« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 20 juillet 2014

L'interdiction de la manifestation de soutien aux victimes palestiniennes : ordre public ou ordre moral ?

L'ordonnance rendue par le juge des référés du tribunal administratif de Paris le 19 juillet 2014 confirme la décision du préfet de police de Paris interdisant de manifester en soutien des victimes civiles palestiniennes de l'intervention israélienne à Gaza. Plusieurs groupements, parmi lesquels le Nouveau parti anticapitaliste, le parti des Indigènes de la République et l'Union française juive pour la paix avaient en effet saisi le juge d'une demande de référé-liberté (art. 521-2 cja). Ils demandaient la suspension de cette décision considérée comme une atteinte à une liberté fondamentale, la liberté de manifester.

Une liberté fondamentale


Le juge ne peut pas refuser de considérer la liberté de manifester comme une liberté fondamentale, au sens de l'article 521-1 cja. Pour le Conseil constitutionnel, la liberté de manifester se rattache au "droit d'expression collective des idées et des opinions" (décision du 18 janvier 1995). Pour la Cour européenne, elle est plutôt liée à la "liberté de réunion pacifique" garantie par l'article 11 de la Convention européenne des droits de l'homme. La liberté de manifester est donc rattachée, tantôt à la liberté d'expression, tantôt à la liberté de réunion, deux libertés aussi "fondamentales" l'une que l'autre.

Le régime juridique des manifestations relève du décret-loi du 23 octobre 1935. Il prévoit une déclaration auprès du préfet de police par les organisateurs entre trois et quinze jours avant la date prévue. Elle doit mentionner l'objet, le lieu et l'itinéraire de la manifestation. Ce régime de déclaration préalable a pour objet de permettre l'exercice de la liberté de manifester et de garantir qu'elle s'exercera dans le respect de l'ordre public. En effet, les informations données au préfet de police permettent l'ouverture d'une négociation très concrète sur la date, et le lieu du rassemblement, l'itinéraire du cortège etc.. Nul n'a oublié par exemple que des divergences avaient opposé les responsables de la Manif' pour tous au préfet de police de Paris. Les premiers voulaient manifester aux Champs Elysées, le second estimait qu'il était impossible de maintenir l'ordre public sur cette avenue très commerçante et remplie de touristes. A l'époque, la négociation avait permis de maintenir la manifestation, en interdisant seulement l'accès aux Champs Elysées.

En l'espèce, les groupements requérants affirment qu'aucune négociation n'a été engagée. Le préfet de police ne le nie d'ailleurs pas, reconnaissant qu'il "s'est résolu à interdire" la manifestation, après qu'un premier rassemblement, le 13 juillet, ait suscité des violences, notamment autour de lieux de cultes. C'était il y a cinq jours, et la préfecture affirmait alors que ces heurts étaient dus à de petits groupes de jeunes gens "facilement contenus". Autrement dit, il avait alors été parfaitement possible de rétablir l'ordre public.

Manifestation du Rassemblement populaire. juillet 1935.


Une nouvelle atteinte à la jurisprudence Benjamin


La question posée au juge est donc celle de la proportionnalité de la mesure d'interdiction. L'ordonnance se réfère expressément à la célèbre jurisprudence Benjamin de 1933, celle-là même qui était en cause dans l'affaire Dieudonné. Rappelons qu'elle prévoit un contrôle maximum sur les mesures administratives portant atteinte à une liberté publique. L'interdiction générale et absolue d'exercer une liberté ne peut être prononcée que s'il n'existe aucun autre moyen de garantir l'ordre public. 

Est-ce le cas en l'espèce ? C'est ce qu'affirme le juge, se référant au "climat actuel de vive tension entre les partisans des deux causes". Il reprend purement et simplement l'argument du préfet de police estimant que le précédent des incidents suffit à justifier l'interdiction générale et absolue. La situation est donc identique à celle qui existait dans la décision Dieudonné : l'interdiction est justifiée par l'existence de troubles hypothétiques.

Si le juge avait réellement appliqué la jurisprudence Benjamin, il aurait dû s'interroger sur l'adéquation entre les moyens et les résultats, et poser la question suivante : la préfecture de police parvient-elle à prouver qu'elle n'a pas d'autres moyens d'assurer l'ordre public que d'interdire une manifestation ? N'est-elle pas en mesure de lutter contre ces "petits groupes de jeunes gens facilement continus" auxquels elle faisait allusion au soir du 13 juillet ? 

Du contrôle maximum au contrôle minimum


A dire vrai, le juge refuse de poser la question. Après l'affaire Dieudonné, c'est donc la seconde remise en cause de la jurisprudence Benjamin. On passe insensiblement du contrôle maximum au contrôle minimum. Dans ce type de contrôle qui n'existe plus guère que dans le cadre de décisions relevant du pouvoir discrétionnaire le plus absolu, le juge s'assure seulement que la décision administrative n'est pas manifestement disproportionnée par rapport aux buts poursuivis. En l'espèce, le juge des référés, se borne à énoncer que "le préfet de police n'a pas portée une atteinte grave et manifestement illégale" à la liberté de manifester. L'emploi de l'adverbe "manifestement" sonne comme un acte manqué. Nous sommes dans un contrôle qui se proclame maximum et qui se révèle minimum. 

Le juge s'interdit de pénétrer profondément dans les motifs de la décision administrative laissant finalement au préfet de police toute latitude pour interdire l'exercice des libertés. Dans ces conditions, peut-on être certain qu'il s'agit effectivement de protéger l'ordre public ? A moins qu'il ne s'agisse de protéger un certain ordre moral ?

Quoi qu'il en soi, si l'on considère que toute l'histoire du contrôle des actes de l'administration est d'abord l'histoire de l'approfondissement du contrôle des motifs, on mesure la régression que représente ce retour à un contrôle minimum. 

Le juge administratif, ou le pompier pyromane


Reste à s'interroger sur les conséquences de la décision. Dans les villes où les manifestations ont été autorisées, elles se sont passées dans le calme, comme à Lille, à Bordeaux ou à Marseille. En revanche, la décision du tribunal administratif a finalement conduit à des violences entre manifestants bravant l'interdiction et forces de police ayant mission de la faire respecter. On se souvient que, tout récemment, dans son intervention du 14 juillet 2014, le Président de la République a affirmé sa volonté de ne pas importer le conflit israélien-palestinien sur notre territoire. Un vrai succès.


mardi 15 juillet 2014

Le mariage, une liberté fondamentale

Dans une ordonnance de référé du 9 juillet 2014, le Conseil d'Etat ordonne la délivrance d'un visa d'entrée en France à un ressortissant sénégalais, M. A., afin de lui permettre de venir se marier dans notre pays, avec un Français. A l'appui de sa décision, le juge invoque "la liberté de se marier, laquelle est une liberté fondamentale".

Par cette décision, le juge tire les conséquences juridiques de la loi du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux personnes de même sexe. En l'espèce, les deux membres du couples habitent Casablanca, au Maroc, l'un est français et l'autre sénégalais. Dès lors que le mariage est interdit aux homosexuels à la fois au Maroc et au Sénégal, ils ne peuvent donc être unis qu'en France, patrie de l'un des conjoints. L'article 171-9 du code civil prévoit d'ailleurs cette situation : lorsque deux personnes du même sexe, dont l'un au moins a la nationalité française, ont leur domicile ou leur résidence dans un pays qui ne reconnaît pas le mariage entre personnes de même sexe, le mariage est célébré en France, dans la commune de naissance ou de dernière résidence de l'un des époux, ou encore dans celle où l'un de ses parents a son domicile.

Condition d'urgence


M. A.  s'est pourtant vu opposer un refus de visa par le consul de France à Casablanca, refus notifié le 16 juin 2014. Sa demande de référé demandant d'ordonner la délivrance d'un visa a ensuite été rejetée par le tribunal administratif de Nantes le 24 juin. Le Conseil d'Etat, quant à lui, a été saisi le 26 juin, et il statue le 9 juillet, soit trois jours avant la date du mariage, prévu le 12 juillet. La brièveté de ce délai permet au Conseil de considérer que la condition d'urgence imposée par l'article L 521-1 du code de la justice administrative (cja) est remplie. 

Il ne suffit cependant pas que l'urgence soit évidente pour que le requérant obtienne satisfaction. Encore faut-il que le refus opposé par les autorités consulaires porte une atteinte "grave et manifestement illégale" à "la sauvegarde d'une liberté fondamentale". (art. L 521-1 cja).

La liberté du mariage


Les commentateurs de cette décision, à commencer par le Conseil d'Etat lui-même, ont salué cette décision comme la reconnaissance de la liberté du mariage comme liberté fondamentale.

Observons que la formulation employée par l'article L 5é1-1 cja n'est pas extrêmement précise. Comment définit-on une liberté "fondamentale" ? Le droit reconnaît-il des libertés "fondamentales" et d'autres qui sont moins "fondamentales" ? Doit-on en déduire l'existence d'une hiérarchie entre les libertés ?

A dire vrai, le législateur ne semble pas s'être posé ces questions, et l'adjectif "fondamental" s'applique à l'ensemble des libertés reconnues par le droit positif, qu'elles aient un fondement juridique constitutionnel, conventionnel ou législatif. Autrement dit, il s'agit des libertés publiques au sens où l'entendait Georges Morange, terme aujourd'hui très démodé mais qui avait le mérite d'avoir un contenu juridique clair.

Quoi qu'il en soit, le Conseil d'Etat reconnaît comme fondamentale la liberté du mariage. L'audace de cette jurisprudence reste modeste. Rappelons en effet que, dès sa décision du 13 août 1993, le Conseil constitutionnel a présenté la liberté du mariage comme "l'une des composantes de la liberté individuelle". Dix ans plus tard, dans sa décision du 20 novembre 2003, il précise que la liberté du mariage se rattache également à la "liberté personnelle", découlant des articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, formule reprise exactement dans les mêmes termes par la décision du 17 mai 2013 relative à la loi sur le mariage pour tous. De même, la liberté du mariage figure dans l'article 12 de la Convention européenne des droits de l'homme. Certes, il mentionne que "l'homme et la femme" ont le droit de se marier, mais la Cour européenne laisse aux Etats toute latitude pour ouvrir le mariage aux couples homosexuels (CEDH, 24 juin 2010, Schalk et Kopf c. Autriche).

Dans son ordonnance du 9 juillet, le Conseil d'Etat se situe ainsi dans la droite ligne des jurisprudences de la Cour européenne et du Conseil constitutionnel.

Le contrôle du juge


Cette affirmation de la liberté du mariage s'accompagne cependant de certaines précautions, et le Conseil d'Etat n'entend pas considérer cette liberté comme absolue. C'est ainsi qu'il se penche sur les motifs invoqués par les autorités consulaires pour refuser le visa de M. A. Il est vrai qu'ils semblent plutôt disparates et peu convaincants.
Garry Trudeau. Doonesbury

Est d'abord invoqué le fait que M. A. ait fait l'objet d'une obligation de quitter le territoire... en 2007. L'argument semble étrange, ne serait-ce que parce qu'une personne dans cette situation peut parfaitement revenir sur le territoire français, dans des conditions régulières cette fois. Les autres motifs sont encore plus fantaisistes et les autorités consulaires n'hésitent pas à invoquer la différence d'âge entre les deux époux à l'appui du refus de visa, différence réelle puisqu'elle est de trente-cinq ans, mais que l'administration ne saurait prendre en considération pour refuser un visa. Enfin, le Conseil d'Etat fait observer que M. A. est en possession de son billet de retour pour le Maroc, voyage prévu quelques jours après le mariage, et qu'il est donc bien peu probable qu'il reste en France, d'autant que les deux époux résident ensemble depuis quatre ans à Casablanca.

Si les motifs du refus de visa sont en l'espèce relativement peu fondés, le juge les contrôle néanmoins. Dans d'autres hypothèses, il n'est donc pas impossible que le refus de visa puisse être justifié, par exemple si le ressortissant étranger a fait l'objet d'une expulsion et s'est vu interdire définitivement de revenir sur le territoire. Dans ce cas, il appartiendra au juge de rechercher l'équilibre entre la liberté du mariage d'un côté et les nécessités de la sécurité publique de l'autre.

Pour le moment, le juge des référés rend une décision qui tire les conséquences juridiques de la loi du 13 mai 2013 ouvrant le mariage aux personnes de même sexe. Le principe général est que l'ordre public d'un Etat tiers qui refuse l'union homosexuelle ne doit pas entraver le droit au mariage des ressortissants français. Une nouvelle fois, il s'agit donc d'assurer l'égalité devant le mariage, et d'appliquer avec sérénité une loi qui fait déjà partie de notre système juridique.


vendredi 11 juillet 2014

L'interdiction de quitter le territoire : des questions sans réponses

Le projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme a été déposé devant l'Assemblée nationale le 8 juillet par le ministre de l'intérieur Bernard Cazeneuve, au nom du gouvernement. Ce texte est le quatorzième intervenant en matière de lutte contre le terrorisme, dernier élément d'un ensemble législatif initié par la loi du 9 septembre 1986. L'accumulation législative dans ce domaine conduit ainsi à faire du terrorisme, non plus l'objet de dispositifs destinés à gérer des situations exceptionnelles, mais un élément contextuel qui irrigue l'ensemble de notre système juridique.

Le débat parlementaire ne fait que commencer, mais celui qui se déroule devant l'opinion est déjà largement engagé. Le texte comporte de nombreuses dispositions susceptibles de donner lieu à discussion, en particulier celle qui sanctionne "l'entreprise terroriste individuelle", conséquence directe de l'affaire Mérah ou encore celle qui autorise le blocage des sites internet visant "à provoquer directement à des actes de terrorisme ou à faire l'apologie de ces actes". Pour le moment cependant, la question la plus controversée est le nouveau dispositif d'interdiction de quitter le territoire.

Une procédure administrative


Il s'agit d'une procédure purement administrative qui permet d'empêcher une personne, voire une famille entière, de quitter le pays lorsqu'il "existe des raisons sérieuses" de croire que ce déplacement a pour objet la participation à des activités terroristes ou à des crimes de guerre ou contre l'humanité. Il en est de même si l'intéressé a le projet de se rendre sur un théâtre d'opérations de groupements terroristes, dans des conditions telles qu'il risque de porter atteinte à la sécurité publique après son retour sur le territoire français.

La situation réelle : les départs vers la Syrie


Son objet est "d'éviter à des Français dont les déplacements hors du territoire national seraient mis à profit pour acquérir une compétence de lutte armée ou pour se radicaliser davantage de devenir, à leur retour, un danger pour la sécurité nationale". Concrètement, le législateur veut donner à l'Exécutif les moyens juridiques d'empêcher des individus de se rendre en Syrie pour combattre au sein de groupes armés de l'islamisme radical. On observe d'ailleurs que le texte ne fait aucune distinction entre les adultes qui se rendent en Syrie de leur plein gré, et les enfants qui sont envoyés malgré eux dans un pays en guerre et au profit desquels une mesure de protection de l'Etat peut sembler parfaitement justifiée.

Dans son principe, l'interdiction de quitter le territoire a quelque chose de surprenant. Pendant de longues années, certains ministres ont affirmé que la menace terroriste venait de l'extérieur, l'idée générale étant que les terroristes se cachaient dans des flux d'immigrants et venaient ainsi opérer dans les pays industrialisés. La politique choisie était alors de limiter et de contrôler l'entrée sur le territoire. Aujourd'hui, il s'agit au contraire d'interdire la sortie, principe que l'on peut discuter au nom des libertés publiques, mais qui repose néanmoins sur l'analyse du terrorisme islamiste actuel. D'une part, il est le fait de personnes souvent nées sur le territoire du pays où elles agissent, ou qui s'y sont intégrées depuis de fort nombreuses années. D'autre part, il bénéficie de véritables sanctuaires, comme en Syrie, où ils peuvent développer des actions de formation et d'endoctrinement. Les militants des pays occidentaux se rendent donc dans ces sanctuaires considérés comme des lieux de formation.

Selon les chiffres du ministère de l'intérieur, au 31 mai 2014, on dénombrait 320 individus Français ou résidant en France qui combattent en Syrie, 140 environ en transit pour rejoindre ce pays, et 180 qui, toujours sur le territoire français, manifestaient des velléités de départ. A le même date, les combats en Syrie et en Iraq avaient déjà fait une trentaine de morts français. 

Il est vrai que le simple retrait de passeport ne peut guère être utilisé dans une telle situation. Dans la situation actuelle du droit, il n'est pas indispensable de disposer d'un passeport pour se rendre en Turquie, ce pays accueillant sur son territoire les ressortissants français sur simplement présentation de leur carte nationale d'identité. Les déplacements au sein de l'espace Schengen sont, quant à eux, incontrôlables, dès lors que son principe même est l'absence de contrôle aux frontières.

La procédure envisagée dans le projet est-elle pour autant totalement satisfaisante ? Pour le moment, avant tout débat parlementaire, on peut considérer qu'elle pose bon nombre de problèmes juridiques.



Le Caravage. La conversion de Saint Paul sur les chemins de Damas. 1604



Une atteinte à la liberté d'aller et venir


Le ministre de l'intérieur reconnaît que l'interdiction de quitter le territoire emporte une atteinte à la liberté d'aller et venir. Depuis sa décision du 2 mars 2004, le Conseil constitutionnel la rattache clairement aux articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et qu'elle figure "au nombre des libertés constitutionnellement garanties". Au regard de son contenu, le Conseil avait affirmé, dès sa décision du 13 août 1993, que la liberté d'aller et venir "n'est pas limitée au territoire national mais comporte également le droit de le quitter". 

De son côté, l'article 2 du Protocole n° 4 à la Convention européenne des droits de l'homme énonce, "toute personne est libre de quitter n'importe quel pays, y compris le sien". Dans sa décision Baumann c. France du 22 mai 2001, la Cour en a déduit que le droit de quitter le territoire implique celui de se rendre dans le pays de son choix.

Face à des jurisprudences aussi solidement établies, l'interdiction de quitter le territoire mise en place par le projet Cazeneuve apparaît beaucoup moins solide. Est-il réellement en mesure de passer les obstacles que sont le Conseil constitutionnel et la Cour européenne ?

Le Conseil constitutionnel


Aux yeux du Conseil constitutionnel, le législateur peut porter atteinte à une liberté constitutionnellement garantie, à la condition que cette atteinte soit justifiée par les nécessités de l'ordre public. C'est cette conciliation que le juge constitutionnel va donc apprécier s'il est saisi de la loi, ce qui est très probable. 

Pour le gouvernement, cette conciliation est assurée. Dans l'étude d'impact accompagnant le texte, diverses décisions de jurisprudence sont citées à l'appui de la constitutionnalité de cette disposition, allant de la remise du passeport aux autorités de police, à l'assignation à résidence des étrangers en passant par l'obligation de pointage pour les supporters interdits de stade. Il est vrai qu'à chaque fois, le Conseil constitutionnel estime que l'atteinte à la liberté d'aller et venir n'est pas disproportionnée par rapport à la menace pour l'ordre public. 

Le problème est que le Conseil ne s'est prononcé que sur des mesures motivées par la nécessité de mettre en oeuvre une décision antérieure. Ainsi, on assigne à résidence un étranger pour s'assurer de sa présence lorsqu'une mesure d'éloignement est décidée, on décide du retrait d'un passeport lorsque son porteur est condamné par un juge pénal etc.. En l'espèce, la personne à laquelle on interdit de quitter le territoire n'a fait l'objet d'aucune décision préalable. Aucun juge n'est intervenu à son sujet et la mesure administrative repose sur des faits encore hypothétiques. Car si l'intéressé est soupçonné de vouloir se rendre en Syrie, force est de constater qu'il n'y est pas encore et qu'il n'a donc commis aucune infraction au moment où la décision est prise. 

La mesure sera-t-elle considérées comme proportionnée à la menace pour l'ordre public ? Ce n'est pas impossible, mais ce n'est pas non plus certain. 

La Cour européenne des droits de l'homme


Le gouvernement rappelle qu'une ingérence dans la liberté de circulation peut être jugée conforme à la Convention européenne des droits de l'homme si elle répond à trois conditions cumulatives. D'une part, elle doit être prévue par la loi, et précisément le parlement est occupé à débattre de ce futur texte. D'autre part, l'ingérence doit poursuivre un but légitime. Pour le gouvernement, il n'est guère de but plus légitime que la lutte contre le terrorisme. Enfin, troisième et dernier critère, l'ingérence dans la liberté d'aller et venir doit être proportionnée aux buts poursuivis. En matière d'interdiction de quitter le territoire, le gouvernement cite une décision Bartik c. Russie du 21 décembre 2006, dans laquelle la Cour admet la conventionnalité d'un retrait de passeport d'un ressortissant russe en raison de sa connaissance de "secrets d'Etat". 

Là encore, l'argumentaire est bien fragile. L'essentiel de la jurisprudence, et elle est fort nombreuse, porte sur des retraits de passeports intervenant dans le contexte d'une procédure pénale, ce qui signifie l'intervention préalable du juge pénal. Considérée sous cet angle, la décision Bartik, qui autorise un retrait de passeport pour des motifs de sécurité nationale, apparaît bien isolée. La Cour considérera-t-elle que le départ en Syrie s'analyse comme un motif de sécurité nationale ? Là encore, c'est possible, mais ce n'est pas certain, d'autant que la connaissance de secrets d'Etat par le requérant n'était pas contestée dans l'affaire Bartik, alors que le menace pour l'ordre public que constitue le départ en Syrie est encore hypothétique au moment de la décision.

Si l'on envisage la mise en oeuvre de l'interdiction de quitter le territoire, d'autres problèmes se posent, loin d'être négligeables. Le premier est le système de fichage des voyageurs utilisant le transport aérien, tant au niveau de l'enregistrement que de la réservation. Il s'agit alors de repérer les personnes qui doivent se voir interdire de quitter le territoire pour mettre en application la décision. Le second est l'absence de procédure contradictoire préalable, celle-ci n'ayant lieu qu'a posteriori, dans un délai de quinze jours suivant la décision. La seule possibilité de l'intéressé est donc d'obtenir le retrait d'une décision déjà prise, s'il parvient à démontrer que le but de son voyage n'a rien à voir avec une quelconque activité terroriste. Le troisième est la compétence juridictionnelle. En principe, il pourra saisir le juge administratif d'un référé-liberté puisque c'est sa liberté de circulation qui est en cause. Mais rien ne dit que la jurisprudence ne considérera pas que l'absence d'intervention préalable d'un juge n'est pas constitutive d'une voie de fait, ce qui imposerait la compétence du juge judiciaire.

L'interdiction de quitter le territoire ne repose donc pas sur un socle juridique très stable, c'est le moins que l'on puisse dire. La rédaction de la loi se heurte à de multiples difficultés, et la plus importante d'entre elles figure entre les lignes du projet. En effet, les motifs de la décision d'interdiction de quitter le territoire sont finalement fournis par les services de renseignement, ceux là même qui sont chargés de contrôler les mouvements islamistes radicaux. Le parlement doit donc chercher à concilier l'opacité des activités de renseignements avec la transparence d'une procédure équitable. Ce n'est pas simple.

mardi 8 juillet 2014

Les drapeaux de Christian Estrosi devant le juge

"Un drapeau qu'on cache dans sa poche, ce n'est pas un drapeau, c'est un mouchoir". Christian Estrosi, le maire de Nice, n'a sans doute pas songé à cette formule d'Emile de Girardin en signant un arrêté du 30 juin 2014 "interdisant l'utilisation ostentatoire et générant un trouble à l'ordre public des drapeaux de nationalité étrangère sur les rues (...) et voies publiques situées dans l'hyper-centre de la ville de Nice".

L'initiative n'avait évidemment pas d'autre finalité que de montrer à un électorat niçois toujours tenté par les thèses du Front National que le maire de Nice, lui aussi, sait montrer de la fermeté à l'égard des supporters de football. Sont particulièrement visés, quoique non mentionnés dans l'arrêté, les supporters de l'équipe algérienne dont les débordements violents, notamment à Lyon, avaient suscité des inquiétudes. Depuis les 30 juin, les choses ont cependant évolué. D'une part, l'équipe d'Algérie comme celle de France ont été éliminées de la coupe du monde de Football. D'autre part, le tribunal administratif (TA) de Nice, saisi par différentes associations de protection des droits de l'homme, a pris, le 4 juillet 2014, une ordonnance de référé suspendant l'exécution de l'exécution de l'arrêté.

Une décision d'urgence


Il s'agit là d'une mesure d'urgence qui ne conduit pas à l'annulation de ce texte, mais seulement à sa suspension. Se fondant sur le fait que la décision au fond n'est pas intervenue, Christian Estrosi a annoncé son refus de mettre en oeuvre cette décision de justice.

Certes, compte tenu de son caractère provisoire reconnu par l'article L 511-1 cja, une décision rendue en référé, ne bénéficie pas de l'autorité de chose jugée (par exemple, CE 4 septembre 2007, ministère de la Jeunesse c. Soc. Vacances éducatives). En revanche, elle produit des effets jusqu'à ce que le juge du fond rende une décision passée en force de chose jugée, c'est à dire qui n'est plus susceptible d'autre recours qu'un pourvoi en cassation. Si elle n'a pas autorité de chose jugée, l'ordonnance de référé demeure obligatoire et elle doit être mise en oeuvre. Christian Estrosi ne peut donc refuser de suspendre l'exécution de son arrêté, pas plus d'ailleurs qu'il ne peut reprendre un autre arrêté identique (C.E. 5 novembre 2003, Association "Convention vie et nature pour une écologie radicale". En refusant d'appliquer la décision du TA, il engage donc sa responsabilité.

Observons tout de même qu'au moment où le TA se prononce, l'arrêté de Christian Estrosi n'a déjà plus beaucoup d'intérêt pratique. Les supporters algériens ne risquent plus de se manifester et ceux des autres pays encore dans la compétition ne devraient causer qu'une fort modeste agitation sur la Promenade des Anglais. On doit déduire que le TA de Nice a eu besoin de quelques jours pour statuer sur la question posée, délai très long si on le compare aux quelques heures dont a eu besoin le Conseil d'Etat dans l'affaire Dieudonné pour sortir une ordonnance de référé parfaitement rédigée et précédée de multiples visas.




Bleu Blanc Rouge. Philippe Clay. 
Paroles et musique : Jean Roger Caussimon et Léo Ferré

 

L'effet pervers de la jurisprudence Dieudonné


La comparaison avec cette décision ne s'arrête pas là, et les réactions du maire de Nice témoignent des conséquences perverses de la jurisprudence Dieudonné. En effet, Christian Estrosi annonce qu'il déposera prochainement une proposition de loi  « instaurant pour le maire la faculté de prendre toute mesure préventive dans le but de prévenir toute atteinte à l'ordre public et ce eu égard aux circonstances locales ». Comme dans l'affaire Dieudonné, l'élu veut donc établir un régime préventif, c'est à dire interdire l'exercice d'une liberté avant même que le trouble à l'ordre public se produise. Une simple hypothèse suffit donc à justifier la censure préalable, négation même du système répressif, celui sur lequel s'est construit le régime républicain. Ce dernier repose en effet sur le libre arbitre : chacun exerce sa liberté mais doit rendre compte, a posteriori et devant un juge, d'éventuels abus et comportements illicites.

Les conditions du référé


Heureusement, le TA de Nice n'a pas entendu introduire la censure préalable dans ce domaine. Pour ordonner la suspension de l'arrêté en référé, deux conditions devaient être réunies, d'une parte que "l'urgence le justifie", d'autre part que les requérantes invoquent un moyen "propre à créer (...) un doute sérieux" sur la légalité du texte (art. L 521-1 cja). 

Pour le TA, la condition d'urgence est à l'évidence remplie, dès lors que l'arrêté de Christian Estrosi est d'application immédiate et limité à la durée de la coupe du monde. Autrement dit, il prend fin le 13 juillet 2013, date très proche qui exige donc du juge une intervention aussi rapide que possible. La seule condition qui mérite d'être débattue a donc trait au "doute sérieux" qui doit exister sur la légalité du texte.

Observons que personne ne conteste que l'arrêté entraine une atteinte aux libertés. En droit français, aucune règle n'interdit en effet de brandir un drapeau étranger. Les seules règles relatives au drapeau concernent en effet l'emblème national. C'est ainsi que la loi du 18 mars 2003 crée un délit d'outrage au drapeau (art. 433-5-1 c. pén.) puni d'une amende de 7500 €. Le décret du 21 juillet 2010 sanctionne ensuite la diffusion de ce type d'outrage. Les drapeaux étrangers échappent, quant à eux, à cette réglementation. Leur utilisation dans des rassemblement n'a pas besoin, comme en droit américain, d'être rattachée à la liberté d'expression, au titre du "Symbolic Speech". Il suffit tout simplement de s'appuyer sur l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du ctioyen qui énonce que "la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui".

Le principe de non discrimination écarté par le juge


Le TA de Nice n'envisage pas du tout la décision du maire de Nice à l'aune du principe de non discrimination. Christian Estrosi s'est en effet efforcé de donner à son arrêté l'apparence de la légalité. Il n'a pas visé formellement le drapeau algérien, mais a interdit l'ensemble des emblèmes étrangers. Le caractère proprement discriminatoire d'une telle mesure est donc bien difficile à démontrer, d'autant que le drapeau français et les drapeaux étrangers sont placés dans une situation juridique différente. Le premier est protégé des outrages par le législateur, pas les seconds.

Il est surtout beaucoup plus simple de montrer que l'arrêté du maire est disproportionné. Le juge se pose donc la question de l'adéquation entre la mesure prise et l'objectif poursuivi. Pour le maire, c'est du moins ce qu'il affirme, l'objet de l'arrêté est de préserver l'ordre public. Sur ce point aussi, il s'est aussi efforcé de sauvegarder une apparence de légalité. C'est ainsi que l'arrêté ne prononce pas une interdiction générale et absolue touchant l'ensemble de la ville, mais seulement son "hyper-centre" et pour une durée limitée.

Le retour de la jurisprudence Benjamin


Certes, mais Christian Estrosi se rapproche tout de même de Pierre Dac. Ce dernier n'a t il pas déclaré : "On dit toujours : fermez la porte, il fait froid dehors. Mais une fois que l'on a fermé la porte, il fait toujours aussi froid dehors". De le même manière, l'élu niçois interdit les drapeaux étrangers pour empêcher les atteintes à l'ordre public.. L'interdiction des drapeaux empêche-t-elle de casser les vitrines du centre-ville ? Où voit-on un lien de causalité entre l'absence de drapeau et la protection de l'ordre ? D'une manière générale, le maire a d'ailleurs la possibilité de prendre des mesures pour protéger l'ordre public, que ceux qui lui portent atteinte brandissent, ou non, des drapeaux.

C'est précisément cette absurdité que sanctionne le tribunal administratif. Certes, il ne se prononce pas au fond, mais il considère néanmoins qu'il existe un "doute sérieux" sur la proportionnalité de la mesure. Il fait observer que l'ordre public peut être assuré par d'autres moyens, à la fois moins contraignants et plus efficaces. Sur ce point, le juge du TA de Nice reprend la désormais célèbre jurisprudence Benjamin de 1933, dans laquelle le Conseil d'Etat appréciait très concrètement les moyens dont dispose un élu pour garantir l'ordre sans porter atteinte à la liberté d'expression. Il ne fait guère de doute, en l'espèce, que la ville de Nice a les moyens techniques de protéger son centre contre les débordements de certains supporters, sans qu'il soit nécessaire de leur interdire le port de drapeaux.

Finalement, on devrait remercier Christian Estrosi.  Son opération de communication, car c'est bien de cela dont il s'agit, a au moins permis de réaffirmer la jurisprudence Benjamin, si malmenée dans l'affaire Dieudonné. Et sans doute de montrer aux élus que leur revendication en faveur d'un régime de censure préalable risque tout de même de se heurter à la résistance des juges. Il est vrai qu'il est plus facile de sanctionner l'arrêté d'un maire que celui d'un Premier ministre. 

vendredi 4 juillet 2014

Les archives du Président de la République sont elles sa propriété ?

Est-il utile de revenir sur l'interview enregistrée par Nicolas Sarkozy à l'issue de sa garde à vue ? La technique qui consiste à essayer de discréditer ses juges n'est pas récente et tous les spécialistes du droit ont déjà remarqué que l'ancien Président de la République a été traité conformément aux règles posées par le Code de procédure pénale. 

Un passage de son intervention, passé largement inaperçu des commentateurs, mérite cependant quelques éclaircissements, celui relatif à "ses" archives de Président de la République. Il affirme en effet : "Quant à monsieur Hollande, ses collaborateurs se sont livrés à une exploitation éhontée de mes archives, en violation de toutes les règles républicaines, qui ont été consultées sans que l’on m’en demande l’autorisation, distribuées à toute personne qui les voulait".  Pour Nicolas Sarkozy, les archives du Président de la République sont sa propriété personnelle et son successeur n'y a pas accès. 

De toute évidence, Nicolas Sarkozy ignore tout du droit des archives, pourtant réformé durant son mandat par une loi du 15 juillet 2008. Ce nouveau texte était indispensable pour plusieurs raisons. Il était d'abord indispensable d'assurer la cohérence entre la procédure d'accès aux documents administratifs établie par la loi du 17 juillet 1978 et celle d'accès aux archives précisée, quelques mois plus tard, par la loi du 3 janvier 1979. Certains documents administratifs constituent des archives publiques et les conditions d'accès pouvaient parfois être différentes, selon que le demandeur se fondait sur l'un ou l'autre texte. En 2008, il apparaissait tout aussi nécessaire de détacher la notion d'archive de toute dimension historique. Toute pièce produite ou reçue par un service est une archive potentielle, quel que soit d'ailleurs son support, papier ou numérique. Enfin, il convenait de faire évoluer la finalité même des archives qu'il ne s'agit plus de conserver mais aussi de diffuser aussi largement que possible.

Le Parrain 2. Francis Ford Coppola. 1974

Les archives publiques


Aux termes de l'article L 211-1 du code du patrimoine (cp), les archives sont "l'ensemble des documents, quels que soient leur date, leur lieu de conservation, leur forme et leur support, produits ou reçus par toute personne physique ou morale et par tout service ou organisme public ou privé dans l'exercice de leur activité".

Les archives publiques, au sens de l'article L 211-4 cp, "procèdent de l'activité, dans le cadre de leur mission de service public, de l'Etat, des collectivités territoriales, des établissements publics et des autres personnes morales de droit public ou des personnes de droit privé chargées d'une telle mission". Les archives de l'Elysée, celles que Nicolas Sarkozy considèrent comme sa propriété personnelle, sont donc, à l'évidence des archives publiques, dès lors qu'elles procèdent de l'activité de l'Etat. 

Certes, le Président de la République n'est pas tout à fait une administration comme une autre puisqu'il est précisément au coeur de l'exercice de la souveraineté. Cette constatation a des conséquences puisque sur les règles de communication de ses archives.

Pour le citoyen ou le chercheur, celles dont le contenu "porte atteinte au secret des délibération du Gouvernement et des autorités responsables relevant du pouvoir exécutif" ne sont accessibles qu'à l'issue d'un délai de vingt-cinq ans. Ce délai peut être allongé à cinquante ans, si la communication porte atteinte "au secret de la défense nationale, aux intérêts fondamentaux de l'Etat dans la conduite de la politique extérieure, à la sûreté de l'Etat, à la sécurité publique (...)" (art. L 213-2 cp). A l'égard du juge seul est opposable le secret garanti par la loi, c'est à dire le secret de la défense nationale. En dehors des documents couverts par ce secret bien particulier, rien n'interdit donc au juge de demander, dans le cadre d'une instruction, communication de certaines pièces des archives présidentielles.

Les secrets du Président de la République sont donc protégés, mais les pièces demeurent, en tout état de cause des archives publiques. Qui plus est, elles relèvent du droit commun des archives publiques, dès lors que le législateur n'a défini aucun régime spécial pour elle, contrairement à ce qui existe pour les archives parlementaires, le Conseil constitutionnel, le ministère de la défense, celui des affaires étrangères ou encore celui de l'économie.

La conséquence est que les archives du Président de la République, comme toutes les archives publiques, sont soumises à l'obligation de versement à l'administration des archives. Les archives des présidents de la Vè Républiques sont donc aux archives nationales, dans la série AG. Y sont notamment conservées toutes les archives du Général de Gaulle durant sa présidence, de 1959 à 1969.

Les "protocoles de versement"


La loi de 2008 apparaît comme le point d'aboutissement d'un mouvement ancien visant à lutter contre la privatisations des archives publiques, pratique avec laquelle Nicolas Sarkozy semble vouloir renouer. Le premier, Valéry Giscard d'Estaing a conclu, avec les Archives, un "protocole de versement" qui vise à concilier la nécessité de conservation de ces pièces avec la crainte que peut avoir un ancien Président de leur exploitation politique. Les conditions de conservation, de traitement et de valorisation sont donc clairement précisées, et l'ancien Président peut poser certains conditions pour la communication de telle ou telle pièce. De la même manière, dans le but évident d'assurer la continuité de l'Etat, certaines archives peuvent rester à l'Elysée jusqu'au moment où elles ne présenteront plus d'intérêt immédiat.

La loi de 2008 a donné une fondement juridique à cette pratique, qui figure désormais dans l'article 213-4 cp. Les protocoles de versement se sont généralisés et sont même élargis aux membres du gouvernement et aux collaborateurs de l'autorité signataire.

Hélas, l'entourage de Nicolas Sarkozy semble ignorer l'existence même de ces procédures. C'est ainsi que le juge Roger Le Loire, en mai 2013, a demandé, dans le cadre d'une instruction pour prise illégale d'intérêts, la communication de certaines archives papier de Claude Guéant, à l'époque où celui-ci était Secrétaire général de l'Elysée. Il a certainement été surpris de la réponse formulée par son successeur, Pierre-René Lemas : Le fonds d'archives papier de M. Claude Guéant n'a pas été reversé aux Archives nationales, et il n'en a pas été trouvé trace dans les locaux de la présidence de la République. » Autrement dit, Claude Guéant est tout simplement parti avec ses archives, estimant sans doute, comme le Président de l'époque, qu'elles étaient sa propriété personnelle. Les chercheurs de demain auront bien des difficultés pour étudier l'ère Sarkozy. Heureusement, il leur restera les archives judiciaires, qui seront certainement fort nombreuses. 

Quoi qu'il en soit, les propos de Nicolas Sarkozy révèlent son ignorance du droit positif. Mais, bien au-delà, ils témoignent d'une conception de l'Etat toute particulière. L'Etat est en quelque sorte sa propriété personnelle, comme les documents qu'il produit lorsqu'il est à son service. Un instant de vérité dans cet entretien télévisé...





mercredi 2 juillet 2014

Le voile islamique et le "vivre-ensemble"

L'arrêt de Grande Chambre S.A.S. c. France, rendu le 1er juillet 2014 par la Cour européenne des droits de l'homme était très attendu. Il porte sur la conformité à la Convention européenne des droits de l'homme de la loi du 11 octobre 2010, dont l'article premier est bien connu : "Nul ne peut, dans l'espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage". Rappelons que cette requête était l'ultime recours des opposants à ce texte, le Conseil constitutionnel l'ayant déjà déclaré conforme à la Constitution dans une décision du 7 octobre 2010.

La requête est un échec : la Cour européenne déclare la loi française conforme à la Convention, et son analyse se caractérise par une très grande fermeté.

Observons d'emblée que la requête présente un certain nombre de caractéristiques très particulières. 

La "victime potentielle"


La première de ces caractéristiques est que la requête vise à ce que la Cour statue in abstracto sur la loi, c'est à dire en dehors de tout litige. La requérante, qui se déclare musulmane pratiquante, déclare porter la burqa et le niqab afin d'être en accord avec ses convictions personnelles. Elle ajoute qu'elle ne porte pas ces tenues de manière systématique, mais qu'elle désire les porter quand elle le souhaite, y compris dans l'espace public. Elle introduit donc un recours directement contre la loi, alors même qu'elle n'a subi aucune condamnation  et n'a même pas été verbalisée sur le fondement de ce texte. 

Elle se réfère ainsi à la jurisprudence de la Cour qui admet la recevabilité de recours des "victimes potentielles" contre des textes qui les concernent directement. Dans les affaires Dudgeon c. Royaume Uni du 22 octobre 2001 et Modinos c. Chypre du 22 avril 1993, la Cour avait ainsi admis la requête d'homosexuels contre des lois prévoyant des sanctions pénales pour des actes sexuels entre personnes de même sexe, alors même que ces textes n'étaient pratiquement pas appliqués. La loi plaçait en effet ces personnes dans une situation très difficile : soit elles changeaient de comportement, soit elles risquaient de subir directement les effets de la législation. La requérante, elle aussi, a le choix entre retirer son voile dans l'espace public ou encourir une condamnation pénale. Sur ce point, et c'est peut être le seul, la Cour donne raison à SAS et admet en conséquence la recevabilité de son recours.

Anonymat de la requérante


Observons, et c'est la seconde particularité de la décision, que la requérante a choisi de conserver l'anonymat devant la Cour où elle n'est pas mentionnée que par des initiales, procédure autorisée par l'article 47 § 3 du règlement de la Cour. L'impression est évidemment fâcheuse, donnant l'impression que cette femme dépourvue de visage dans l'espace public est aussi dépourvue d'identité. Ce choix présente ainsi la requérante comme un être désincarné, la simple expression d'une revendication.


Extrait de l'émission "Real Time" de Bill Maher. Chaîne HBO. 26 octobre 2007

Un lobbying anglo-saxon


Ceci nous conduit à la troisième particularité de cette requête, qui s'inscrit dans une offensive plus générale dirigée contre la loi de 2010. Edwige Belliard, qui défendait la France devant la Cour, mentionne ainsi qu'avant ce recours, trois autres, rédigés par le même avocat britannique et reprenant exactement les mêmes arguments juridiques dans une formulation identique, ont été considérés comme irrecevables. Alors que notre pays compte plusieurs millions de musulmans, on observe donc que la contestation de la loi a fait l'objet de seulement quatre requêtes, entièrement rédigées au Royaume Uni.

Dans la décision du 1er juillet 2014, on constate d'ailleurs que différentes ONG  sont intervenues devant la Cour pour défendre le port du voile intégral. A l'appui de leur démonstration, des études "scientifiques", dont "Unveiling the Truth", rédigée par des chercheurs anglo-saxons de  la Fondation Open Society, présidée par George Soros. Après avoir interviewé trente-deux femmes portant le voile intégral, ils déduisent qu'elles ne le portent pas sous la contrainte et condamnent évidemment la loi française. On note cependant que la Belgique est aussi intervenue à l'instance, cette fois pour soutenir une loi dont sa législation s'inspire.

Ces éléments contextuels ne sont pas inutiles pour comprendre la décision, ou plus exactement pour comprendre la fermeté de la Cour, confrontée à une opération de lobbying dont elle a sans doute perçu le danger. C'est la raison pour laquelle elle a soigneusement motivé sa décision, montrant que la loi française ne porte pas atteinte aux articles 8 (droit au respect de la vie privée), 9 (liberté de conscience) combinés avec l'article 14 de la Convention qui interdit toute forme de discrimination.

Primauté de l'article 9


La Cour reconnait que "l'apparence que l'on souhaite avoir dans l'espace public comme en privé relève de l'expression de la personnalité de chacun et donc de la vie privée". Dans un arrêt Popa c. Roumanie du 18 juin 2013, la Cour considère ainsi que le choix de la coiffure relève de la vie privée, comme celui des vêtements (CEDH, 22 octobre 1998, Kara c. Royaume Uni). Il n'est donc pas douteux que la loi française emporte une ingérence dans la vie privée des personnes, dès lors qu'elles ne sont pas entièrement libres du choix de leur tenue dans l'espace public.

Ceci étant, la Cour considère que l'ingérence dans la vie privée n'est, en l'espèce, que la conséquence d'une autre ingérence, celle dans la liberté de manifester sa religion. Pour la requérante, sa religion lui dicte de revêtir la burqa ou le niqab. Peu importe que cette pratique soit minoritaire chez les musulmans français, l'important est le sentiment de la requérante d'agir conformément aux préceptes de l'Islam.

La Cour examine donc la requête essentiellement au regard de la liberté religieuse, dont elle considère qu'elle s'étend au culte, à l'enseignement, aux pratiques et à l'accomplissement des rites (par exemple : CEDH, 23 février 2010, Ahmet Arslan et a. c. Turquie). La liberté religieuse n'est cependant pas absolue et la Cour reconnaît que les Etats peuvent définir certainement restrictions, dans le but notamment d'assurer un équilibre au sein de leur société entre les différentes religions. Encore faut-il que l'ingérence soit "prévue par la loi", qu'elle ait un "but légitime" et qu'elle soit "nécessaire dans une société démocratique", à la "sûreté publique ou la sécurité publique ou à la protection des droits et libertés d'autrui".

La condition fondée sur l'existence d'une loi est évidemment remplie. Personne ne conteste que la loi de 2010 a été votée dans des conditions régulières, et d'ailleurs avec une très large majorité, par le Parlement français.

But légitime et "Vivre ensemble"


Le contrôle du "but légitime", permet à la Cour d'affirmer que la liberté religieuse n'a rien d'absolu. Elle peut céder devant les nécessités de la sécurité publique, en l'occurrence la nécessité d'identifier les individus afin de prévenir d'éventuelles atteintes aux personnes ou aux biens. Elle peut aussi céder devant le "respect du socle minimal des valeurs d'une société démocratique et ouverte", formule employée par le gouvernement français dans son mémoire en défense. Parmi ces valeurs, il mentionne l'égalité entre les hommes et les femmes, la dignité des personnes et le respect des exigences minimales de la vie en société.

C'est sur ce dernier élément que s'appuie la Cour pour apprécier la finalité poursuivie par le législateur. Et elle précise clairement que l'interdiction de se couvrir le visage "peut être considérée comme justifiée dans son principe, dans la seule mesure où elle vise à garantir les conditions du "vivre ensemble".

La "nécessité dans une société démocratique"



Il appartient donc à l'Etat d'être un "organisateur neutre et impartial de l'exercice des diverses religions". Cette formulation peut sembler un peu surprenante, dans la mesure où la laïcité française repose plutôt sur l'idée que l'Etat est un régulateur, et non pas un organisateur, formule qui pourrait par exemple laisser entendre que les pouvoir publics doivent financer les cultes. Or le principe de laïcité "à la française" repose sur l'idée que les religions doivent être protégées dans l'espace privé et ne pas déborder dans l'espace public. Quoi qu'il en soit, ce choix terminologique n'a pas beaucoup de conséquences en l'espèce, dès lors que la Cour européenne reconnaît finalement le principe de laïcité.

Cette impartialité à l'égard des religions a pour objet d'assurer l'ordre public, la paix religieuse et la tolérance, toutes finalités également "nécessaires dans une société démocratique", et qui peuvent justifier que l'Etat soit contraint de limiter l'exercice de certaines libertés. Cette recherche d'un équilibre entre les droits fondamentaux est précisément l'un des éléments de la "société démocratique" qu'évoque la Convention européenne des droits de l'homme.

La Cour fait observer que cette recherche de l'équilibre appartient à l'Etat qui conserve une grande latitude dans ce domaine. Les juges européens considèrent qu'un Etat peut interdire le port de signes religieux aux enseignants. Dans l'affaire Kurtulmus c. Turquie du 24 juin 2006, la Cour déclare ainsi irrecevable, car manifestement infondée, une requête dirigée contre une loi interdisant le port du voile islamique dans les universités, au motif que le droit turc est libre d'imposer une obligation de neutralité aux fonctionnaires. Une solution identique est adoptée concernant cette fois les étudiantes, censées savoir, au moment où elles entrent à l'Université, que le droit turc y interdit le port du voile (CEDH, 10 novembre 2005, Leila Sahin c. Turquie). 

D'une manière générale, la Cour rappelle qu'elle "se doit de faire preuve de réserve dans l'exercice de son contrôle (...) dès lors qu'il la conduit à évaluer un arbitrage effectué selon des modalités démocratiques au sein de la société en cause". Agissant dans un but légitime que la Cour contrôle, chaque Etat est libre d'organiser librement les règles du "vivre-ensemble". Le choix d'une société laïque implique certes quelques contraintes mais il constitue l'un des moyens d'assurer cet équilibre.

Cette décision va être largement commentée. Derrière l'analyse juridique, on peut se demander s'il ne s'agit pas aussi d'une mise en cause de la vision communautariste de la société civile, vision très répandue notamment au Royaume Uni. Pour les avocats britanniques de la requérante, la religion est un instrument de clivage qui doit affirmer un droit à la différence, y compris dans la vie publique. Pour la Cour européenne, il est tout aussi légitime de considérer que la religion doit demeurer un élément de la vie privée, afin d'assurer l'harmonie de la vie en société. Chaque Etat est libre de choisir son "vivre-ensemble", et c'est exactement ce qu'affirme la Cour européenne des droits de l'homme.