« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 18 janvier 2014

Affaire Vincent L. : la loi Léonetti inapplicable ou inappliquée ?

Le 16 janvier 2014, le tribunal administratif de Châlons en Champagne a suspendu la décision des médecins du CHU de Reims de supprimer l'alimentation par sonde de Vincent L., un tétraplégique en état de conscience minimum, décision qui aurait entrainé son décès. Victime d'un accident de moto il y a cinq ans, cet homme de trente-sept ans est nourri et hydraté artificiellement, mais ne reçoit aucun traitement médical particulier, les médecins n'ayant pas d'espoir qu'il puisse retrouver davantage de conscience et d'autonomie. 

Cette ordonnance du 16 janvier 2014 est la seconde portant sur le cas de Vincent L. Déjà le 11 mai 2013, une première décision identique avait été suspendue, au motif qu'une partie de la famille du patient, en l'occurrence ses parents, éloignés géographiquement, n'avait pas été consultée. La décision avait donc été prise après avoir recueilli les seuls avis de son épouse et de ses frères. La seconde décision intervient donc à l'issue d'une nouvelle procédure, les parents de l'intéressé ayant cette fois été consultés. Mais comme la première, la seconde décision est suspendue par les juges. 

Euthanasie "passive"


Observons que la situation de Vincent L. entre dans le champ d'application de ce qu'il est convenu d'appeler l'"euthanasie passive", formule purement doctrinale, qui connaît une consécration juridique  en ces termes dans la loi Léonetti du 22 avril 2005 : "Les actes de prévention, d'investigation ou de soins ne doivent pas être poursuivis par une obstination déraisonnables. Lorsqu'ils apparaissent inutiles, disproportionnés ou n'ayant d'autre effet que le seul maintien artificiel de la vie, ils peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris" (art. L 1110-5 al. 2 csp). Cette pratique s'oppose à l'"euthanasie active", qui consiste à injecter un produit mortel à un patient atteint d'une maladie incurable, avec son consentement. On sait que cette euthanasie active est aujourd'hui illicite en droit français.

Le cas de Vincent L. se rattache, quant à lui, à l'euthanasie passive. Celle-ci s'applique aux patients en fin de vie et à ceux qui sont atteints d'une pathologie sans risque vital, mais sans non plus d'espoir de guérison, une maladie qui ne leur offre comme perspective qu'une vie végétative. Tel est bien le cas de Vincent L., puisque les médecins ont perdu tout espoir de voir son état s'améliorer.

Alors que certains commentateurs estiment que les procédures imposées par la loi Léonetti n'ont pas été mises en oeuvre dans le cas de Vincent L., force est de constater qu'au contraire les médecins ont appliqué scrupuleusement ce texte. C'est plutôt le tribunal administratif qui en a fait une interprétation si étroite que la question est posée de son applicabilité.

Cortège funèbre. Papyrus du Livre des Morts de Maiherpéri, XVIIè Dynastie

La "famille"du patient


Il n'y aurait pas d'"affaire" Vincent L. si sa famille n'était pas divisée. D'un côté, son épouse et ses frères qui souhaitent que Vincent L. puisse s'éteindre dans la dignité. De l'autre ses parents, une soeur et un demi-frère qui espèrent toujours une amélioration malgré le pronostic des médecins, et veulent à tout prix maintenir Vincent L en vie,  quand bien même il s'agirait d'une vie végétative.

La loi Léonetti prévoit que toute personne peut désigner une "personne de confiance" ou rédiger des "directives anticipées" faisant connaître ses souhaits dans une telle situation. Vincent L., âgé d'une trentaine d'années au moment de son accident, n'avait pas songé à de telles précautions. Dans cette hypothèse, la loi prévoit que lorsqu'une personne est hors d'état d'exprimer sa volonté, l'arrêt du traitement doit être réalisé par une procédure collégiale réunissant les médecins traitants, qui se prononcent après avis de la "famille" ou, à défaut "un des proches" du patient ait été consultée (art L. 111-4 csp).

Observons qu'en l'absence de famille, il suffit d'un seul proche pour participer à la procédure consultative. Mais Vincent L a une famille, et une famille aussi nombreuse que divisée. Or la loi ne précise nulle part comment on doit comprendre cette notion de "famille". Dans la première procédure, les médecins avaient consulté l'épouse et les frères du patient, sans doute ceux qu'ils voyaient le plus souvent. Après la première ordonnance de référé, ils ont aussi entendu ses parents. Et le juge administratif de Châlons déclare aujourd'hui recevable la requête de M. L., neveu de Vincent L., qui se plaint à son tour de n'avoir pas été associé à la procédure consultative. La jurisprudence du tribunal administratif tend ainsi à considérer que c'est l'ensemble de la famille du patient qui doit être consultée, famille au sens le plus large possible. Cet échange est sans doute souhaitable sur le plan théorique, mais force est de constater que la multiplicité des intervenants accroit considérablement le risque de conflits.

Le tribunal et les considérations médicales


La question essentielle est cependant celle de l'effet juridique de cette procédure. La loi Léonetti affirme clairement que la famille doit être "consultée", mais que la décision finale appartient aux médecins. Ils doivent se prononcer par une décision collégiale, impliquant au minimum l'intervention d'un second praticien consultant. C'est précisément ce qu'ils ont fait, après consultation d'une famille divisée, et en invoquant des arguments de nature essentiellement médicale.

Le tribunal administratif ne fait état d'aucune violation de la procédure et le juge se livre à un contrôle du contenu de la décision des médecins et de ses motifs.

Il écarte le témoignage de l'épouse et de l'un des frères de Vincent L. qui déclarent qu'il avait pris position avant son accident,  déclarant ne pas vouloir être maintenu en vie dans un état de grande dépendance. Pour le juge, ce propos "émanait d'une personne valide qui n'était pas confrontée aux conséquences immédiates de son souhait et ne se trouvait pas dans le contexte d'une manifestation formelle de volonté expresse". Autrement dit, Vincent L., au moment où il s'exprimait, il ne savait pas de quoi il parlait. Certes, mais n'est-ce pas le cas de tous ceux qui rédigent ces "directives anticipées" prévues par la loi Léonetti ? Ne s'expriment ils pas alors qu'ils sont en bonne santé, et bien éloignés d'une situation qui reste pour eux une hypothèse ?

Le témoignage de la famille sur la volonté de l'intéressé est précisément exigé par la loi pour faire connaître la position de ceux qui n'avaient pas pris la précaution de la formuler par écrit. En l'espèce, le juge l'écarte, comme il écarte les témoignages montrant que Vincent L. entretenait des relations difficiles avec ses parents dont il ne partageait pas les engagements religieux. 

En revanche, le tribunal administratif reprend à son compte la position des parents de Vincent L. et il entre ainsi dans des considérations médicales. Il fait observer que Vincent L. est en état de conscience "minimale plus", qui implique la persistance d'une certaine perception émotionnelle. L'alimentation qui lui est administrée n'a donc pas pour objet de le maintenir "artificiellement" en vie, d'autant qu'aux yeux du juge les lésions cérébrales dont il souffre ne sont irréversibles que "dans l'état des connaissances médicales". Il estime donc que le "traitement" n'est ni inutile ni disproportionné, et "n'est donc pas constitutif d'une obstination déraisonnable". Le juge pénètre ainsi dans l'approche purement médicale du cas de Vincent L., alors même que la procédure d'urgence ne lui a pas permis de faire appel à des experts extérieurs. Il estime ainsi que l'alimentation et l'hydratation d'un patient constitue un "traitement", ce que les médecins contestent, dès lors qu'il ne s'agit pas d'une démarche thérapeutique et qu'ils n'ont aucun espoir d'amélioration de l'état de Vincent. L.

La loi Léonetti vidée de son contenu ?


Sur ce plan, la décision du tribunal administratif révèle surtout la répugnance des juges à prendre une décision susceptible d'entrainer, à très court terme, la mort d'un homme. On peut les comprendre, mais force est de constater qu'ils vident ainsi la loi Léonetti de son contenu. Si cette jurisprudence est maintenue, l'euthanasie passive sera réservée à la petite minorité de ceux qui ont pris la précaution de faire connaître leur volonté par écrit, à la condition toutefois que le tribunal estime que leur position avait été prise en pleine connaissance de cause. Pour tous les autres, il suffira qu'un seul membre de la famille s'y oppose pour que le patient soit maintenu en vie, quand bien même des témoignages concordants permettraient de faire connaître son refus de vivre dans une situation de grande dépendance. 

Cette décision donnera certainement lieu à un recours de la femme de Vincent L. et, sans doute, du CHU de Reims. Il n'empêche qu'elle met en lumière les réticences des juges à l'égard de toute idée d'euthanasie. A l'heure où il est question de modifier la loi Léonetti pour aller encore plus loin dans ce domaine, et autoriser l'euthanasie active, l'affaire Vincent L. doit susciter la réflexion. Chaque cas est un drame particulier, où la famille comme les médecins recherchent non pas la meilleure solution, mais la moins mauvaise, ou la moins douloureuse. Le législateur, avec toute sa bonne volonté, est-il réellement en mesure de poser des normes générales gouvernant ces cas particuliers ? On peut se poser la question.



mercredi 15 janvier 2014

Liberté de presse et vie privée : la Cour européenne impose sa jurisprudence

Le 7 janvier 2014, la Cour européenne des droits de l'homme a rendu deux arrêts Ringier Axel Springer Slovakia, A.S. c. Slovaquie, portant sur deux articles publiés dans un journal très lu en Slovaquie, Novy Cas.

Il était reproché au premier d'avoir diffusé l'identité de la victime d'un accident de voiture, en l'occurrence le fils d'un haut magistrat de la région, sans avoir demandé l'autorisation de la famille. Quant au second, il affirmait qu'un candidat au jeu télévisé "Qui veut gagner des millions ?" était soupçonné d'avoir triché, accusation qui s'était révélée sans réel fondement et n'avait suscité aucune procédure ultérieure. Dans les deux cas, les requérants ont obtenu des tribunaux slovaques la condamnation du journal pour atteinte à leur vie privée. Il a été condamné à publier des excuses et à verser à chacune des victimes des dommages et intérêts. Novy Cas a saisi la Cour européenne, voyant dans ces deux condamnations une atteinte à la liberté de presse. Ils ont obtenu satisfaction, la Cour estimant que les juges slovaques n'avaient pas apprécié avec suffisamment de rigueur les intérêts en cause.

Un conflit de normes


Comme bien souvent devant la Cour européenne des droits de l'homme, le problème est celui d'un conflit de normes. D'un côté, le respect de la vie privée des personnes, de l'autre, la liberté d'expression dans la presse garantie par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme et que revendique le journal requérant.

A dire vrai, le journal Novy Cas se plaint surtout du mode de raisonnement suivi par les juges slovaques confrontés à ce conflit de normes. Ces derniers ont en effet procédé à une véritable hiérarchisation des libertés en cause, considérant implicitement que le droit au respect de la vie privée est supérieur à la liberté de la presse. Ils n'ont donc pas mis les deux libertés en balance. C'est ainsi qu'ils n'ont pas recherché si les informations ainsi divulguées étaient, ou non, de nature à nourrir le débat public, conformément à la jurisprudence de la Cour européenne. Ce n'est donc pas tant le fond de la décision qui est contesté que le raisonnement suivi par les juges slovaques pour y parvenir.

Il n'est pas contesté que les deux publications s'analysent comme des ingérences dans la vie privée des personnes. En revanche, les juges de Strasbourg estiment que ceux de Bratislava auraient dû évaluer la proportionnalité de cette ingérence par rapport au débat d'intérêt général que le journal entendait susciter.


Qui veut gagner des Millions ? Les Guignols de l'Info. 2002.

Le nom patronymique, élément de la vie privée


Le nom patronymique constitue, on le sait, un élément du droit à la vie privée et familiale, dans la mesure où il constitue un élément déterminant d'identification personnelle. Ce principe figure  dans les arrêts Johansson c. Finlande du 6 septembre 2007 et Daroczy c. Hongrie du 1er juillet 2008.  Dans la première affaire, la publication du nom de la victime d'un accident, et de celui de son père, constitue donc une ingérence dans la vie privée de ce dernier. Les juges slovaques auraient donc dû se livrer à un contrôle de proportionnalité. Or, ils n'ont fait qu'affirmer que l'accident était particulièrement tragique et que la publication de l'article de Novy Cas, faite sans le consentement de la famille,  ne faisait que raviver sa douleur. Sans doute, mais la Cour européenne fait observer que les juges du fond n'ont pas cherché à savoir si le journal développait un débat public d'intérêt général, en liaison avec l'identité de la victime, et si la publication des noms patronymiques était utile ou non à ce débat. Le contrôle de proportionnalité aurait peut être été favorable aux victimes, mais force est de constater qu'il n'a pas eu lieu.

Dans la seconde affaire, celle du candidat à un jeu télévisé accusé de tricherie, le journal a été condamné pour diffamation. Pour sa défense, il invoque le fait qu'il n'a fait que reprendre un débat largement développé en Slovaquie, en particulier sur les réseaux sociaux, et que l'identité de la personne accusée d'avoir triché était connue dans tout le pays. Dans une précédente décision Ringier Axel Springer c. Slovaquie du 4 octobre 2011, la Cour a rappelé que l'article 10 n'offre pas aux organes de presse une liberté d'expression illimitée.

Le "besoin social impérieux"


Celle-ci doit s'exercer avec le sens du "devoir et des responsabilités", ce qui signifie concrètement que le journal doit être de bonne foi et diffuser une information fiable et pertinente, notamment au regard des sources utilisées (Par exemple : CEDH, 22 février 2007, Standard Verlagsgesellschaft MbH c. Autriche). En cas d'ingérence dans la vie privée des personnes, la Cour exige en outre que celle relève d'un "besoin social impérieux", c'est à dire que cette publication soit indispensable pour développer un débat d'intérêt général. Tel était le cas dans l'affaire Radio Twist A.S. c. Slovaquie du 19 décembre 2006, a propos de la diffusion par une station de radio d'une conversation téléphonique entre deux responsables gouvernementaux, enregistrée par un tiers. Pour la Cour, ce seul fait ne suffit pas à priver l'entreprise de communication de la protection de l'article 10 de la Convention, dès lors qu'il s'agissait de mettre sur la place publique des pratiques grossièrement illégales.

Dans le second arrêt du 7 janvier 2013, la Cour reproche aux juges slovaques de ne pas avoir recherché si l'ingérence dans la vie privée qu'ils ont estimée diffamatoire ne pouvait pas être justifiée par un "besoin social impérieux".  Ne s'agissait-il pas d'engager un débat d'intérêt général sur l'organisation des jeux télévisés ? Là encore, la question demeure sans réponse, faute d'avoir été posée.

Dans tous les cas, la Cour s'assure que les juges internes ont effectivement recherché l'équilibre entre l'atteinte à la vie privée et la liberté d'expression dans la presse. Ils doivent impérativement s'assurer que l'ingérence dans la vie privée ne pouvait être justifiée par les nécessités d'un débat d'intérêt général. La Cour européenne définit ainsi un standard européen qui définit les contours de la liberté d'expression, précise son étendue et ses limites. Dans ce but, la Cour pénètre désormais de plus en plus profondément dans les modes de raisonnement des juges internes qu'elle contrôle directement. Emergence de principes communs organisant le contrôle juridictionnel ou atteinte à la souveraineté des juges internes ? Chacun interprètera cette évolution à l'aune de ses convictions.

vendredi 10 janvier 2014

Les Invités de LLC : Serge Sur : Jour de deuil pour la liberté



On peut ne pas connaître Dieudonné. On peut n’avoir que mépris pour la vulgarité, la bassesse et la sottise de son comique de ressentiment. On peut approuver les actions pénales qui le visent et les condamnations qui le frappent. Mais cette approbation et ce mépris ne sauraient justifier que l’on bouleverse le droit des libertés publiques pour le faire taire, et moins encore que l’on brandisse comme un trophée la censure qui lui est imposée. Bouleversement, c’est le mot, et bouleversement réalisé dans des conditions de désinvolture et presque d’insolence qui laissent pantois.

Le Conseil d’Etat fait certes ce qui lui plaît et ne cherche le fondement de ses décisions qu’en lui-même. A tout le moins, lorsqu’il a une jurisprudence établie et canonique, il ne la modifie que de façon réfléchie et souvent en plusieurs étapes. L’ordonnance rendue le 9 janvier 2014 de façon étrangement accélérée par un juge unique déroge à cette méthode. Le Conseil  renverse les principes de la liberté de réunion tels que consacrés par sa propre jurisprudence, l’une des libertés publiques cardinales qui inclut le droit des spectacles. Il rétablit la censure, que l’on croyait abolie. Il créée une instabilité juridique inquiétante pour les libertés et affaiblit du même coup l’autorité judiciaire, déjà bien mal en point.   

Une ordonnance désinvolte et presque insolente

 
Si l’on considère d’abord la motivation de la décision conservatoire du juge unique, on ne s’arrêtera pas au 4e considérant, qui rappelle le principe suivant lequel « l’exercice de la liberté d’expression est l’une des conditions de la démocratie et l’une des garanties des autres droits et libertés ». Voilà qui est bel et bon. Mais l’ordonnance s’attache ensuite à détruire ledit principe, conformément à la maxime insolente de Talleyrand « Appuyons nous sur les principes, ils finiront bien par céder ». Le Conseil d’Etat n’est pas novice en la matière. Pour y parvenir, trois considérations sont présentées.

- La première est l’adjonction des atteintes à la dignité humaine à l’atteinte à l’ordre public pour justifier l’interdiction d’une réunion publique. A vrai dire, il ne s’agit pas d’une complète innovation dans la jurisprudence, mais jusqu’alors ces atteintes, spécialement avec le « lancer de nain », ne concernaient que des actes et non des paroles. Pour ce qui les concerne, de telles attaques ne sont-elles pas monnaie courante dans les spectacles satiriques publics, et le degré de dépréciation de nombre de personnalités n’est-il pas élevé ? Ne brocarde-t-on pas régulièrement leur physique, ne leur prête-t-on pas des propos absurdes ou ridicules ? Ces atteintes peuvent justifier plaintes et poursuites pénales, mais interdiction a priori parce que l’on suppose qu’elles auront lieu ?
 
On peut être légitimement inquiet devant cette perspective. On peut aussi juridiquement se demander si le Conseil d’Etat s’estime lié par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, dont l’article 11 dispose ce qui suit : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ».  Où donc est la loi qui pose que l’on peut présumer qu’il sera abusé de cette liberté et qu’en conséquence l’expression doit être préalablement bâillonnée ? L’ordonnance ne méconnaît-elle pas gravement la Déclaration des droits de l’homme, composante du Préambule de la Constitution ? Le juge unique ne s’inquiète pas pour si peu, puisqu’il créée le droit. 

- La deuxième considération est une appréciation particulièrement désinvolte des faits, tels que les mentionne le 6e considérant de l’ordonnance. Nul élément précis, une simple référence aux « pièces du dossier », et même le rejet sans autre des « allégations » des avocats de Dieudonné, selon lesquels les propos litigieux ne seraient pas repris lors du spectacle en cause. Impression plus présomption tiennent lieu d’argumentation. Le juge unique confirme ainsi la thèse de doctorat de Léo Goldenberg, devenu Léo Hamon, qui soutenait en 1932 que le Conseil d’Etat, juge du fait, se conduisait plus comme un administrateur que comme un juge. Qu’objecter à son appréciation souveraine ? C’est là une variante du bon plaisir. On n’est plus en présence d’une motivation mais d’une exécution.  

- La troisième considération est la plus redoutable et celle qui devrait susciter, outre l’inquiétude, l’indignation de tous les esprits attachés aux libertés publiques. Elle est, sauf erreur, tout à fait nouvelle et comporte en germe une révolution dans leur régime, avec le rétablissement de la censure. Elle figure également dans le 6e considérant, avec une phrase qui, nouvelle insolence, suit le rappel de la Déclaration des droits de l’homme : … « il appartient en outre à l’autorité administrative de prendre les mesures de nature à éviter que des infractions pénales soient commises ». Et voilà, au détour d’une phrase, la censure réintroduite en droit public. On salue les principes de la République au moment même où on les détruit. 

La Déclaration, qui est certes antérieure à la République, dit exactement le contraire. Elle rappelle la présomption d’innocence. Et l’infraction pénale, en droit commun, ne saurait être constituée que par un commencement d’exécution. Elle ne saurait donc être ni présumée ni anticipée par un procès d’intention. Sans doute la Déclaration, dans son article 10, comporte une restriction à la liberté d’opinion, lorsque leur « manifestation trouble l’ordre public établi par la loi ». C’est sur ce point précis que le canonique Arrêt Benjamin, du 19 mai 1933, l’un des grands arrêts devenus piliers de la République, précisait que ce trouble devait être entendu comme ne pouvant pas être prévenu par la force publique, parce qu’elle ne disposait pas de moyens suffisants pour le faire. 

Cette jurisprudence est ici écartée sans justification sérieuse. Rien ne vient établir que les forces de police n’étaient pas en mesure d’éviter les débordements virtuels. Si des infractions pénales étaient en outre commises lors du spectacle litigieux, un huissier pouvait parfaitement relever les faits et l’autorité publique les transmettre à la justice. C’est ce qu’avait justement statué le Tribunal administratif de Nantes. Et d’où provenaient en l’occurrence les « risques sérieux de troubles à l’ordre public » ? En partie de l’appel public lancé par…. un Conseiller d’Etat, M. Arno Klarsfeld, invitant les opposants à créer le trouble nécessaire à l’interdiction. Etrange comportement. C’est donc un Conseiller d’Etat qui incite au trouble, et un autre Conseiller d’Etat, M. Bernard Stirn, qui en prend acte et va au devant, alors même qu’il n’y a eu aucun trouble, et que le risque supposé ne peut être sérieusement évalué ! Le Conseil d’Etat, sabre de Joseph Prudhomme ? 


Tombeau de la jurisprudence Benjamin
découvert lors de fouilles archéologiques menées sous le Palais Royal
(Transi de Guillaume d'Harcigny. 1394. Musée de Laon)

 

L'affaiblissement de l'autorité judiciaire


- L'autorité judiciaire n’a jamais été bien puissante en France. Elle n’a pas la dignité d’un pouvoir, ce qui ne peut manquer de susciter l’interrogation des citoyens attachés à la Déclaration des droits de l’homme, dont l’article 16 pose que « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée n’a point de constitution ». L’autorité judiciaire est en France fragmentée entre plusieurs ordres de juridiction et ses liens avec l’Exécutif sont trop souvent incestueux. L’affaire Dieudonné illustre cette faiblesse et met en pleine lumière les limites d’une indépendance plus proclamée qu’assurée et assumée. On l’observe aussi bien pour la juridiction administrative que pour la juridiction judiciaire.

Pour la juridiction administrative, ce qui est ici en cause, c’est le processus de décision suivi lors du référé qui, rappelons, conduit à une inflexion majeure d’une jurisprudence anciennement consacrée et confirmée. Le juge unique du Conseil d’Etat a convoqué les avocats moins de cinq heures après la décision appelée du tribunal administratif de Nantes, qui avait suspendu l’arrêté d’interdiction du spectacle. Il lui a ensuite fallu à peine deux heures pour entendre le requérant et l’administration – quatre personnes se sont successivement exprimées -, instruire le dossier, assimiler les documents pertinents, délibérer, décider et rédiger l’ordonnance.  

Ladite ordonnance mentionne dans les visas huit textes différents, dont la Constitution et certaines décisions du Conseil d’Etat – au passage il cite par erreur comme décision contentieuse ce qui n’est qu’un avis. Puis le juge unique construit un raisonnement articulé qu’il expose en trois pages pleines. Quel homme, rapide comme l’éclair et imparable comme la foudre ! On s’étonne des délais exorbitants que connaît le contentieux ordinaire. A moins que… à moins que la décision n’ait déjà été préparée, parce qu’en toute hypothèse l’appel était certain et la conviction préétablie. Ne faisons pas de procès d’intention, mais c’est tout de même à craindre. Auquel cas, à quoi a pu servir l’audience, simple formalité de procédure sans capacité d’influence ?  

Cette procédure accélérée, quasiment instantanée, devrait retenir l’attention de la Cour européenne des droits de l’homme, très sensible à l’exigence d’un procès équitable. Ajoutons que Dieudonné n’a pas été en mesure de disposer pour sa cause des conseils qu’il souhaitait, puisqu’ils étaient retenus à Nantes et que la précipitation de la décision ne leur pas permis de contribuer à l’instruction de l’appel. Etre ainsi privé du libre choix de ses conseils, est-ce un procès équitable ? Surtout lorsqu’est en cause un revirement majeur de jurisprudence. Il aurait été plus… convenable qu’un tel revirement ait été  précédé d’une instruction réfléchie, d’un réel respect du contradictoire et soit opéré par une formation de jugement collégiale, arrêt de section voire arrêt d’assemblée comme pour la plupart des inflexions de ce type.  

Au fond des choses, la proximité entre le Conseil d’Etat conseil du gouvernement et le Conseil d’Etat juge du gouvernement. Cette hybridation ne favorise pas l’indépendance, au minimum intellectuelle, des juges. Le risque de conflit d’intérêt est permanent, et le juge administratif souvent sensible aux commodités de l’action administrative. Là est même le principe de son existence. Mais les libertés publiques ? 

- Le juge judiciaire est précisément considéré comme le protecteur et le garant ordinaire de ces libertés. Il est aussi juge civil des dommages subis pas les particuliers et de la réparation qui leur est due. Il est également juge pénal, chargé de la répression des crimes et délits. Il apparaît que Dieudonné a été condamné à nombre de reprises pour des infractions, propos antisémites, incitations à la haine raciale… La plupart de ces condamnations sont devenues définitives. Pourquoi n’ont-elles pas été exécutées ? On sait que c’est le cas pour une partie importante des décisions judiciaires. Force est de constater la faiblesse des autorités judiciaires sur ce point, soit qu’elles n’assurent pas le suivi des condamnations prononcées, soit qu’elles ne disposent pas du concours nécessaire de la force publique.  

S’il a fallu en venir à des mesures d’interdiction préventive des spectacles de Dieudonné, en rupture et non à l’appui des principes républicains, c’est en large partie parce que les condamnations qui réprimaient ses comportements – dont on ne contestera certes pas qu’ils sont scandaleux, insultants et inacceptables – sont restées lettre morte. En d’autres termes, la faiblesse de la justice, faiblesse au moins tacitement appuyée par les autorités publiques, entraîne les débordements du gouvernement. Elle les entraîne, elle ne saurait les justifier. 

Les termes excellents du président de la Ligue des droits de l’homme, M. PierreTartakowski, qui condamne ces procédures, doivent être médités par tous ceux qui sont attachés aux libertés publiques. Et pour conclure, on peut citer un autre imprécateur que Dieudonné, flottant lui aussi entre comique et politique, Coluche, qui constatait en substance : il est bien gentil, le président de la République, il nous laisse nos libertés – parce que s’il les supprimait, personne ne protesterait. 


Serge Sur
Professeur émérite de droit public à l'Université Panthéon-Assas

 

mercredi 8 janvier 2014

Dieudonné : la circulaire Valls est-elle légale ?

Le dernier évènement du feuilleton Dieudonné est l'envoi aux préfets d'une circulaire du ministre de l'intérieur, datée du 6 janvier 2014, largement diffusée dans les médias. Son objet n'est pas dépourvu d'ambiguité. Elle invoque d'abord des préoccupations d'ordre général, "la lutte contre le racisme et l'antisémitisme" ainsi que les "manifestations et réunions". A ces finalités d'ordre général succède cependant immédiatement le problème particulier qu'il convient de résoudre : "Spectacles de M. Dieudonné M'Bala M'Bala". Car l'objet, en effet, est d'inciter les préfets à prendre des arrêtés d'interdiction ou, le cas échéant, d'inciter les maires à le faire dans le cadre de leur pouvoir de police générale.

Intérêt à agir


Il est tout à fait probable que M. Dieudonné M'Bala M'Bala décide d'engager un recours contre la circulaire. Il ne rencontrera aucune difficulté à faire reconnaître son "intérêt à agir", dès lors que son nom figure expressément dans le texte et qu'il est personnellement visé par son contenu. La recevabilité formelle de son recours ne fait donc aucun doute, du moins sur ce point. 

Les différents types recours 


Dieudonné peut certes envisager d'attaquer directement le texte de la circulaire. Mais la procédure est longue et ne lui permet pas d'obtenir rapidement l'annulation des interdictions qui vont frapper ses spectacles.

Il préférera sans doute contester la circulaire Valls par voie d'exception. Autrement dit, il fera différents recours contre les arrêtés d'interdiction pris par des préfets et invoquera l'illégalité de la circulaire qui sera leur fondement juridique. Il pourra d'ailleurs engager le débat dès les demandes de "référés-libertés" qu'il ne manquera pas de déposer auprès des différents tribunaux administratifs concernés, pour leur demander en urgence de suspendre ces interdictions. Ces référés-libertés devraient intervenir très rapidement après les arrêtés préfectoraux, le tribunal administratif devant se prononcer dans les 48 heures après le dépôt de la requête. En cas d'appel devant le Conseil d'Etat, ce dernier dispose de quinze jours pour statuer. Dieudonné peut donc se réjouir : le ministre de l'intérieur lui offre une publicité gratuite qui va s'étaler sur plusieurs semaines, au fur et à mesure que seront pris les arrêtés d'interdiction.

Après avoir examiné la procédure du recours, il convient de poser la question essentielle. Cette circulaire Valls est-elle légale, ou pas ? 

Circulaires non impératives et circulaires impératives


Depuis sa décision Duvignères du 18 décembre 2002, le Conseil d'Etat distingue les circulaires non impératives des circulaires impératives. Il convient d'expliquer brièvement le contenu de cette distinction.

Les circulaires non impératives ne donnent que des conseils ou des recommandations. Elles ont pour objet de guider les décisions de l'administration en précisant le contenu du droit positif.  Elles sont publiées, mais ne peuvent être attaquées devant le juge administratif, car on considère qu'elles n'apportent rien de nouveau au droit existant. Elles relèvent de ce que l'on appelle couramment la "littérature grise" de l'administration, formule qui désigne ces textes uniquement destinés à guider l'action administrative, sans modifier l'état du droit. La circulaire Valls ne peut entrer dans cette catégorie, dès lors qu'elle produira des effets de droit pour les administrés (les spectateurs de Dieudonné), et pour celui qui est en le destinataire.

Les circulaires impératives, quant à elles, sont l'expression directe du pouvoir hiérarchique et doivent donc être appliquées par les services. Dans ce cas, la jurisprudence Duvignères distingue deux hypothèses. 

Si la circulaire crée une ou plusieurs règles nouvelles, c'est à dire qui ne figurent dans aucune loi ou aucun règlement, elle est illégale. Elle est en effet annulée pour incompétence, puisque le ministre s'est attribué un pouvoir réglementaire dont il ne dispose pas. La circulaire Valls entre t elle dans cette catégorie ? Peut être si l'on considère qu'elle met directement en cause le régime répressif mis en place par la loi du 30 juillet 1881 en matière de liberté de réunion. Ce moyen sera évidemment invoqué par les avocats de Dieudonné. 

Si on considère que la circulaire Valls ne crée pas de règle nouvelle, elle n'est pas nécessairement légale pour autant. Dans ce cas, elle doit être considéré comme un texte impératif, mais interprétatif, c'est à dire qui se borne à donner l'interprétation officielle des normes existantes, notamment jurisprudentielles. Cette interprétation s'impose ensuite aux agents d'exécution, et plus particulièrement aux préfets.

Or, selon cette même jurisprudence Duvignères, une circulaire interprétative peut être déclarée illégale si elle donne une interprétation erronée. La lecture de la circulaire Valls révèle au moins deux exemples d'interprétations pour le moins étranges du droit positif. 

 La semaine mythomane de Nicolas Bedos

L'ordre moral, un élément de l'ordre public ? 


La circulaire reprend évidemment la jurisprudence Benjamin de 1933, que désormais tout le monde connaît. Elle précise qu'une interdiction générale et absolue d'une réunion ne peut intervenir que si l'ordre public est si gravement menacé que les autorités publiques ne peuvent le rétablir avec les moyens qui sont les siens. Théoriquement, la circulaire devrait donc prescrire aux préfets de réquisitionner les forces de l'ordre dont elles ont besoin pour concilier la liberté de réunion et la liberté de manifestation. De manière concrète, il s'agit d'utiliser CRS et gendarmes mobiles pour tenir à distance les manifestants et permettre au spectacle de se dérouler aussi normalement que possible. Rien n'interdit, ensuite, de poursuivre Dieudonné devant le juge pénal pour sanctionner d'éventuels propos racistes ou antisémites. 

La circulaire ne dit pourtant rien de tel. Elle rappelle les termes de la jurisprudence Benjamin, mais c'est pour ajouter aussitôt que l'interdiction d'un spectacle, même si elle doit avoir un "caractère tout à fait exceptionnel", peut toutefois être justifiée si trois conditions sont réunies : 
  • L'interdiction "s'inscrit dans la suite de spectacles ayant déjà donné lieu à des infractions pénales" ; 
  • Ces infractions "ne peuvent être regardées comme un dérapage ponctuel (...) mais sont délibérées, réitérées (..) et constituent un des ressorts essentiels de la représentation". 
  • Enfin, ces infractions sont "liées à des propos ou à des scènes susceptibles d'affecter le respect dû à la dignité de la personne humaine (...)"
Ces trois conditions ne figurent nulle part dans le droit positif, et surtout pas dans l'arrêt Benjamin. Aucun juge n'a jamais affirmé que l'interdiction d'un spectacle est licite parce que l'on a des raisons de penser qu'une ou plusieurs infractions pénales risquent d'être commises. Nous sommes là dans un raisonnement hypothétique : parce que des infractions ont été commises, le préfet doit supposer qu'il y en aura d'autres, et interdire le spectacle sur cette base. Or, la jurisprudence est toujours demeurée identique. Son critère essentiel est la capacité des autorités à garantir l'ordre public. C'est un critère extérieur au spectacle, et non pas un critère lié à son contenu. Aujourd'hui, la circulaire Valls demande aux préfet d'interdire un spectacle à raison de son contenu. Un retour de l'ordre moral ?

La dignité de la personne, un concept-valise


Revenons maintenant sur le dernier critère permettant l'interdiction d'un spectacle, lorsque celui ci comporte des propos ou des scènes de nature à affecter "le respect dû à la dignité de la personne". En se référant à l'arrêt du Conseil d'Etat commune de Morsang sur Orge du 27 octobre 1995, elle ajoute que la dignité de la personne est désormais l'une des composantes de l'ordre public. Dans cette décision, la Haute juridiction confirme la légalité d'un arrêté interdisant, de manière générale et absolue,  les spectacles de "lancer de nain".Il s'agissait alors d'une attraction "consistant à faire lancer un nain par des spectateurs" et conduisant "à utiliser comme un projectile une personne affectée d'un handicap physique et présentée comme telle".

Observons tout de même que cet arrêt est demeuré parfaitement isolé dans la jurisprudence administrative. En l'espèce, le Conseil d'Etat n'invoque d'ailleurs la notion de dignité que parce que la commune requérante a omis de s'appuyer sur le traitement inhumain et dégradant infligé aux victimes de ce spectacle cruel, moyen qui aurait permis de considérer qu'il portait atteinte à l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme. 

Par la suite, le Conseil d'Etat n'y a plus fait référence de manière positive, sauf dans l'arrêt Association "Ici et Maintenant" du 9 octobre 1996. Mais dans ce cas, la notion de dignité est celle figurant dans l'article 1er de la loi du 30 septembre 1986 qui précise que la liberté de communication audiovisuelle peut être limitée pour assurer le "respect de la dignité de la personne". Le Conseil d'Etat admet donc la légalité de sanctions infligées par le CSA à des stations de radio diffusant des propos racistes et antisémites. Certes, mais la sanction trouve son fondement dans la loi, et précisément il s'agit d'une sanction, c'est à dire d'une mesure prise après l'intervention des propos discriminatoires. Tout le contraire de l'affaire Dieudonné dans laquelle l'interdiction trouve son fondement dans une circulaire et intervient avant la tenue d'éventuels propos racistes et antisémites. En dehors de cette décision qui repose sur un fondement juridique spécifique et qui vise un régime de sanction a posteriori, la notion de dignité n'est plus invoquée par le Conseil d'Etat, sans doute parce qu'il ne parvient pas en définir avec précision le contenu.  

Le Conseil constitutionnel, quant à lui, fait aussi un usage très prudent du principe de dignité de la personne humaine. Certes, il le reconnaît comme "principe à valeur constitutionnelle" dans sa décision du 27 juillet 1994. Mais il ne l'utilise que comme outil d'évaluation, par exemple pour affirmer, dans sa décision du 19 novembre 2009, puis dans celles rendues sur QPC du 14 juin 2013 et du 25 avril 2014, que le régime disciplinaire ou l'organisation du travail des personnes détenues relève de la compétence législative. Jusqu'à aujourd'hui, aucune décision du Conseil constitutionnel ne déclare une loi non conforme à la Constitution pour non-respect du principe de dignité.

En l'espèce, c'est évidemment sur la jurisprudence du Conseil d'Etat que s'appuie la circulaire, puisque c'est lui qui sera saisi des recours de Dieudonné. Mais l'affaire du "lancer de nain" est bien éloignée du cas Dieudonné. Dans le premier cas, il s'agit d'actes, dans le second cas d'opinions. Il s'agissait d'empêcher une atteinte physique, constitutive d'un traitement inhumain et dégradant et infligée à une personne placée dans une double situation d'infériorité. Infériorité par le handicap certainement, mais aussi infériorité liée au contrat de travail. Car les malheureux ainsi "lancés" étaient rémunérés et ne pouvaient donc se plaindre d'un tel traitement sans risquer de perdre leur emploi. Dans le cas de Dieudonné, la dignité en cause n'est pas celle de la personne donnée en spectacle, mais celle des tiers qui ont la possibilité de se défendre en saisissant le juge pénal. 

De nouveau, l'interprétation donnée par la circulaire n'a qu'un bien lointain rapport avec le droit positif. La notion de dignité est perçue comme un concept-valise, dans lequel on met ce que l'on veut et que les préfets peuvent utiliser au gré de leurs besoins. 

Le juge administratif va-t-il admettre la légalité d'une circulaire, et des mesures d'interdiction prises sur son fondement ? Rien n'est moins certain, car il ne peut tout de même pas manquer de voir que sa propre jurisprudence donne lieu à une sorte de création juridique sans aucun rapport avec l'habituel travail d'interprétation. Il est vrai que certains déclarent déjà qu'il est temps de changer la jurisprudence. Ce libéralisme aurait assez duré, et il serait bon de revenir à un régime de censure, pour le bien de tous évidemment. Le juge administratif va t il accepter cette pression ou maintenir sa position traditionnelle de protection des libertés d'expression et de réunion ? La jurisprudence Dieudonné, puisque c'est bien de cela dont il s'agit, apparaît ainsi comme un test pour le juge administratif, le moment ou jamais de témoigner de son indépendance. Celle-ci se trouve en effet mise au défi par les propos du ministre de l'intérieur et du Président de la République, que certains pourraient analyser comme des pressions à peine dissimulées.



lundi 6 janvier 2014

Projet de loi sur la géolocalisation : libertés et vie privée

Le projet de loi sur la géolocalisation, adopté au conseil des ministres du 23 décembre 2013, a été déposé devant le Sénat qui devrait le voter  dans le courant du mois de janvier. Pour une fois, le gouvernement a décidé de recourir à la procédure accélérée prévue par l'article 45 de la Constitution, ce qui signifie qu'il n'y aura qu'une seule lecture, c'est à dire un seul vote, dans chaque assemblée.

Procédure accélérée


L'intitulé de ce projet de loi est un peu trompeur, et il convient de préciser que son objet unique est l'utilisation de la géolocalisation lors de l'enquête pénale. A titre d'exemple, c'est elle qui permet de s'adresser à un opérateur téléphonique pour connaître les relais déclenchés par le téléphone d'un suspect, ou à une banque pour savoir dans quel distributeur de billets la carte bancaire d'une victime a été utilisée. Autant dire que l'enquête pénale moderne ne peut plus se passer de géolocalisation.

Les deux décisions d'octobre 2013


Dans ce domaine, la procédure accélérée se justifie pleinement tant l'intervention du législateur peut sembler urgente. Pour le moment en effet, le recours à la géolocalisation demeure possible au stade de l'instruction, mais est devenu totalement impossible à celui de l'enquête préliminaire ou de l'enquête de flagrance. Les opérations en cours ont même dû être interrompues pour défaut de fondement juridique. Dans deux arrêts du 22 octobre 2013, l'un relatif à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte terroriste et l'autre à un trafic de stupéfiants, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a annulé les procédures. Invoquant l'article 8 de la Convention européenne, elle a considéré que la géolocalisation impliquait une ingérence dans la vie privée et qu'à ce titre, son utilisation dans l'enquête préliminaire devait être autorisée par un juge indépendant. 

Sur ce plan, la Cour de cassation ne faisait que reprendre la jurisprudence de la Cour européenne Uzun c. Allemagne du 2 septembre 2010. Dans cet arrêt, la Cour estime que la pose d'une "puce" sur le véhicule d'un suspect dans le cadre d'une enquête pénale constitue effectivement une ingérence dans la vie privée des personnes. Cette ingérence est néanmoins licite, dans la mesure où elle est prévue par la loi et répond à un "besoin social impérieux", compte tenu de la gravité des infractions en cause. 

L'utilisation de la géolocalisation n'est donc pas, en soi, illicite, à la condition cependant qu'elle trouve son fondement dans la loi et qu'elle soit autorisée par un juge indépendant. Le projet de loi vise ainsi à remplir ces conditions posées par cette double jurisprudence de la Cour européenne et de la Cour de cassation. 

Un cadre juridique


L'exigence de l'intervention législative n'a rien de nouveau, et personne n'a oublié que c'est déjà la Cour européenne qui avait, par ses arrêts Kruslin et Huvig de 1990, imposé le vote de la loi de 1991 portant sur les écoutes téléphoniques, qu'elles soient judiciaires ou administratives. Sur ce point, le projet de loi Taubira présente l'avantage d'imposer un cadre juridique à l'utilisation de la géolocalisation. Elle ne sera possible que pour les enquêtes portant sur des crimes ou des délits passibles d'au moins trois années d'emprisonnement. Le plafond monte même à cinq années d'emprisonnement lorsqu'il s'agit d'introduire un dispositif de géolocalisation dans le domicile d'une personne. Le projet refuse ainsi la banalisation de la géolocalisation, qu'il réserve aux enquêtes sur les infractions les plus graves, les seules qui répondent à l'exigence du "besoin social impérieux", posée par la Cour européenne.

Pour imposer le respect de ces conditions, il convient évidemment, et c'est la seconde contrainte imposée par les juges, de mettre en place une procédure d'autorisation d'utilisation de ces techniques de géolocalisation, placée sous le contrôle d'un magistrat indépendant. Le problème ne pose pas au stade de l'instruction, car l'indépendance du juge d'instruction n'est pas contestée et il lui appartient de prendre "tous les actes d'information qu'il juge utiles à la manifestation de la vérité" (art. 81 cpp). Le projet de loi prévoit ainsi que la géolocalisation pourra être utilisée par un juge d'instruction, pour une durée de quatre mois renouvelable.

Au stade de l'enquête préalable en revanche, le projet de loi remet en cause le rôle du procureur de la République qui, aux termes de l'article 41 al. 1 cpp, "procède ou fait procéder à tous les actes nécessaires à la recherche et à la poursuite des infractions pénales". Or, depuis les arrêts Medvedyev du 29 mars 2010 et Moulin du 23 novembre 2010 rendus par la Cour européenne, les membres du parquet ne sont pas considérés comme des magistrats indépendants, dès lors qu'ils sont hiérarchiquement soumis à l'Exécutif.


Exemple de Géolocalisation primitive. Morris. Lucky Luke.

Le juge des libertés et de la détention, encore lui


Le projet de loi en tire les conséquences et prévoit que l'autorisation du procureur d'utiliser la géolocalisation durant l'enquête de flagrance ou l'enquête préalable ne pourra dépasser quinze jours. Au delà, une prolongation pourra être demandée au juge des libertés et de la détention (JLD) pour une durée d'un mois, éventuellement renouvelable. Le juge du siège intervient donc à l'issue d'un délai de quinze jours.

Observons cependant que le projet de loi tient compte des difficultés matérielles de certaines enquêtes, et notamment de l'urgence qui peut les caractériser. Il prévoit que l'autorisation du JLD peut être verbale, en cas d'urgence, à la condition toutefois d'être confirmée par écrit dans un délai de quarante-huit heures. De la même manière, il n'est pas nécessaire de demander une autorisation pour engager une procédure de géolocalisation visant la victime d'une infraction, par exemple lorsqu'il s'agit de retrouver une personne disparue grâce à son téléphone portable.

Le projet de loi permet de mettre fin à une situation catastrophique qui interdisait toute géolocalisation en matière d'enquête préliminaire ou de flagrance. La solution n'est cependant guère satisfaisante, car l'intervention du JLD conduit à un éclatement de ses compétences. Conçu à l'origine pour juger du placement en détention provisoire d'une personne ou de sa mise en liberté, il se voit aujourd'hui confier toutes les compétences qui étaient celles du procureur. Il autorise certaines perquisitions, la prolongation des gardes à vue, le maintien des étrangers en situation irrégulière en zone d'attente, l'admission en soins psychiatriques sans le consentement de l'intéressé etc.. Sorte de bonne à tout faire des libertés, il est sollicité dans tous les domaines que les membres du parquet doivent abandonner, sous l'influence de la Cour européenne. 

Ne serait-il pas plus utile d'engager enfin une réforme du parquet pour donner à ses magistrats l'indépendance exigée par la Cour européenne ? Sans doute, mais il se trouve que l'opposition refuse toute modification du Conseil supérieur de la magistrature et que le gouvernement ne dispose pas d'une majorité suffisante pour imposer une révision constitutionnelle. En attendant mieux, on fait appel au Juge des libertés et on vote des lois qui ont pour fonction de repousser le problème à une date ultérieure.