« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 20 mars 2014

GPA et congé maternité : la CJUE lève le tabou

Le 18 mars 2014, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a rendu deux décisions portant sur le droit à congé maternité d'une mère "commanditaire", ayant eu un enfant par l'intermédiaire d'une mère porteuse. La gestation pour autrui apparait dans cette décision non plus comme l'objet d'un débat philosophique, éthique ou religieux, mais comme une réalité, une situation objective conditionnant, ou non, la jouissance de certains droits sociaux.

Deux arrêts, deux situations


Dans la première décision, C.D. c. ST, Mme D., de nationalité britannique, a conclu une convention de mère porteuse conforme à une loi britannique de 2008. L'enfant était conçu avec les gamètes de son compagnon, mais la mère porteuse a également fait un don d'ovule. Dans le second arrêt, Z. c. A Government Department and the Board of Management of a Community School, Mme Z., de nationalité irlandaise, souffrait d'une affection rare lui interdisant de porter un enfant. Celui-ci a finalement été conçu in vitro avec ses gamètes et ceux de son mari, et la grossesse a été menée à terme par une mère porteuse californienne. Les deux femmes sont donc dans une situation différente.  Mme Z. est la mère biologique de l'enfant et la mère porteuse n'assume que la gestation. Mme D. est simplement la mère légale de l'enfant, la mère porteuse étant également sa mère biologique.

Observons d'emblée que, pour la CJUE, ces considérations biologiques n'ont aucune importance. N'en ont pas davantage les différences liées à la licéité de la gestation pour autrui (GPA) dans les pays concernés. Mme D. a pu recourir à la GPA dans un système britannique qui l'autorise formellement depuis 1985, à la condition que la mère de substitution ait plus de trente-cinq ans et que le dédommagement qu'elle reçoit pour les frais engagés ne dépasse pas 15 000 £. Mme Z., quant à elle,  a dû faire appel à une mère porteuse américaine. Si le droit irlandais n'interdit pas formellement la GPA, il ne l'autorise pas non plus, laissant les couples intéressés, voire les femmes seules, recourir à l'assistance d'une mère porteuse étrangère.

Reynaud Levieux. Sainte Famille. Circa 1640

La directive de 1992


Mme D. et Mme Z ont pour point commun de contester le refus opposé par les autorités britanniques et irlandaises à leur demande de congé maternité. Elles l'analysent comme une violation de la directive 92/85/CEE du 19 octobre 1992, concernant la mise en oeuvre de mesures visant à promouvoir l'amélioration de la sécurité et de la santé des travailleuses enceintes, accouchées ou allaitantes au travail ?

La réponse à leur question était loin d'être évidente, comme en témoignent les conclusions pour le moins divergentes des avocats généraux.

Dans l'affaire Mme Z., l'avocat général Kokott se déclarait favorable à une interprétation extensive de la directive. Certes, celle-ci ne prévoit pas formellement l'octroi à la femme commanditaire d'une GPA le droit au congé maternité mais celui-ci peut néanmoins être accordé lorsque la femme s'occupe effectivement du nouveau-né. A l'appui de cette interprétation, on peut citer une jurisprudence constante qui rappelle que le droit de l'Union européenne a pour mission d'assurer "la protection des rapports particulier entre la femme et son enfant au cours de la période qui fait suite à la grossesse et à l'accouchement, en évitant que ces rapports ne soient troublés par le cumul des charges résultant de l'exercice simultané d'une activité professionnelle" (CJCE, 20 septembre 2007, Sari Kiisski c. Tampereen Kaupunki). Selon cette analyse, la maternité n'est pas seulement le résultat d'un processus biologique, mais aussi le début d'une relation nouvelle entre la mère et l'enfant, relation qui doit pouvoir s'engager dans les meilleures conditions possibles.

Interprétation étroite de la directive


La Cour européenne a pourtant rejeté cette proposition, peut-être par excès de prudence. Elle a préféré une interprétation étroite de la directive de 1992, proposée par l'avocat général Wahl, dans l'affaire Mme D. Pour ce dernier, la directive ne concerne que "les travailleuses enceintes, accouchées ou allaitantes" et, par hypothèse, la mère "commanditaire" d'un enfant né à l'issue d'une convention de GPA n'entre dans aucune de ces trois catégories.

A l'appui de cette interprétation étroite, la Cour s'appuie sur l'arrêt du 26 février 2008 Sabine Mayr c. Bäckerei une Konditorei Gerhard Flöckner OHG. En l'espèce, la Cour refuse le bénéfice du droit de ne pas être licenciée à une femme qui invoque le fait que ses ovules ont été fécondés in vitro en vue d'une réimplantation, au motif que cette situation n'entre pas dans le champ de la directive de 1992. La situation de Mme Mayr est cependant très différente par rapport à celles de Mesdames D. et Z. Alors que la première invoque une grossesse purement hypothétique dès lors que les ovules peuvent être conservés congelés durant de nombreuses années avant d'être ou non réimplantés, les requérantes D. et Z. accueillent réellement un nouveau né à leur foyer.

Pour la Cour européenne, la situation de Mesdames D. et Z. n'est pas régie par la directive, dont l'objet est expressément de protéger la mère dans la situation spécifique de vulnérabilité découlant de sa grossesse. Les requérantes n'ayant jamais été enceintes ne peuvent donc prétendre en bénéficier, même si la Cour reconnait que le congé maternité a aussi pour objet d'assurer "la protection des rapports particuliers entre la femme et son enfant". Les requérantes ne peuvent pas davantage invoquer la directive 2006/54/CE sur l'égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d'emploi. En effet, le refus d'un congé maternité en matière de GPA n'est pas une discrimination fondée sur le sexe, puisque les pères ne peuvent pas non plus en bénéficier.

La définition de la mère


In fine, la CJUE constate tout simplement l'impuissance du droit de l'Union européenne qui ne prévoit pas la situation des parents commanditaires d'une gestation pour autrui. Sur ce plan, les deux décisions peuvent d'ailleurs être interprétées comme un appel à la réflexion. Dans l'état actuel du droit de l'Union européenne, la définition de la mère demeure traditionnelle. La mère est la femme qui accouche, et les droits qui lui sont accordés sont considérés comme une compensation des fatigues de la grossesse et de l'accouchement. La définition sociale de la mère, comme la femme qui accueille l'enfant et en assume la charge concrète, n'est pas prise en compte. Sur ce point, la CJUE témoigne cependant d'une prise de conscience de la nécessité d'un changement dans ce domaine. La mention que le droit au congé maternité doit aussi protéger la relation d'une mère avec son nouveau-né sonne comme un regret, ou plutôt comme un espoir d'évolution.

Le traitement de cette question par la CJUE frappe surtout par son caractère non dogmatique. La Cour estime que le choix d'accepter ou de refuser la GPA incombe aux Etats et qu'il ne lui appartient pas d'entrer dans des considérations éthiques. Sur ce point, on ne peut constater une divergence d'approche par rapport au droit français qui déduit de l'illicéité de la convention de GPA l'illicéité de tous les actes suivant la naissance de l'enfant, notamment la transcription de son état civil lorsqu'il est né à l'étranger. Quant au congé maternité du couple commanditaire, il n'est même pas question de l'évoquer en droit français, du moins pour le moment...De son côté, la CJUE refuse de rejeter ces évolutions dans une zone de non-droit et aborde la question franchement, à partir de considérations liées à l'intérêt de la mère et de l'enfant. Une démarche à méditer.

dimanche 16 mars 2014

La Cour européenne et l'Ukraine : des mesures conservatoires

Le 13 mars 2014, le gouvernement provisoire ukrainien a introduit contre la Fédération de Russie une requête interétatique, invoquant un risque pour le droit à la vie de ses citoyens en raison des menaces d'intervention des forces armées russes sur son territoire, plus particulièrement en Crimée. En même temps que cette requête, les autorités ukrainiennes ont demandé à la Cour de prendre des mesures provisoires, c'est à dire concrètement d'enjoindre immédiatement les autorités russes de s'abstenir de toute intervention susceptible de constituer des menaces pour la vie et la santé des populations civiles se trouvant sur leur territoire, plus spécialement en Crimée. 

La Cour européenne a accepté de prendre ces "mesures provisoires", mais elle n'a pas pour autant donné satisfaction à l'Ukraine. Au lieu de viser les seules autorités russes, elle s'est adressée aux "deux parties contractantes", puisque l'Ukraine comme la Russie sont membres du Conseil de l'Europe et ont ratifié la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. C'est donc à la fois à l'Ukraine et à la Russie qu'elle demande de "s'abstenir de prendre quelque mesure que ce soit, et en particulier à caractère militaire, qui pourraient entraîner pour la population civile des atteintes aux droits garantis par la Convention, y compris de nature à mettre la vie et la santé de la population civile en danger". Sur le plan politique, la manoeuvre ukrainienne a échoué. Les nouvelles autorités du pays ne sont pas parvenues à obtenir ce qui pourrait ressembler à une condamnation de la Russie.

Les requêtes interétatiques et l'ordre public européen


Observons que la requête ukrainienne s'intègre dans une procédure, certes existante, mais relativement inusitée. Les "requêtes interétatiques" sont prévues par l'article 33 de la Convention qui autorise toute "Haute Partie contractante" à "saisir la Cour de tout manquement aux dispositions de la Convention et de ses Protocoles qu'elle croira pouvoir être imputé à une autre Haute Partie contractante". La Cour européenne se voit ainsi dotée d'une compétence en matière de différends entre Etats, compétence qui s'exerce extrêmement rarement. Le tableau des requêtes interétatiques en recense seulement seize. Les premières, entre la Grèce et le Royaume Uni, sont intervenues en 1956 et 1957 à propos du statut de Chypre, sans aboutir d'ailleurs puisque les deux Etats concernés se sont accordés pour ne pas poursuivre la procédure. Les trois dernières sont intervenues à propos du conflit opposant la Géorgie à la Russie, en 2007, 2008 et 2009.

Le principe même de ce recours interétatique explique, d'une certaine manière, son échec. Il n'a en effet pas pour objet d'offrir à l'Etat une voie judiciaire pour protéger ses nationaux, sorte  d'alternative moderne à la protection diplomatique. L'article 33 vise, de manière beaucoup plus ambitieuse, à mettre en place une sorte de garantie collective en matière de droits de l'homme. Cette finalité est parfaitement illustrée par la requête introduite par le Danemark, la France, la Norvège, la Suède et les Pays Bas contre la Turquie le 1er juillet 1982. Dépourvus de tout lien de proximité, leurs ressortissants n'étant pas directement menacés par la situation, ces Etats vont néanmoins contester devant la Cour européenne les atteintes aux libertés commises par les autorités turques issues d'un coup d'Etat militaire intervenu en septembre 1980. La signification de ce recours avait d'ailleurs été clairement formulée par la Commission, dans sont rapport sur l'affaire Autriche c. Italie le 30 mars 1963. Elle y affirmait déjà que l'Etat déposant une requête interétatique ne "doit donc pas être considéré comme agissant pour faire respecter ses droits propres mais plutôt comme soumettant à la Commission une question qui touche à l'ordre public en Europe".

Certes, mais le problème est que ces requêtes sont souvent perçues comme des ingérences par les Etats dont la politique est ainsi dénoncée devant la Cour. Ils vont alors contester leur caractère politique et il faut bien reconnaître que ces requêtes ne reposent pas toujours sur une préoccupation totalement désintéressée. Leur résultat, ou plutôt leur absence de résultat, est d'ailleurs éclairant. Jusqu'à aujourd'hui, la Cour européenne n'a en effet rendu que trois arrêts sur requête interétatique, le seul méritant d'être mentionné étant celui qui condamne le Royaume Uni en 1978 à la suite d'un recours de l'Irlande, pour traitements inhumains et dégradants (art. 3).

C'est sans doute pour ces raisons qu'on assiste à une sorte d'entente tacite des Etats qui renoncent à utiliser la requête interétatique pour ne pas se mettre en cause mutuellement et publiquement. Ils reconnaissent ainsi, de manière implicite, que la requête interétatique a davantage une fonction tribunitienne que juridictionnelle.

Gopak. Danse populaire ukrainienne. Ballet russe Igor Moïsseiev

Les mesures conservatoires


Dans le cas de la requête déposée par l'Ukraine le 13 mars 2014, la Cour européenne accepte de prendre une mesure conservatoire en demandant aux deux Etats concernés de ne prendre aucune mesure susceptible de porter atteinte au droit à la vie et à la santé des populations civiles. Disons-le franchement, c'est un double échec pour l'Ukraine, qui ne parvient pas à se faire reconnaître comme victime d'une ingérence russe. 

Si l'on doit se référer à un précédent, c'est plutôt vers la jurisprudence de la Cour internationale de Justice (CIJ) qu'il faut se tourner. Dans une décision du 15 octobre 2008, la CIJ s'est prononcée sur une demande en indication de mesures conservatoires formulée par la Géorgie contre la Fédération de Russie. La première se plaignait de violations commises par la seconde de la convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale. La Russie était accusée d'avoir "pratiqué et encouragé la discrimination dans les régions géorgiennes d'Ossétie du Sud et d'Abkhazie en lançant des attaques contre des personnes de souche géorgienne (..) et en se livrant à des expulsions massives de ces populations".

La CIJ accepte le principe des mesures conservatoires, insistant sur le fait qu'elle est consciente du caractère exceptionnel et complexe de la situation dans la région, et qu'elle "prend note des incertitudes qui demeurent quant à la question de savoir qui y détient l'autorité". Dans ces conditions, elle estime que l'ensemble de la population de ces territoires est effectivement vulnérable, et qu'il convient donc de prendre des mesures conservatoires pour la protéger. Mais ces mesures doivent être prises "à l'intention des deux Parties" qui sont donc invitées à s'abstenir de toute discrimination dans ces régions et à garantir la sûreté des personnes.

Le raisonnement de la Cour européenne en mars 2014 est absolument identique. De manière implicite, elle refuse d'entrer dans le débat sur la question de savoir qui détient l'autorité en Crimée et estime que les risques d'atteintes au droit à la vie et à la santé des personnes peuvent provenir aussi bien des autorités ukrainiennes que russes. Dans le cadre de mesures conservatoires, il faut bien reconnaître que cette solution est la plus raisonnable. Prendre des mesures conservatoires visant la seule Russie risquerait en effet d'être perçu perçu comme impliquant la recevabilité de la requête déposée par l'Ukraine, recevabilité qui n'est pas encore examinée par la Cour européenne.

En reprenant une jurisprudence de la CIJ, la Cour européenne reconnaît implicitement que l'Ukraine ne fait pas une requête interétatique dans le but désintéressé de faire prévaloir les principes de la Convention européenne des droits de l'homme, mais dans celui d'assurer la protection de ses ressortissants et surtout de soumettre son différend avec la Russie à une procédure juridictionnelle. 

La prudence de la Cour s'explique donc aussi par une volonté de ne pas se laisser instrumentaliser par les Etats. La Cour européenne ne veut pas intervenir dans des différends qui, pour le moment et fort heureusement, ne la concernent pas. Car, il faut bien le reconnaître, les autorités provisoires ukrainiennes ont saisi la Cour européenne, alors qu'elles n'ont, du moins pour le moment, à se plaindre d'aucune atteinte au droit à la vie ni aucun traitement inhumain et dégradant de la part de la Russie.



jeudi 13 mars 2014

De qui Sarkozy est-il le nom ? La protection du nom patronymique

L'achat d'un téléphone sous un nom d'emprunt relève, selon Le Figaro, d'une "pratique éprouvée par le milieu des affaires ou le banditisme". Et le journal d'ajouter que "les histoires de téléphones en "toc"(...) sont omniprésentes dans les dossiers de "stups", de proxénétisme, de braquages ou encore de recels". Une telle pratique est donc habituelle dans les milieux du grand banditisme. La seule surprise est qu'elle puisse être mise en oeuvre par un célèbre avocat pénaliste au profit de son client, un ancien Président de la République. 

Il appartiendra à la justice d'éclaircir les faits, mais on peut d'ores et déjà s'interroger sur la situation de la victime de l'opération, celle dont on a emprunté le nom. Il apparaît en effet que Thierry Herzog a utilisé le patronyme d'un de ses anciens condisciples, Paul Bismuth, dont le nom est devenu le pseudonyme de Nicolas Sarkozy. On ignore encore si la victime décidera ou non de porter l'affaire devant les tribunaux, mais on constate qu'elle dispose de nombreuses voies de droit pour sanctionner et réparer une telle pratique.

Le nom et la vie privée


Le nom patronymique est une "composante de l'identité" de la personne, un instrument de son identification (par exemple : Civ. 1ère, 8 octobre 2008). Il est attribué à l'individu en fonction de son état civil. La loi est relativement libérale et l'article 311-21 du code civil précise qu'un enfant porte le nom de l'un ou l'autre de ses parents, soit leurs deux noms accolés. Une fois acquis, le nom est en principe définitif et ne peut être modifié qu'avec le consentement d'un juge et dans des conditions très restrictives. 

La jurisprudence actuelle  considère que le nom d'une personne concerne sa vie privée et familiale. Il est donc protégé par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme, conformément à une jurisprudence aussi constante qu'abondante de la Cour européenne des droits de l'homme : (par exemple : CEDH 22 février 1994, Burghartz c. Suisse). Le droit des Etats doit donc protéger le nom des personnes comme élément de leur vie privée.

En droit français, le nom est donc protégé à la fois par  l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme et  l'article 9 du code civil. Certes, la simple divulgation du patronyme d'une personne n'est pas, en soi, une atteinte à la vie privée. L'appréciation du juge dépend largement de la notoriété de l'intéressé et de sa profession. Lorsqu'il s'agit d'une personne célèbre, il estime que la divulgation du nom n'est pas nécessairement une atteinte à la vie privée et qu'elle ne peut donc être sanctionnée et réparée que si sont en même temps divulguées des informations relevant de la "sphère privée" de la personne, de son intimité. Il en est de même d'une personne dont le nom est divulgué à l'occasion de ses activités professionnelles. C'est ainsi que la Cour d'appel de Montpellier, dans une décision du 19 mars 2013, a refusé de voir une atteinte à la vie privée dans un téléfilm intitulé " Nice, Riffifi sur la Baie des anges" qui montrait des policiers de la Brigade anti criminalité de Nice dans le cadre de leurs fonctions, en montrant à la fois leur nom et leur grade.

Paul Bismuth n'est pas célèbre, du moins il ne l'était pas jusqu'à ce que Thierry Herzog et Nicolas Sarkozy utilisent son nom. Il bénéficie donc d'une protection plus grande, et cette sortie de l'anonymat constitue, en soi, une atteinte à l'intimité de sa vie privée. Celle-ci est alors constituée lorsque le nom d'une personne est divulgué sans son consentement.

L'Imposteur. Julien Duvivier. 1944. Jean Gabin

Le nom, une "donnée personnelle"


Le nom est en effet considéré comme une "donnée personnelle" au sens de la loi du 6 janvier 1978. Dans une délibération du 29 janvier 2014, la CNIL a ainsi prononcé une sanction contre les responsables d'un site internet proposant divers services de conseil juridique, parmi lesquels l'accès à un annuaire des professionnels du droit. La Commission note que ces responsables n'ont jamais sollicité le consentement des intéressés et ont refusé les demandes de ceux voulant que leur nom soit effacé de ce site. L'utilisation du nom d'un tiers sans son consentement est donc illicite, et la CNIL prononce une sanction de 10 000 €.

Cette prohibition est d'ordre général. Elle s'applique évidemment à l'utilisation commerciale du nom d'un tiers, mais aussi à une utilisation dépourvue de tout intérêt patrimonial. Tel est le cas de Paul Bismuth qui peut se plaindre d'une atteinte à sa vie privée, mais sans dout pas d'une atteinte à ses droits patrimoniaux.

L'usurpation d'identité


La seconde voie de droit offerte à Paul Bismuth et la voie directement pénale. Il peut en effet invoquer une usurpation d'identité, infraction définie par l'article 226-4-1 du code pénal et figurant dans le chapitre relatif aux atteintes à la vie privée. Aux termes de ces dispositions, "le fait d'usurper l'identité d'un tiers ou de faire usage d'une ou plusieurs données de toute nature permettant de l'identifier en vue de troubler sa tranquillité ou celle d'autrui, ou de porter atteinte à son honneur ou à sa considération, est puni d'un an d'emprisonnement et de 15 000 € d'amende". Cette infraction trouve son origine dans la loi du 4 mars 2011, et Paul Bismuth appréciera certainement à sa juste valeur le fait qu'il doive cette législation aux efforts du Président Sarkozy, alors ardent partisan du renforcement de la lutte contre l'usurpation d'identité.

Certes, la loi de 2011 visait surtout l'identité numérique et les usurpations d'identité réalisées sur internet. Mais il n'est pas très difficile de considérer que l'identité de Paul Bismuth a été volée à partir d'une fausse déclaration réalisée sur un système informatique, celui-là même qui a permis la création d'une carte de téléphone à son nom.

Il restera à démontrer que l'usurpation a été faite "en vue de troubler la tranquillité de la victime ou de porter atteinte à son honneur ou à sa considération". La formulation évoque davantage une proximité avec l'article L 222-16 du code pénal qui sanctionne les appels téléphoniques malveillants que la situation de Paul Bismuth dont l'identité a été volée un peu par hasard. Pour le moment cependant, la jurisprudence n'est pas fixée, et on peut penser que l'apparition du nom de Paul Bismuth dans une affaire pénale est de nature à "porter atteinte à son honneur ou à sa considération", même si le téléphone n'avait pas été acheté dans ce but.

La voie déontologique


En même temps qu'il s'adresse aux juridictions civiles et pénales, Paul Bismuth peut aussi utiliser la voie disciplinaire. Aux termes de l'article 3 du décret du 12 juillet 2005 relatif aux règles de déontologie de la profession d'avocat, celui-ci "exerce ses fonc­tions avec dignité, cons­cience, indé­pen­dance, pro­bité et huma­nité, dans le res­pect des ter­mes de son ser­ment. Il res­pecte en outre, dans cet exer­cice, les prin­ci­pes d’hon­neur, de loyauté, de désin­té­res­se­ment, de con­fra­ter­nité, de déli­ca­tesse, de modé­ra­tion et de cour­toi­sie (...)". L'achat d'un téléphone mobile sous un faux nom relève-t-il d'une pratique empreinte de "probité", d"honneur" et le "loyauté" ? La question mérite à tout le moins d'être posée. 

En pratique, la procédure commence par une plainte déposée auprès du Bâtonnier qui peut diligenter une enquête sur le comportement de l'avocat mis en cause, conformément à l'article 187 du décret du 27 novembre 1991organisant la profession. Si les faits sont avérés à l'issue de cette enquête, le Bâtonnier saisit alors le conseil de discipline de l'Ordre des avocats. Dans le cas, où il s'y refuse, le Procureur peut effectuer lui-même cette saisine.

On peut penser toutefois qu'un bâtonnier si attaché à la déontologie ne manquera pas l'occasion d'en faire prévaloir les règles. Sur un plan juridique, la question posée ne manquera pas d'intérêt : Si le secret des communications entre l'avocat et le client est considéré par l'Ordre comme impliquant une véritable impunité des avocats, la commission de disciplinaire devra donc en déduire que ce secret s'impose même si le téléphone a été acquis au moyen d'une usurpation d'identité. Ce raisonnement par l'absurde laissera-t-il subsister le principe de loyauté qui figure dans le code de déontologie ? Il faut l'espérer.

samedi 8 mars 2014

Sarkoleaks : la vie privée des époux Sarkozy bientôt devant le juge des référés

Dans son numéro daté du 12 février 2014, le Point annonçait que Patrick Buisson enregistrait les réunions auxquelles il participait à l'Elysée, durant le quinquennat de Nicolas Sarkozy. Par la suite, le Canard Enchaîné du 5 mars et le site Atlantico ont diffusé certaines de ces conversations. Sur le fond, elles n'apportent aucune révélation sensationnelle, mais sont riches en jugements à l'emporte-pièce et en propos de café du commerce, donnant une image consternante de ce qu'était le débat au plus haut niveau de l'Exécutif. 

De jour en jour, le "Sarkoleaks"devient un feuilleton dont on attend avec intérêt l'épisode suivant, sans prendre le temps de s'arrêter un instant pour réfléchir aux conditions de réalisation et de diffusion de ces enregistrements. Heureusement, les juges vont être saisis et ainsi conférer une qualification juridique à ces différentes opérations.

Nicolas Sarkozy et Carla Bruni ont annoncé le 6 mars qu'ils allaient saisir le juge des référés pour qu'il interdise en urgence toute nouvelle diffusion d'extraits ou des transcriptions de ces enregistrements. De son côté, Patrick Buisson annonce son intention de porter plainte pour vol et recel, ce qui revient d'ailleurs à admettre implicitement qu'il est effectivement l'auteur de ces enregistrements.

Le fondement des recours


Observons que les deux types de recours sont très différents. Patrick Buisson invoque un fondement pénal, et il faut bien reconnaître que l'enquête sur le vol risque d'être fort délicate. N'est-il pas lui même accusé d'avoir enregistré les personnes à leur insu, ce qui constitue une autre forme de vol ? Le voleur volé allant se plaindre à la police a toujours quelque chose de ridicule.. Les époux Sarkozy, quant à eux, s'adressent au juge civil, invoquant le "trouble manifestement illicite" causé à l'intimité de leur vie privée par ces divulgations. Ils demandent au juge des référés d'interdire en urgence toute diffusion d'extraits ou de transcriptions de ces enregistrements.

Le choix du fondement de la vie privée n'est pas surprenant. C'est le seul que Carla Sarkozy puisse invoquer, du moins à ce stade des divulgations, car on ne l'entend réellement que dans une seule conversation, dans laquelle il est question de sa participation aux charges du ménage... Quant à son époux, il n'est guère en mesure de s'appuyer sur un autre fondement. Les conversations actuellement mises à disposition du public ne comportent nulle atteinte au secret de la défense nationale, même si celui-ci ne concerne pas seulement les informations spécifiquement militaires (art. 413-9 à 413-12 c. pén.). De la même manière, l'"atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation" ne peut guère être mise en avant, car elle vise surtout les crimes de trahison et d'espionnage (art. 410-1 c. pén.).

Les divulgations concernent en fait ce noyau dur de l'Exécutif où sont prises les décisions politiques. Nicolas Sarkozy pourrait alors s'appuyer sur le "secret des délibérations du gouvernement et des autorités responsables de l'Exécutif". Hélas, ce secret ne figure que dans la loi du 17 juillet 1978 relative à l'accès aux documents administratifs (art. 6). Il peut fonder le refus de communiquer un document administratif, mais pas la sanction de celui qui a réalisé la divulgation intempestive. Ce dernier ne peut être sanctionné que par la voie disciplinaire, pour manquement à l'obligation de discrétion professionnelle qui s'impose à tous les fonctionnaires "pour les faits, informations et documents dont ils ont connaissance dans l'exercice de leurs fonctions" (art. 26 du statut du 13 juillet 1983). Certes, mais Patrick Buisson n'est pas fonctionnaire, et il ne figurait pas officiellement dans l'organigramme des collaborateurs de la Présidence de la République. Aucun contrat ne lui imposait, semble-t-il, une obligation de discrétion. Nicolas Sarkozy peut aujourd'hui méditer sur les conséquences fâcheuses du choix de s'entourer de conseillers plus ou moins occultes et dépourvus de statut juridique. Il reste donc le secret de la vie privée, qui relève du droit commun et demeure invocable par n'importe quel requérant, y compris un ancien Président de la République.

Il ne fait guère de doute que le secret de la vie privée peut être invoqué à propos des enregistrements de Patrick Buisson. L'article 226-1 du code pénal punit en effet d'un an d'emprisonnement et de 45 000 € d'amende le fait de capter, enregistrer ou transmettre, sans le consentement de leur auteur, des paroles prononcée "à titre privé ou confidentiel". Devant le juge civil, des dommages et intérêts peuvent être obtenus, sur le fondement de l'article 9 du Code civil. Il n'en demeure pas moins que le régime juridique est très différent en matière de captation et de diffusion.

Guy Béart. Allô.. tu m'entends ?


La captation des conversations


L'auteur de la captation est Patrick Buisson. Il ne conteste pas la réalité des faits, puisqu'il se plaint que ces enregistrements lui ont été volés. L'article 226-1 du code pénal, comme d'ailleurs l'article 9 du code civil et la jurisprudence qui s'y rattache, interdisent les interceptions de communications réalisées à l'insu des personnes. En droit français, le principe général est que toute captation de données personnelles est subordonnée au consentement de l'intéressé.

En l'espèce, il n'est guère difficile de prouver que Nicolas Sarkozy et son épouse n'ont pas donné leur accord aux enregistrements. La défense de Patrick Buisson selon laquelle il aurait procédé à ces captations dans le but d'écrire un livre sur son expérience de conseiller du Président ne saurait évidemment écarter l'obligation légale de recueillir le consentement des intéressés. Sur ce point, le Président pourrait, pour une fois, tirer un bénéfice de l'affaire Bettencourt. Dans une décision du 6 octobre 2011, la 1ère Chambre civile de la Cour de cassation considère que la publication sur Médiapart d'écoutes téléphoniques efffectuées par l'employé de la célèbre milliardaire porte atteinte au respect de sa vie privée, précisément parce que ces enregistrements ont eu lieu à son insu.

Reste tout de même que le couple Sarkozy saisit le juge des référés, dans le but de faire cesser la diffusion des enregistrements. Leur captation n'est pas en cause, car le mal est fait et il est irrémédiable. Il n'y a donc rien à faire cesser, et le juge civil ne pourra que condamner l'intéresser à indemniser le dommage causé. Le problème est que, dans ce domaine, il n'y a pas d'urgence, et le juge des référés devrait donc considérer que la condition d'urgence n'est pas remplie en matière de captation.

La diffusion des enregistrements


En matière de diffusion des enregistrements, la situation est différente. Patrick Buisson n'en est pas responsable, et le recours vise le Canard Enchaîné et Atlantico. Dans ce cas, il est évident que la condition d'urgence peut être remplie, car les requérants sont fondés à penser que ces organes de presse disposent encore d'un nombre indéterminé d'enregistrements qu'ils se proposent peut-être de diffuser en feuilleton. Le juge peut donc faire cesser le préjudice en interdisant toute nouvelle publication.

En l'état actuel du droit, l'interdiction de diffuser les conversations  captées à l'insu des personnes est loin d'être absolue.

Dans cette même affaire Bettencourt, statuant cette fois en matière criminelle le 31 janvier 2012, la Cour de cassation a décidé que les  écoutes obtenues illégalement peuvent néanmoins être recevables comme éléments de preuve dans différentes procédures pénales. On objectera que, pour le moment, le Sarkoleaks ne donne lieu qu'à une procédure civile, et que cette jurisprudence ne peut pas être invoquée.

En revanche, la jurisprudence de la Cour européenne peut, quant à elle, être directement invoquée devant les juges français. Or, elle fait prévaloir la liberté de presse sur le droit au respect de la vie privée, lorsque la publication répond à un "besoin social impérieux", c'est à dire qu'elle est indispensable pour développer un "débat d'intérêt général". Tel est le cas dans l'affaire Radio Twist A.S. c. Slovaquie du 19 décembre 2006, a propos de la diffusion par une station de radio d'une conversation téléphonique entre deux responsables gouvernementaux, enregistrée par un tiers. Pour la Cour, ce seul fait ne suffit pas à priver l'entreprise de communication de la protection de l'article 10 de la Convention, dès lors qu'il s'agissait de mettre sur la place publique des pratiques grossièrement illégales.

On ne peut qu'être frappé par la similitude entre les faits de la décision Radio Twist A.S. c. Slovaquie et le Sarkoleaks. Dans les deux cas, la conversation a été captée par un tiers, à l'insu des intéressés. Si la captation est illicite, la diffusion elle, peut se révéler licite, dès lors qu'elle présente un intérêt au regard d'un débat d'intérêt général. La publication des enregistrements Buisson relève t elle de ce type de débat ? Sans doute, si l'on considère qu'il s'agit d'informer les citoyens sur le poids d'un petit groupe de conseillers au niveau le plus élevé de l'Exécutif.

Pour une fois, Nicolas Sarkozy a reçu le soutien bien involontaire de Médiapart. En effet, par une décision du 5 février 2014, la Cour de cassation a refusé le renvoi au Conseil constitutionnel de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) présentée par le site d'informations et son responsable  Edwy Plenel, QPC portant sur l'article 226-1 et 2 du code pénal. Pour le moment, la Cour de cassation ne reprend pas la jurisprudence de la Cour européenne, restant attachée à une conception rigoureuse qui fait prévaloir le droit à la vie privée sur le droit à l'information.

Le recours des époux Sarkozy intervient donc à un moment où le droit français apparaît de plus en plus isolé, alors que les arrêts de la Cour européenne se multiplient pour considérer qu'une ingérence dans la vie privée peut être justifiée par la volonté de participer à un "débat d'intérêt général". Les juges français vont-ils être tentés de suivre la jurisprudence européenne ? La tentation est grande, d'autant que les enregistrements captés par M. Buisson ne concernent que très partiellement la vie privée des époux Sarkozy. Peut-on réellement interdire la diffusion de l'ensemble des enregistrements au motif que quelques uns d'entre eux reflètent les états d'âme de Carla, qui regrette que son statut d'épouse du Président lui interdise de bénéficier de contrats rémunérateurs ? Le juge des référés va devoir répondre rapidement à cette question.

mardi 4 mars 2014

La révision des condamnations pénales ou comment réparer les erreurs judiciaires

L'Assemblée nationale a adopté, le 27 février 2014, en première lecture, la proposition de loi présentée par Alain Tourret (RRDP Calvados), relative à la révision et au réexamen d'une condamnation pénale définitive. La proposition, déposée le 16 janvier 2014, a été votée avec une remarquable rapidité. C'est la conséquence de la révision constitutionnelle de 2008, qui réserve désormais une séance par mois à un ordre du jour arrêté à l'initiative des groupes parlementaires d'opposition ou minoritaires (art. 48 al. 5). 

La proposition Tourret a été votée à l'unanimité, ce qui montre que les parlementaires peuvent quelquefois s'entendre lorsqu'ils ont le sentiment que le droit positif doit impérativement être modifié. Le cas récent de Christian Iacono, condamné par les Assises en 2009 à neuf années d'emprisonnement pour le viol de son petit-fils, a mis en évidence les limites de la procédure actuelle de révision. On se souvient que la soi-disant victime s'est rétractée en mai 2011, alors que la condamnation de son grand-père avait été confirmée en appel quelques mois auparavant, en février. La Cour de révision n'a finalement annulé la condamnation que le 18 février 2014, renvoyant l'intéressé aux Assises pour un troisième procès, à l'issue duquel il pourrait être acquitté.

La révision, ou la recherche d'un équilibre


L'affaire Iacono illustre les difficultés que rencontrent les victimes d'une erreur judiciaire. Le droit positif doit en effet trouver un équilibre délicat entre deux impératifs contradictoires. D'un côté, il doit garantir l'autorité de chose jugée et une condamnation pénale devenue définitive est perçue comme un élément de sécurité juridique. De l'autre côté, il demeure indispensable de faire prévaloir la vérité, lorsqu'il apparaît qu'une peine pénale repose sur une erreur de fait ou de droit. Pour trouver cet équilibre, le droit positif repose sur une présomption selon laquelle la condamnation pénale est présumée comme étant la vérité légale. Il appartient ensuite à la victime de l'erreur judiciaire de renverser cette présomption, grâce la procédure de révision des condamnations.

Cette procédure est dans l'état actuel du droit très lourde et n'a que très peu de chances de succès. En matière criminelle, huit condamnés ont bénéficié d'une révision depuis 1945. Sur l'ensemble des condamnations pénales, crimes et délits confondus, les statistiques montrent que sur 3 358 demandes présentées à la commission de révision depuis 1989, seulement 51 ont abouti à une décision d'annulation, soit environ 1,6 %.

Ces chiffres modestes ne témoignent pas, à eux seuls, de l'échec de la procédure. Beaucoup de demandes de révision reposent davantage sur les désirs d'un condamné ou de sa famille que sur des arguments juridiques solides. Si l'on observe les procédures qui ont abouti, on constate tout de même que les conditions draconiennes de la révision ainsi que sa lenteur ont un effet dissuasif, les demandeurs devant faire preuve d'une force de caractère peu commune pour arriver à son terme.

Réhabilitation d'Alfred Dreyfus. juillet 1906. Cour de l'Ecole Militaire


Révision et réexamen


Ce sentiment d'un chemin de croix judiciaire est accru aujourd'hui par l'impression d'une rupture d'égalité entre les condamnés. Ceux qui ont obtenu un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme sanctionnant la condamnation dont ils ont fait l'objet sont placés dans une situation beaucoup plus favorable que ceux qui doivent engager une procédure de révision. La loi du 15 juin 2000 établit une procédure de "réexamen" d'une décision pénale, consécutif au prononcé d'un arrêt de la Cour, réexamen effectué par une commission spéciale, émanation de la Cour de cassation.

Il est vrai que ce réexamen vise à corriger une erreur de droit alors que la révision se propose de corriger une erreur de fait. Aux yeux du condamné, la différence n'apparaît cependant pas de nature à justifier un traitement aussi différencié. En effet, sur 55 demandes de réexamen présentées depuis 2000, 39 ont été déclarées recevables, et 31 ont abouti, soit 82 % des demandes recevables.

La proposition Tourret présente l'intérêt de fusionner le régime juridique de la révision sur celui du réexamen, en élargissant sensiblement les conditions de la première.

Garanties procédurales


Sur le plan procédural tout d'abord, le texte propose la création d'une Cour unique de révision et de réexamen, fusion des deux anciennes commissions. Il achève ainsi le processus de juridictionnalisation engagé par la loi du 23 juin 1989 qui avait déjà substitué au filtre du Garde des Sceaux celui d'une commission composée de magistrats de la Cour de cassation chargée d'instruire les demandes et de saisir la Cour de révision. 

Des garanties procédurales viennent compléter cette démarche, avec notamment la possibilité pour la commission comme pour la Cour de révision et de réexamen de procéder "à toutes recherches, auditions, confrontations et vérifications utiles". Son information doit d'ailleurs être améliorée par l'enregistrement systématique des audiences de cour d'assises et la protection accrue des scellés, la personne condamnée ayant désormais le droit de contester leur éventuelle destruction. 

D'une manière générale, le respect du contradictoire est renforcé et la proposition insiste sur le rôle de la défense, le déroulement des débats étant désormais sensiblement identique à ceux du procès pénal. Il s'agit là d'un progrès incontestable, si l'on considère que traditionnellement le demandeur en révision n'était pas considéré comme bénéficiant de la présomption d'innocence, puisqu'il avait été déclaré coupable par une décision devenue définitive.

Les motifs de révision


La proposition ne modifie pas le champ des décisions susceptibles de faire l'objet d'une révision. Aux yeux du législateur, la procédure doit demeurer exceptionnelle et il n'est donc pas question de l'élargir aux peines contraventionnelles. Les décisions d'acquittement ne sont pas davantage concernées. Le principe non bis in idem s'y oppose en effet, dès lors que l'action publique ne peut être reprise à l'encontre d'une personne définitivement jugée en raison des mêmes faits (art. 368 cpp). La révision demeure donc limitée aux domaines délictuel et criminel. 

Quant aux motifs de révision, la proposition Tourret envisage un véritable élargissement. Elle réintroduit tout d'abord la notion d'innocence qui avait disparu de la procédure de révision avec la loi du 23 juin 1989. Déjà dans une volonté d'élargissement, ce texte avait supprimé l'ancienne rédaction visant un fait nouveau ou une pièce nouvelle "de nature à établir l'innocence du condamné". Elle lui avait substitué une référence au fait nouveau ou à un élément inconnu de la juridiction au jour du procès "de nature à faire naître un doute sur la culpabilité du condamné". La formule repose sur l'idée généreuse que le doute peut provenir de n'importe quelle source et qu'il doit profiter, non pas à l'accusé, mais au condamné. Elle a cependant pour inconvénient d'occulter la notion d'innocence, et c'est la raison pour laquelle la proposition suggère d'accoler les deux formulations dans la nouvelle rédaction de l'article 624 du code de procédure pénale. 

Le "moindre doute"


La proposition suggère enfin que cet élément inconnu au moment du procès soit "de nature à faire naître le moindre doute sur la culpabilité du condamné". Le "moindre doute", ce n'est pas "le doute", et cette qualification du doute a déjà suscité bon nombre de débats. 

Pour le rapporteur, il s'agit de tenir compte du fait que la charge de la preuve repose exclusivement sur le condamné, puisqu'il doit renverser la présomption de sa culpabilité. Il lui suffirait donc, selon le rapporteur, de faire naître un doute "infime", susceptible de modifier l'issue du procès. Même dans cas, la révision devrait donc être engagée. Cette nouvelle rédaction ne repose pas seulement sur un libéralisme assumé, mais aussi sur une volonté de mettre fin à des débats doctrinaux relativement vains sur la distinction entre doute simple et doute sérieux. Reste que, comme le fait observer la Commission nationale consultative des droits de l'homme, le doute est une "notion philosophique difficile à quantifier". Rien n'interdit aux juges, même dans l'état actuel du droit, de décider qu'un doute "simple" permet d'engager la procédure de révision. La qualification du doute par le législateur ne met pas fin à l'appréciation souveraine par le juge de ce qui relève de son âme et conscience.

Quoi qu'il en soit,  la proposition Tourret a le courage d'aborder frontalement la question de l'erreur judiciaire. La révision d'une condamnation pénale  n'est plus considérée comme une mise en cause du système judiciaire, mise en cause qu'il convient de traiter à petit bruit et qui ne doit intervenir que de manière exceptionnelle, quand l'erreur est si lourde qu'il n'est plus possible de la cacher. Au contraire, la révision sort de l'exception pour entrer dans le droit commun de la procédure pénale. Cette évolution est doublement favorable. Pour le condamné d'abord qui a davantage de chances de voir reconnaître l'erreur judiciaire dont il est victime. Pour le système judiciaire lui-même, dont la crédibilité ne peut qu'être renforcée par le traitement rapide et efficace de cette erreur dont il n'est d'ailleurs pas nécessairement le responsable direct, puisqu'elle peut produire d'un fait nouveau postérieur au procès. Un progrès indiscutable que le regretté Pierre Desproges aurait sans doute salué, lui qui déclarait : "Combien d'innocents courraient encore s'il n'y avait pas d'erreur judiciaire" ?



dimanche 2 mars 2014

Les Invités de LLC : Julian Fernandez : Ianoukovitch à la CPI ? Faux-semblants et vrais défis.


Si la Cour pénale internationale présentait un bilan égal à son poids médiatique et aux multiples projections qu’elle suscite encore, elle deviendrait sans nul doute un candidat de choix au prix Nobel de la Paix. Censée incarner la dissuasion judiciaire et être un volet utile de la responsabilité de protéger, elle se contente pour l’instant d’être l’objet de contestations et manipulations plurielles. Elle réussit même l’exploit d’avoir été hier honnie par le Nord (au moins par les Etats-Unis) et aujourd’hui par le Sud (au moins par l’Union africaine). Seule l’Europe et une coalition d’ONG demeurent des appuis solides à ses ambitions. C’est maigre, d’autant que certains – comme la France – sont tentés d’imposer une croissance zéro à son budget, qui s’élève quand même à plus de 100 millions d’euros par an. 

La première juridiction pénale internationale permanente, dont le Statut constitutif est entré en vigueur en 2002, ignore jusqu’à présent les crises qui justifieraient une ingérence judiciaire (Irak, Sri Lanka, Syrie, Palestine, etc.). Surtout, les huit situations africaines qui lui ont été déférées correspondent finalement à des intentions à la pureté discutable. Le Conseil de sécurité l’a saisie de crimes commis au Darfour ou en Libye, avant de s’en désintéresser rapidement lorsque l’écho des massacres a faibli ou que la légitimation d’une future intervention militaire n’était plus nécessaire. Quatre Etats l’ont également alertée pour des crises dont ils étaient eux-mêmes victimes (pratique des « auto-référés » : RdC, République centrafricaine, Ouganda, Mali). Mais ils ne semblent la tolérer que le temps qu’elle marginalise les opposants au pouvoir en place. Enfin, son premier Procureur, qui croyait alors bénéficier du soutien des autorités en cause (Kenya et Côte d’Ivoire), l’a saisie de sa propre initiative avec des résultats guère plus probants, bien au contraire

Dans ces conditions, la CPI n’a rendu qu’une poignée de décisions, en première instance, dans des affaires qui ne concernent que quelques chefaillons de milices en RdC. Son troisième jugement (seulement !), annoncé toutefois comme le plus intéressant, est d’ailleurs attendu pour le 7 mars 2014. Mais, alors que l’on critique sa passivité, sa lenteur, et surtout, son focus exclusif sur l’Afrique, voilà qu’une crise sur le continent européen survient – la première d’une telle ampleur depuis Sarajevo ? Il n’a pas fallu longtemps pour que l’ombre de la Cour soit projetée sur les évènements en Ukraine, entre intérêts politiques bien compris et obstacles juridiques bien réels.  

L'Ukraine comme situation devant la Cour : Un Win Win sur le dos des victimes ?



On peine encore à bien apprécier ce qui se joue actuellement en Ukraine. S’oriente-t-on vers un coup d’Etat suivi d’une sécession de la Crimée ? L’échec de l’accord d’association avec l’UE a servi de prétexte à une mobilisation populaire massive qui dénonce les dérives du pouvoir de Victor Ianoukovitch. Les troubles ont dégénéré suite au refus de l’opposition de participer à un gouvernement d’union nationale et au décès de plusieurs manifestants dans des affrontements avec la police. La crise connaît un premier sommet fin février avec la mort de plusieurs dizaines de personnes à Kiev lors de la seule journée du 20 février et la fuite de Ianoukovitch, destitué par un Parlement désormais aux mains de l’opposition. Dix ans après la révolution orange, on assiste en quelque sorte à un remake botté. Les acteurs ne semblent pas tout à fait les mêmes tant la coalition des mécontents comprend cette fois ci une composante extrémiste indéniable. En toute hypothèse, plutôt que de respecter l’accord de sortie de crise, les opposants ont fait le coup de force. C’est ici que la CPI entre en scène. 

Le nouveau parlement dont le président est devenu le chef d’Etat par intérim a logiquement cherché à crédibiliser une prise de pouvoir dont la régularité est pour le moins douteuse. L’enjeu est important, la technique classique. Dans son ouvrage Falsehood in War-Time : Propaganda Lies of the First World War, Arthur Ponsonby recensait déjà les moyens employés pour gagner le front des opinions. L’un d’entre eux consiste à dénoncer les atrocités commises par l’autre camp et à disqualifier ainsi les adversaires. Le recours à la CPI représente alors une opportunité sans précédent de légitimer sa rébellion. La juridiction peut être un allié précieux, qui plus est aux yeux d’Européens sensibles à la vie et l’œuvre de cette institution et qui pourraient s’interroger sur les méthodes d’opposants qu’ils soutiennent pourtant depuis l’origine. Et la CPI n’est pas la CEDH. Si plusieurs requêtes ont déjà été déposées devant la Cour européenne des droits de l’homme par les manifestants de la place Maidan victimes de la répression du pouvoir (voir par exemple Derevyanko c. Ukraine), elles ne représentent pas les mêmes enjeux. Les demandeurs y dénoncent notamment un manquement aux articles 2 et 3 de la Convention. De telles démarches, qui peuvent être parfaitement recevables, ne vont cependant pas aboutir immédiatement. La CPI se situe sur un autre niveau, le terrain pénal, et elle peut séduire par son souffle plus « impactant ». En somme, accuser le président déchu de crimes contre l’humanité et annoncer qu’on en saisit la CPI ne coûte pas cher. L’impact médiatique, en revanche, peut rapporter gros. Alors que Victor Ianoukovitch continue d’affirmer être encore le seul président légitime, que Vladimir Poutine a demandé à la Chambre haute du Parlement russe d’approuver une intervention armée en Ukraine jusqu’à la « normalisation » de la situation, il est urgent de disqualifier l’ancien protégé de Moscou. 

De son côté, la Cour pénale internationale peut saisir l’occasion de tordre le cou aux accusations de « néo-colonialisme » dont elle est victime. Incapable jusqu’à présent de se saisir ou d’être saisie d’une situation extra-africaine, la Cour souffre d’un problème d’image. Malgré l’existence d’examens préliminaires sur des crimes commis en Colombie, en Afghanistan ou ailleurs, les événements en Ukraine pourraient enfin être l’occasion de sortir de son pré carré. Ce n’est pas la situation rêvée car la CPI prendrait encore le risque d’être perçue comme servant les intérêts de l’Europe occidentale. Et s’attirer les foudres de la Russie ne serait pas des plus judicieux. Mais dans un monde idéal, la Cour n’aurait pas de problèmes de perception. Et, dans les conditions actuelles, l’Ukraine présente plus de garanties que bien d’autres Etats puisque sa coopération aux enquêtes, à la protection des témoins ou à la remise des accusés peut être présumée. En effet, les nouvelles autorités ne semblent pas (encore) être responsables d’atrocités. Elles n’auraient rien à craindre de l’indépendance affichée de la Cour. 

Bref, si elle n’a pas officiellement réagi, nul doute que la Cour s’intéresse à la résolution du Parlement ukrainien qui entend la saisir de la situation. Plus précisément, le texte adopté mardi 25 février prétend saisir la Cour des crimes contre l’humanité commis par les hauts dignitaires ukrainiens entre le 30 novembre 2013 et le 22 février 2014. L’acte dénonce la mort d’une centaine de manifestants, plusieurs milliers de blessés, le recours à des traitements inhumains et dégradants (l’emploi de canons à eau alors que la température extérieure est inférieure à 10°), un certain nombre de disparitions forcées, la persécution systématique des partisans de l’ONG Euromaidan, etc  

Xavier Gorce. Les Indégivrables.


L'Ukraine comme situation devant la Cour : Une perspective improbable juridiquement

 
A ce stade, on peut identifier deux séries d’obstacles juridiques à ce qu’une telle volonté, à supposer qu’elle ne soit pas seulement un coup médiatique sans lendemain, puisse prospérer et déboucher sur l’ouverture d’une enquête. Il est d’ailleurs raisonnable de considérer que le droit sert ici la cause de la prudence politique. A l’examen, en effet, rien ne dit qu’une telle saisine puisse produire des résultats tangibles (les suspects trouveraient certainement refuge en Russie, les victimes n’en seraient que plus frustrées) et ne pas être contre-productive en cristallisant les rancœurs d’une population divisée mais pas encore séparée (la justice contre la paix ?).

Une première série de difficultés tient à la qualité d’Etat non partie au Statut de Rome. En effet, l’Ukraine a bien signé la convention instituant la CPI mais ne se l’est pas encore rendue opposable. Elle a entrepris des démarches en ce sens mais sa cour constitutionnelle a considéré en 2001 que le Statut n’était pas conforme à la norme suprême de son ordre interne. L’article 124 de ce texte prévoit notamment que l’administration de la justice relève de la compétence exclusive des juridictions nationales. En cas d’inconstitutionnalité, l’article 9 dispose sans surprise que la ratification ne peut intervenir qu’après la révision des clauses non conformes. Des amendements ont été préparés mais pas encore adoptés. L’Ukraine demeure donc aujourd’hui en dehors du cercle des parties à la Cour (122 Etats). Comme les exactions en cause ont été commises par des Ukrainiens sur leur territoire, il ne reste que deux voies possibles pour saisir la CPI, conformément aux articles 12 et 13 du Statut de Rome : une résolution du Conseil de sécurité (improbable évidemment) et une acceptation ad hoc de la compétence de la Cour par les autorités ukrainiennes (article 12-3 du Statut). 

En effet, par une déclaration déposée auprès du Greffier, cet Etat peut ainsi consentir à ce que la Cour exerce sa compétence à l’égard du crime dont il s’agit, rétroactivement (mais pas au-delà de l’entrée en vigueur objective de son Statut). Libre ensuite au Procureur de solliciter l’ouverture d’une enquête. La technique a déjà été expérimentée par la Côte d’Ivoire. En l’espèce, l’Ukraine n’a pas encore, à notre connaissance, formellement notifié à la Cour cette acceptation. Une telle absence explique le silence de la CPI eu égard à la résolution du Parlement. Si elle venait à être effectuée, on pourrait s’interroger sur sa validité interne, quand bien même elle pourrait être opposable à la Cour. En effet, il n’est pas évident que les réserves de la juridiction constitutionnelle puissent être ainsi contournées, ni d’ailleurs que les autorités actuelles sont habilitées à engager le pays dans son ensemble. L’ensemble serait-il de nature, le cas échéant, à ouvrir une cause de nullité pour un futur gouvernement ou à remettre en cause la prise en compte de cet acte unilatéral à la CPI ? C’est un autre débat.

Une seconde série de difficultés tient à la suite éventuelle de la procédure. C’est déjà se placer dans la perspective où les réserves énoncées plus haut sont levées. Une fois alerté, le Bureau du Procureur, conformément à l’article 15 du Statut de Rome, ouvre une enquête préliminaire et, au terme de celle-ci (il n’y a pas de délai imparti pour se prononcer ce qui explique que certains examens se prolongent depuis plusieurs années), il peut solliciter auprès de la Chambre préliminaire l’autorisation d’ouvrir une enquête. C’est seulement une fois cette ouverture obtenue que l’on peut parler d’une véritable saisine de la Cour, de l’existence d’une nouvelle situation. Fatou Bensouda, Procureur de la CPI, pourra ensuite proposer des affaires, solliciter la délivrance de mandats d’arrêts, etc. Dans l’immédiat cependant, il lui faudrait démontrer qu’il existe bien une « base raisonnable pour ouvrir une enquête ». Trois conditions doivent être réunies, aucune ne semble satisfaite dans le cas ukrainien.

Le Procureur va d’abord apprécier si des crimes qui relèvent de la compétence de la Cour semblent bien avoir été commis dans la crise qu’on lui soumet. Ce n’est pas pure formalité, surtout ratione materiae. Or, en l’espèce, on ne peut invoquer, faute d’un conflit armé, l’incrimination crime de guerre. Ne restent que les chefs de génocides (a priori hors-sujet) et de crimes contre l’humanité. On se souvient, dans un cas sans doute beaucoup plus grave, de la polémique sur la qualification de crimes contre l’humanité des troubles électoraux au Kenya fin 2007 (la Chambre préliminaire n’a validé qu’à deux voix contre une le test, avec une très belle opinion dissidente du Juge Kaul). En ce qui concerne l’Ukraine, si les éléments matériels ne sont pas discutables (détentions arbitraires, meurtres, etc.), les éléments contextuels exigés seront bien plus difficiles à établir (les actes doivent être « commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancées contre toute population civile et en connaissance de cette attaque [] », article 7 du Statut). Pour le reste, on observera seulement qu’une acceptation de la compétence de la Cour s’entend de tous les crimes relevant de cette compétence et commis dans le cadre de la situation (quels qu’en soient les auteurs). C’est au menu pas à la carte.

Le Procureur doit ensuite considérer la complémentarité de la Cour. On le sait, la CPI n’a pas la primauté sur les juridictions nationales compétentes. Elle n’intervient que par défaut (article 17). Dans son examen préliminaire, ici un peu artificiel, le Bureau devra notamment apprécier la volonté et la capacité des autorités ukrainiennes à poursuivre les responsables présumés (qui n’ont pas encore été identifiés). Or, cet Etat n’a pas encore vu son système judiciaire s’effondrer. Il est vrai que la Cour a déjà admis qu’un Etat puisse lui déléguer un cas qu’il ne souhaite pas traiter judiciairement lui-même. Une telle pratique n’en demeure pas moins contraire à l’esprit du Statut de Rome.

Enfin, même si le Procureur constate que des personnes ont été victimes de crimes relevant de la compétence de la Cour, encore faut-il qu’ils soient suffisamment graves pour mériter de lui être soumis. Evidemment, la gravité est le plus subjectif des critères. La quantité de victimes fournit une première indication mais elle n’est pas irrésistible. La qualité des personnes visées, casques bleus par exemple, a pu également jouer. On se contentera ici de rappeler que le Procureur, en 2006, avait reconnu que plusieurs dizaines de civils avaient bien été victimes d’actes de torture dans le cas des crimes commis par les soldats britanniques en Iraq mais que l’exigence de gravité n’était pas pour autant satisfaite. En Ukraine, l’échelle est-elle suffisamment haute pour justifier l’intervention de la Cour ? Il est permis d’en douter et, pour l’instant, de ne pas le regretter.  

Julian Fernandez
Professeur de droit public à l'Université de Lille 2