« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 15 juin 2014

Le droit d'asile de Snowden : un débat inutile ?

Edward Snowden a obtenu des autorités russes, le 1er août 2013, un asile temporaire d'un an. La question de son renouvellement va bientôt être posée, et un mouvement se développe, visant à lui permettre de s'installer dans notre pays. La France n'est-elle pas "le pays des droits de l'homme" ? Derrière le cas Snowden, il s'agit aussi de mettre en lumière la nécessité d'assurer la protection juridique des lanceurs d'alerte ("Whistleblowers").

Le mouvement est relativement structuré et il s'exprime par des vecteurs très diversifiés : pétition initiée par L'Express propositions de résolutions tant devant l'Assemblée Nationale que devant le Sénat, articles divers publiés dans la presse quotidienne et hebdomadaire. Tous ces textes sont initiés ou rédigés par des militants des droits de l'homme. Ceux et celles qui signent la pétition de L'Express se présentent ainsi comme "Nous, intellectuels, philosophes, chercheurs, essayistes, journalistes, mais avant tout citoyens engagés (...)". Dans la plupart de ces textes, la règle juridique est invoquée de manière plus ou moins incantatoire, sans que la question soit posée de son applicabilité au cas d'Edward Snowden. 

On le sait, la situation de Snowden est extrêmement difficile, dès lors qu'il est poursuivi par l'Etat le plus puissant du monde. Pour qu'il puisse vivre en sécurité sur notre territoire deux conditions doivent être réunies. D'une part, le droit positif doit autoriser son accueil, et sur ce points divers fondements juridiques se proposent. C'est ce que rappellent la plupart des articles parus sur le sujet. D'autre part, le système juridique doit être suffisamment puissant et solide pour s'imposer à l'Exécutif. Dans la situation actuelle en effet, on imagine mal les autorités françaises s'opposant vigoureusement à l'administration Obama, au point de donner asile à Edward Snowden.

Le décret du 26 août 1792


Sur le plan des fondements juridiques, le plus fantaisiste est sans doute celui proposé par les parlementaires dans les deux projets de résolutions présentés à l'Assemblée et au Sénat. Tous deux proposent en choeur de faire de Snowden un "citoyen d'honneur" de la République française. L'idée est belle et généreuse, mais le fondement juridique plus incertain. L'Assemblée propose ainsi de se faire "héritière de l'Assemblée législative de jadis et ressuscite cette pratique (...) ». 

Quant au fondement juridique, il figurerait peut être dans le décret du 26 août 1792 qui accorde la citoyenneté française aux "hommes qui, par leurs écrits et par leur courage, ont servi la cause de la liberté et préparé l’affranchissement des peuples", et qui "ne peuvent être regardés comme étrangers par une nation que ses lumières et son courage ont rendue libre ". Suit une liste de ces citoyens d'honneur, parmi lesquels les Pères Fondateurs américains. Avouons que faire bénéficier Snowden d'un texte qui a permis de faire Washington, Jefferson et Thomas Paine de la citoyenneté française ne manquerait pas de panache..

Texte superbe certes, mais dont la valeur juridique est aujourd'hui inexistante, au point que les auteurs des projets de résolution le mentionnent dans l'exposé des motifs et pas dans les visas. En effet, il s'agit d'un décret législatif, au sens où on l'entendait dans la Constitution de 1791, c'est à dire un décret qui devait obtenir la sanction royale pour devenir une loi. Or, la République est proclamée trois semaines plus tard et la sanction royale devient évidemment impossible. Le décret va donc juridiquement disparaître en même temps que la Constitution de 1791, d'autant qu'il ne comportait aucune disposition à portée générale, mais seulement une série de décisions individuelles. 

L'asile gracieux


Il existe tout de même une version quelque peu "modernisée" du décret de 1792, généralement qualifiée d'asile gracieux. Il constitue l'expression directe de la souveraineté de l'Etat, et permet à l'Exécutif de donner asile en France toute personne qu'elle accepte d'accueillir, asile généralement accordé sous la condition que son bénéficiaire fera preuve de la plus discrétion pendant son séjour sur notre territoire. Cet asile gracieux trouve un fondement dans l'article 53 al. 1 de la Constitution, selon lequel les autorités de la République ont toujours le droit de donner asile à tout étranger persécuté (...) "ou qui sollicite la protection de la France pour un autre motif ".

L'asile gracieux est donc une prérogative régalienne, expression de la souveraineté. La France n'a évidemment aucun compte à rendre dans le cadre de cette forme d'expression de sa souveraineté. C'est ainsi que Jean Claude Duvalier a été accueilli dans notre pays, alors même qu'il n'avait pas officiellement obtenu le droit d'asile (CE 31 juillet 1992, Jean Claude Duvalier). Reste évidemment à s'interroger : La France serait-elle prête à faire pour Snowden ce qu'elle avait fait pour Duvalier ? Voudra t elle s'opposer de manière frontale aux Etats Unis sur ce dossier ? Edward Snowden n'entretient certainement aucune illusion sur ce point.

Dessin de Gary Varvel. Juin 2013


L'asile conventionnel et la qualité de réfugié


Passons maintenant aux fondements plus traditionnels du droit d'asile, parmi lesquels la Convention de Genève du 28 juille 1951 à laquelle la France est partie. Aux termes de son article 1er al. 2, la qualité de réfugié s'applique à toute personne qui "craignant avec raison être persécutés du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenant à certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a nationalité et qui ne peut (...) réclamer la protection de ce pays".

Certes, on pourrait considérer que Snowden entre dans le cadre de cette définition, à condition toutefois de considérer que les lanceurs d'alertes expriment des "opinions politiques" ou constituent un "groupe social". Cette interprétation n'est pas acquise, d'autant que les Etats Unis ne reprochent pas à Snowden des opinions mais des actions concrètes. On doit aussi constater que la décision appartient à l'Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA), sous le double contrôle de la Cour nationale du droit d'asile (CNDA) et du Conseil d'Etat.

Le problème est que Snowden ne peut bénéficier de cette procédure, tout simplement parce qu'elle ne peut être engagée qu'une fois que l'intéressé est entré sur le territoire français. Il suffit donc aux autorités de refuser son entrée sur le territoire pour l'empêcher de bénéficier de cette procédure. S'il pénétrait sur notre sol, il risquerait d'ailleurs d'être immédiatement l'objet d'une demande d'extradition des Etats Unis. Et rien ne dit, dans l'état actuel des conventions d'extradition, que cette demande soit irrecevable..

L'asile constitutionnel


Reste l'asile constitutionnel, qui repose sur l'article 53 al. 1 de la Constitution, mais cette fois sur la première partie du texte qui permet aux autorités d'accorder l'asile à "tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté". Cet asile est plus étroit que l'asile conventionnel car il ne s'applique qu'à ceux qui ont une action "en faveur de la liberté". On peut considérer que c'est le cas de Snowden qui a mis en évidence les atteintes à la vie privée et à la sûreté provoquées par un système de surveillance mondiale mis en place par les Etats Unis.

Sur le plan de la procédure, la décision appartient aussi à l'OFPRA, avec recours devant la CNDA et le Conseil d'Etat. Certains auteurs en déduisent immédiatement que l'affaire est résolue. Il suffit de faire venir Snowden et de lui accorder l'asile constitutionnel. L'OFPRA, la CNDA et le Conseil d'Etat, toujours aussi protecteur des libertés publiques, feront ensuite preuve d'un héroïsme identique et confirmeront la légalité de la mesure. Quant aux pressions américaines, c'est tout simple. Il suffit de considérer qu'elles n'existent pas. A la place de Snowden, on se méfierait quand même.






mercredi 11 juin 2014

Réforme Taubira : Prévention de la récidive et individualisation des peines

L'Assemblée nationale a voté, le 10 juin 2014, le projet de loi relatif à la prévention de la récidive et à l'individualisation des peines. Sur le fondement de l'article 45 al. 2 de la Constitution, le gouvernement a décidé que le texte ferait l'objet d'une procédure accélérée, ce qui signifie qu'il sera adopté après une seule lecture dans chaque assemblée. Il doit donc maintenant être adopté par le Sénat qui en a préparé l'examen par un certain nombre d'auditions.

Comme dans bien d'autres domaines, le débat sur cette réforme est surtout d'ordre politique, quand il n'est pas marqué par une animosité personnelle. On a parfois le sentiment que les vaincus de la bataille du mariage pour tous voient dans cette discussion parlementaire un moyen de relancer les critiques à l'égard de Christiane Taubira, accusée de vouloir introduire une politique particulièrement laxiste en matière pénale. Or, jusqu'à présent, la politique pénale n'est ni réellement sécuritaire ni réellement laxiste. Elle est seulement incohérente.

Qui vide les prisons ?


Notre pays demeure très attaché à la peine en milieu fermé, mais les peines en milieu ouvert sont les plus nombreuses. Le nombre de personnes placées sous la main de la justice pour effectuer une peine en milieu ouvert a dépassé le nombre de personnes incarcérées au milieu des années soixante-dix. Au 1er janvier 2013, on comptait 51 252 condamnés sur 67 075 détenus, et 175 200 condamnés effectuant leur peine en milieu ouvert. Cette situation est mal connue, et on préfère affirmer devant l'opinion à quel point on est attaché à l'exemplarité de l'incarcération.

Reste que la tentation de vider les prisons ne date pas de la réforme Taubira. La surpopulation carcérale devient un problème ingérable. Le rapport Raimbourg affirme ainsi qu'au 1er janvier 2014, on dénombre 57 516 places en détention pour 67 075 détenus. Le résultat est que la densité carcérale dépasse parfois 200 %. Les conditions de vie dans certaines prisons françaises, marquées par la promiscuité et l'insalubrité, ont même été qualifiées de traitement inhumain et par la Cour européenne des droits de l'homme, par exemple dans l'arrêt récent Canali c. France du 25 avril 2013.
Devant une telle situation, la tentation de vider les prisons existe bel et bien. La loi du 27 mars 2012, loi votée à la fin du quinquennat de Nicolas Sarkozy, avait déjà introduit une nouvelle rédaction de l'article 721 du code de procédure pénale (art. 721 cpp). Dans l'état actuel du droit positif, un "crédit de réduction de peine" est octroyé à chaque condamné, "automatiquement calculé en fonction de la durée de la condamnation prononcée". Il se détermine de la façon suivante : trois mois pour la première année d'emprisonnement, deux mois pour les années suivantes, et sept jours par mois pour la partie de peine inférieure à une année. Autrement dit, une personne condamnée à trois ans et demi de prison bénéficiera automatiquement de trois mois de réduction de peine la première année,  quatre mois pour les deux années suivantes, et quarante-deux jours pour les six mois restants. A cela s'ajoutent les réductions de peine lorsque le détenu se conduit bien, travaille en détention, passe des diplômes ou s'efforce d'indemniser sa ou ses victimes. 

La politique carcérale du précédent quinquennat reposait ainsi sur une certaine forme d'acrobatie : affirmer une volonté sécuritaire et un attachement à l'incarcération... et mettre en place un système fort libéral de réduction de peine.


  Hubert Robert. 1733-1808
La visite au marquis de Travanet lors de sa détention à la prison de St Lazare

 

Définition de la peine


La réforme Taubira a le mérite de mettre fin à l'hypocrisie. Elle affirme haut et clair son refus du "tout carcéral"et donne une définition téléologique de la peine : "Afin d'assurer la protection effective de la société, de prévenir la commission de nouvelles infractions et de restaurer l'équilibre social, dans le respect des droits reconnus à la victime, la peine a pour fonctions : 1° De sanctionner le condamné ; 2° De favoriser son amendement, son insertion ou sa réinsertion" (futur art. 130-1 c. pén.). On pourrait évidemment s'interroger sur le caractère normatif, ou non, de ces dispositions qui ressemblent davantage à un exposé des motifs qu'à une règle juridique. Il n'en demeure pas moins que cette définition est à l'origine de mesures très concrètes.

La contrainte pénale


La contrainte pénale vise à restaurer la crédibilité des peines effectuées en milieu ouvert. Elle consiste, pour le condamné, sous le contrôle du juge d'application des peines, à respecter en milieu ouvert des obligations et interdiction pendant une période de six mois à cinq ans. Elle peut être prononcée pour tous les délits assortis d'une peine d'au maximum cinq années d'emprisonnement, mais devrait être étendue à l'ensemble des délits, c'est à dire tous les délits en 2017 (c'est à dire à toutes les peines inférieures à dix années d'emprisonnement).

Les obligations auxquelles le condamné peut être astreint sont extrêmement variées, allant de l'interdiction de fréquenter certains lieux ou de s'approcher de sa victime, à l'obligation de l'indemniser en passant par des obligations de suivre une formation, un traitement médical ou d'effectuer des travaux d'intérêt général. La peine est donc en lien direct avec l'infraction, ce qui facilite sa compréhension. Elle se déroule au sein de la société, dans le but d'éviter qu'un petit délinquant se transforme en grand délinquant après son passage en prison. Enfin, la contrainte pénale doit s'accompagne d'un suivi socio-éducatif individualisé de nature à favoriser la réinsertion. Il est bien difficile de ne pas être d'accord avec ces mesures. On doit cependant s'interroger sur la réalité de ce suivi, si l'on considère le nombre de dossiers que chaque juge d'application des peines a en charge.

Les promoteurs de la réforme affirment que la principale innovation de la contrainte pénale réside dans le fait qu'elle est totalement dissociée de la peine d'emprisonnement. En cela, elle s'oppose au sursis avec mise à l'épreuve, la peine actuellement la plus prononcée en France (160 000 par an). Dans ce cas en effet, le juge prononce une peine d'emprisonnement, dont il décide de surseoir à l'exécution en plaçant le condamné sous le régime de la mise à l'épreuve. Il est vrai que la condamnation à une contrainte pénale ne mentionne aucune peine d'emprisonnement. Ceci dit, le condamné qui refuse de se plier aux obligations qui lui sont imposées risque tout de même de se retrouver en prison, pour une durée égale ou inférieure à la moitié de sa peine de contrainte pénale.

Reste que la contrainte pénale ne se substitue pas au sursis avec mise à l'épreuve qui demeure dans l'ordre juridique. Il appartiendra aux juges de définir les critères du choix entre les deux peines. Pour le moment, force est de constater que la distinction est peu lisible pour le justiciable. Tôt ou tard, il est probable que l'une des deux peines devra disparaître.

Les peines plancher


L'accent mis sur l'individualisation de la peine se traduit par la suppression des peines-plancher, réforme issue d'une promesse électorale de François Hollande. On peut les définir comme des peines minimales que le juge doit impérativement prononcer si telle ou telle condition est remplie. La loi du 10 août 2007 avait ainsi imposé des peines plancher dans les cas de condamnés en état de récidive légale. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 9 août 2007, n'y a vu aucun atteinte au principe d'individualisation de la peine, qui trouve son fondement dans l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

Cette réforme de 2007 avait été présentée comme l'élément majeur d'une politique nouvelle, plus sévère et destinée à lutter efficacement contre la récidive. Après sept années d'application, le résultat est cependant plus que décevant.

La notion de récidive légale est évidemment distincte de la réitération, dans la mesure où cette dernière renvoie à l'hypothèse simple où une personne définitivement condamnée pour une infraction en commet une autre. La récidive, quant à elle, est soumise à des conditions liées à la nature de l'infraction, et son régime juridique est extrêmement complexe. Le rapport Raimbourg constate ainsi que l'auteur d'un trafic de stupéfiants (dix ans d'emprisonnement) qui comment ensuite un vol simple (trois ans) est en état de récidive légale. En revanche, si l'ordre des délits est inversé, vol simple puis trafic de stupéfiants, il ne l'est plus. La constatation s'impose : les peines-plancher, trop complexes, trop attentatoires au principe d'individualisation des peines, ne sont pas parvenues à s'imposer.

La réforme Taubira doit encore être votée par le Sénat avant d'entrer en vigueur. Les expériences menées par certains pays étrangers, notamment scandinaves, montrent que ce type de réforme peut parfaitement réussir, c'est à dire conduire à une diminution de la récidive et à une meilleure réinsertion des personnes qui ont purgé leur peine. Elle impose cependant un investissement à fois financier et humain considérable pour assurer un suivi réellement individualisé des personnes condamnées. Sur ce point, les débats parlementaires ne nous ont malheureusement guère éclairé.





lundi 9 juin 2014

L'opportunité des poursuites dans la procédure disciplinaire

Dans un arrêt du 6 juin 2014, Fédération des conseils des parents d'élèves des écoles publiques et Union nationale lycéenne, le Conseil d'Etat affirme la légalité du décret du 24 juin 2011 relatif à la discipline dans les établissements secondaires. Les dispositions contestées portaient sur l'obligation faite au chef d'établissement d'engager des poursuites disciplinaires contre les élèves auteurs de violences même verbales à l'égard d'un membre du personnel, ou d'actes graves à l'encontre d'un membre du personnel ou d'un autre élève. Avec ce recours, les requérants plaidaient ainsi pour la reconnaissance d'un principe général du droit d'opportunité des poursuites disciplinaires, principe général clairement écarté par le Conseil d'Etat. 

On pourrait évidemment méditer longuement sur cette association de parents d'élève dont l'objectif est de mettre leur progéniture à l'abri des sanctions disciplinaires encourues, lorsqu'ils agressent professeurs ou condisciples. Si l'opportunité du recours ne saute pas aux yeux, c'est cependant l'opportunité des poursuites qui est au coeur du débat juridique. 

Le principe d'opportunité des poursuites


Le principe d'opportunité des poursuites trouve son origine dans l'article 40 du code de procédure pénale (cpp), selon lequel "le procureur de la République reçoit les plaintes et les dénonciations et apprécie la suite à leur donner (...)". Il apprécie ensuite "s'il est opportun", soit d'engager des poursuites, soit de mettre en oeuvre une procédure alternative, soit encore de classer sans suites la procédure si des circonstances particulières liées à la commission des faits le justifient. (art. 40-1 cpp).

Observons que ce principe d'opportunité des poursuites a valeur législative, la rédaction actuelle de l'article 40 cpp trouvant son origine dans la loi Perben 2 du 9 mars 2004. Il n'a pas valeur constitutionnelle, et la présente décision du Conseil d'Etat refuse formellement d'en faire un principe général du droit. Il n'a pas davantage valeur universelle, même s'il est très répandu, aussi bien dans les pays de droit écrit comme la Belgique, les Pays Bas ou encore l'Egype,  mais aussi dans certains pays de Common Law, en particulier aux Etats Unis  ("Nolle Prosequi").

Le principe de légalité des poursuites


Certains pays comme l'Allemagne, la Pologne, l'Espagne (ou encore l'ex Union soviétique) préfèrent le principe de légalité des poursuites, selon lequel le procureur est tenu de poursuivre le suspect, si l'enquête préliminaire met en lumière des soupçons à son encontre.

Cette opposition entre opportunité et légalité des poursuites est au coeur de l'arrêt du 6 juin 2014. Car le décret attaqué impose effectivement un système de légalité des poursuites dans le cas particulier des procédures disciplinaires engagées à l'encontre d'élèves coupables de violences. Aux yeux des requérants, ce décret viole un principe général du droit (PGD) d'opportunité des poursuites. René Chapus, on le sait, a montré que les PGD consacrés par le Conseil d'Etat ont valeur supra-décrétale et infra-législative, ce qui signifie qu'un décret non conforme à un PGD est entaché d'une erreur de droit et donc annulé pour illégalité.

En l'espèce, le Conseil d'Etat ruine les espoirs des requérants. Il affirme certes que "dans le silence des textes, l'autorité administrative compétente apprécie l'opportunité des poursuites en matière disciplinaire". Autrement dit, le principe d'opportunité des poursuites, qui trouve son origine dans le droit pénal est également applicable en matière disciplinaire. Cette référence au "silence des textes" vaut à la fois consécration et condamnation. Car en l'espèce, il n'y a pas silence des textes. Au contraire, l'administration a pris soin de prendre un décret pour affirmer haut et clair sa volonté de mettre en place un régime de légalité des poursuites. Le Conseil d'Etat ajoute donc logiquement "qu'aucun principe général du droit ne fait obstacle à ce qu’un texte réglementaire prévoie que, dans certaines hypothèses, des poursuites disciplinaires doivent être engagés". Dans ce cas, le chef d'établissement ne dispose plus du pouvoir discrétionnaire d'engager ou non des poursuites. Il est dans une situation de compétence liée et doit engager ces poursuites lorsque les faits de violence sont établis. 

Bill Watterson. Calvin et Hobbes. Circa 1993.

Un décret cosmétique ?


Sur le plan du raisonnement juridique, l'arrêt n'est guère contestable. Mais on peut justement s'interroger sur la mise en oeuvre de cette compétence liée. En effet, le Conseil d'Etat précise que " l’obligation ainsi faite aux chefs d’établissement trouve sa limite dans les autres intérêts généraux dont ils ont la charge, notamment dans les nécessités de l’ordre public", formule qui ne figure pas dans le décret attaqué. Bien entendu, les nécessités de l'ordre public constituent une obligation d'origine législative supérieure à celle imposée par le décret de 2011. 

Il n'empêche que l'on peut se demander si cette réserve ne vide pas de son contenu l'obligation imposée par le décret. Supposons, par exemple, un chef d'établissement confronté à une agitation des élèves, qui s'opposent à ce que l'un d'entre eux soit déféré devant le conseil de discipline pour violences envers un professeur. Les contraintes de l'ordre public, c'est à dire les risques de désordre, peuvent-elles justifier un refus d'exécuter l'obligation imposée par le décret ? On peut le penser, à la lecture de l'arrêt du Conseil d'Etat. En définitive, ce sont bien les nécessités de l'ordre public qui fondent le principe de l'opportunité des poursuites, puisque sa mise en oeuvre repose sur un arbitrage entre le trouble à l'ordre public résultant d'une infraction et le trouble que risques de provoquer des poursuites dans certains contextes.

De la même manière, on ne peut qu'observer, avec les requérants, l'imprécision des termes employés par le décret. La référence à une "violence verbale" ou à un "acte grave" est effectivement peu claire, surtout dans des affaires mettant en cause des adolescents parfois peu conscients précisément de la gravité de leur comportement. Le Conseil d'Etat écarte l'argument d'une atteinte au principe de légalité des délits, consacré par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. A ses yeux, le décret "ne définit pas d'obligation dont la méconnaissance constituerait un manquement disciplinaire, mais se borne à faire référence à certains cas pour lesquels sont instituées des modalités spécifiques d’engagement des poursuites disciplinaire". Le raisonnement apparaît teinté de sophisme, car ces cas d'engagement de poursuites demeurent relativement imprécis.

Un dernier élément d'incertitude réside enfin dans l'articulation entre poursuites pénales et poursuites disciplinaires. En principe, les deux procédures sont parfaitement indépendantes, mais la réalité des choses est bien différente. Dans l'hypothèse de violences physiques exercées à l'encontre d'un professeur, il est très probable que celui-ci portera plainte, suscitant ainsi une mise en examen de l'auteur de ces violences. Dans ce cas, le chef d'établissement devra-t-il saisir immédiatement le conseil de discipline comme le décret l'y oblige, ou pourra-t-il attendre les suites de l'enquête pénale ? S'abritant derrière "les nécessités de l’ordre public", il pourra sans doute faire le second choix, d'autant qu'il est délicat d'engager des poursuites disciplinaires lorsque par exemple la plainte est classée sans suite.

La décision du 6 juin 2014 met en lumière le caractère pour le moins cosmétique du décret de 2011, d'ailleurs très caractéristique du droit de cette époque. D'un côté, on affirme une volonté répressive, celle de lutter avec sévérité contre ces jeunes qui sèment la terreur dans les établissements d'enseignement. A cette fin, on impose une obligation de les poursuivre. De l'autre côté, on met en place toute une série d'instruments juridiques permettant de se soustraire à cette obligation. Quand un décret a une finalité purement rhétorique, on ne peut pas reprocher au Conseil d'Etat... de faire la même chose.


jeudi 5 juin 2014

La voie de fait : une peau de chagrin ?


La première chambre civile de la Cour de cassation a rendu, le 13 mai 2014, une décision qui tire les conséquences de l'évolution de la voie de fait, instrument juridique traditionnel de protection des libertés.  

A l'origine de l'affaire, un conflit local d'un intérêt bien modeste survenu en 2006. Des travaux de rénovations ont lieu sur la place publique d'Uzerches, sur laquelle elle située le commerce de Mme X. et sa terrasse. A la suite d'une modification du cloutage au sol, sa terrasse se désormais incluse dans le domaine public, au point que les automobilistes stationnent désormais sur sa propriété en pensant qu'il s'agit d'un parking. La commune a en outre placé quatre éclairages sur la façade de la maison de Mme X., sans lui demander son avis et en faisant quelques dégâts puisque des cloisons intérieures ont été percées..

Invoquant une voie de fait, Mme X. demande au juge judiciaire d'ordonner sous astreinte la remise en état de sa propriété et le versement de dommages-intérêts. La Cour d'appel lui avait donné satisfaction, mais la Cour de cassation se déclare incompétente, confirmant une vision extrêmement étroite de la voie de fait déjà mise en oeuvre par le tribunal des conflits.

Un titre de compétence judiciaire


La voie de fait se définit d'abord comme un titre de compétence judiciaire. Lorsque l'administration prend une décision ou commet une action très grossièrement illégale, de telle sorte qu'elle apparaît insusceptible de se rattacher à une compétence légale, l'acte est en quelque sorte dénaturé et l'administration perd son privilège de juridiction. C'est alors au juge judiciaire de faire cesser son action et de la réparer, en traitant l'administration dans les conditions du droit commun. 

La voie de fait est une jurisprudence ancienne précisée par la décision Action Française du 8 avril 1935 rendue par le Tribunal des conflits, et mise en oeuvre par le Conseil d'Etat, en particulier avec l'arrêt Carlier du 18 novembre 1949. A l'époque, la juridiction administrative acceptait volontiers de reconnaître son incompétence, car l'intervention du juge judiciaire permettait au requérant de bénéficier de mesures d'urgence dont le juge administratif était dépourvu.

Au fil des ans, la voie de fait a permis de faire cesser et de réparer bon nombre d'atteintes au droit de propriété et aux libertés fondamentales. Dans les années plus récentes cependant, on a constaté une évolution. Evolution doctrinale d'abord, et certains auteurs ont fait observer que cette compétence du juge judiciaire n'était plus utile, dès lors que la juridiction administrative dispose désormais d'une procédure de référé à peu près identique à celle du juge judiciaire. Evolution jurisprudentielle surtout, puisque la décision Commune de Chirongui du 23 janvier 2013 admet la compétence du juge de référé-liberté en matière d'atteinte au droit de propriété. Des lors, toutes les conditions étaient réunies pour que la notion de voie de fait devienne une peau de chagrin.

Des conditions de plus en plus étroites


La récente décision du Tribunal des conflits Bergoend du 17 juin 2013 a modifié les critères de mise en oeuvre de la voie de fait dans un sens restrictif. Cette tendance apparaît dans les deux hypothèses de voie fait traditionnellement consacrées par la jurisprudence.



Schéma du partage des compétences en matière de voie de fait
Jacques Rouxel. Les Shadocks. Circa 1970.

L'extinction du droit de propriété


Dans la jurisprudence traditionnelle, la voie de fait s'appliquait lorsque l'administration avait commis une "atteinte grave" au droit de propriété. Désormais, c'est une véritable "extinction du droit de propriété" qui est exigée. Il s'agit en fait de recentrer la compétence judiciaire sur son domaine traditionnel, celui de l'expropriation. Par voie de conséquence, tout le contentieux des empiètements, des occupations pour les biens immobiliers, ou des confiscations pour les biens mobiliers, se trouvent donc renvoyés devant le juge administratif. Sauf hypothèse, qui d'ailleurs s'est déjà produite, d'un élu qui vient avec un engin de chantier détruire entièrement la maison d'un honnête citoyen, on ne voit pas bien ce qui reste de la voie de fait en matière de propriété.

En l'espèce, la Cour de cassation reconnaît volontiers que Mme X. a été victime d'une atteinte à son droit de propriété dès lors qu'une partie de son bien a été intégré au domaine public et que des travaux ont été faits sans son consentement. Elle observe cependant que les actions commises ne sont pas insusceptibles de se rattacher à un pouvoir légal, car il entre dans les compétences d'une commune de rénover une place publique. Surtout, elle note que Mme X. n'a pas été définitivement privée de sa propriété. Il n'y a donc pas extinction du droit de propriété au sens de l'arrêt Bergoend du 17 juin 2013, et la Cour de cassation se déclare incompétente, renvoyant la requérante devant le juge administratif.

Disons-le franchement, Mme X. n'a pas eu de chance. La décision de la Cour d'appel de Limoges qui lui donnait satisfaction datait du 20 septembre 2012, et l'arrêt Bergoend est venu bouleverser la jurisprudence avant que la Cour de cassation se soit prononcée. Doublement victime d'une atteinte à sa propriété et d'un revirement de jurisprudence, Mme X. va donc devoir s'adresser au juge administratif, huit années après les faits.

L'atteinte à la liberté individuelle


On doit désormais attendre une autre jurisprudence, portant cette fois sur la seconde condition de mise en oeuvre de la théorie de la voie de fait. En effet, l'arrêt Bergoend mentionne que celle-ci s'applique à une action administrative "portant atteinte à la liberté individuelle", la jurisprudence antérieure se référant à "l'atteinte grave à la liberté fondamentale".

Au plan conceptuel, on ne peut que se féliciter d'une telle évolution, car la notion de "liberté fondamentale" n'est guère satisfaisante. Admettre qu'une liberté est "fondamentale" revient à considérer qu'une autre liberté est moins fondamentale... Pour quels motifs établirait-on une telle hiérarchie entre les libertés et sur quels critères ?

Sur le plan pratique, l'évolution semble favorable au requérant, car l'arrêt Bergoend supprime l'exigence de gravité de l'atteinte. En revanche, la notion de liberté individuelle est relativement incertaine. Certes, on peut voir dans ce choix terminologique la volonté de se référer directement à l'article 66 de la Constitution qui énonce que la juridiction judiciaire est "gardienne de la liberté individuelle".

La victime : l'administré


Mais cette référence ne met pas fin à toute incertitude. D'une part, l'article 66 ne vise que le principe de sûreté ("Nul ne peut être arbitrairement détenu"), mais la voie de fait, même réduite, ne s'appliquera pas aux seules atteintes à ce principe. D'autre part, la notion de liberté individuelle manque elle même de clarté. La liberté individuelle se définit, a priori, par rapport à la liberté collective. Mais cette dernière ne donne lieu à aucune définition certaine et on ne voit d'ailleurs pas pourquoi il existerait une distinction au regard du régime juridique de sa protection.

Ainsi, la liberté de presse est-elle individuelle ou collective ? La liberté de s'exprimer dans un journal relève certainement de la liberté individuelle. Mais le droit d'éditer et de diffuser une publication, et de ne pas être saisi par l'administration comme c'était le cas dans l'affaire Action Française, relève-t-il d'une liberté individuelle ou d'une liberté collective ? Toute liberté collective n'est-elle pas finalement une liberté individuelle ? On le voit, la distinction opérée par l'arrêt Bergoend devra être éclaircie par la jurisprudence.

En attendant, la victime de cette situation demeure l'administré qui, comme Mme X., flotte entre deux ordres de juridiction sans savoir précisément à quel juge s'adresser. Alors, rêvons un peu... On nous dit que la compétence judiciaire ne se justifie plus puisque les deux ordres de juridiction ont désormais des pouvoirs identiques. Mais si elles ont des pouvoirs identiques, pourquoi existe-t-il deux ordres de juridiction ? Voilà une question qui aurait au moins le mérite de prendre en considération l'intérêt de l'administré.

mardi 3 juin 2014

La Hongrie et l'Etat de droit : rappel à l'ordre de la Cour européenne des droits de l'homme

Le 27 mai 2014, la Cour européenne des droits de l'homme a rendu une décision Baka c. Hongrie qui sanctionne cessation prématurée des fonctions d'un haut magistrat, en l'espèce le Président de la Cour Suprême hongroise.

Après avoir été juge à la Cour européenne pendant dix sept années, Andras Baka rentre à Budapest en 2008 et est nommé en 2009 Président de la Cour suprême par un gouvernement issu d'une coalition socialiste-libérale, pour un mandat de six ans. Après les élections législatives de 2010, le nouveau gouvernement conservateur dirigé par Viktor Orban va écarter un président de la Cour Suprême sans doute un peu trop attaché à l'indépendance du pouvoir judiciaire. 

Ses fonctions de président de la Cour Suprême valent en effet à Andras Baka la présidence du Conseil national de la justice, institution chargée de donner un avis sur tous les projets de loi intervenant dans ce domaine. Et Andras Baka ne va épargner ses critiques. D'une part, il donne une opinion négative sur la loi qui fait passer l'âge de la retraite des juges de soixante-dix à soixante-deux ans, loi dont l'objet essentiel est d'écarter les hauts magistrats les plus hostiles à la réforme judiciaire. D'autre part, il s'oppose à la loi qui vise à donner au procureur général, un proche de Viktor Orban, toute latitude pour porter une affaire devant le tribunal de son choix. Enfin, il va prendre parti contre une révision constitutionnelle visant à subordonner l'autorité judiciaire aux pouvoirs législatif et exécutif.

Cette révision est cependant adoptée en 2012. En même temps, elle modifie la Cour Suprême qui devient la Kuria, institution nouvelle dont on prend soin de préciser qu'elle ne peut être présidée que par un juge ayant fait l'essentiel de sa carrière dans les juridictions hongroises. De fait, Andras Baka, dont l'expérience est surtout internationale, ne peut être candidat à la présidence de la Kuria et ses fonctions à la Cour Suprême prennent fin avec la disparition de l'institution, en janvier 2012. L'intéressé quitte donc ses fonctions plus de trois années avant la fin de son mandat, situation qui n'est pas sans conséquences patrimoniales pour lui.

La loi, la Constitution, la Convention


Les faits de l'espèce ont pour particularité de faire intervenir trois types de normes :  la loi hongroise qui réforme le système judiciaire, la Constitution hongroise qui fait l'objet d'une révision et enfin la Convention européenne des droits de l'homme. La Cour ne peut évidemment pas apprécier la conformité à la Convention de la Constitution hongroise, expression de la souveraineté de l'Etat. La Cour se borne donc à envisager les conséquences de la révision constitutionnelle sur la situation personnelle du requérant. En revanche, elle peut apprécier si la loi hongroise lui offre des voies de recours satisfaisantes au sens de la Convention, et c'est précisément ce point qui est finalement sanctionné.

Andras Baka conteste sa révocation en se fondant sur deux moyens principaux. Le premier est la violation de l'article 6 § 1 de la Convention internationale des droits de l'homme qui garantit le droit au procès équitable. En effet, l'intéressé n'a pas eu accès à un tribunal pour contester cette mise à l'écart, la révision constitutionnelle entraînant la suppression de sa fonction. Le second moyen réside dans la violation de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, puisque la mesure qui frappe le requérant vient sanctionner l'exercice de sa liberté d'expression, liberté qui était d'ailleurs un devoir puisqu'il entrait dans ses fonctions de donner un avis sur les réformes en cours.


Brahms. Danse hongroise n° 5. Yehudi Menuhin violon, Adolph Baller piano 1947

Un magistrat devant la Cour européenne


L'arrêt Baka c. Hongrie illustre l'abandon de l'ancienne jurisprudence Pellegrin c. France du 8 décembre 1999 qui considérait comme irrecevable le recours reposant sur une violation du droit au procès équitable (art. 6 § 1), lorsque le requérant occupait un "poste comportant une mission d'intérêt général ou une participation à l'exercice de la puissance publique. Leurs titulaires détiennent une parcelle de la souveraineté de l'Etat. Celui-ci a donc un intérêt légitime à exiger de ces agents un lien spécial de confiance et de loyauté".

Cette formulation s'applique-t-elle à des magistrats, qui bénéficient généralement d'un statut protecteur destiné à garantir l'indépendance de la Justice ? On peut en douter. Quoi qu'il en soit, la question ne se pose plus en ces termes devant la Cour européenne, qui a fait évoluer sa jurisprudence avec l'arrêt Vilho Eskelinen et a. c. Finlande du 19 avril 2007.

Depuis cet arrêt, qui concerne des policiers, la Cour utilise deux critères cumulatifs justifiant le refus de tout recours contre la mise à l'écart de fonctionnaires d'autorité ou de hauts magistrats. Le premier réside dans l'existence d'un texte de droit interne « ayant expressément exclu l’accès à un tribunal » pour le poste ou la catégorie de salariés en question, texte qui n'existe pas dans le cas du Président de la Cour suprême hongroise. Le second repose sur la démonstration, par l'Etat défendeur que l'objet du litige « est lié à l’exercice de l’autorité étatique ou remet en cause (…) le lien spécial de confiance entre l’intéressé et l’Etat employeur ». La charge de la preuve incombe donc aux autorités hongroises qui ne parviennent pas à démontrer que la fin des fonctions du requérant serait liée à sa participation à des activités de souveraineté. Non sans malice, la Cour les renvoie à leur artifice juridique : ce n'est pas Andras Baka qui quitte la présidence de la Cour Suprême, c'est la Cour Suprême qui le quitte. 

La Cour européenne en déduit donc qu'il y a bien violation de l'article 6 § 1, puisque Andras Baka n'a pas eu accès à un tribunal pour contester la mesure qui le frappe. Sur ce point, cette décision se situe dans la ligne de l'arrêt Harabin c. Slovaquie du 20 novembre 2012, décision dans laquelle la Cour affirme que le membre d'une Cour Suprême doit pouvoir contester la sanction disciplinaire qui le frappe. 

Avec l'arrêt Baka c. Hongrie, la Cour porte une nouvelle atteinte au principe selon lequel les titulaires d'emplois les plus élevés se voient interdire l'exercice du droit au procès équitable. Cette exception est peu à peu vidée de son contenu au profit d'un droit processuel unique, qui s'applique à l'ensemble des agents publics, quelle que soit leur place dans la hiérarchie administrative. Les autorités françaises devraient peut être méditer cette décision, à un moment où plusieurs hauts fonctionnaires du Quai d'Orsay sont en conflit avec leur administration. 


La liberté d'expression


Le requérant estime qu'il n'a pas été mis fin à ses fonctions dans un but de restructuration de l'autorité judiciaire. A l'inverse, la restructuration de l'autorité judiciaire a été mise en oeuvre dans le but de mettre fin aux fonctions d'Andras Baka. Le réel motif de la mesure réside dans les opinions défavorables que le requérant avait émises sur les réformes entreprises par le gouvernement Orban.

Une telle inversion du raisonnement n'est pas aisée à démontrer. La Cour, s'appuyant une nouvelle fois sur l'arrêt Harabin c. Slovaquie, commence par affirmer que l'exercice de fonctions de membre de la Cour Suprême d'un Etat n'a pas pour conséquence de priver son titulaire de sa liberté d'expression. Dans un arrêt Wille c. Liechtenstein du 28 octobre 1999, la Cour avait d'ailleurs estimé que constituait une violation de l'article 10 le refus du prince de nommer à toute fonction publique le requérant au motif que, lors d'une conférence publique, il avait pris une position qui lui déplaisait sur l'interprétation de la Constitution, 

Pour montrer le lien entre les avis d'Andras Baka et la mesure qui le frappe, la Cour prend en compte la succession temporelle des évènements. Les votes sur la réforme judiciaire et sur la révision constitutionnelle sont acquis le 30 décembre 2011, et les fonctions de requérant prennent fin au 1er janvier 2012, ce qui lui laisse vingt quatre heures pour quitter son bureau, délai que la Cour qualifie d'"extrêmement court". Elle insiste d'ailleurs sur le fait que le volet législatif de la réforme aurait pu dissocier les fonctions de Président de la Cour suprême et celles de président du Conseil national de la justice, ce qui évidemment n'a pas été fait. 

Pour tous ces motifs la Cour "n'est pas convaincue" par les arguments du gouvernement et considère effectivement que le requérant a été victime d'une mesure destinée à porter atteinte à sa liberté d'expression. Plus grave encore, elle insiste sur le caractère dissuasif d'une telle décision, qui vise à faire taire les juges, à empêcher l'expression d'une opposition à la réforme judiciaire. 

La décision de la Cour est parfaitement conforme à sa jurisprudence antérieure mais elle a aussi une portée politique non négligeable. A l'époque de la réforme du pouvoir judiciaire, en novembre 2012, Viviane Reding, commissaire européen à la Justice s'était officiellement inquiétée que la Hongrie s'éloigne des exigences les plus élémentaires de l'Etat de droit. Certains commentateurs estiment même que l'opposition du gouvernement Orban à la candidature de Jean-Claude Juncker à la présidence de la Commission, alors même qu'il est le candidat du groupe conservateur, trouve son origine dans ces critiques adressées au gouvernement hongrois. Considérée sous cet angle, la décision Baka c. Hongrie révèle une parfaite identité de vue entre l'Union européenne et la Cour européenne des droits de l'homme, même si cette dernière se montre plus prudente, n'ayant pas à apprécier les réformes constitutionnelles. Cela suffira-t-il à ramener la Hongrie sur le chemin de l'Etat de droit ?


 

vendredi 30 mai 2014

Bygmalion : Nicolas Sarkozy et son compte de campagne

L'affaire Bygmalion a suscité un véritablement bouleversement à l'UMP et Jean-François Copé a été contraint de renoncer à la présidence du parti. Personne n'ignorait que le compte de campagne de Nicolas Sarkozy était frauduleux, depuis qu'il avait été rejeté par la Commission nationale des comptes de campagnes (CNCC) en décembre 2012, puis invalidé par le Conseil constitutionnel le 5 juillet 2013.

 L'ampleur de la fraude


La surprise ne réside pas dans la fraude, mais dans son ampleur. Le Conseil constitutionnel a invalidé le compte de campagne pour un dépassement de 466 118 €, soit 2,1 % au delà du montant autorisé de 22 500 000 €. A la suite de cette invalidation, Nicolas Sarkozy a donc dû rembourser l'avance forfaitaire que l'Etat accorde aux candidats pour financer leur campagne. Heureusement pour lui, les militants UMP, finalement peu touchés par la crise, ont payé les onze millions nécessaires. La restitution de ces fonds à l'Etat est d'ailleurs finalement demeurée partielle, puisque les militants qui ont fait un don au Sarkothon pour renflouer leur parti bénéficiaient d'un avantage fiscal leur permettant de déduire 66 % des sommes versées dans la limite de 20 % du revenu imposable, avec un plafond de 7500 €. 

Les chiffres avancés aujourd'hui sont d'une autre nature. Le Point assure que l'UMP a payé 21 millions d'euros pour l'organisation de soixante-dix évènements par la société Bygmalion, dont les dirigeants sont des proches de Jean-François Copé.

Surfacturation et/ou fausses factures


S'il s'agit uniquement d'une fraude électorale, l'UMP a été sollicité pour payer la campagne de Nicolas Sarkozy, au-delà des seuils légaux. Dans ce cas, le plafond n'est plus dépassé mais véritablement pulvérisé et le candidat Sarkozy a dépensé presque deux fois plus d'argent que son opposant socialiste. On ne peut que se réjouir qu'il n'ait pas été élu, car une fraude d'une telle ampleur est évidemment de nature à vicier la sincérité du scrutin. Ceux-là même qui considèrent aujourd'hui que le Président Hollande devrait démissionner parce que sa popularité est faible estimeraient-ils qu'un Nicolas Sarkozy élu grâce à une fraude électorale sans précédent devrait rester aux affaires ? Heureusement pour la fonction présidentielle, l'histoire en a décidé autrement et les juges n'ont pas eu à se prononcer sur une fraude énorme commise par un Président en exercice.

Mais s'agit-il uniquement d'une fraude électorale ? Les factures adressées par Bygmalion à l'UMP sont peut-être, en tout ou partie, des fausses factures ne correspondant à aucune prestation. Quelques indices le laissent penser, notamment la plainte déposée par Pierre Lellouche pour usurpation d'identité, son nom apparaissant sur une facture pour l'organisation d'une réunion dont il n'a, affirme t-il, jamais entendu parler. Dans ce cas, nous sommes en présence d'une technique visant à l'enrichissement personnel de quelques uns, ou à la création d'une "caisse noire" au sein de l'UMP, deux pratiques qui relèvent également du tribunal correctionnel.

Eduardo Scarfloglio. In Profit We Trust. 2013

Le fusible

 

Devant une telle situation, la première tentation de l'UMP est de chercher des fusibles, Jérôme Lavrilleux, directeur de cabinet de Jean-François Copé étant présenté comme le coupable idéal, coupable d'autant plus idéal qu'élu la veille au parlement européen, il bénéficie d'une immunité. Il est donc envoyé sur les plateaux de télévision, en chemise, pieds nus et la corde au cou, pour battre sa coulpe, reconnaître la fraude, verser quelques larmes qui suscitent l'attendrissement des compères, et surtout affirmer haut et fort que Nicolas Sarkozy ignorait tout de ces pratiques.

Le problème est que la technique du fusible, bien connue de toutes les mafias, n'a guère de chance de succès en l'espèce, tout simplement parce qu'elle se heurte au droit positif.

La loi ne connait que le candidat


La loi du 6 novembre 1962 relative à l'élection du Président de la République ignore les partis politiques. Elle ne connaît que les candidats. Son article 3 § 2 énonce ainsi que le plafond des dépenses électorales prévu par l'article L 52-11 du code électoral s'applique à "chacun des candidats" présents au second tour. Il ajoute que l'obligation de dépôt du compte de campagne s'impose à "tous les candidats". Cette terminologie est parfaitement logique, car le droit français n'impose pas d'avoir le soutien d'un parti politique pour se présenter aux élections présidentielles. Un citoyen isolé, mû par sa seule conviction, peut parfaitement se porter candidat.

Dans l'affaire des comptes de campagne de l'UMP, c'est Nicolas Sarkozy qui a déposé et signé son compte de campagne. La décision de la CNCC du 19 décembre 2012 est relative "au compte de campagne de Monsieur Nicolas Sarkozy", compte dont elle prononce le rejet. Et c'est ce même Nicolas Sarkozy qui dépose finalement un recours au Conseil constitutionnel, qui est lui même rejeté en juillet 2013. On le voit, le responsable du compte de campagne est le candidat, et lui seul. S'il est vrai que Nicolas Sarkozy n'est pas directement impliqué dans les finances de l'UMP, il lui appartenait néanmoins de s'assurer de la régularité du financement de sa campagne.

L'affaire Bygmalion ne fait que commencer et les juges ont commencé leur enquête, visant à établir la réalité des faits. S'ils sont avérés, les fusibles sauteront, les uns après les autres. Et à un moment donné, dans quelques semaines ou dans quelques mois, c'est la responsabilité personnelle de Nicolas Sarkozy qui sera engagée. Du moins peut-on l'espérer, au nom de l'Etat de droit.