ne permettaient pas de démontrer avec certitude que la contamination avait eu lieu pendant que les victimes exerçaient des fonctions professionnelles sur ces deux sites. Les responsables cités ne pouvaient donc être accusés d'une infraction, alors que les faits n'étaient pas établis.

La Cour de cassation sanctionne ce raisonnement trop rigide. Elle estime que la mise en examen peut être décidée  "si des indices graves ou concordants rendent vraisemblable le fait qu'une personne ait pu participer à la commission des infractions reprochées". A la certitude exigée par la Chambre de l'instruction, elle substitue le caractère vraisemblable de l'implication des intéressés, notamment par leur abstention, des mesures destinées à préserver la santé des victimes n'ayant pas été prises.

La Cour casse donc la décision des juges d'appel qui n'ont pas vérifié la présence, ou l'absence, de ces indices "graves ou concordants". La mise en examen n'est pas annulée et ces deux affaires suivent leur cours, et les intéressés sont donc susceptibles d'être jugés devant le tribunal correctionnel.

Condé-sur-Noireau : fin de l'histoire


Dans la troisième affaire, celle qui concerne l'entreprise Ferodo-Valéo de Condé-sur-Noireau, les différentes mises en examen ont été annulées par la Chambre de l'instruction pour défaut d'indices graves et concordants de nature à la justifier. La Cour confirme donc simplement cette décision qui s'appuie sur les motifs qu'elle a rappelés dans les affaires de Jussieu et Dunkerque. 

Au nombre des responsables définitivement mis hors de cause figure Martine Aubry, qui était directrice des relations du travail au ministère du travail de 1984 à 1987, et qui avait été mise en examen en 2012, accusée de ne pas avoir agi suffisamment tôt pour protéger les salariés.  Pour elle, comme pour les autres responsables mis en cause, l'affaire pénale s'arrête là. 

La part du feu. Emmanuel Roy. 2013.

 

L'article 80-1 du code de procédure pénale


Derrière ces différences dans les effets apparaît cependant une véritable unité de la jurisprudence. Par ces trois décisions, la Chambre criminelle de la Cour de cassation donne l'interprétation des dispositions de l'article 80-1 du code de procédure pénale (cpp). Issu de la loi du 15 juin 2000 renforçant la présomption d'innocence et les droits des victimes, il dispose : "A peine de nullité, le juge d'instruction ne peut mettre en examen que les personnes à l'encontre desquelles il existe des indices graves ou concordants rendant vraisemblable qu'elles aient pu participer, comme auteur ou comme complice, à la commission des infractions dont il est saisi". 

L'intention du législateur est d'éviter ou au moins de retarder autant que possible la mise en examen qui suscite la même opprobre sociale que l'ancienne "inculpation". Deux principes sont donc posés par la loi.

Elle précise d'abord que le juge ne peut procéder à la mise en examen que s'il estime ne pas pouvoir recourir à la procédure du témoin assisté, censée être moins humiliante pour l'intéressé. Rien ne lui interdit cependant de commencer par placer une personne sous le statut de témoin assisté, puis, quelques semaines ou quelques mois plus tard selon l'avancement de l'instruction, de la mettre en examen.

Les indices "graves ou concordants"


Le second principe réside dans l'exigence de ces "indices graves ou concordants". Dans sa décision du 1er octobre 2003, la Cour de cassation rappelle que leur absence impose à la Chambre de l'instruction de prononcer l'annulation de la mise en examen. Les trois décisions du 14 avril 2015 s'appuient sur cette jurisprudence, d'autant qu'elle est intervenue sur des faits assez semblables de contamination, ou non, par la maladie de Kreuzfeld-Jacob de clients d'un restaurant. Dans le cas de l'amiante, la Cour de cassation se limite à sanctionner les juges du fond qui n'ont pas recherché l'existence de ces indices, dans les affaires Jussieu et Dunkerque. Ils l'avaient fait en revanche dans l'affaire Condé-sur-Noireau, ce qui explique la confirmation de leur décision par la Cour de cassation.

Reste évidemment à s'interroger sur l'incertitude de cette notion d'"indices graves ou concordants", notion surtout utilisée pour faire un choix entre le statut de témoin assisté et celui de mis en examen.  La seule chose certaine en effet est que la réunion d'indices graves ou concordants n'oblige pas le juge à mettre l'intéressé en examen. Elle lui interdit en revanche de l'entendre comme témoin (art. 105 cpp).

Sur le fond, il est bien difficile de connaître les critères de définition des indices graves ou concordants. C'est si vrai que le code de procédure pénale lui-même semble hésiter. Dans l'article 80-1, il évoque des indices graves "ou" concordants. Dans l'article 105, il évoque des indices graves "et" concordants. On peut évidemment se demander si des indices discordants peuvent être graves ou si des indices particulièrement ténus peuvent être pris en considération, dès lors qu'ils sont concordants. La jurisprudence ne donne aucun éclaircissement sur ce point. L'appréciation de la gravité comme de la concordance de ces indices est donc finalement laissée au juge d'instruction, ce qui revient à l'idée qu'il les apprécie "en son âme et conscience", sous le contrôle de la Chambre de l'instruction. La loi se borne finalement à rappeler au juge d'instruction, sans réellement porter atteinte à son autonomie, que la mise en examen ne peut être décidée qu'à partir d'un certain palier de vraisemblance de la culpabilité de la personne.

Les décisions du 14 avril 2015 incitent donc les juges à se montrer rigoureux dans l'appréciation des faits. L'absence de certitude dans l'appréciation du lien de causalité ne doit pas permettre d'écarter systématiquement la mise en examen de responsables coupables d'inertie dans le traitement d'une crise sanitaire. En même temps, la réalité des indices graves ou concordants doit pouvoir être démontrée devant les juges d'appel.

Scandale médiatique ou indemnisation des victimes ?


A leur manière, ces décisions illustrent parfaitement ce que la Cour de cassation cherche précisément à éviter. S'il est incontestable que la contamination par l'amiante cause des dommages qui doivent être réparés, la voie des poursuites pénales n'est peut-être pas la plus efficace même si elle peut se cumuler avec l'action civile. L'association des victimes de l'amiante vient de passer une petite trentaine d'années à essayer d'obtenir la condamnation de décideurs publics, avec un succès pour le moins modeste. Des juges d'instruction ont mis en examen des responsables pour des infractions graves, avant de voir leur dossier s'effondrer.

Considérée sous cet angle, l'affaire de l'amiante ressemble un peu à celle du sang contaminé. La dénonciation très médiatique d'un scandale dans la haute administration, voire dans la sphère gouvernementale, a été privilégiée, pour s'achever dans un demi-échec. Les associations devraient peut-être s'inspirer de leurs homologues américaines, qui cherchent, avant tout, un patrimoine responsable. La démarche peut sembler bassement matérialiste et beaucoup moins médiatique. Mais la recherche d'une indemnisation aussi élevée que possible, de soins médicaux aussi efficaces que possible, n'est-elle pas au coeur de l'intérêt des victimes et de leurs ayants-droit ?

dimanche 12 avril 2015

Le droit au logement opposable deviendrait-il.... opposable ?

L'arrêt Tchonkotio Happi c. France rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 9 avril 2015 montre que les lois purement cosmétiques finissent parfois par produire des effets, au moins au plan européen. La requérante et sa famille sont, du moins en principe, des bénéficiaires de la loi du 5 mars 2007 instituant un "droit au logement opposable" (loi DALO). Vivant dans un appartement insalubre en région parisienne, la famille, sur le fondement de ce texte, a été désignée comme prioritaire et devant être relogée en urgence. C'était il y a plus de trois ans, et, au jour de la décision de la Cour européenne, la famille vivait toujours dans son logement insalubre. Certes, le plafond de la cuisine risque de lui tomber sur la tête, mais elle a la satisfaction de figurer sur une liste de bénéficiaires prioritaires du droit au logement opposable. 

Devant la Cour européenne des droits de l'homme, Mme Happi conteste la procédure mise en place par la loi du 5 mars 2007, estimant que ce "droit au logement opposable" porte atteinte au droit à un recours effectif garanti par l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. 

Une loi, ou un pléonasme ?


La notion même de "droit au logement opposable" a quelque chose de surprenant. Elle relève en effet du pléonasme : un droit qui n'est pas "opposable" ne peut être invoqué devant les tribunaux, et se trouve donc dépourvu de toute puissance normative. Un droit qui n'est pas opposable n'est donc pas un droit. 

La procédure mise en place en 2007


La procédure mise en place par la loi de 2007 ne fait que refléter cette ambiguïté originale. Elle organise un mécanisme d'attribution prioritaire de logement en urgence dont les bénéficiaires figurent sur une liste établie par une commission de médiation. Une fois sa situation prioritaire établie, le demandeur peut faire valoir cette situation auprès des bailleurs sociaux et le préfet peut même donner une injonction à l'un d'entre eux de reloger l'intéressé dans son parc social. A l'issue d'un délai variant de trois à six mois selon la région et la taille du logement demandé, le demandeur peut saisir le juge administratif, qui est fondé à donner une injonction au préfet, exigeant le relogement de l'intéressé, le cas échéant sous astreinte. 

Bidonville. Claude Nougaro. 1966

Le droit à l'exécution d'une décision de justice

 

C'est ce qu'a fait la requérante, et elle obtenu du tribunal administratif de Paris une injonction au préfet de la région Ile de France exigeant qu'un logement lui soit attribué, sous astreinte de 700 € par mois de retard. En janvier 2012, l'Etat a donc payé la somme de 8400 € pour liquidation de l'astreinte, somme payée au Fonds d'aménagement urbain d'Ile de France. Cette astreinte a donc pour finalité d'inciter l'Etat à exécuter la décision. Elle n'a aucune fonction compensatoire, puisque la requérante ne touche rien, la somme étant versée à un fonds géré par les services de l'Etat. Autrement dit, l'astreinte est liquidée par l'Etat au profit de l'Etat.

La requérante s'estime donc victime d'une violation de son droit à l'exécution d'une décision de justice. Depuis sa décision Hornsby c. Grèce du 19 mars 1997, la Cour estime en effet que ce droit constitue l'une des facettes du droit d'accès à un tribunal. L'exécution doit d'ailleurs être complète et non partielle. Dans une décision Matheus c. France du 31 mars 2005, la Cour a ainsi été saisie d'un refus de concours de la force publique opposé au requérant qui avait obtenu du juge l'expulsion du locataire sans titre qui occupait un terrain lui appartenant. Pour la Cour européenne, le droit au recours effectif n'implique pas seulement le droit d'obtenir une décision de justice mais celui d'en obtenir l'exécution, avec le concours effectif des autorités. 

Le droit au logement, sans logement


Cette analyse s'oppose directement à celle du droit français qui repose sur une dissociation totale entre l'existence d'une procédure contentieuse destinée à affirmer l'existence d'un droit au logement opposable et son effectivité. Peu importe que le requérant n'obtienne pas de logement s'il a eu la satisfaction, purement intellectuelle, de voir son "droit au logement" consacré par un juge.

Ce raisonnement s'incarne dans l'avis rendu par le Conseil d'Etat le 2 juillet 2010. Interrogé alors sur la compatibilité de la procédure mise en oeuvre par la loi du 5 mars 2007 avec le droit au recours effectif consacré par la Convention européenne, le Conseil d'Etat se borne à constater l'existence d'un recours contentieux, et la possibilité d'obtenir du juge une injonction sous astreinte. Il ajoute d'ailleurs que le requérant peut, en cas d'inertie des autorités et de leur incapacité à lui procurer un logement,  engager ensuite la responsabilité de l'Etat. 

L'échec du dispositif DALO


A l'opposé de cette approche purement contentieuse, le rapport d'information publié le 27 juin 2012 par la commision sénatoriale pour le contrôle de l'application des lois s'intéresse aux faits et seulement aux faits. Il affirme clairement que le dispositif du droit au logement opposable est "pour le moins décevant", ajoutant que l'astreinte "que l'Etat se verse à lui-même" n'a aucun caractère dissuasif. Le comité de suivi de la loi, dans son 6è rapport publié en 2012, donne des chiffres accablants, observant qu'en Ile de France, seulement 33 % des demandeurs ayant obtenu de figurer sur la liste des personnes à reloger sur le fondement de la loi DALO ont effectivement eu satisfaction. La Cour européenne mentionne d'ailleurs que les chiffres communiqués pa l'administration pour 2013 font état d'un pourcentage de 26, 8 %, c'est à dire en forte baisse par rapport à 2012. 

Cette situation trouve son origine dans le nombre insuffisant des logements sociaux et dans la résistance de certains élus. Les communes les plus riches ne respectent pas la loi du 13 décembre 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbaine, dite loi SRU. Plutôt que construire les logements sociaux exigés par la loi, soit 20 % du parc global, elles préfèrent payer la taxe annuelle. Les préfets, confrontés à un grand nombre de demandes de relogements au titre de la loi DALO, s'adressent donc aux communes les plus modestes, celles qui ont déjà 20 % ou plus de logements sociaux. Le résultat est que les communes les plus pauvres sont sollicitées toujours davantage pour accueillir les familles les plus pauvres. Les élus sont tentés de résister à ces demandes pour éviter cette dynamique de la pauvreté qui conduit à la constitution de ghettos.

La décision de la Cour européenne du 9 avril 2015 apparaît ainsi comme le constat d'un échec. La loi du 5 mars 2007, on s'en souvient,  avait été votée dans l'émotion suscitée par l'occupation du canal Saint Martin par des centaines de tentes de personnes sans domicile fixe, action médiatisée par l'association "Les Enfants de Don Quichotte". Le problème est que les textes votés dans l'émotion ne sont pas toujours les meilleurs. La Cour européenne sanctionne finalement une loi purement cosmétique, dont l'objet était purement déclaratoire. En clair, elle affirme que le droit au logement opposable doit devenir effectivement opposable. Le problème va désormais être celui de la mise en oeuvre de la décison de la Cour européenne, en l'absence d'un parc de logements sociaux suffisants. A moins que le législateur préfère réfléchir à un dispositif un peu moins proclamatoire et un peu plus efficace ?

jeudi 9 avril 2015

QPC : Le contrôle de l'Etat sur les activités privées de sécurité

Dans une décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) le 9 avril 2015, le Conseil constitutionnel confirme que les entreprises privées de sécurité ne sont pas des entreprises comme les autres. Leur activité n'est pas seulement soumise à la loi du marché mais aussi et surtout à celle de l'Etat.

Les requérants M. Kamel B. et la société qu'il dirige, Constellation Sécurité SAS, contestent la constitutionnalité de l'article L 612-7 al. 1 du code de la sécurité intérieure (csi). Celui-ci prévoit que l'agrément indispensable à l'exercice d'une profession dans le secteur de la sécurité privée ne peut être délivré qu'aux personnes de nationalité française ou ayant celle d'un Etat membre de l'Espace économique européen (EEE), c'est à dire de l'un des Etats membres de l'UE auxquels il faut ajouter l'Islande, le Liechtenstein, la Suisse, l'Autriche, la Suède et la Norvège. 

Cette condition d'octroi de l'agrément n'est pas la seule. Il en existe d'autres, liées à la moralité du demandeur et notamment au fait qu'il n'ait jamais fait l'objet d'une condamnation criminelle ou correctionnelle, ou encore à son aptitude professionnelle. N'ayant pas la nationalité française, ni celle d'un pays de l'EEE, M. Kamel B. s'est donc vu refuser l'agrément par le Conseil national des activités privées de sécurité (CNAPS), compétent en ce domaine. Le CNAPS n'avait d'ailleurs pas le choix, puisque c'est la loi elle-même qui impose cette condition de nationalité.

Le principe d'égalité


En l'espèce, cette condition est contestée au nom du principe d'égalité devant la loi, principe consacré par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui énonce que "la loi doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse".

Le Conseil constitutionnel ne voit pas d'atteinte à l'égalité dans la condition de nationalité imposée aux responsables d'une entreprise de sécurité privée. Il s'appuie sur une jurisprudence constante, toujours formulée dans les mêmes termes : "Le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec la loi qui l'établit" (Par exemple : décision du 18 mars 2009 sur le droit au logement). En l'espèce, le Conseil estime que les dirigeants d'une entreprise privée de sécurité ne sont pas dans une "situation identique" à celle d'un autre dirigeant d'entreprise. Et il donne des précisions, rappelant ainsi la nécessité d'un contrôle étatique sur ces activités.

La condition de nationalité


L'exigence d'une condition de nationalité pour exercer une profession n'est pas rare. C'est ainsi que le responsable d'un casino ou... d'une entreprise de pompes funèbres doit avoir la nationalité française ou celle d'un Etat de l'EEE. Il en est de même des détectives privés et des avocats aux Conseils. Cette liste à la Prévert pourrait être allongée. Dans tous les cas, elle concerne deux types de professions, d'une part celles dont on se méfie pour diverses raisons comme l'absence de contrôle des compétence, d'autre part celles qui, d'une manière ou d'une autre, sont associées au service public.

En matière de sécurité privée, la condition de nationalité figurait déjà dans la loi sur la sécurité intérieure du 12 juillet 1983. A l'époque, l'accès à ces professions était limitée aux ressortissants français. Il est vrai que le marché était beaucoup plus étroit, limité de fait au gardiennage et aux transports de fonds. La loi du 18 mars 2003 a ensuite étendu l'agrément aux ressortissants de l'EEE, conformément aux dispositions de l'Accord de libre échange européen. En même temps, le marché de la sécurité privée s'élargissait à des domaines nouveaux comme la vidéosurveillance ou la protection des navires contre la piraterie. De fait, le secteur de la sécurité privée est de plus en plus sollicité pour intervenir au profit des collectivités publiques dans des secteurs qui, auparavant, relevaient des activités régaliennes de l'Etat.

C'est sur ce fondement que s'appuie le Conseil constitutionnel. Il affirme que le législateur a entendu "assurer un strict contrôle" de ces dirigeants. L'existence même de la procédure d'agrément  est liée au fait que ces entreprises sont "associées aux missions de l'État en matière de sécurité publique". La formule rattache ainsi les professions de la sécurité privée au service public, qu'elles le veuillent ou non. 

Hergé. Tintin en Amérique. 1946


Le CNAPS 


La précision n'est pas sans importance si l'on considère l'ambiguïté de la structure même chargée de contrôler l'activité des société privées de sécurité, le CNAPS. Ce "Conseil" trouve son origine dans la loi du 14 mars 2011 sur la sécurité intérieure, dite Loppsi 2, ou plus exactement dans un amendement gouvernemental déposé devant le Sénat. Il est le pur produit des idées d'Alain Bauer, à l'époque conseiller de Nicolas Sarkozy. Il est d'ailleurs toujours président du collège du CNAPS, organe chargé d'administrer cette institution. 

D'une manière générale, la création du CNAPS répond à deux objectifs. D'une part, il s'agit d'affirmer une volonté de "moraliser" les professions de la sécurité privée en imposant un contrôle de l'Etat, contrôle assuré par l'octroi de l'agrément. D'autre part, il s'agit d'organiser la profession, le CNAPS constituant ainsi l'instrument d'un lobbying. Son organisation semble davantage centrée sur le second objectif que sur le premier. C'est ainsi que les professionnels du secteur bénéficient d'une très large représentation au sein du conseil d'administration. De même, le CNAPS est financé par une taxe sur les activités de sécurité privée. Autant dire que le contrôle de ces entreprises est financé par elles-mêmes, ce qui leur confère évidemment un poids non négligeable dans l'institution.

Par sa décision du 9 avril 2015, le Conseil constitutionnel va résolument à l'encontre d'un discours qui présente la sécurité privée comme entièrement substituable aux forces publiques de sécurité. Il précise clairement que le secteur de la sécurité privée n'est pas une alternative au service public, mais un instrument du service public auquel il doit être subordonné. Il est donc naturel qu'il soit soumis à un encadrement juridique qui tienne compte de la spécificité des missions de sécurité. C'est une mise au point fort utile, à une époque où la privatisation de la sécurité est trop souvent perçue comme le moyen essentiel de faire des économies en sous-traitant à des personnes privées les missions régaliennes de l'Etat.



mardi 7 avril 2015

Vaccination obligatoire : Le Conseil constitutionnel entre débat scientifique et politique publique

La vaccination est généralement considérée comme le meilleur moyen de protéger à la fois la santé de chacun d'entre nous et la santé publique en empêchant le développement de maladies graves. On sait qu'au XVIIIè siècle, la vaccination ou plutôt l'inoculation, terme employé à l'époque, fut mise en oeuvre par quelques grandes familles désireuses de répandre le progrès scientifique dans la société. Lady Mary Wortley Montagu, épouse de l'ambassadeur d'Angleterre à Istanbul, fit ainsi inoculer son fils contre la variole en 1715. En France, c'est la famille d'Orléans qui inaugura cette pratique en 1756, avant qu'elle ne gagne la Cour puis l'ensemble de la société civile durant le XIXè siècle.

La décision rendue sur question prioritaires de constitutionnalité (QPC) par le Conseil constitutionnel le 20 mars 2015 relève d'une démarche résolument inverse. Des parents, les époux L., refusent la vaccination de leurs enfants contre la diphtérie, la poliomyélite et le tétanos. Or il s'agit d'une obligation légale imposée par les articles L 3111-1 à L 3111-3 du code de la santé publique (csp). Ces dispositions trouvent leur origine dans des textes anciens, la vaccination antidiphtérique étant obligatoire depuis la loi du 25 juin 1938, le tétanos depuis celle du 24 novembre 1940 et la poliomyélithe depuis celle du 1er juillet 1964. Les parents sont donc poursuivis sur le fondement de l'article 227-17 du code pénal qui punit de  deux ans d'emprisonnement et de 30 000 euros d'amende "le fait, par le père ou la mère, de se soustraire, sans motif légitime, à ses obligations légales au point de compromettre la santé, la sécurité, la moralité ou l'éducation de son enfant mineur". 

La situation est, à vrai dire, peu fréquente. Le non-respect de la vaccination obligatoire ne se trouve en général que dans les affaires de carences éducatives, dans lesquelles des parents négligents sont privés de l'autorité parentale. Le défaut de vaccination des enfants n'est alors qu'une négligence parmi d'autres, et souvent pas la plus grave, au point qu'elle passe inaperçue dans un contexte de mauvais traitements. Dans le cas des époux L., la situation est toute différente, car le refus de vacciner leurs enfants relève d'un choix personnel. Ils sont donc poursuivis devant le tribunal correctionnel d'Auxerre et c'est devant cette juridiction qu'ils ont posé une QPC contestant la constitutionnalité de l'article 227-17 du code pénal sur le fondement duquel ils sont poursuivis, mais aussi celle des articles du code de la santé publique imposant les vaccinations obligatoires.

Le Conseil  constitutionnel écarte purement et simplement la QPC dirigée contre l'article 227-17 c. pén. Celui-ci réprime en effet l'ensemble les carences dans l'exercice de l'autorité parentale, et non pas seulement le seul manquement à l'obligation vaccinale Le Conseil fait d'ailleurs remarquer que les griefs articulés par les requérants ne portent que sur la vaccination obligatoire.

Le droit à la santé


Pour les époux L., les dispositions contestées portent atteinte au droit à la santé, dont le Conseil constitutionnel a affirmé la valeur constitutionnelle dans une décision du 22 juillet 1980. Par la suite, dans une seconde décision du 10 janvier 1991rendue à propos de la politique publique de lutte contre le tabagisme, il a précisé que son fondement réside dans le Préambule de 1946 (alinéa 11), qui énonce que la Nation "garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé".

La promotion constitutionnelle du droit à la santé s'arrête là. En effet, il n'a jamais, jusqu'à aujourd'hui, constitué le fondement d'une déclaration d'inconstitutionnalité. Tout au plus permet-il au Conseil d'affirmer, par exemple dans une décision du 12 mai 2010, que le législateur ne  peut modifier une loi sans tenir compte de l'exigence constitutionnelle de droit à la santé.

Arman. Seringue. 1977



Le débat scientifique

 

On comprend dès lors que les chances de succès de la QPC posée par les époux L. sont  réduites, d'autant plus réduites que le Préambule de 1946 attribue à la "Nation" la compétence garantir ce droit à la santé. Cette formulation signifie clairement que le droit à la santé n'est pas un principe intemporel mais s'incarne dans une série de politiques publiques définies par le législateur.

Il n'appartient donc pas aux citoyens, et notamment aux parents, d'apprécier le bien-fondé de la vaccination obligatoire. L'argument essentiel développé par les requérants repose en effet sur l'inutilité d'une vaccination obligatoire contre des maladies qu'ils considèrent comme définitivement éradiquées.

Pour écarter ce moyen, il mentionne qu'il ne lui appartient pas d'apprécier l'intérêt scientifique de la vaccination obligatoire. Sur ce point, le Conseil se situe dans la ligne de sa décision du 16 mai 2012, dans laquelle il refuse de sanctionner pour atteinte au droit à la santé l'interdiction de prélever des cellules sanguines au sein d'une même famille, pour les conserver dans l'hypothèse d'une éventuelle utilisation thérapeutique ultérieure. Aux yeux du Conseil, l'intérêt scientifique d'une telle pratique n'est pas établi et il ne lui appartient donc pas de se prononcer sur ce point.

Une politique publique


En matière de vaccination comme en matière de transfusion sanguine, le débat scientifique a eu lieu en amont, et le Conseil constitutionnel n'est juge que de la politique publique qui met en oeuvre ses conclusions. Il affirme ainsi  "qu'il est loisible au législateur de définir une politique publique" en matière de vaccination. Celui-ci dispose d'une large marge d'appréciation dans ce domaine, et le Conseil note qu'il peut "modifier (...) cette politique publique pour tenir de l'évolution des données scientifiques, médicales et épidémiologiques".

Dès lors, le Conseil n'exerce qu'un contrôle minimum sur la conformité de cette politique de vaccination au droit à la santé. Il note qu'elle a pour objet de "protéger la santé individuelle et collective" et qu'elle a été définie après avis du Haut conseil de la santé publique. Surtout, elle comporte des éléments de souplesse, puisqu'il est prévu par la loi que cette politique publique peut évoluer en fonction de la situation épidémiologique et des connaissances médicales. De même, la vaccination obligatoire peut être écartée dans certains cas particuliers, par exemple en cas de contre-indication médicale. De tous ces éléments, le Conseil déduit que l'obligation vaccinale ne porte aucune atteinte à la protection de santé mais constitue au contraire l'un de ses instruments.

In fine, on peut se demander si l'intérêt de la décision ne réside pas ailleurs que dans son analyse juridique. C'est plutôt l'existence même d'un tel recours qu'il conviendrait d'étudier, sans doute sous l'angle de la sociologie ou de la psychologie sociale. Les époux L. considèrent en effet que les maladies contre lesquelles la vaccination est imposée sont éradiquées. Mais précisément, elles sont éradiquées parce que les autres enfants, du moins sous nos climats, sont vaccinés. Le raisonnement se réduit ainsi à considérer que les bambins des époux L. peuvent être dispensés de vaccination, puisqu'ils sont protégés par la vaccination des autres enfants. Bel exemple d'un égoïsme décomplexé qui démontre, a contrario, la nécessité d'une politique publique dans ce domaine.

jeudi 2 avril 2015

L'expertise psychiatrique devant la Cour européenne

Dans sa décision Constancia c. Pays-Bas du 26 mars 2015, la Cour européenne des droits de l'homme donne des précisions utiles sur le rôle de l'expertise psychiatrique dans la procédure d'internement sans leur consentement des personnes atteintes d'une grave maladie mentale. 

Observons d'emblée qu'il s'agit d'une décision d'irrecevabilité, la Cour exposant avec soin les motifs pour lesquels elle refuse finalement de se prononcer sur le recours.  L'article 35 § 3 a) de la Convention européenne l'autorise à déclarer irrecevable toute requête individuelle, lorsqu'elle estime que "la requête est (...) manifestement mal fondée". Par conséquent, pour se prononcer sur l'irrecevabilité, la Cour est nécessairement conduite à envisager le fond de l'affaire.

Le requérant, Julien Hira Bisnudew Constancia a pénétré en décembre 2006 dans une école primaire de Hoogerheide, armé d'un couteau de cuisine. Il a égorgé un enfant de huit ans qui était seul dans une salle de classe. Durant la procédure pénale qui a suivi, il a toujours refusé tout examen de son état mental. En septembre 2007, il a été condamné à douze ans de prison, peine qui, une fois purgée, serait suivie d'un internement forcé. Les juges ont donc considéré qu'il était en état  d'"aliénation mentale", même si cette dernière n'entrainait pas, en l'espèce, son irresponsabilité pénale. Par la suite, la Cour d'appel, puis la Cour de cassation ont confirmé à la fois la condamnation et l'internement forcé. Depuis son incarcération, l'intéressé a persévéré dans son refus de toute expertise psychiatrique.

Le requérant ne conteste pas sa peine d'emprisonnement. Il conteste en revanche l'internement forcé en s'appuyant sur l'article 5 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme. Ses dispositions protègent le droit à la sûreté. Elles énoncent que "nul ne peut être privé de sa liberté", sauf "(...) s'il s'agit de la détention régulière d'un aliéné". A ses yeux, sa détention n'est pas "régulière" car elle ne repose pas sur l'analyse de son état mental.


La notion d'"aliéné"


La première question qui se pose est celle de la définition de "l'aliéné", notion historiquement datée. Elle rappelle  la célèbre loi  française du 30 juin 1838 sur les "aliénés", qui n'a été abrogée que par la loi du 27 juin 1990 relative aux "personnes hospitalisées en raison de troubles mentaux". En 1838, l'idée même du traitement des malades mentaux n'existait pas réellement, et l'internement servait essentiellement à gérer le danger, réel ou supposé, qu'ils représentaient pour la société.

La Cour européenne n'a pas cherché à donner une définition univoque de la notion d'"aliéné". Elle s'est bornée à poser les conditions de la conformité à l'article 5 § 1 d'un internement décidé sans le consentement de la personne, soit à la demande de ses proches, soit à celle des autorités. Dans un arrêt Winterwerp c. Pays Bas du 24 octobre 1979, elle affirme qu'un tel internement est licite si trois conditions sont réunies. Premièrement, l'aliénation doit avoir été établie de manière probante, par une expertise médicale objective. Deuxièmement, le trouble mental doit revêtir une nature ou une gravité justifiant l'internement. Troisièmement, l'internement ne peut se prolonger sans la persistance du trouble. Ces trois conditions sont reprises dans jurisprudence constante, avec notamment la décision Stanev c. Bulgarie du 17 janvier 2012

Psychose. Alfred Hitchcock. 1960. Scène finale
Simon Oackland (Dr Richmond) et Anthony Perkins (Norman Bates)

L'absence d'expertise médicale avant la décision


Le premier de ces critères conditionne les deux autres. C'est parce qu'une personne est reconnue médicalement comme atteinte d'une maladie mentale qu'il devient possible d'apprécier la gravité de cette dernière pour justifier l'internement ou, au contraire y mettre fin. Le requérant estime que, dans son cas, la maladie n'est pas avérée, dès lors qu'il n'a pas été examiné par un médecin préalablement à la décision d'internement. Dans une jurisprudence très récente du 8 février 2014 Ruiz Rivera c. Suisse, la Cour condamne ainsi pour violation de l'article 5 § 1 de la Convention la prolongation d'un internement psychiatrique alors même que l'état mental de l'intéressé n'a pas été évalué depuis quatre ans. 

Il est évident que la Cour ne peut pas se borner à constater que le premier critère indispensable à la licéité de l'internement n'est pas rempli. Elle devrait alors en tirer les conséquences en déclarant la requête recevable. La Cour enverrait alors un message sans doute mal perçu par les Etats membres et les médias européens. Le risque est que la décision soit considérée comme une incitation à libérer une personne qui a égorgé un enfant et refusé tout traitement. Sur un plan plus juridique, le refus de l'expertise psychiatrique suffirait à mettre en doute la licéité de l'internement.

Il est vrai que l'affaire Ruiz Rivera présente des points communs avec l'affaire Constancia, à commencer par la gravité du crime commis. M. Ruiz Rivera a assassiné sa femme, lui a ensuite coupé la tête qu'il a jetée par le fenêtre, et M. Constancia a égorgé un enfant. Mais la différence entre les deux internés est de taille, car le premier n'a jamais refusé les expertises médicales. Au contraire, lui et ses avocats les ont vainement demandées. Les autorités suisses peuvent donc appliquer la décision de la Cour en faisant effectuer ces expertises, sans qu'il soit sérieusement envisagé de libérer l'intéressé. Il n'est pas contesté, en revanche, que M. Constancia n'a pas été examiné médicalement, tout simplement parce que, dès son arrestation après le meurtre de l'enfant, il s'est définitivement refusé à tout expertise.

L'absence d'arbitraire


La Cour adapte donc sa jurisprudence en affirmant que la décision d'internement, pour être licite, ne doit contenir aucune trace d'arbitraire. Il est donc possible d'écarter l'exigence de l'examen psychiatrique préalable dans certaines hypothèses. Or, le requérant constitue l'un de ces cas particuliers puisqu'il a toujours refusé de se prêter à des expertises médicales.

Il suffit alors que les autorités néerlandaises montrent que la décision a été soigneusement pesée, en tenant compte à la fois de l'intérêt de la société mais aussi de celui de l'intéressé. Dans un arrêt Witold Litwa c. Pologne du 4 avril 2000, la Cour affirme même que cette absence d'arbitraire est établie lorsque d'autres mesures, moins sévères que l'enfermement, ont été considérées et jugées insuffisantes pour sauvegarder l'intérêt personnel ou public exigeant la détention. La privation de liberté doit donc apparaître indispensable, au vu des circonstances.

La Cour examine concrètement si le cas de M. Constancia a été envisagé dans une démarche dépourvue d'arbitraire. Les autorités néerlandaises ne se sont pas limitées à prendre acte du refus de l'intéressé de se plier à des expertises psychiatriques. Elles ont tout de même sollicité l'opinion des psychiatres qui se sont prononcés en quelque sorte "sur dossier". Ils ont  utilisé d'anciennes expertises effectuées en 2004. A l'époque, le requérant avait été condamné pour vol à main armée et les rapports des psychiatres concluaient qu'il avait une "personnalité immature et narcissique" et qu'il était atteint de diverses psychoses à l'origine de "comportements antisociaux". Les experts ont aussi visionné les enregistrements vidéo des interrogatoires de M. Constancia intervenus après le meurtre de l'enfant. De tous ces éléments, sans pouvoir poser un diagnostic précis, ils ont déduit avec perspicacité que l'intéressé était "gravement dérangé" ("severely disturbed").

A partir de ces éléments, la Cour note que la décision d'internement, prise dans ces conditions, présente suffisamment de garanties contre l'arbitraire. Quant à l'internement lui-même, il ne pose pas de difficulté particulière. Depuis son arrêt Van Droogenbroeck c. Belgique du 24 juin 1982, la Cour affirme que le droit interne des Etats peut prévoir un internement psychiatrique illimité à l'issue d'une peine de prison, dans le seul intérêt de la sécurité publique.

L'arrêt Constancia témoigne du réalisme de la Cour européenne, qui souhaite avant tout ne pas être l'origine d'une jurisprudence jugée laxiste qui inciterait les Etats à remettre en liberté d'éventuels récidivistes. La Cour se livre donc, elle aussi, à une expertise psychologique. Les autorités étatiques ont-elles sincèrement évalué la situation de la personne ? Ont-elles honnêtement mis en balance son intérêt et celui de la société ? Ces éléments sont délicats à évaluer et risquent de conduire à une jurisprudence impressionniste. Mais chaque malade mental est un cas particulier et chaque affaire conduit ainsi à une décision d'espèce.