« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 23 mars 2015

QPC EADS : le principe Non bis in idem et les sanctions disciplinaires

Le 18 mars 2015, le Conseil constitutionnel a rendu une décision John L. et autres déclarant non conforme à la Constitution le cumul de poursuites disciplinaires et pénales en matière boursière.

L'affaire a suscité beaucoup d'intérêt car une QPC avait été déposée en octobre 2014, le premier jour du procès pénal portant sur les délits d'initiés intervenus au sein du groupe EADS (devenu Airbus Group). Sept anciens dirigeants du groupe étaient poursuivis, ainsi que des représentants de deux actionnaires, Daimler et Lagardère. En termes simples, le délit d'initié se définit comme une infraction boursière que commet une personne qui vend ou achète des valeurs mobilières en tirant bénéfice du fait qu'elle dispose d'informations dont ne disposent pas les autres investisseurs.
Les intéressés invoquent le fait qu'ils ont déjà été poursuivis devant l'Autorité des marchés financiers (AMF) pout les mêmes faits et que les nouvelles poursuites devant le juge pénal violent la règle Non bis in idem. En première analyse, cette règle interdit de poursuivre et de condamner deux fois une personne pour les mêmes faits. La question posée au Conseil se ramène donc à celle de l'application éventuelle du principe Non bis in idem au cumul de poursuites disciplinaires et pénales.

La décision du Conseil constitutionnel prononce en fait la jonction de trois QPC portant sur le cumul des poursuites disciplinaires engagées par l'Autorité des marchés financiers (AMF) et des poursuites pénales. Différentes dispositions du code monétaire et financier (cmf) sont déclarées inconstitutionnelles, notamment les articles L 465-1, et L 621-15 qui organisent la procédure disciplinaire devant cette autorité.

En revanche, le moyen tiré de l'inconstitutionnalité de certaines dispositions de l'article 6 du code de procédure pénale (cpp) est écarté. Celui-ci prévoit que "l'action publique pour l'application de la peine s'éteint par (...) la chose jugée". Aux yeux des requérants, la décision de clôture de la procédure disciplinaire devant l'AMF est dotée de l'autorité de chose jugée, affirmation réfutée par le Conseil. Une décision prise par une autorité administrative indépendance n'a en effet jamais de caractère judiciaire.

Non bis in idem


Déjà connu du droit romain, le principe "Non bis in idem" énonce que nul ne peut être poursuivi ni condamné deux fois pour les mêmes faits. Cette règle figure dans l'article 368 du code de procédure pénale, le Protocole n° 7 de la Convention européenne des droits de l'homme (art. 4), l'article 15 § 7 du Pacte international sur les droits civils et politiques et enfin l'article 50 de la Charte européenne des droits fondamentaux.

Sa valeur constitutionnelle est moins claire. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 25 février 2010, se réfère ainsi à "la règle Non bis in idem",  sans davantage de précision, et notamment sans la dissocier clairement du principe de nécessité de la peine, lui-même rattaché à l'article 8 de la Déclaration de 1789. Dans sa décision du 18 mars 2015, le Conseil se réfère non plus à la "règle" mais au "principe Non bis in idem", sans toutefois lui accorder formellement une valeur constitutionnelle. Il est cependant plus clairement rapproché des "principes de nécessité des délits et des peines et de proportionnalité des peines et du droit au maintien des situations légalement acquises".

Surtout, le Conseil opère une distinction très nette entre le cumul de poursuites et le cumul de sanctions.


Erreur de la banque en votre faveur. Michel Munz et Gérard Bitton. 2009


Cumul de poursuites


Le cumul de poursuites, disciplinaires et pénales, est admis par le droit positif depuis l'arrêt du  Tribunal des conflits Thépaz du 14 janvier 1935. Le comportement d'un fonctionnaire peut constituer à la fois une faute pénale et une faute de service, et susciter des poursuites pénales et disciplinaires. Dans une décision du 8 juillet 2012, la Cour de cassation refusait sur ce fondement la transmission au Conseil constitutionnel d'une QPC portant précisément sur les dispositions qui autorisent l'Autorité des marchés financiers (AMF) à engager des poursuites administratives susceptibles de se cumuler avec des poursuites pénales. La Cour considérait alors que le principe "Non bis in idem" ne s'applique pas, dès lors qu'il s'agit de deux procédures de nature différente. Cette interprétation a été confirmée par le Conseil constitutionnel, dans sa décision rendue sur QPC du 17 janvier 2013. Il estime qu'un médecin peut être sanctionné à la fois par l'Ordre et par la juridiction de la sécurité sociale. Ce cumul de procédures disciplinaires n'emporte aucune violation du principe "Non bis in idem".

Cumul de sanctions


La question du cumul de sanctions est plus complexe. En effet, le cumul de poursuites peut exister, à la condition toutefois qu'à l'issue des deux procédures seule la sanction la plus forte soit mise à exécution. Cette condition est affirmée par le Conseil dans cette même décision du 17 janvier 2013. En l'espèce, elle était dictée par le bon sens. S'agissant de poursuites engagées à l'encontre d'un médecin, l'intéressé aurait pu être condamné pour les mêmes faits à la fois à une interdiction temporaire d'exercice et à une interdiction permanente par chacune des deux institutions chargées d'apprécier son comportement. La règle posée par le Conseil a donc d'abord pour objet d'empêcher la condamnation de l'intéressé à des peines contradictoires.

La confrontation de ces jurisprudences conduit à affirmer que l'absence de sanction pénale n'a pas pour effet d'interdire le prononcé d'une sanction disciplinaire. Dans son arrêt du 30 décembre 2014, le Conseil d'Etat confirme ainsi la légalité de la sanction disciplinaire infligée au Docteur Bonnemaison. Accusé d'avoir administré à sept patients en fin de vie hospitalisés à l'hôpital de Bayonne des médicaments ayant provoqué leur décès, il a été condamné par la chambre disciplinaire régionale à être radié du tableau de l'Ordre des médecins le 24 juin 2013. Cette condamnation a été confirmée en appel par la chambre disciplinaire nationale de l'Ordre, le 15 avril 2014. Or, le docteur Bonnemaison avait été acquitté par la cour d'assises de Pau le 25 juin 2014, poursuivi cette fois pour meurtres.

Les critères


Dans sa décision du 18 mars 2015 rendue sur l'affaire du délit d'initié des dirigeants d'EADS, le Conseil ne remet pas vraiment en cause cette jurisprudence, mais en précise le champ d'application, ce qui le conduit à déclarer inconstitutionnel le cumul des sanctions prononcées par l'Autorité des marchés financiers et par la justice pénale. Il énonce donc dans quelle mesure les "mêmes faits" peuvent faire l'objet de "poursuites différentes", et distingue quatre critères permettant d'écarter Non bis in idem.

Dans le première critère, les dispositions qui servent de fondements aux poursuites pénales et disciplinaires ne tendent pas à réprimer les mêmes faits qualifiés de manière identique. En l'espèce,  le Conseil constitutionnel affirme, après une analyse très fine des textes concernés, que le délit d'initié est défini de la même manière par le code pénal et le code monétaire et financier.

Le second critère, moins évident dans son analyse, réside dans le fait que les deux répressions ne doivent pas protéger les mêmes intérêts sociaux. Dans la QPC du 17 janvier 2013 à propos du médecin poursuivi à la fois devant l'Ordre et les juridictions de la sécurité sociale, le Conseil avait déjà affirmé cette dualité. A ses yeux, les poursuites diligentées par l'Ordre visent à réprimer des manquements déontologiques, alors que celles devant les juridictions de la sécurité sociale ont pour objet sanctionner des abus professionnels commis au préjudice de cette institution. Dans la décision du 18 mars 2015, la situation est bien différente. Les deux types de poursuites, devant l'AMF et devant le juge pénal, ont pour objet identique de protéger le bon fonctionnement des marchés financiers.

Le troisième critère est rempli si les deux répressions aboutissent au prononcé de sanctions de nature différente. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision de 2015, précise ce qu'il entend par cette différence de "nature". Il ne s'agit pas évidemment d'affirmer qu'une sanction disciplinaire a, par hypothèse, une "nature" différente d'une sanction pénale. Un tel raisonnement conduirait à interdire toute application du principe Non bis in idem. Aux yeux du Conseil, l'existence de deux arsenaux répressifs n'est pas en cause, et la "nature" différente s'apprécie à l'aune de la sévérité de la sanction. En l'espèce, il considère que cette sévérité est équivalente. Le juge pénal peut prononcer une peine de prison pour délit d'initié, mais l'amende demeure très faible. A l'inverse, l'AMF ne peut condamner à une peine privative de liberté, mais l'amende encourue pour les mêmes faits peut être très élevée. Pour le Conseil, l'ensemble conduit à un certain équilibre.

Le quatrième et dernier critère est la répression devant des ordres de juridiction distincts. Tel n'est pas le cas en l'espèce puisque les recours contre les sanctions prononcées par l'AMF relèvent des juridictions de l'ordre judiciaire, comme les sanctions pénales.

De cette analyse, le Conseil constitutionnel déduit qu'aucun des quatre critères n'est rempli, situation juridique qui emporte violation du principe Non bis in idem.

L'influence de la Cour européenne


En permettant ainsi, même de manière modeste, la reconnaissance de la violation du principe Non bis in idem en matière de cumul de poursuites pénales et administratives, le Conseil constitutionnel se rapproche de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Dans son arrêt Sergeï Zolotoukhine c. Russie du 10 février 2009, la Cour considère que la règle Non bis in idem contenue dans l'article 4 du Protocole n° 7 doit s'entendre comme s'appliquant aux poursuites de faits identiques ou qui sont en substance les mêmes, quelle que soit leur qualification, et quel que soit l'organe chargé de les réprimer.

Le problème est que la France, comme d'ailleurs d'autres Etats-parties, a posé une réserve sur cet article, réserve mentionnant que seules les infractions relevant des tribunaux compétents en matière pénales doivent être regardées comme des "infractions" au sens de l'article 4 du Protocole. Autrement dit un manquement à une obligation déontologique ne saurait être assimilé à une infraction.

Sans doute, mais l'Italie avait posé une réserve de même type, formulée dans les mêmes termes. Cela n'a pas empêché la Cour européenne des droits de l'homme, dans un arrêt Grande Stevens c. Italie du 4 mars 2014, de considérer que le droit italien viole l'article 4 du Protocole n° 7 de la Convention européenne en prévoyant qu'un délit d'initié peut être poursuivi à la fois par l'autorité indépendante chargée du contrôle des marchés boursiers et par le juge pénal. La société requérante ayant déjà été condamnée par l'autorité indépendante, la Cour demande que les poursuites pénale engagées à son encontre "soient clôturées dans les plus brefs délais". Pour la Cour, la réserve italienne n'est pas applicable, puisque le délit d'initié constitue une infraction pénale, même si elle fait également l'objet de poursuites devant une autorité administrative.

Et les sanctions contre les fonctionnaires ?


La décision du Conseil constitutionnel sur l'affaire des délits d'initiés d'EADS a d'abord pour conséquence d'écarter la menace d'une condamnation du droit français par la Cour européenne. Reste évidemment à s'interroger sur un éventuel élargissement de cette jurisprudence aux poursuites et sanctions dirigées contre les fonctionnaires. Les critères dégagés par le Conseil conduisent à l'exigence d'une appréciation au cas par cas des situations.

Sur les quatre critères énoncés par le Conseil, les trois premiers peuvent être remplis. Rien n'interdit de penser qu'un fonctionnaire peut être poursuivi pour des faits identiques à la fois devant le juge pénal et devant un conseil de discipline. Tel est le cas, par exemple, de celui poursuivi pour vol ou pour harcèlement. Dans ce cas, il n'est pas difficile de considérer que les sanctions protègent les mêmes intérêts sociaux. Quant à la "nature" des sanctions, c'est-à-dire, si l'on comprend bien le Conseil constitutionnel, l'équivalence de leur sévérité, elle peut aussi, certes pas dans tous les cas mais tout de même assez souvent, être identique. La mise à la retraite d'office ou la révocation d'un fonctionnaire peut en effet avoir des conséquences financières aussi lourdes qu'une amende pénale.

Reste le quatrième et dernier critère, celui des ordres de juridiction distincts. Il constitue un obstacle absolu à l'application de la règle Non bis in idem, puisque la sanction pénale relève de l'ordre judiciaire et que la sanction disciplinaire est susceptible de recours devant la juridiction administrative, et même le Conseil d'Etat pour certains fonctionnaires. Les mauvais esprits pourraient même penser que ce dernier critère a été formulé pour éviter d'appliquer la règle Non bis in idem au cas des fonctionnaires..

Quoi qu'il en soit, ce critère n'a pas été énoncé par la Cour européenne des droits de l'homme, et il serait sans doute intéressant de connaître sa position sur ce point.  Il faudra sans doute beaucoup d'imagination juridique pour développer l'argument selon lequel l'existence même de la juridiction administrative suffit à interdire aux fonctionnaires de bénéficier de la règle Non bis in idem.

jeudi 19 mars 2015

Le vote obligatoire ou la démocratie coercitive

"Lorsque les peuples, il y a cinquante ans, élevaient des barricades et renversaient les gouvernements pour obtenir le droit de suffrage, ils auraient cru à une plaisanterie si on leur avait dit que, par un retour imprévu des choses, les souverains voudraient à leur tour mettre à l'amende ou jeter en prison tous ceux qui n'useraient pas du droit conquis". 

Cette situation fait-elle allusion à l'actuelle suggestion de François de Rugy, co-président du groupe écologiste à l'Assemblée nationale qui annonce le dépôt d'une proposition de loi imposant le vote obligatoire dans notre système électoral ? Nul n'ignore en effet qu'il n'hésite pas à appuyer "ceux qui élèvent des barricades", à Notre-Dame des Landes ou au barrage de Sivens. Aujourd'hui, il envisage donc sérieusement de "mettre à l'amende" ceux qui auraient la malencontreuse idée de choisir l'abstention lors des consultations électorales. 

Et bien, non... Cette citation est extraite d'une thèse signée de F. Sauvage, intitulée "De la nature du droit de vote" et soutenue en 1903. Ceux qui "élevaient des barricades" cinquante ans avant n'étaient pas de joyeux soixante-huitards, mais plutôt les quarante-huitards se battant pour la conquête du suffrage universel. 

L'article 3 de la Constitution pose aujourd'hui que "la souveraineté nationale appartient au peuple". Dans son alinéa 3, ce même article ajoute que "le suffrage peut être direct ou indirect dans les conditions prévues par la Constitution. Il est toujours universel, égal et secret". Quant à l'alinéa 4, il précise que "sont électeurs, dans les conditions déterminées par la loi, tous les nationaux français majeurs des deux sexes, jouissant de leurs droits civils et politiques". Dès lors que ces conditions sont respectées, l'organisation concrète du droit de suffrage relève donc du législateur. Cette idée revient d'ailleurs périodiquement, la dernière proposition de loi  en ce sens ayant été déposée le 6 juin 2014, le plus souvent à l'initiative de petits partis dont les responsables espèrent que les abstentionnistes contraints de se rendre aux urnes voteront finalement pour eux. Mais pourquoi ces électeurs rétifs voteraient-ils précisément pour ceux-là même qui sont à l'origine de la contrainte ?


Suzanne Gabriello. Votez ! Hein ! Bon. Parodie de Nino Ferrer. 
5 janvier 1967

La lutte contre l'abstention


François de Rugy justifie son choix de manière relativement sommaire. Il explique d'abord que le vote obligatoire a pour objet de lutter contre l'abstention. Le raisonnement a le mérite d'être simple : si l'on interdit aux électeurs de s'abstenir, il y aura sans doute d'abstentions. Mais un raisonnement trop simple peut être tout simplement faux. Rien ne dit que les abstentionnistes ne préféreront pas payer l'amende plutôt que se rendre aux urnes. De toute manière, le problème ne sera pas résolu car les anciens abstentionnistes mettront sans doute dans l'urne un bulletin blanc. Certes, la loi du 21 février 2014 prévoit désormais un décompte séparé des votes blancs qui ne sont évidemment pas des "suffrages exprimés" mais qui sont désormais mentionnés dans le résultat du scrutin. Il n'empêche que le recours au vote blanc sous la contrainte ne semble pas constituer un substantiel progrès démocratique.

Electorat-droit, électorat-fonction


L'élu sent qu'il lui faut développer quelques arguments moins conjoncturels et il déclare alors que "la République, ce sont des droits et des devoirs". La formule rappelle la distinction traditionnelle entre l'électorat-droit et l'électorat-fonction.

L'électorat-droit repose sur l'idée que le suffrage est un droit attaché à la qualité de citoyen. Jean-Jacques Rousseau évoque ainsi un droit "que rien ne peut ôter aux citoyens". Le droit constitutionnel français le rejoint sur ce point : le droit de suffrage est, avant tout, un droit du citoyen. Il peut donc en user, ou ne pas en user, voter ou ne pas voter. 

L'élection-fonction repose sur l'idée que la qualité d'électeur est une fonction permettant de désigner ceux qui vont voter la loi et  exercer un mandat représentatif. La théorie de l'électorat-fonction n'implique donc pas le suffrage universel. Sièyes déclarait ainsi en 1791 : "Tous les habitants d'un pays ont droit à la protection de leur personne, de leur propriété, de leur liberté ; mais tous n'ont pas le droit de prendre une part active dans la formation des pouvoirs publics". C'est l'affirmation claire de la distinction entre citoyens passifs, titulaires des droits consacrés par la Déclaration de 1789, et citoyens actifs qui exerçaient aussi le droit de suffrage. Seuls étaient habilités à exercer ce droit ceux qui payaient l'impôt. Autrement dit, l'élection-fonction s'accommode parfaitement d'un suffrage censitaire. On retrouve la même idée dans la Constitution de l'an III (1795) qui consacre aussi un suffrage censitaire (art. 35) et qui est précédée d'une Déclaration des droits et des devoirs. En insistant sur le "devoir" de voter, François de Rugy renoue ainsi avec les conceptions électorales du Directoire.

Il subsiste dans notre système juridique quelques vestiges de cet électorat-fonction, dans le cas très particulier des élections sénatoriales. Les grands électeurs chargés de désigner les sénateurs sont en effet obligés de voter et ils risquent une amende de cent euros en cas d'abstention. Mais précisément, le vote aux sénatoriales est une fonction attribuée à des personnes déjà élues dans le cadre des scrutins locaux. 

Serait-il possible d'envisager l'évolution vers l'électorat-fonction et l'adoption d'un système de vote obligatoire ? Certes, l'article 34 de la Constitution précise que "la loi fixe les règles concernant (...) le régime électoral des assemblées parlementaires", mais encore faut-il que cette loi soit conforme à la fois à la Convention européenne et à la Constitution.

La Cour européenne des droits de l'homme

 

Le droit de vote ne figure pas directement dans la Convention européenne, mais dans son Protocole n° 1 adopté en 1952. Son article 3 impose aux Etats parties d'"organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les conditions qui assurent la libre expression de l'opinion du peuple sur le choix du corps législatif. ". Observons que la Convention ne s'intéresse qu'aux élections législatives et que l'organisation concrète du scrutin est laissée à leur discrétion. Elle déclare ainsi, dans sa décision Mathieu, Mohin et Clerfayt c. Belgique du 2 mars 1987 qu' "aucun système ne saurait éviter le phénomène des voix perdues".

L'analyse de la jurisprudence montre cependant que la Cour européenne penche vers le principe de "l'électorat droit". En témoigne sa position sur le droit de vote des détenus britanniques. Depuis une jurisprudence Hirst c. Royaume-Uni du 6 octobre 2005, elle considère que le droit de suffrage est attaché à la citoyenneté et qu'une condamnation pénale à une incarcération n'a pas pour effet, en soi, d'en priver le détenu. Cette privation ne peut intervenir que si elle considérée comme une peine autonome et prononcée par un juge.

Le Conseil constitutionnel


De son côté, le Conseil constitutionnel ne s'est jamais prononcé sur le vote obligatoire. Dans l'hypothèse de l'adoption d'une telle réforme, il serait probablement saisi. Sa jurisprudence actuelle montre que des éléments d'inconstitutionnalité pourraient être relevés.

D'une part, le Conseil affirme, et c'est une formule délibérément choisie, l'existence d'une "liberté de vote" ou d'une "liberté de scrutin". Dans sa décision du 30 novembre 1983 sur une élection sénatoriale dans les Pyrénées Orientales, il affirme ainsi que si "certains électeurs se sont dispensés de recourir à l'isoloir, il n'est pas établi que cette circonstance ait été l'effet d'une contrainte ; qu'ainsi, la liberté du scrutin n'a pu s'en trouver affectée". Pour le Conseil, le fondement de cette liberté se trouve dans les dispositions conjointes de l'article 3 de la Constitution et de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Ce dernier énonce : "La Loi est l'expression de la volonté générale. Tous les Citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentants, à sa formation". Le vote est un droit personnel attaché à la qualité de citoyen, ce n'est pas un devoir impératif. Autrement dit, le citoyen a le droit de voter, ou de ne pas voter.

Il n'est pas inintéressant de constater que dans ses "tables analytiques" de la jurisprudence du Conseil, document établi par le Conseil lui-même, une section est consacrée au "caractère facultatif du vote" dans un chapitre intitulé "La liberté de l'électeur". Pour le moment, la section est vide, mais elle montre bien que ce caractère facultatif est d'ores et déjà perçu comme un élément de la liberté.

Si une telle réforme était adoptée, ce qui est assez improbable, on ne peut qu'espérer que le vote obligatoire sera censuré par le Conseil constitutionnel. Supposons en effet qu'une telle réforme soit mise en oeuvre, quels en seraient les effets les plus immédiats ? François de Rugy suppose que les Français, que l'on sait fort disciplinés, accepteront d'aller voter sous la contrainte. Mais la menace d'une amende que l'intéressé évalue lui-même à trente-cinq euros est-elle réellement dissuasive ? Dans la situation actuelle, le corps électoral se compose de quarante-quatre millions d'électeurs. Si l'on évalue à 60 % le pourcentage d'abstentionnistes à des élections départementales, et que ces derniers décident d'affirmer leur volonté de s'abstenir en ne se rendant pas aux urnes, faudra-t-il dresser contravention à vingt-cinq millions de personnes ? Le recouvrement risque fort de tourner à la catastrophe.. Ceci dit, la France disposera désormais d'une nouvelle force politique : le parti des abstentionnistes militants. Son existence même démontrera la crise de la représentation dont souffre notre pays. A moins, bien entendu, que les vingt-cinq millions d'abstentionnistes ne décident de voter pour Europe Ecologie les Verts.


lundi 16 mars 2015

Droits de la personne en fin de vie : Le grand sommeil

Le 11 mars 2015, l'Assemblée nationale a achevé l'examen de la proposition de loi déposée par Alain Claeys (PS) et Jean Léonetti (UMP), créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie. Quelque peu modifiée par la délibération de l'Assemblée, la proposition doit maintenant être débattue au Sénat.

La "Consultation citoyenne"


Ce texte repose sur la recherche d'un consensus. Consensus parlementaire d'abord, puisque la proposition est co-signée par un membre du PS et un membre de l'UMP. Consensus social aussi, car il a fait l'objet d'une "consultation citoyenne" organisée par l'Assemblée nationale. Du 2 au 16 février, les internautes ont pu donner leur avis sur la proposition de loi. C'est la première fois dans l'histoire de l'Assemblée qu'une telle consultation est organisée et c'est, en soi, un élément positif. On ne doit cependant pas confondre cette procédure consultative avec un exercice démocratique. Bien qu'ouverte à tous, cette consultation a surtout été utilisée par les différents lobbies actifs en ce domaine. Elle leur a offerts une tribune qui a permis à chacun de donner sa position, exercice certainement utile au débat. Mais le dernier mot doit évidemment rester aux représentants du peuple c'est-à-dire à ceux qu'il a élus.

La proposition de loi ne s'inscrit pas dans une logique de rupture par rapport à la loi du 23 avril 2005, déjà initiée par une proposition de Jean Léonetti. Il s'agit au contraire d'assurer la mise en oeuvre des principes qui étaient à son origine et qui, trop souvent, étaient appliqués de manière incertaine ou incomplète. Il s'agit aussi de faire un pas de plus en consacrant un "droit à une fin de vie digne et apaisée", formule quelque peu obscure mais qui renvoie à trois principes essentiels. 

Les soins palliatifs


Le premier consiste à rendre accessible à tous le droit aux soins palliatifs que l'article L 1110-1à du code de la santé publique (csp), issu de la loi du 4 mars 2002 définit comme ceux qui "visent à soulager la douleur, à apaiser la souffrance psychique, à sauvegarder la dignité de la personne malade et à soutenir son entourage". Il sont donc dispensés dans le but d'améliorer la qualité de la vie des patients et de leur famille, face aux conséquences d'une maladie grave, évolutive ou terminale. 

L'article 5 de la proposition de loi énonce que "le médecin sauvegarde la dignité du mourant et assure la qualité de sa fin de vie en dispensant les soins palliatifs". Il s'agit désormais d'une obligation dont le respect s'impose au médecin. S'agit-il pour autant d'un véritable droit aux soins palliatifs ? On peut en douter si l'on considère que ces soins supposent un service hospitalier et l'intervention de spécialistes de toutes sortes. Sa mise en oeuvre ne repose donc pas seulement sur la volonté des médecins mais bien davantage sur les moyens mis à leur disposition par le service public hospitalier.

Le caractère contraignant des directives anticipées


Le second principe consacré par la loi est le caractère contraignant des directives anticipées. La loi Leonetti, celle de 2005, offre déjà à "toute personne" la possibilité de rédiger ces "directives anticipées" faisant connaître ses souhaits relatifs à sa fin de vie, dans le cas où elle serait hors d'état de les exprimer (art. L 1111-11 csp). Dans l'état actuel du droit, le médecin est seulement tenu d'en "tenir compte" dans les choix thérapeutiques. Les directives anticipées sont donc un élément de la décision au même titre que l'avis de la famille ou celui de l'équipe médicale.

La proposition prévoit d'ajouter à l'article L 1111-11 csp un paragraphe précisant que ces directives anticipées "s'imposent au médecin pour toute décision d'investigation, d'actes, d'intervention ou de traitement, sauf en cas d'urgence vitale pendant le temps nécessaire à une évaluation complète de la situation". La loi prévoit néanmoins une soupape de sûreté dans le cas où les directives seraient "manifestement inappropriées". La décision serait alors prise par l'équipe médicale collégiale, tenant compte de l'avis de la famille. Il appartiendra à la jurisprudence de définir ce que sont des directives "manifestement inappropriées". On peut songer évidemment à celles qui demandent un acte d'euthanasie active ou une assistance au suicide, actes toujours prohibés par la proposition de loi. Il appartiendra également au pouvoir réglementaire et à la CNIL de définir avec soin les conditions de conservation de ces directives dans un traitement national automatisé.

Ces dispositions visent à placer la volonté du patient au coeur de la décision. Elles sont la conséquence logique du principe selon lequel "toute personne a le droit de refuser ou de ne pas subir un traitement". Ce droit au refus de soins, repris dans l'article 5 de la proposition de loi, figurait déjà dans la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé.

Astronautes en sédation profonde
2001, l'Odyssée de l'espace. Stanley Kubrick. 1968

La sédation profonde


Le troisième principe réside dans la possibilité de mettre en oeuvre une sédation profonde. Selon les termes mêmes de la loi, il s'agit de provoquer une altération de la conscience jusqu'au décès, sédation associée à une analgésie et à l'arrêt de l'ensemble des traitements.

Cette sédation profonde repose, là encore, sur la "volonté du patient d'éviter toute souffrance", ce qui signifie qu'elle s'adresse au malade conscient. Elle peut être mise en oeuvre, soit lorsqu'il est atteint d'une maladie incurable dont le pronostic vital est engagé à court terme et que le traitement médical n'est plus efficace, soit lorsqu'il décide d'interrompre un traitement dont le seul objet est de le maintenir en vie sans espoir de guérison. S'il n'est pas en état d'exprimer sa volonté, la sédation peut également intervenir dans une situation d'"obstination déraisonnable", tel qu'elle est définie par l'article R 4127-37 cps.

Les enseignements de l'affaire Vincent L.


Sur ce plan, le texte tire les enseignements de l'affaire Vincent L., et notamment de l'arrêt rendu par le Conseil d'Etat du 24 juin 2014. L'article 2 de la proposition de loi précise que "la nutrition et l'hydratation artificielles constituent un traitement", principe qui aura désormais valeur législative. On se souvient que cette question était au coeur du contentieux introduit par les parents de Vincent L. Le rapporteur public estimait alors que le traitement de nutrition et d'hydratation reçu par ce dernier "n’a pas d’autre effet que de le maintenir artificiellement en vie, emmuré dans sa nuit de solitude et d’inconscience". Eclairé par différentes expertises médicales, le Conseil d'Etat a donc considéré "qu'il est dorénavant dans un état végétatif chronique, que les lésions cérébrales sont irréversibles et le pronostic clinique mauvais". Dans ce type de cas, la sédation est  désormais prévue par la proposition de loi, l'"obstination" étant considérée comme "déraisonnable", dans le mesure où l'état du patient n'offre aucun espoir d'amélioration ni de communication, même minimale, avec son entourage..

On le voit, l'actuelle proposition de loi est, avant tout, la recherche d'un consensus sur un sujet particulièrement sensible. A ce titre, il ne donne pas satisfaction à ceux qui ont les positions les plus tranchées. Certains refusent l'idée même d'un droit de mourir dans la dignité, souvent au nom de leurs convictions religieuses. D'autres estiment que le texte est trop timoré, dans la mesure où il refuse l'euthanasie active ou l'assistance au suicide. Et il est vrai que des patients atteints d'une maladie incurable continueront sans doute à se rendre en Suisse, pays dont le système juridique accepte cette assistance au suicide. La recherche du consensus conduit, par hypothèse, au choix d'une solution médiane, acceptable par le plus grand nombre. La loi ne doit-elle pas être l'expression de la volonté générale ?

jeudi 12 mars 2015

Le retour de la fessée

L'éducation des enfants suscite, depuis bien longtemps, des débats passionnés. Peut-on tolérer certains actes comme les gifles ou les fessées, violences que le droit qualifie généralement de légères, mais violences tout de même ? La question revient dans les médias à l'occasion de la publication d'un texte du Comité européen sur les droits sociaux, texte adopté le 12 septembre 2014 et publié le 4 mars 2015. Très clairement, il prend position contre les autorités françaises qui ont choisi de ne pas légiférer dans ce domaine.

L'existence du débat


Nul ne conteste l'existence même de ce débat qui présente un caractère international. Certains Etats ont voté des lois prohibant expressément ce genre de pratiques. Tel est le cas de la Suède, pays pionnier dans ce domaine, puisque le législateur est intervenu dès 1979. Trente cinq ans après, c'est-à-dire plus d'une génération plus tard, le livre du psychiatre David Eberhard dénonçant "ces enfants gâtés à qui on a laissé le pouvoir" suscite dans le pays un important débat, certains demandant l'abrogation de la loi de 1979. D'autres Etats comme la France ont sanctionné ces pratiques en utilisant le droit commun applicable aux mineurs. On voit alors se développer la revendication inverse, et diverses ONG demandent avec insistance l'intervention du législateur  français pour ériger la gifle ou la fessée en infraction pénale. Le caractère dissuasif de le peine est alors censé entrainer la disparition pure et simple de ces violences. 

Nul ne conteste que l'autorité parentale doit pouvoir s'exercer autrement que par la violence. Il n'en demeure pas moins que le débat sur les causes et les conséquences psychologiques de ces pratiques relève d'abord des pédiatres et des pédopsychiatres. La question des instruments juridiques de nature à empêcher les violences à l'égard des enfants est d'une autre nature.

Un débat juridique biaisé


Le problème est que, pour le moment, le débat juridique est parfaitement biaisé, pour ne pas manipulé. Le Monde titre ainsi, dans son édition du 2 mars 2015 : "La France condamnée pour ne pas avoir interdit gifles et fessées", formule reprise par Huffington Post , et à peine modifiée dans Le Parisien. Ce dernier affirme que la France est "sanctionnée" par le Conseil de l'Europe. Les formules sont percutantes à souhait, mais elles ont l'inconvénient d'être fausses. 

La France ne fait l'objet d'aucune condamnation. Le texte présenté comme tel est une "décision sur le bien-fondé", c'est son nom officiel, prise par le Comité européen des droits sociaux (CEDS). Organe du Conseil de l'Europe, il a pour mission d'apprécier la manière dont les Etats appliquent la Charte sociale européenne. Il est composé de quinze experts indépendants et impartiaux élus par le Comité des ministres pour un mandat de six ans, renouvelable une fois. Il peut être saisi de "réclamations collectives" effectuées par différents groupements, associations, syndicats, ONG auxquels le Comité donne un agrément.

Hergé. Tintin au pays de l'or noir. 1939


L'intérêt britannique pour les libertés


C'est précisément une ONG britannique, l'Association for the Protection of All Children, APPROACH, association dont l'objet principal est la lutte contre les châtiments corporels infligés aux enfants, qui a saisi le CEDS d'une "réclamation collective". La "décision sur le bien-fondé", se borne à estimer que le droit français viole la Charte sociale européenne, sans formuler aucune condamnation. En d'autres termes, le texte a la valeur d'une expertise juridique et est totalement dépourvu de puissance normative.
On observe avec intérêt que nos amis britanniques s'intéressent beaucoup à l'état des libertés dans notre pays. Tout récemment, dans l'affaire S.A.S. c. France du 1er juillet 2014, la requérante qui se plaignait devant la Cour européenne des droits de l'homme de ne pouvoir  porter un voile intégral dans l'espace public français était défendue par un cabinet britannique. Différentes ONG anglo-saxonnes étaient d'ailleurs venues contester la conception française de la laïcité. Ces efforts avaient pourtant été déployés en vain, puisque la Cour européenne avait finalement déclaré la loi du 10 octobre 2010 conforme à la Convention européenne des droits de l'homme.

Il apparaît tout de même naturel que les Britanniques s'intéressent aux châtiments corporels dont les enfants sont victimes, car c'est précisément sur ce sujet que le Royaume-Uni fut pour la première fois condamné par la Cour européenne des droits de l'homme dans l'arrêt Tyler de 1978. La Cour qualifie alors de "violence institutionnalisée" un châtiment corporel infligé à un adolescent de quinze ans dans l'île de Man, châtiment infligé avec le concours des policiers locaux. Plus tard, dans un arrêt A. c. Royaume-Uni du 23 septembre 1998, la Cour condamne le droit britannique qui tolère encore le châtiment corporel sur des enfants à condition qu'il soit "raisonnable". 

L'article 17 al. 1 de la Charte sociale européenne


Quoi qu'il en soit, l'argument unique du Comité réside dans la violation de l'article 17 al. 1 b)  de la Charte sociale européenne ratifiée par la France en 2002. Or, cette disposition se borne à énoncer que les Etats parties s'engagent "à protéger les enfants et les adolescents contre la négligence, la violence ou l'exploitation".

Le droit français viole-t-il cette disposition ? Rien n'est moins certain. Il suffit de la lire pour comprendre qu'elle impose seulement de protéger les enfants contre la violence, y compris celle infligée par leurs proches. Les instruments juridiques de cette protection demeurent à la discrétion des Etats, et il n'est mentionné nulle part qu'ils sont tenus d'adopter une législation particulière interdisant les châtiments corporels. 

Le droit français réprime les châtiments corporels


Le droit pénal français permet de punir les auteurs de châtiments corporels. C'est ainsi que l'article R 222-13 al. 1 du code pénal (c. pén.) punit de trois ans d'emprisonnement et 45 000 € d'amende les violences légères infligées à un mineur de moins de quinze ans. Quant aux violences "habituelles", elles sont réprimées par l'article R 222-14 c. pén. et leur auteur peut risquer entre cinq et trente ans de prison, selon les conséquences pour la victime de ces mauvais traitements. 

Les juges n'hésitent pas à sanctionner ces pratiques. La Cour d'appel de Douai, dans une décision du 29 septembre 2010 confirme ainsi la condamnation d'un homme coupable d'avoir donné trois coups de ceinture à la fille de sa compagne, une enfant de sept ans. Le tribunal correctionnel de Limoges, en octobre 2013, condamne à son tour pour coups et blessures volontaires un père qui a reconnu avoir battu son fils de neuf ans. Même le tribunal administratif de Nancy, le 16 novembre 2004, admet la légalité de la sanction d'un cadre socio-éducatif accusé d'avoir donné une fessée à un enfant. En l'espèce, il considère qu'une exclusion de deux années est excessive,  tenant compte du fait que les faits ne sont pas clairement établis. Enfin, la Cour d'appel de Rouen, intervenant en matière civile le 10 mai 2007,  n'hésite à priver de son droit de visite et d'hébergement le père divorcé qui a admis avoir donné deux fessées à son fils. Le système juridique français n'est donc pas sans moyens pour réprimer des comportements violents à l'égard des enfants, même s'il s'agit de violences légères. 

Dans ces conditions, l'idée, largement développée dans la presse, selon laquelle le texte publié par le CEDS serait une sorte d'avertissement adressé à la France avant sa condamnation par la Cour européenne des droits de l'homme semble relever de l'incantation. D'une part, la Cour n'est évidemment pas liée par ce texte. Surtout, il lui appartiendra, si un jour elle est saisie, d'apprécier la conformité du droit français à la Convention. Or rien ne permet d'affirmer que le droit français ne réprime pas les violences infligées aux enfants.

Le débat portant sur l'opportunité ou non de voter une loi spécifique dans ce domaine élude les problèmes essentiels. Pense-t-on réellement que l'intervention du législateur suffira à mettre fin à des pratiques qui n'ont rien de rationnel, mais sont souvent le résultat de sentiments divers comme l'impuissance, la colère ou la peur ? Si une telle loi donne satisfaction aux associations actives dans ce domaine, elle ne résout d'ailleurs pas le problème essentiel de la preuve. Dans un tel domaine, les poursuites pénales se heurtent à différents obstacles : les enfants ne dénoncent généralement pas leurs parents, les professeurs comme les services sociaux ne voient pas toujours les traces physiques ou psychologiques de ces violences. Il serait sans doute bien préférable de faire des efforts dans le suivi des enfants, mais aussi dans l'utilisation par les juges, parfois prompts à classer des affaires jugées peu importantes, de dispositions pénales qui existent et qui doivent être appliquées.. 

mardi 10 mars 2015

Principe de loyauté et droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination

La Cour de cassation, réunie en Assemblée plénière, a rendu le 6 mars 2015 un arrêt très remarqué dans lequel elle sanctionne le défaut de loyauté dans le recueil des preuves d'une infraction. En l'espèce, ce défaut de loyauté entraine une atteinte au droit de ne pas s'auto-incriminer. 

L'affaire porte sur la sonorisation de deux cellules de garde à vue, dans lesquelles sont enfermées, entre les interrogatoires, deux personnes soupçonnées d'avoir participé, en février 2012, à un vol commis dans une bijouterie, vol réalisé avec armes et en bande organisée. Durant cette garde à vue, enfermés côte à côte, les deux suspects ont discuté de choses et d'autres.. 

L'un demande à l'autre de le disculper, moyennant finances. Il déclare s'être reconnu sur la vidéo filmée peu avant le vol et  être rassuré par le fait que "sa femme avait jeté ce qu'il y avait dans la maison". Il reconnait en outre avoir exercé des violences à l'égard d'une cliente de la bijouterie. Ces propos n'ont évidemment rien à voir avec les farouches dénégations qu'il avait opposées aux enquêteurs lors des auditions. Ces enregistrements sont ensuite versés au dossier comme éléments de preuves de la culpabilité des intéressés, ce qui conduit leurs avocats à déposer, en mars 2013, une requête en annulation d'actes de procédure parmi lesquels la garde à vue et la sonorisation des cellules.

La résistance des juges du fond


Observons d'emblée que les forces de police agissaient sur commission rogatoire d'un juge d'instruction. L'article 706-96 du code de procédure pénale (cpp) les  autorise, à la demande et sous le contrôle du juge d'instruction, "à mettre en place un dispositif technique ayant pour objet, sans le consentement des intéressés, la captation, la fixation, la transmission et l'enregistrement de paroles prononcées par une ou plusieurs personnes à titre privé ou confidentiel, dans des lieux ou véhicules privés ou publics (...)". S'appuyant sur ces dispositions mais aussi sur l'article 427 cpp qui pose un principe de liberté de la preuve, la chambre de l'instruction de la Cour d'appel de Versailles avait considéré comme licite la sonorisation des cellules de garde à vue.

La Chambre criminelle de la Cour de cassation était déjà intervenue une première fois dans une décision du 7 janvier 2014. Elle avait alors jugé que le placement des gardés à vue dans des cellules contiguës et la sonorisation des locaux constituaient un "stratagème constituant un procédé déloyal de recherche des preuves", lequel a conduit l'un des deux protagonistes à s'incriminer lui-même lors de sa garde à vue. La Chambre de l'instruction, statuant sur renvoi, avait cependant maintenu la position de la cour d'appel et réaffirmé la licéité de ce moyen de preuve. L'arrêt du 6 mars 2015 apparaît ainsi comme le point d'aboutissement d'une procédure marquée par la résistance des juges du fond qui n'ont désormais plus d'autre solution que de se soumettre.



Tosca. Puccini. Air de Cavaradossi, avec un micro dans sa prison.. 
et personne ne s'en plaindra.
Mario Lanza. 1954.

La loyauté de la preuve


La jurisprudence admet en effet, depuis un arrêt de la Chambre criminelle du 23 juillet 1992, que les particuliers, pour faire éclater la vérité, peuvent utiliser des moyens de preuve déloyaux ou illicites. En l'espèce, les juges admettent ainsi que la société Carrefour ait prouvé des malversations commises par certains de ses employés de caisse en plaçant des caméras dans des bouches d'aération. De la même manière, la Chambre criminelle considère, dans un arrêt du 31 janvier 2012, que les enregistrements effectués par son majordome des conversations téléphoniques de madame Bettencourt, captations réalisées à l'insu de l'intéressée, ne sont pas, en eux-mêmes, des actes d'information mais des moyens de preuve qui peuvent être discutés contradictoirement. La diffusion par Médiapart de ces mêmes enregistrements était en revanche considérée par la Chambre civile le 6 octobre 2011 comme portant atteinte à la vie privée de l'intéressée. La contradiction n'est qu'apparente. En matière pénale, mais seulement en matière pénale, la liberté de la preuve, principe consacré par l'article 427 c. pén., l'emporte sur l'appréciation des moyens utilisés pour l'obtenir

Les autorités judiciaires et les services de police ne bénéficient pas de la même indulgence. Certes, un arrêt du 1er mars 2006 avait admis la sonorisation du parloir d'une maison d'arrêt, considérant  que ce procédé était conforme aux règles du procès équitable telles qu'elles figurent dans l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme. A l'époque, la décision n'avait suscité aucun émoi dans la doctrine, l'idée générale étant que l'intéressé restait en mesure de contester le contenu des enregistrements versés au dossier. Depuis la décision du 7 janvier 2014, confirmée donc par celle de mars 2015, la solution est inversée. Les raisons du revirement doivent recherchées dans deux directions.


Le stratagème


On le sait, le droit français, contrairement à son homologue américain, interdit à l'autorité judiciaire comme à l'autorité de police les provocations à l'infraction. Il accepte en revanche la provocation à la preuve. Dans un arrêt du 5 juin 1997, la Chambre criminelle admet ainsi qu'un policier puisse se porter acquéreur de "cinq galettes de crack" dans le but de prouver l'existence d'un trafic de stupéfiants. La Cour européenne, dans une décision du 5 février 1998, Romanauskas c. Lituanie, ne raisonne pas autrement, ajoutant que les policiers ne doivent exercer sur la personne aucune influence de nature à lui faire commettre une infraction qu'autrement elle n'aurait pas commise.

En revanche, cette provocation à la preuve trouve ses limites dans la notion de stratagème, c'est-à-dire une machination, une ruse destinée à contourner les exigences de la loi. C'est la précision apportée par les deux décisions du 7 janvier 2014 et du 6 mars 2015. En l'espèce, il y a bien eu stratagème puisque les cellules de garde à vue avaient été soigneusement sonorisées dans le but de pousser les deux suspects à s'auto-incriminer.

Le droit de ne pas s'auto-incriminer


La violation du droit au silence n'est pas retenue par la Cour, car il ne s'exerce que durant les auditions et non pas durant les temps de repos. En revanche, la sonorisation des cellules constitue un procédé déloyal dans la mesure où, précisément, ce stratagème conduit à une atteinte au droit de ne pas s'auto-incriminer. 

Ce droit ne figure pas formellement dans le code pénal. Il trouve son origine dans la Convention européenne des droits de l'homme, ou plutôt dans la jurisprudence de la Cour européenne qui le rattache aux exigences du procès équitable posées par l'article 6. Consacré par un arrêt du 25 février 1993 Funke c. France, il constitue un élément de la présomption d'innocence qui interdit à l'accusation de recourir à des éléments de preuve obtenus sous la contrainte ou par des pressions. Ce principe est repris par la Cour de cassation, précisément depuis l'arrêt du 7 janvier 2014. Le fait de sonoriser la cellule de garde à vue est donc considéré comme déloyal, dans la mesure où il suscite une atteinte au droit de ne pas s'auto-incriminer.

La décision est donc parfaitement conforme à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Pourquoi laisse-t-elle alors un certain sentiment d'insatisfaction ? Sans doute pas parce que la décision de mars 2015 risque de rendre impossible le procès de l'auteur d'un crime. L'Etat de droit a ses exigences, et il n'est pas anormal qu'une irrégularité grave de procédure ait de telles conséquences. En revanche, le fondement tiré du droit à ne pas s'auto-incriminer est-il entièrement satisfaisant ? Ce droit semble tellement lié à l'existence d'une procédure accusatoire, à l'américaine, qu'il apparaît dans notre système juridique comme un produit d'importation. Absent du code pénal, il est le produit d'une construction jurisprudentielle. Comme si le droit français l'intégrait mollement, le respectait sans réellement l'assumer. S'il doit devenir l'un des piliers de la procédure pénale, il serait peut-être temps de lui accorder une place plus importante dans les textes qui l'organisent.

jeudi 5 mars 2015

Le port de signes religieux à l'Université : retour à l'analyse juridique

Dans une interview au "Talk" du Figaro, Pascale Boistard, secrétaire d'Etat chargée des droits des femmes, fait part de ses doutes sur le port du voile à l'Université. "Je n'y suis pas favorable", a-t-elle déclaré, ajoutant : "Je ne suis pas sure que le voile fasse partie de l'enseignement supérieur". Elle ne propose cependant de légiférer, affirmant que "c'est aussi aux présidents d'Université de dialoguer avec les étudiantes". La déclaration ne manque pas de courage, si l'on considère que la question fait partie de celles que les gouvernements successifs s'abstiennent de traiter. La prétendue autonomie des Universités est finalement bien commode pour laisser aux Présidents des Universités gérer une question qui relève de la loi.

Un clivage qui transcende les partis politiques


Les réactions à ces propos révèlent que le clivage est réel et transcende les mouvements politiques. L'UMP, tendance Nicolas Sarkozy, envisage aujourd'hui une proposition de la loi interdisant le port du voile dans les Universités. Il semble cependant que l'ensemble du mouvement ne soit pas d'accord sur une question qui n'a pas fait l'objet d'un débat interne. Du côté du gouvernement, les positions ne sont pas plus claires. Manuel Valls affirmait, en août 2013, que le rapport du Haut Conseil à l'intégration (HCI) préconisant l'interdiction était "digne d'intérêt". Ce rapport a pourtant entrainé la disparition immédiate du HCI. A la même époque, Geneviève Fioraso, alors ministre des Universités, déclarait que "le voile ne pose pas de problème à l'Université".

Du côté des Universités, les seuls propos publics sont ceux de Jean-Loup Salzman, président de la Conférence des présidents d'Université (CPU), déclarant à France-Inter : "La question ne devrait pas se poser (...) Je ne vois pas au nom de quoi on interdirait à des jeunes filles d'exprimer des convictions religieuses, y compris à l'Université".

Il est vrai que Jean-Loup Salzmann, Président de l'Université de Paris 13 Villetaneuse, est particulièrement au fait de cette question. D'une part, comme Président de Paris 13, il a mis fin récemment au contrat d'un enseignant vacataire. Celui-ci, constatant la présence à son cours d'une étudiante voilée, avait fait part aux étudiants de son hostilité au port de signes religieux dans l'espace public. D'autre part, un rapport de l'Inspection générale de l'éducation nationale relatif à l'IUT de Saint-Denis, rattaché à l'Université de Paris 13, montre que les responsables de l'Université avaient laissé s'installer dans l'établissement des associations faisant du prosélytisme musulman, pendant que le directeur de l'IUT était victime d'une agression, après des menaces de mort à caractère islamiste. Si l'on considère la situation de son Université, il ne fait guère de doute que Jean-Loup Salzmann est un ardent partisan de l'expression religieuse dans les services publics. Cette position reflète-t-elle celle de l'ensemble de la communauté universitaire ?


Plantu. Le Monde. 5 mars 2014


La reconstruction idéologique de loi de 1905


A l'appui de cette position, on trouve une interprétation, ou plutôt une déformation, de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des églises et de l'Etat. Une analyse qui se revendique à la fois libérale et féministe affirme que la loi de 1905 se borne à garantir la liberté religieuse. Elle autoriserait donc toutes les manifestations religieuses, qu'elles aient lieu dans des espaces privés ou publics. L'analyse s'accompagne de la dénonciation d'une "nouvelle laïcité" liberticide qui interdit notamment aux femmes de porter le voile. Elle repose ainsi sur le présupposé selon lequel le port du voile n'est pas le signe de l'oppression des femmes mais un élément de leur liberté. La "nouvelle laïcité" reflète donc un "nouveau féminisme", qui ne dénonce pas l'oppression des femmes, mais leur droit d'être opprimées. Celles qui souffrent sous un voile imposé par les familles et les grands frères apprécieront sans doute ce soutien du mouvement féministe.

Quoi qu'il en soit, l'analyse repose sur une construction idéologique, car la loi de 1905 ne dit rien de tel. Son article premier énonce que "La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes". La liberté de conscience relève de la liberté de pensée et concerne l'espace intime des convictions religieuses. Le Conseil constitutionnel a récemment rappelé, dans sa décision rendue sur QPC le 18 octobre 2013 qu'elle a valeur constitutionnelle. Son fondement réside à la fois dans l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui affirme que "nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses", et dans le Préambule de 1946 qui énonce que "nul ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances". Le cadre juridique de la liberté de conscience est donc celui de l'"opinion" et de la "croyance". On est bien éloigné de l'affirmation d'une appartenance religieuse par des signes extérieurs, vestimentaires ou autres.

Quant au "libre exercice des cultes", il est vrai qu'il s'agit là d'un droit de la vie collective, qui ne relève pas du for intérieur. L'article 1er de la loi de 1905 insiste sur ce "libre exercice", mais les interprètes audacieux de ce texte devraient peut être lire la loi jusqu'à son article 27 : "Les cérémonies, processions et autres manifestations extérieures d'un culte, sont réglées en conformité de l'article L 2212-2 du code général des collectivités locales". Cet article, bien connu, est relatif au pouvoir du police générale du maire, pouvoir qui autorise le maire à limiter l'exercice public du culte pour des motifs d'ordre public. Certes, nous sommes en 1905. A l'époque, la loi vise les processions et les sonneries de cloches, pas le port des signes religieux On doit tout de même en déduire que la liberté de conscience change de régime juridique lorsqu'elle devient liberté d'affirmation publique d'une religion. Elle doit alors se conformer aux règles édictées pour garantir l'ordre public.

Ne faisons pas dire à la loi de 1905 ce qu'elle ne dit pas, tout simplement parce qu'elle intervient à une époque où les préoccupations sont ailleurs. Ce texte fondateur n'autorise pas le port du voile à l'Université, pas plus d'ailleurs qu'il ne l'interdit. Il se borne, et c'est déjà essentiel, à affirmer que la liberté religieuse peut faire l'objet de restrictions liées à l'ordre public.

Laïcité et neutralité


C'est à ce stade qu'intervient la notion de laïcité. Certains font observer, et ils ont raison, qu'elle ne figure pas dans la loi de 1905. Cela n'a guère d'importance aujourd'hui, puisqu'elle est mentionnée à l'article 1er de notre Constitution : "La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale". En France, la laïcité a valeur constitutionnelle et est étroitement liée au principe républicain.

Dans les services publics, la laïcité prend la forme de l'obligation de neutralité. Contrairement à ce qui est parfois affirmé, la neutralité n'impose pas seulement une contrainte purement négative, celle de n'afficher aucune préférence pour une religion. Elle impose aussi et surtout une obligation positive de ne pas manifester ses croyances religieuses. Ce devoir ne concerne pas seulement les fonctionnaires mais aussi tous ceux qui participent au service public de l'enseignement. Dans un avis du 3 mai 2000 Mlle Marteaux, le Conseil d'Etat affirme ainsi que "les principes de neutralité et de laïcité s'appliquent à l'ensemble des services publics et interdisent à tout agent, qu'il assure ou non des fonctions éducatives ou ayant un caractère pédagogique, d'exprimer ses croyances religieuses dans l'exercice de ses fonctions". Tous les personnels de l'Université sont donc soumis à cette obligation et peuvent être sanctionnés s'ils arborent des signes religieux apparents. C'est ainsi que le tribunal administratif de Toulouse a admis, en avril 2009, la légalité du licenciement d'une doctorante allocataire de recherche à l'Université Paul Sabatier qui refusait de retirer son voile. Salariée par l'Université, elle était soumise à l'obligation de neutralité.

Le cas des étudiants est évidemment un peu moins simple. On doit évidemment écarter l'argument repris dans les médias selon lequel les étudiantes des Universités ne seraient pas soumises à l'obligation de neutralité parce qu'elles sont majeures. Le respect de la laïcité serait-il donc réservé aux enfants ? En tout cas, le Conseil d'Etat a déjà confirmé, à plusieurs reprises, l'exclusion de lycéennes majeures portant le voile au lycée (par exemple : CAA Nancy, 24 mai 2006), ce qui détruit l'argument. La circulaire du 15 mars 2004 précise d'ailleurs que l'interdiction du port de signes religieux s'applique à tous les élèves des établissements secondaires, "y compris ceux qui sont dans des formations post-baccalauréat".

L'interdiction du port du voile à l'Université violerait-elle une disposition législative en vigueur ? Certains invoquent à ce propos l'article 50 de la loi du 26 janvier 1984. Mais celui-ci se borne à énoncer que les étudiants "disposent de la liberté d'information et d'expression à l'égard des problèmes politiques, économiques, sociaux et culturels". Le mot "religion" n'est même pas prononcé. Dans l'état actuel actuel du droit, aucune disposition n'autorise formellement le port de signes religieux par les étudiants.

Reste, il faut bien le reconnaître, qu'aucune disposition ne l'interdit formellement.

Le recherche d'un fondement juridique


La jurisprudence n'apporte pas de réponse plus claire. Là encore, les partisans du port de signes religieux invoquent l'arrêt du 26 juillet 1996 du Conseil d'Etat annulant l'interdiction de port de signes religieux décidée par  l'Université de Lille II. Mais la décision ne faisait que constater l'absence de fondement juridique de nature à garantir la légalité d'une telle décision. Elle intervenait, en outre, à une époque bien antérieure à la loi Pécresse du 10 août 2007. L'autonomie accordée par ce texte est largement cosmétique, mais elle touche tout de même l'organisation intérieure de l'établissement. Pourrait-on envisager que les organes délibérants d'une Université, réunissant enseignants, personnels administratifs et étudiants, adoptent un règlement intérieur interdisant le port de signes religieux ? La question mérite d'être posée, et un tel choix présenterait l'intérêt de tester la réalité de l'autonomie des Universités.

Il n'empêche qu'une telle solution risque de porter atteinte à l'égalité devant le service public. Les étudiants de telle université se verraient interdire le port de signes religieux, ceux de telle autre pourraient en porter librement. Cette rupture d'égalité pourrait, à terme, conduire à la constitution d'universités-ghettos dont l'existence même serait une atteinte à l'idée républicaine. La seule solution, pour disposer d'un fondement juridique solide, serait donc d'étendre à l'Université les dispositions de la loi du 15 mars 2004, aujourd'hui codifiée dans l'article L 141-5-1 du code de l'éducation. Il énonce en effet : "Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit". Un mot à ajouter et l'Université devient un sanctuaire à l'abri des querelles religieuse et des marques d'asservissement des femmes. Le parlement aura-t-il ce courage ?