« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 6 septembre 2014

Election présidentielle et principe démocratique

Le Président de la République est impopulaire. Un sondage TNS Sofres-Sopra affirme que la cote de confiance du Chef de l'Etat ne dépasse pas 13 %, chiffre le plus bas de l'histoire du "baromètre Figaro Magazine". Si le Figaro Magazine l'affirme, c'est donc nécessairement la vérité révélée et nul n'ignore l'indépendance politique de ce journal. Quant aux instituts de sondage, leurs chiffres sont toujours d'une parfaite honnêteté et ils cultivent un éloignement de bon aloi à l'égard des partis politiques, des institutions et des intérêts financiers. Aucun n'a d'ailleurs jamais passé de contrat de livraison d'études d'opinion à l'Elysée dans des conditions défiant tous les principes du code des marchés publics.

Que les chiffres soient justes ou non ne change rien à l'affaire. Ce qui est important, c'est la manière dont ils sont traités par certains responsables politiques : puisque le Président est impopulaire, il doit démissionner. Sur le plan politique, cela n'est guère surprenant de la part d'une droite qui n'a jamais accepté le résultat des élections présidentielles de 2012 et qui estime qu'elle détient seule la légitimité démocratique. Sur le plan plus juridique, la question posée est celle précisément du fondement de la légitimité du Président de la République. 

Cette dernière ne réside pas dans les sondages, mais dans l'élection, comme dans toute bonne démocratie qui se respecte.






Rappelons que le régime issu de la Constitution de 1958 n'a rien d'un régime présidentiel.Celui-ci s'incarne dans la constitution américaine, marquée par un Président seul face au Congrès. Seul parce qu'il ne dispose d'aucun gouvernement qui serait responsable devant le pouvoir législatif. Seul aussi parce qu'il n'a pas la possibilité de dissoudre la Chambre des représentants ou le Sénat. Les "Checks and Balances", forme américaine de la séparation des pouvoirs, font du Président un géant aux pieds d'argile. Il est certes le seul titulaire de l'Exécutif, mais il est impuissant lorsque la majorité du Congrès lui est opposée. C'est si vrai que les constitutionnalistes américains qualifient souvent leur régime de "congressionnel". En clair, il n'y a que les Français pour considérer que le régime présidentiel est celui qui confère des pouvoirs importants au Président. Nous n'évoquerons même pas la notion de régime "présidentialiste", notion obscure que personne n'a jamais clairement définie et qui n'a sans doute pas d'autre fonction que de semer le doute dans l'esprit des étudiants de première année.

Car le Président français est le pivot d'un régime parlementaire. Il ne s'agit certes pas d'un régime moniste, comme sous la IIIè ou la IVè République, caractérisé par une toute puissance du parlement, le droit de dissolution ayant été rendu plus ou moins inutilisable. Il s'agit d'un régime parlementaire dualiste, impliquant la double responsabilité du Premier ministre devant l'Assemblée nationale et devant le Président de la République. Ce dernier est donc le chef d'un exécutif à deux têtes. Il nomme et, le cas échéant, révoque le Premier ministre. Il dispose du droit de dissolution, dissolution qui peut renvoyer les députés devant leurs électeurs à n'importe quel moment.

Pour assurer à la fonction une légitimité indiscutable, le Général de Gaulle a demandé au peuple, en 1962, d'adopter par referendum la révision constitutionnelle imposant l'élection du Président de la République au suffrage universel. Le corps électoral a accepté cette réforme avec plus de 62 % des voix. Depuis 1965, date des premières élections intervenues avec ce nouveau mode de scrutin, le Président bénéficie donc d'une légitimité particulière liée à cette élection.

Cette légitimité trouve son origine dans la démocratie directe, car le Président seul est élu par l'ensemble du corps électoral. Sa circonscription, c'est l'ensemble du pays. La négation de sa légitimité revient à nier en même temps le principe démocratique.

Il n'est pas interdit de détester le Président. Il n'est pas interdit de le dire. Cette masse de critiques montre au moins que la liberté d'expression existe dans notre pays. Certains lui reprochent d'être trop mou, d'autres d'être trop brutal, son ex se lance dans la littérature de gare et dévoile ses secrets d'alcove, la météo elle-même lui est farouchement hostile. Comme les sondages. Mais tout cela est rigoureusement sans influence sur sa légitimité.

Reste que ce débat sur la légitimité du Président donne une actualité nouvelle aux thèses de René Rémond sur la pluralité des droites. Les droites légitimistes et libérales ont, jusqu'à tout récemment, largement dominé la Vème Républiques, droites attachées au régime et respectueuses des institutions. Droites qui ont su gérer la crise de Mai 68, évoluer à la fin de la période gaullienne, assurer la cohabitation par une lecture résolument parlementaire de la Constitution. Aujourd'hui, nous voyons resurgir une droite bonapartiste autoritaire et césarienne, qui n'accepte pas la dimension institutionnelle du régime. Face à sa propre incapacité à nourrir un débat interne, elle cherche le salut dans un sauveur, un leader, un guide... Bref, une droite de coup d'Etat.


mercredi 3 septembre 2014

Rythmes scolaires : la liberté cadenassée

La réforme des rythmes scolaires suscite, on le sait, un débat largement politisé. Certains élus, dont Nicolas Dupont-Aignan à Yerres, ont même décidé de cadenasser l'école le mercredi matin, affirmant ainsi leur refus de la réforme. Certes, il s'agit là d'une posture politique très minoritaire, puisqu'elle concerne une quinzaine de communes sur les 24 000 concernées, c'est à dire celles qui sont dotées d'un ou plusieurs établissements d'enseignements.

Derrière la posture politique apparaissent cependant plusieurs problèmes juridiques. 

Le maire applique la loi


L'illégalité de cette fermeture ne fait aucun doute. Pour les mêmes raisons que les maires ne pouvaient pas empêcher la célébration de mariages entre personnes de même sexe dans leur commune, ils ne peuvent pas davantage s'opposer à l'obligation scolaire. Dans ces domaines, le maire applique la loi de l'Etat.

La liberté de l'enseignement comporte le droit à l'instruction, formellement mentionné dans le Préambule de 1946 qui a valeur constitutionnelle : "La Nation garantit l'égal accès de l'enfant et de l'adulte à l'instruction (...). L'organisation de l'enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l'Etat". Ce "devoir de l'Etat" se traduit notamment par l'obligation scolaire, qui trouve son origine dans la loi Ferry du 28 mars 1882. L'article L 211-1 c. educ dispose aujourd'hui que l'éducation est un service public national dont l'organisation et le fonctionnement sont assurés par l'Etat, "sous réserve des compétences attribuées aux collectivités territoriales pour les associer au développement de ce service public".

Le partage des compétences entre l'Etat et les collectivités locales est donc défini, et très clairement défini, par la loi. En matière d'enseignement primaire, le maire a pour seule mission de dresser chaque année "la liste des enfants résidant dans sa commune et qui sont soumis à l'obligation scolaire" et d'organiser leur inscription dans les écoles. Le respect de l'obligation scolaire par les parents est contrôlé par l'Etat. La continuité du service est également sous sa responsabilité. C'est ainsi qu'il lui appartient d'organiser gratuitement un accueil des enfants en cas de grève des enseignants dans une école maternelle ou élémentaire (art. L 133-3 c. educ.). 

La définition des rythmes scolaires appartient exclusivement à l'Etat, puisqu'il s'agit d'une question d'organisation et de fonctionnement du service public (art. L 211-1 c. educ.). Le décret du 24 janvier 2013 a donc mis en place une réforme qui s'applique sur l'ensemble du territoire, garantissant ainsi l'égalité devant le service public. Il revient au maire de mettre en oeuvre la réforme, notamment en organisant les activités périscolaires des enfants. En tout état de cause, il n'est pas compétent pour  les dispenser des cours du mercredi matin. 

Sur ce point, il convient de noter que l'argument selon lequel les communes sont propriétaires des "murs" de l'école n'entre guère en ligne de compte. Dans une jurisprudence constante, rappelée par exemple dans un arrêt du 2 décembre 1994, le Conseil d'Etat rappelle que le maire ne peut modifier l'usage ou l'affectation des locaux d'enseignement sans obtenir au préalable l'autorisation de l'Etat. Le droit de propriété sur les murs de l'école est donc grevé d'une sorte de servitude qui oblige la commune à se soumettre aux contraintes du service public. Tel est bien le cas en l'espèce, puisque la fermeture décidée par les maires emporte un changement d'affectation de l'immeuble et porte atteinte au principe d'égalité devant le service public.

S'il est certain que l'action des maires est illégale, il reste à poser la question des moyens de la faire cesser et de sanctionner les auteurs de cette illégalité.

Rentrée des classes 1912. Photo Agence Roll


Le pouvoir de substitution du préfet


Certains considèrent que le préfet ne peut rien faire, estimant qu'il ne peut se substituer au maire que dans l'exercice des pouvoirs de police ou dans certaines compétences budgétaires. Certes, mais il s'agit là d'une analyse des relations entre l'Etat et le maire agissant comme autorité décentralisée. Lorsqu'il intervient au nom de l'Etat pour appliquer la loi, l'article L 2122-34 du code général des collectivités territoriales (CGCT) se montre beaucoup plus précis : "Dans le cas où le maire, en tant qu'agent de l'Etat, refuserait ou négligerait de faire un des actes qui lui sont prescrits par la loi, le représentant de l'Etat dans le département peut, après l'en avoir requis, y procéder d'office par lui-même ou par un délégué spécial". En l'espèce, le maire doit  appliquer la loi en permettant la mise en oeuvre de l'obligation scolaire le mercredi. Le préfet est donc fondé à se substituer à lui et à faire ouvrir les écoles. 

La voie de fait


Dans un arrêt Bergoend du 17 juin 2013, le Tribunal des conflits a estimé que relevait de la théorie de la voie de fait et donc de la compétence du juge judiciaire toute acte administratif grossièrement illégal et portant atteinte à une liberté individuelle. La fermeture de l'école est, on l'a vu, grossièrement illégale, et le droit à l'instruction est effectivement une liberté individuelle. En cas de défaillance du préfet, les parents d'élèves pourraient sans doute s'adresser au tribunal pour qu'il fasse cesser la voie de fait en ordonnant la réouverture de l'établissement.

Les procédures d'urgence


Devant le juge administratif, il est également possible d'utiliser deux procédures d'urgence. La première consiste à déposer un référé pour demander la suspension de la décision de fermeture, demande qui doit impérativement s'accompagner d'un recours au fond contestant sa légalité (art. L 521-1 cja). La seconde est le "référé-liberté" (art. L 521-2 cja) qui permet d'obtenir du juge "toute mesure nécessaire" à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle l'administration a porté atteinte de manière manifestement illégale. En l'espèce, on rappellera que le droit à l'instruction, et plus précisément le principe d'"égal accès à l'instruction" a valeur constitutionnelle (décision du Conseil constitutionnel du 11 juillet 2001).

Là encore ces procédures pourraient parfaitement être utilisées par les parents d'élèves.

L'action disciplinaire


Bien entendu, ces mesures, substitution du préfet ou procédures d'urgences, n'empêchent pas une autre action, de nature disciplinaire cette fois. L'article L 2122-16 CGCT prévoit des procédures de suspension et de révocation à l'égard des élus ayant manqué à leurs obligations. C'est précisément la menace de ces sanctions qui avait mis rapidement fin à la fronde des maires refusant de célébrer des mariages entre personnes de même sexe.

Le droit positif offre un véritable arsenal juridique permettant de faire cesser et de sanctionner des pratiques grossièrement illégales dues à des initiatives intempestives d'élus locaux. Certaines d'entre elles, on l'a vu, pourraient être mises en oeuvre par les parents d'élèves. Mais on ne peut contester qu'il appartient à l'Etat, et à lui seul, d'assurer le respect de la loi de la République, celui des enseignants et personnels d'encadrement qui la mettent en oeuvre, celui aussi des élèves qui ont droit à l'instruction, y compris le mercredi. C'est donc à l'Etat de prendre de choisir entre ces procédures, et de choisir rapidement pour que l'obligation scolaire soit respectée et non pas dévoyée à des fins militantes.



dimanche 31 août 2014

Lanceurs d'alerte : principe général ou ballon d'essai ?

Le jugement rendu par le Tribunal administratif de Cergy Pontoise le 15 juillet 2014 a déjà été commenté très favorablement par Jean Philippe Foegle et Patrick Cahez. Tous deux saluent la consécration d'un "principe général" de protection des "lanceurs d'alerte".

Le fonctionnaire "lanceur d'alerte"


La requérante, fonctionnaire, a dirigé un office public d'habitat jusqu'à sa révocation en 2007, révocation intervenue pour motif disciplinaire alors qu'elle avait dénoncé des manquements aux règles de passation des marchés commis à la fois par l'un de ses subordonnés et par le Président de l'Office. Ce dernier a d'ailleurs été condamné en 2013 par le tribunal correctionnel pour atteinte à l'égalité des candidats dans les marchés publics et prise illégale d'intérêt. En même temps, la requérante obtenait l'annulation de sa révocation, décision confirmée par la Cour administrative d'appel de Versailles en 2010, puis par le Conseil d'Etat en 2012. L'OPHLM a donc dû reconstituer la carrière de la requérante.

Peu de temps après sa réintégration, en juin 2011, celle-ci s'est portée candidate au poste de directeur général de l'Office, devenu vacant. Le Conseil d'administration a pourtant refusé de la nommer après avoir entendu la rapport du Président, celui-là même dont elle avait dénoncé les malversations et qui serait plus tard condamné par le tribunal correctionnel. Le dossier montre qu'il avait fait devant le conseil d'administration un rapport extrêmement tendancieux, affirmant notamment que la Cour administrative d'appel avait relevé des fautes graves dans la gestion de la requérante. C'est donc ce refus de nomination que conteste la requérante devant le tribunal administratif.

Aux termes de l'article 40 du code de procédure pénale (cpp), tout fonctionnaire qui "dans l'exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d'un crime ou d'un délit est tenu d'en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs". Autrement dit, la requérante n'avait pas seulement la possibilité de dénoncer des malversations. Elle en avait l'obligation. On doit donc observer que le "lanceur d'alerte" est d'abord un fonctionnaire qui remplit sa mission d'intérêt général.

Le tribunal administratif se trouve donc dans une situation détestable, face à une décision manifestement illégale mais qu'il ne peut annuler sur le fondement d'un manquement à une loi protégeant les lanceurs d'alerte. En effet, les législations qui existent sont toutes postérieures aux faits de l'espèce.

Le retour du détournement de pouvoir


Devant cette situation, le juge va rechercher dans son arsenal juridique le bon vieux détournement de pouvoir. Il affirme donc que la présentation du dossier de la requérante lors de sa candidature à la direction de l'Office n'avait pas pour objet d'"apprécier ses mérites professionnels" mais seulement de la "dénigrer" en raison de sa dénonciation de faits délictueux.

Selon la définition classique, un acte est entaché de détournement de pouvoir lorsque ses motifs sont étrangers à l'intérêt général théoriquement poursuivi par la décision. En simplifiant quelque peu, on peut considérer qu'il s'agit d'un acte qui ne comporte aucun vice de forme et de procédure mais qui a été pris dans un autre but que l'intérêt général, par exemple l'intérêt d'un parti politique ou l'intérêt personnel de son auteur. Le détournement de pouvoir est également constitué lorsque l'auteur de l'acte poursuit un but d'intérêt général autre que celui que les textes l'autorisaient à poursuivre. L'arrêt Estève du 12 janvier 1994 sanctionne ainsi sur ce fondement la décision d'un conseil municipal qui modifie le plan d'occupation des soles de la commune, dans le seul but de faire baisser la valeur d'un terrain que la commune désire acquérir.

Dans l'affaire soumise au tribunal administratif de Cergy Pontoise, il ne fait aucun doute que le détournement de pouvoir entre dans la première catégorie. Le Président du conseil d'administration règle un compte personnel avec une salariée qui a dénoncé des pratiques de corruption. Sur ce point, le jugement ne fait que reprendre une jurisprudence bien établie. Dans un arrêt commune de Grougis du 4 janvier 1974, le Conseil d'Etat considérait déjà comme entaché de détournement de pouvoir un changement d'horaires de travail visant à empêcher la réintégration d'un agent révoqué illégalement.

Le tribunal aurait-il pu statuer autrement ? Sans doute, car il y avait en même temps un manque d'impartialité évident dans la procédure de recrutement. Les membres du conseil d'administration n'ont ils pas dû statuer à partir des seules informations, grossièrement erronées, données par leur Président ? La requérante n'a donc pas été en mesure de défendre ses chances équitablement.

Le détournement de pouvoir présente cependant une dimension morale qu'il ne faut pas négliger. En utilisant ce fondement, le tribunal administratif sanctionne non seulement l'absence de motif licite, mais aussi une corruption érigée en système. A une époque où la requérante avait déjà obtenu sa réintégration de la Cour administrative d'appel, l'Office s'efforçait encore de lui interdire tout avancement. Agissant ainsi, son conseil d'administration allait délibérément à l'encontre de la décision du juge qui avait ordonné une reconstitution de carrière, y compris évidemment le droit de se porter candidate à un avancement dans des conditions équitables.

La femme à abattre. Bretaigne Windust. 1951

Principe général ou ballon d'essai ?


Le juge pouvait annuler la décision en se fondant sur le seul détournement de pouvoir. Il va cependant plus loin, s'engageant dans une jurisprudence de combat  plus audacieuse. Il affirme en effet l'existence d'un "principe général" selon lequel "aucune mesure concernant notamment le recrutement ne peut être prise à l'égard d'un fonctionnaire pour avoir relaté ou témoigné, de bonne foi, de faits constitutifs d'un délit ou d'un crime dont il aurait eu connaissance dans l'exercice de ses fonctions".

La rédaction peut surprendre. La terminologie habituelle se réfère aux "principes généraux du droit", voire aux "principes généraux du droit de la fonction publique". En l'espèce, le juge évoque un "principe général", sans davantage de précision.

Ces nuances terminologiques pourraient apparaître bien superflues, si elles ne révélaient pas une certaine confusion juridique. Le juge déclare trouver l'origine de ce principe dans l'article 6 de la loi du 13 janvier 1983 portant statut des fonctionnaires, article 6 qui a fait l'objet d'une nouvelle rédaction en 2012. Il précise qu'aucune mesure affectant la carrière d'un fonctionnaire ne peut être prise à l'égard de celui qui "a témoigné d'agissements contraires aux principes énumérés à l'alinéa 2 du même article". La lecture attentive de cet alinéa 2 montre cependant qu'il vise exclusivement les discriminations de toutes natures entre les fonctionnaires. Or la requérante n'a pas dénoncé des discriminations au sein de la fonction publique mais des pratiques de corruption dans la passation de marchés avec des cocontractants privés. Ajoutons que le juge administratif affirme que cette rédaction de l'article 6 trouve son fondement dans la loi du 6 décembre 2013, alors qu'il s'agit de la loi du 6 août 2012 relative au harcèlement sexuel.

La loi du 6 décembre 2013, quant à elle, vise plus précisément les lanceurs d'alerte. Son article 35 énonce qu'aucune mesure disciplinaire ou liée à la carrière ne peut intervenir "pour avoir relaté ou témoigné, de bonne foi, de faits constitutifs d'un délit ou d'un crime dont il aurait eu connaissance dans l'exercice de ses fonctions". Cette fois, on a le sentiment que ce texte est exactement adapté au cas de notre malheureuse requérante... si ce n'est que la loi du 6 décembre 2013 "relative à la fraude fiscale et à la grande délinquance économique et financière" ne concerne pas les fonctionnaires. Ses dispositions n'ont d'ailleurs pas été intégrées dans le statut. Le tribunal ne pouvait donc pas invoquer un "principe général du droit de la fonction publique".

Quoi qu'il en soit, aucun des deux textes n'était applicable aux faits de l'espèce, intervenus en 2011. Le juge affirme donc l'existence d'un "principe général" destiné à remédier à l'absence de texte protégeant les lanceurs d'alerte en 2011. Il n'en demeure pas moins que ce "principe général" paraît bien fragile, et que sa survie semble problématique si la décision du tribunal administratif fait l'objet d'un appel. Le Conseil d'Etat accepterait il de considérer comme principe général du droit de la fonction publique un principe consacré par un texte qui vise les salariés du secteur privé ? On peut en douter.

Considéré sous cet angle, ce nouveau "principe général" prend l'allure d'un ballon d'essai, sans danger puisque le détournement de pouvoir a déjà permis de sanctionner la décision grossièrement illégale. Il permet de mettre en lumière l'insuffisance du dispositif législatif relatif aux lanceurs d'alerte. La démarche n'est sans doute pas inutile si l'on considère que le projet de loi relatif au secret des sources des journalistes, et donc à la protection des lanceurs d'alerte, a été déposé devant l'Assemblée nationale en juin 2013 et n'a pas encore été débattu.





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mercredi 27 août 2014

Concours de l'ENA : l'obéissance est un métier bien rude

Il faut remercier bien vivement les Chevaliers des Grands Arrêts qui, sur leur blog, ont fait connaître à la Ville et au monde les sujets de droit public proposés aux trois concours de l'ENA. Ces trois sujets sont respectivement : pour le premier concours, "Le juge administratif, juge de l'économie" ; pour le deuxième, une note relative "aux mutations de la relation entre l'administration et les usagers, telles qu'appréhendées tant par le législateur que par le juge" ; pour le troisième, "rédiger une note permettant d'évaluer les marges de manoeuvre des pouvoirs publics pour restreindre les libertés publiques".

En apparence, des questions techniques de droit administratif qui n'appellent pas de commentaire particulier. En réalité, ces sujets sont tout simplement admirables, admirables de sincérité désarmante, admirables de transparence sur la manière dont est perçue la formation des hauts fonctionnaires. Certes, on objectera qu'il s'agit de sujets de concours, d'abord destinés à évaluer les connaissances des candidats en droit public. Sans doute, mais en principe destinés à ne circuler que dans le cercle étroit des hauts fonctionnaires, ils révèlent aussi la culture dominante d'un milieu.

Souvenons que lors de sa création, par une ordonnance du 9 octobre 1945, l'ENA avait pour objet de démocratiser l'accès à la haute fonction publique. Dans l'esprit de Michel Debré, l'Ecole n'était pas dissociable de la notion de méritocratie, et moins encore de celle de service public. Les trois sujets de droit public nous révèlent pourtant bien autre chose. Observons d'abord qu'ils sont trois parce qu'il y a trois concours, pour trois types de candidats, qui n'ont pas les mêmes espérances et dont le jury n'attend pas des qualités absolument identiques.

Le cercle enchanté


Les candidats du premier concours, dit externe, sont ceux qui empruntent la voie royale. Bébés Cadum de la République, ils sont les purs produits des bonnes écoles, sont passés le plus souvent par les IEP (surtout celui de Paris). Leurs parents ont accepté de payer très cher une scolarité qui met leur progéniture à l'abri de toute promiscuité avec la plèbe universitaire. 

Ceux-là ont composé sur "Le juge administratif, juge de l'économie". N'est-ce pas une préoccupation bien naturelle, si l'on considère que l'objectif du candidat du premier concours est de sortir de l'ENA dans la botte, c'est à dire dans les grands corps. Après quelques années au Conseil d'Etat ou à la Cour des comptes, il espère bien sortir de de la fonction publique peu rémunératrice pour aller pantoufler dans quelque entreprise publique ou privée. Il faut donc l'initier au droit public économique, lui faire connaître les bienfaits des partenariats public-privé, ces célèbres "ppp" qui diluent le service public dans la finance et offrent des perspectives de carrière fort alléchantes ?

Les candidats du second concours ont un handicap sérieux, car ils peuvent être issus, même si ce n'est pas toujours le cas, de la méritocratie. Ils sont entrés dans la fonction publics à un niveau moins élevé et visent une accélération de carrière. Tout fonctionnaire en poste depuis quatre ans peut se porter candidat à ce concours (art. 15 du décret du 10 janvier 2002). Cette année, le sujet invitait à rédiger une note relative "aux mutations de la relation entre l'administration et les usagers, telles qu'appréhendées tant par le législateur que par le juge"

Evoquer les "mutations", c'est déjà répondre à la question. Il y a trente ans, on invoquait le droit à l'information de l'administré, le droit d'accès aux données personnelles le concernant. Aujourd'hui, il doit renoncer à sa vie privée au nom de la lutte contre le terrorisme et des préoccupations sécuritaires. Autant dire que le candidat est invité à prendre conscience de cette évolution et à montrer qu'il est parfaitement prêt à sacrifier les droits du citoyen sur l'autel de l'intérêt de l'Etat. S'il y parvient, on ne doute pas que son origine plébéienne sera oubliée et qu'il sera jugé digne d'entrer à l'ENA, de pénétrer dans le cercle enchanté, celui qui donne accès aux ors de la République.

Dessin de Plantu

La culture de la soumission


Passons enfin, et c'est le plus intéressant, au 3è sujet, celui qui concerne le troisième concours. Celui-là a été créé par la loi du 2 janvier 1990, et est ouvert "aux personnes justifiant de l'exercice, durant huit années au total, d'une ou plusieurs activités professionnelles ou d'un ou plusieurs mandats de membre d'une assemblée élue d'une collectivité territoriale". Horreur ! Ceux-là ne viennent même pas de la fonction publique, ont généralement été éduqués à l'Ecole de la République. Ils peuvent avoir exercé n'importe quelle profession ou avoir acquis une expérience de la chose publique comme élus locaux. Personnages hautement suspects, mais heureusement peu nombreux (moins d'une dizaine de postes ouverts au concours). 

Il convient de s'assurer que ceux-là sont prêts à tout pour entrer à l'ENA, prêts à se soumettre aux directives de l'Exécutif, quel qu'en soit le contenu. Le sujet qui leur a été proposé est un jeu de rôle tout à fait réjouissant. Le candidat au 3è concours est invité à se mettre dans la peau d'un "chargé de mission auprès de la direction des libertés publiques au ministère de l'intérieur". Il ne va tout de même pas s'imaginer en conseiller du Premier ministre. Chargé de mission, c'est bien suffisant.

Quoi qu'il en soit, notre candidat est donc sollicité par un préfet territorial "souhaitant interdire la tournée d'un spectacle controversé (...)". Pour l'aider dans cette tâche délicate, il doit "rédiger une note permettant d'évaluer les marges de manoeuvre des pouvoirs publics pour restreindre les libertés publiques". Quel aveu ! Inutile de dire que le sujet est directement inspiré de l'affaire Dieudonné. L'unique argument juridique permettant de "restreindre les libertés publiques" pour "interdire un spectacle controversé" est de s'appuyer sur l'ordonnance de référé du Conseil d'Etat de janvier 2014, celle-là même qui remet en cause la jurisprudence Benjamin et accepte un retour à la censure préalable. 

Observons que le candidat n'a pas le choix. Il serait suicidaire d'écrire sur sa copie que le rôle d'un chargé de mission à la Direction des libertés publiques n'est pas de "restreindre les liberté publiques" mais au contraire d'en permettre l'exercice par l'application de ladite jurisprudence Benjamin. Pour le cas, bien improbable, où le candidat hésiterait, le sujet lui explique qu'il "s'agit de mettre en évidence les conditions de validité de protection de l'ordre public et les garanties apportées par le contrôle juridictionnel". Le contrôle juridictionnel, celui du Conseil d'Etat, ne saurait donc apporter que des "garanties", sans jamais concourir à la restriction des libertés. Celui qui ne présente pas la jurisprudence Dieudonné comme une formidable avancée de l'Etat de droit n'a rien compris. Celui qui ne présente pas le Conseil d'Etat comme le protecteur naturel des libertés n'a rien compris non plus. Il ne mettra sans doute pas les pieds dans l'Ecole qui forme l'élite de la fonction publique. 

On pourrait en rire tant ces sujets étaient prévisibles. Ils révèlent pourtant une triste réalité : la qualité  attendue du candidat à l'ENA, surtout celui qui n'est pas le pur produit du milieu, n'est plus tant l'esprit du service public et de l'intérêt général que le conformisme. Il doit exécuter sans poser de question l'ordre qui lui demande de restreindre les libertés publiques. Il ne lui appartient pas de demander au préfet si, par hasard, il ne disposerait pas de forces de police suffisante pour garantir à la fois la liberté d'expression et l'ordre public. Son seul travail est de trouver un fondement juridique à la décision  d'interdiction, pas de la discuter. Triste fonction qui assimile le haut fonctionnaire à un domestique de grande maison. Corneille n'avait-il pas affirmé que "l'obéissance est un métier bien rude" ? (Nicomède, Acte II, scène 1).

dimanche 24 août 2014

Le choix de sa résidence est-il un droit de l'enfant ?

La voix de l'enfant est largement prise en compte par le droit. Dans sa décision du 22 juillet 2014 Rouiller c. Suisse, la Cour européenne des droits de l'homme marque cependant les limites de ce droit d'expression de l'enfant, dans le cas particulier du choix de son lieu de résidence.

Un divorce conflictuel


Les faits à l'origine du recours se résument à l'histoire d'un divorce conflictuel. La requérante, ressortissante suisse, a épousé un Français qui travaille à Bâle. Le couple s'est installé en France, tout près de la frontière suisse, et deux enfants sont nés en 1993 et en 1999. En octobre 2000, le divorce est prononcé par le tribunal de Mulhouse, et il est convenu que l'autorité parentale sera exercée en commun. Malgré l'opposition du père qui veut que ses enfants continuent leurs études dans le système scolaire français, la mère décide en 2006 de s'installer à Binningen, en Suisse, village situé à sept kilomètres du domicile paternel. S'engage alors un contentieux devant la justice suisse.

Le père demande l'application de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980 sur les aspects civils de l'enlèvement international d'enfants. Le tribunal de district avait considéré que, compte tenu de la faible distance entre les domiciles du père et de la mère, l'attitude de la mère doit être analysée comme une violation du droit de garde, mais pas comme un enlèvement international d'enfant. Le tribunal s'appuyait également sur la volonté exprimée par l'aîné des enfants, âgé de quatorze ans à l'époque, qui avait déclaré vouloir résider en Suisse. Le tribunal cantonal, puis le tribunal fédéral, en ont cependant décidé tout autrement, estimant que l'enlèvement international d'enfant était constitué, et que le choix de l'enfant ne saurait être l'élément déterminant dans la décision concernant sa résidence. La mère a exécuté le jugement, et s'est réinstallée en France en 2008, déposant en même temps un recours devant la Cour européenne des droits de l'homme.

La requérante invoque une violation de l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, estimant que le retour de ses enfants en France emporte une atteinte à la vie privée de l'ensemble de la famille. Au moment de la décision du tribunal fédéral, ils sont installés en Suisse depuis deux ans, et y vivent une vie familiale normale.

 La Cour européenne reconnaît que la décision du tribunal fédéral a pour conséquence une ingérence dans la vie privée de la requérante et de ses enfants. Ce principe était déjà acquis depuis l'arrêt de Grande chambre du 6 juillet 2010 Neulinger et Shuruk c. Suisse. Cette ingérence est cependant appréciée par la Cour et ne peut être conforme à l'article 8 que si elle est "prévue par la loi" et "nécessaire une société démocratique".

La Convention de La Haye


Aux yeux des juges suisses, le fondement juridique de l'ingérence se trouve dans la Convention de La Haye, ratifiée par la Confédération. Son article 3 affirme que le déplacement d'un enfant est illicite lorsqu'il y a eu lieu en violation du droit de garde. Dans ce cas, les juges doivent ordonner le retour de l'enfant, et c'est exactement ce qu'a fait le tribunal fédéral.

En l'espèce, la mère semble considérer qu'elle exerce seule le droit de garde, feignant de croire qu'elle n'avait qu'à informer leur père de leur changement d'adresse. Le débat juridique porte donc sur la définition du droit de garde, dont la mère a fait une interprétation très aventurée.
En droit français, et il convient de rappeler que le divorce a été prononcé à Mulhouse, la notion de "garde" a été remplacée par celle d'"autorité parentale". Dans le cas d'espèce, le divorce prévoit une autorité parentale exercée en commun. En 2006, la Cour d'appel de Colmar a même formellement refusé à la mère l'exercice exclusif de l'autorité parentale, exercice exclusif qu'elle demandait pour pouvoir changer de domicile. Dès lors que l'autorité parentale était partagée, elle ne pouvait donc pas modifier unilatéralement le pays de résidence des enfants, sans l'accord de leur père.

La notion d'autorité parentale n'a rien d'incompatible avec le droit de garde, tel qu'il est défini par la Convention de La Haye : "le droit portant sur les soins de la personne de l'enfant, et en particulier celui de décider de son lieu de résidence". Dès lors que l'autorité parentale est exercée en commun, la "garde", au sens de la Convention, est partagée, ce qui signifie que l'autorisation du père était indispensable pour changer le pays de résidence des enfants. Il y a donc bien violation du droit de garde, au sens de l'article 3 de la Convention, et le changement de résidence s'analyse bien comme un enlèvement d'enfants. Le fait que le domicile du père soit à quelques kilomètres de celui de la mère est sans incidence sur cette qualification juridique, d'autant que la Cour fait justement remarquer que le fait de devoir poursuivre leurs études dans le système suisse est une décision lourde à laquelle le père devait nécessairement être associé.


Kramer contre Kramer. Robert Benton. 1979. Dustin Hoffman. Justin Henry

La voix de l'enfant

Reste tout de même une exception à l'obligation d'exiger le retour de l'enfant, exception prévue la Convention de La Haye qui, dans son article 13, prévoit que l'autorité judiciaire peut "refuser d'ordonner le retour de l'enfant si elle constate que celui-ci s'oppose à son retour et qu'il a atteint un âge et une maturité où il se révèle approprié de tenir compte de cette opinion". Sur ce point, la Convention de La Haye apparaît comme une anticipation de la Convention de 1989 sur les droits de l'enfant qui, dans son article 12, énonce que "les Etats parties garantissent à l'enfant qui est capable de discernement le droit d'exprimer librement son opinion sur toute question l'intéressant, les opinions de l'enfant étant dûment prises en considération eu égard à son âge et à son degré de maturité".

Dans une décision X. c. Lettonie du 26 novembre 2013, la Cour observe que l'articulation entre le respect de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme et l'article 12 de la Convention de La Haye est assurée grâce au contrôle de la procédure suivie par les juges de fond. Ces derniers doivent effectivement avoir entendu l'enfant et avoir pris, au regard de son intervention, une décision motivée. La Cour précisait d'ailleurs, dès son arrêt Maumousseau et Washington c. France du 6 décembre 2007 que les exceptions prévues à l'article 13 de la Convention de La Haye doivent susciter une motivation circonstanciée et non stéréotypée, et qu'elles doivent faire l'objet d'une interprétation stricte. 
Au regard du droit conventionnel, la voix de l'enfant ne saurait donc être le seul déterminant de la décision de justice. Observons d'ailleurs que les deux conventions se gardent bien de fixer un âge limite au delà duquel l'enfant pourrait choisir son lieu de résidence. Il appartient donc aux juges d'apprécier quelles suites il convient de donner à l'opinion de l'enfant, compte de son âge et de sa maturité.

En l'espèce, la Cour observe que la fille aînée de la requérante a été entendue alors qu'elle avait quatorze ans et qu'il n'était donc pas nécessaire de la réentendre. Elle avait certes fait part très clairement de sa volonté de demeurer en Suisse, au motif qu'elle ne voulait pas intégrer une nouvelle école où elle ne connaîtrait personne. Il ne fait guère de doute que la Cour considère que l'argument est bien léger et ne plaide guère en faveur de la maturité de l'enfant, d'autant que les exceptions de l'article 13 doivent donner lieu à une interprétation stricte.

Les droits de l'enfant sont-ils mis en cause par cette décision ? Certainement pas, car la Cour se préoccupe au contraire du danger principal auquel les enfants sont exposés lors d'un divorce, celui de la manipulation par l'un des conjoints. Certes, la voix de l'enfant doit être écoutée, mais ses parents doivent aussi savoir qu'il ne sert à rien de l'utiliser devant les juges sans de très bonnes raisons.


vendredi 22 août 2014

Les communes à côté de la plaque... d'immatriculation

Les automobilistes connaissent ou devraient connaître la LAPI. Cet acronyme signifie "Lecture automatisée des plaques d'immatriculation", et désigne un dispositif qui permet d'analyser en temps réel des flux vidéos issus de boîtiers de prise de vue. Concrètement, la LAPI permet de capturer, de lire, et d'analyser les plaques d'immatriculation des véhicules passant dans le champ de la caméra. L'autorité qui détient un dispositif LAPI peut donc identifier le titulaire de la carte grise et connecter ces informations avec d'autres fichiers comme le fichier des véhicules volés ou le système d'information Schengen (SIS) sur les personnes recherchées.

Jusqu'à présent, ce système a été mis à la disposition des seules forces de police et de douane étatiques, et notamment de la gendarmerie. Utilisé sous la forme d'un dispositif embarqué, il permet, au fil de la circulation, de repérer et d'identifier un véhicule volé, conduit par une personne recherchée, ou simplement en excès de vitesse.

Les potentialités d'un tel système n'ont pas échappé à d'autres acteurs, en particulier à ceux des élus locaux qui affichent une politique sécuritaire. La commune de Gujan-Mestras, un peu moins de 20 000 habitants au sud du bassin d'Arcachon, a saisi la CNIL d'une demande d'autorisation d'un tel système, construit à partir des caméras de surveillance installées sur son territoire. Aux termes de l'article L 252-1 du code de la sécurité intérieure sont en effet soumis à une telle autorisation les systèmes de vidéoprotection installés sur la voie publique, et donc les enregistrements sont utilisés dans des traitements automatisés permettant d'identifier, directement ou indirectement, des personnes physiques.

Dans sa délibération du 22 mai 2014, la Commission refuse de donner satisfaction à la commune de Gujan-Mestras et, par là-même, interdit aux collectivités territoriales l'usage de la LAPI.

La police judiciaire, une compétence de l'Etat


Le fondement juridique du refus de la CNIL n'est pas contestable. Les articles L 233-1 et L 233-2 du code de la sécurité intérieure réservent en effet l'utilisation de tels systèmes aux services de police, de gendarmerie et des douanes. La loi définit également avec précision la durée de conservation des données collectées, dès lors qu'il s'agit de données personnelles permettant l'identification. Elle précise que ces dernières devront être détruites à l'issue d'un délai de huit jours après leur captation. Ce délai laisse aux autorités le temps pour consulter les fichiers indispensables à la recherche des auteurs d'infraction dans le domaine de la grande criminalité et de la lutte contre le terrorisme. Si la recherche est négative, les données sont donc détruites une semaine après leur collecte.

La demande des élus de Gujan-Mestras se heurte donc directement aux dispositions législatives du Code de la sécurité intérieure, qui réserve aux autorités étatiques l'utilisation d'un tel système, excluant son usage par les collectivités territoriales.

Cette erreur de droit en entraîne une autre. En effet, les élus affirment que leur traitement a pour finalité d'apporter aux services de police et de gendarmerie nationales des moyens d'investigation supplémentaires dans le cadre de leur mission de police judiciaire. Les données seraient donc conservées durant vingt-et-un jours, et non pas huit comme la loi l'impose aux autorités étatiques, en attendant une hypothétique réquisition des forces de police étatiques, dans le cadre de la recherche d'infractions. Certes, mais la CNIL fait alors observer qu'un traitement qui poursuit une finalité de sécurité publique et de recherches d'infractions doit être autorisé par voie réglementaire après avis de la CNIL. La procédure d'autorisation devant la seule Commission n'est pas suffisante.

Enfin, la CNIL exerce sur la demande un véritable contrôle de proportionnalité. Et elle constate que cette participation à la recherche des infractions est la seule finalité invoquée par la commune pour justifier le recours à la LAPI. La Commission fait remarquer que la commune dispose déjà de caméras susceptibles de filmer les véhicules. Si la police nationale ou la gendarmerie a besoin de ces clichés, elle peut en ordonner la communication et se livrer elle même aux recherches indispensables pour retrouver les auteurs d'infraction. Autrement dit, il ne sert à rien de donner à la commune des moyens de police judiciaire qui, en tout état de cause, ne lui appartiennent pas. Elle ne saurait se présenter comme une sorte de "sous-traitant" de l'activité de police judiciaire, activité qui n'appartient qu'à l'Etat. 
 
Bullitt. Peter Yates. 1968

Le refus de l'amalgame entre police administrative et police judiciaire


Derrière ce raisonnement apparaît le refus de tout amalgame entre police administrative et police judiciaire. Le maire a certes une compétence de police générale pour assurer l'ordre et la sécurité sur le territoire de la commune. A ce titre, il peut mener une politique sécuritaire autant qu'il le souhaite, y compris dans le seul but de séduire les électeurs. Rien ne lui interdit donc de placer de recruter une police municipale nombreuse et de placer des caméras à tous les carrefours. En revanche, il ne dispose d'aucune compétence de police judiciaire, police qui a pour objet la recherche des auteurs d'infractions.

Surtout, la délibération de la CNIL doit être analysée comme un nouvel échec des polices municipales. Car derrière la demande de la commune de Gujans-Mestras apparaît clairement la volonté de donner aux polices municipales, c'est à dire aux agents publics recrutés par les communes pour participer au maintien de l'ordre public sur leur territoire, une réelle compétence de police judiciaire semblable à celle attribuée aux policiers et aux gendarmes. Et si les policiers municipaux pouvaient acquérir une telle compétence, pourquoi pas, dans un second temps, l'attribuer aux employés des sociétés de sécurité privée ? Considérée sous cet angle, la délibération de la CNIL présente l'immense avantage, pour les libertés publiques, d'affirmer clairement que la police judiciaire doit rester un monopole étatique.