« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 27 novembre 2013

Le droit à l'oubli de Florence Rey

Le 20 novembre 2013, Abdelhakim Dekhar était arrêté dans un parking à Bois-Colombes. Il est aujourd'hui mis en examen, soupçonné d'être l'auteur des tirs qui ont gravement blessé un photographe de Libération. Dans cette affaire, la justice doit donc désormais suivre son cours, avec sérénité. 

Le problème est que l'affaire Dekhar renvoie à une affaire antérieure dont elle ravive le souvenir, et que les médias rappellent largement. Abdelhakim Dekhar avait été condamné en 1998 à quatre années pour association de malfaiteurs, dans le cadre de l'affaire "Florence Rey - Audry Maupin". En octobre 1994, ces deux jeunes gens, respectivement âgés de dix-neuf et vingt-deux ans, prenaient en otage un chauffeur de taxi et son passager, et entamaient une course poursuite qui se terminait Place de la Nation, après avoir fait cinq victimes. 

Si Audry Maupin a été tué par la police, Florence Rey est toujours vivante. Elle a été condamnée à vingt ans de prison en 1998, libérée en 2009 après avoir incarcérée durant quinze ans. Depuis 2009, personne n'a entendu parler d'elle, et son avocat fait savoir qu'elle mène une vie discrète, qu'elle travaille habituellement, même si elle est actuellement à Pôle Emploi. Par son intermédiaire, elle déclare qu'elle n'a plus aucun lien avec Dekhar, et elle le qualifie de "sinistre personnage".

Certes, il n'est pas question de remettre en cause les crimes commis par Florence Rey. Ils sont extrêmement graves, et sa condamnation était parfaitement proportionnée à ses actes. Il n'empêche qu'elle a, selon la formule consacrée, "payé sa dette", et qu'elle est aujourd'hui titulaire des mêmes droits que n'importe quel citoyen. Dans le cas présent, la question posée est donc de savoir si elle peut revendiquer un droit à l'oubli. 

Droit à l'oubli numérique et droit à l'oubli dans la presse

La consécration d'un droit à l'oubli numérique, auquel se réfère notamment le droit de l'Union européenne,  a permis, si l'on ose dire, de faire sortir de l'oubli le droit à l'oubli. Il confère aujourd'hui à l'individu le droit d'exiger la suppression définitive de données personnelles le concernant. Cette approche récente du droit à l'oubli numérique a eu pour effet de faire passer au second plan son application la plus ancienne, en matière de presse.

L'oubli imposé par la loi

La loi peut certes imposer le silence à la presse en matière de condamnations pénales. C'est précisément l'objet des lois d'amnistie, qui interviennent généralement dans le but d'imposer une réconciliation après un conflit, et l'on songe aux amnisties intervenues après la Commune ou la guerre d'Algérie. Dans ce cas, le rappel par la presse d'une condamnation amnistiée est toujours fautif (par exemple : Crim. 15 mars 1988). Les effets sont identiques en matière de réhabilitation, procédure qui permet à un condamné qui a purgé sa peine de bénéficier de l'effacement de sa condamnation, et donc du droit à l'oubli, s'il n'a pas fait l'objet d'une nouvelle condamnation pendant un certain délai (art. 133-12 c. pén.). Inutile de dire que, compte tenu de la gravité de ses crimes, Florence Rey n'a été ni amnistiée ni réhabilité.

L'oubli imposé par la jurisprudence

Se voit elle pour autant refuser tout droit à l'oubli ? Certainement pas car l'essentiel du droit à l'oubli a une origine jurisprudentielle. Plus précisément, il apparaît avec la très célèbre affaire Landru, en 1965, sous la plume très critique du Professeur Gérard Lyon-Caen. A l'époque, l'ancienne maîtresse du célèbre criminel demandait, devant le juge civil, réparation du préjudice que lui causait la sortie d'un film de Claude Chabrol, relatant une période de sa vie qu'elle aurait préféré enfouir dans le passé. Le juge a alors évoqué une "prescription du silence", pour finalement rejeter la demande au motif que la requérante avait elle même publié ses mémoires, et que le film reprenait des faits relatés dans des chroniques judiciaires parfaitement accessibles (TGI Seine, 14 octobre 1965. Mme S. c. Soc. Rome Paris Film, confirmé en appel : CA Paris 15 mars 1967).

Le terme de "prescription du silence " était l'objet même de la critique de Gérard Lyon-Caen, car elle laissait supposer une certaine automaticité. Or, le juge apprécie ce type d'affaire au cas par cas, en fonction des intérêts en cause, et de la réelle volonté de discrétion affirmée par l'intéressé. C'est sans pour cette raison que le TGI de Paris, dans une décision Madame M. c. Filipacchi et Cogedipresse du 20 avril 1983, va finalement consacrer la notion nouvelle : "Attendu que toute personne qui a été mêlée à des évènements publics peut, le temps passant, revendiquer le droit à l'oubli (...) ; Attendu que ce que droit à l'oubli qui s'impose à tous, y compris aux journalistes, doit également profiter à tous, y compris aux condamnés qui ont payé leur dette à la société et tentent de s'y réinsérer".

Le droit à l'oubli a donc intégré le droit positif il y a déjà plusieurs décennies, par la voie de la responsabilité civile. Rien n'interdit cependant à l'intéressé d'invoquer devant le juge pénal son droit à l'oubli, dès lors qu'il est constitutif d'une violation de la vie privée, voire d'une diffamation. Tel serait le cas, par exemple, si la presse, rappelant le passé de Florence Rey, révélait des informations permettant d'identifier le lieu où elle réside. C'est le sens de la décision du CSA du 10 janvier 2010, qui rappelle à France 2 que l'émission "Faites entrer l'accusé" doit s'abstenir de donner à l'antenne des informations relatives à la vie présente de la personne condamnée. Lorsque celle-ci s'exprime dans l'émission, elle doit également pouvoir obtenir le floutage de son image et la transformation de sa voix.


René Magritte. L'assassin menacé. 1927



Etendue du droit à l'oubli

Quelles seraient les chances de succès de Florence Rey, si elle saisissait le juge pour atteinte au droit à l'oubli ? Pour le moment, il faut bien le reconnaître, elles sont assez limitées, car la jurisprudence considère que la violation du droit à l'oubli n'est constituée que si la publication ne peut être justifiée par "aucune nécessité évidente de l'information immédiate ou de la culture historique des lecteurs" (TGI Paris 20 avril 1983, Mme M. c. Kern). Dans le cas de Florence Rey, il est clair que "la nécessité évidente de l'information" existait dans les jours qui ont suivi l'arrestation d'Abdelhakim Dekhar. La nécessité est cependant de moins en moins évidente au fur et à mesure que les jours passent. Quant à la "culture historique", elle n'entre pas en ligne de compte, dès lors que le nom de Florence Rey est prononcé uniquement en liaison avec un fait divers tristement actuel.

Le juge s'efforce donc de trouver un équilibre entre le droit légitime à l'information et le droit à l'oubli de celui ou celle dont le nom est de nouveau stigmatisé dans la presse. Il appartient donc aux journaux de se montrer responsables, et de ne pas chercher à faire de Florence Rey un objet de curiosité médiatique. Dans le cas contraire, celle-ci serait bientôt fondée à invoquer son droit à l'oubli et à obtenir réparation. Considéré sous cet angle, le droit à l'oubli est aussi un moyen de ne pas transformer la coupable en victime.

lundi 25 novembre 2013

Prescription en matière de nationalité : un régime incohérent

La décision Charly K., rendue par le Conseil constitutionnel sur QPC le 22 novembre 2013 suscite l'irritation de ceux qui font profession de défendre les droits des étrangers. Le Conseil refuse en effet de déclarer non conformes à la Constitution les dispositions de l'article 29-3 du code civil (c.civ.) qui énoncent que "toute personne a le droit d'agir pour faire décider qu'elle a ou qu'elle n'a point la qualité de Français. Le procureur de la République a le même droit à l'égard de toute personne. Il est défendeur nécessaire à toute action déclaratoire de nationalité. Il doit être mis en cause toutes les fois qu'une question de nationalité est posée à titre incident devant un tribunal habile à en connaître". Pour la requérante,  la difficulté de l'entreprise était évidente, car il ne s'agissait pas de contester le les dispositions de l'article 29-3 du code civil, mais bien davantage celles qu'il ne contient pas. Et précisément, il ne contient aucune règle gouvernant la prescription de l'action en négation de nationalité, ce qui la rend  imprescriptible. 

Les faits à l'origine de la QPC permettent de mieux comprendre les enjeux du débat juridique. La réquérante, de nationalité congolaise, a eu une fille née en 2001 et reconnue par un citoyen français. En vertu de l'article 18 du Code civil, elle est donc de nationalité française, puisqu'elle est née d'un père français. Un certificat de nationalité lui a été délivré, tout à fait normalement, en 2003. Hélas, en juillet 2007, cette reconnaissance de paternité a été annulée comme frauduleuse par le TGI de Lille. En mars 2011, le procureur de la République a fait assigner Mme Charly K. devant le TGI de Paris, en tant que représentante légale de sa fille, pour une action en négation de la nationalité française de cette dernière.

Ce qui est choquant dans l'affaire n'est pas l'action en négation de nationalité, dès lors que son acquisition reposait sur une fraude établie. C'est le délai à l'issue duquel elle intervient. Au moment où le procureur l'introduit, quatre années se sont écoulées après que le caractère frauduleux de la reconnaissance de paternité ait été sanctionné par le juge. L'enfant a déjà dix ans. Elle vit en France depuis sa naissance et se considère comme française. Imaginons un instant que le procureur ait attendu encore dix ans avant de contester la nationalité de cette jeune fille, à un moment où elle aurait peut être choisi de devenir inspecteur des impôts ou militaire de carrière... 

Il ne sert pourtant à rien de se lamenter sur la décision du Conseil constitutionnel. Ce dernier met tout simplement en oeuvre le droit positif, et démontre ainsi, en quelque sorte par l'absurde, la nécessité d'une réforme législative dans ce domaine.

Principe d'égalité : comparer ce qui est comparable

La requérante invoque trois moyens d'inconstitutionnalité à l'appui de sa QPC. Le premier, et sans doute le plus sérieux, est la violation du principe d'égalité devant la loi. Il est vrai que l'article 26-4 c. civ. oblige le ministère public à agir dans un délai de deux ans pour contester l'acquisition de la nationalité par le mariage, notamment en cas de mariage blanc. Autrement dit, la prescription est acquise deux années après que la fraude ait été constatée. Un principe comparable existe dans l'hypothèse de la déchéance de la nationalité prévue par l'article 25 c.civ., lorsque l'intéressé a commis une infraction particulièrement grave. Dans ce cas, la déchéance de la nationalité doit être prononcée dans un délai de dix ans après la perpétration des faits qui la justifient. Et notre requérante de faire observer qu'au regard de la prescription, sa fille est moins bien traitée qu'un terroriste.

Certes, mais le principe d'égalité devant la loi trouve sa limite dans la différence des situations juridiques. Dans une jurisprudence constante, le Conseil affirme que le principe d'égalité "ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes". Or, en l'espèce, l'action en négation de nationalité a seulement pour objet de faire reconnaître qu'une personne n'est pas titulaire de la nationalité. Elle est donc de nature différente de l'action en contestation de déclaration de nationalité qui met en cause l'acte ayant conféré la nationalité, par exemple un mariage de complaisance. Elle est tout aussi différente de la déchéance de nationalité qui vise à priver un individu de la nationalité qu'il avait acquise dans des conditions régulières.  

Dans sa décision, le Conseil constitutionnel se refuse donc à comparer ce qui n'est pas comparable, conformément au principe général d'égalité devant la loi.

Maarten Baas. Grandfather's Clock.

Droit à une procédure juste et équitable

Le second moyen réside dans la violation du droit à une procédure juste équitable fondée sur l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, plus exactement du principe de sécurité juridique qu'il suppose. L'argument repose sur la contrainte imposée aux intéressés, qui doivent conserver indéfiniment les éléments de preuve de leur nationalié. 

Il est vrai que l'article 30 du code civil prévoit que la charge de la preuve, en matière de nationalité, incombe à "celui dont la nationalité est en cause". Le Conseil constitutionnel, dans sa décision QPC Omar S. du 30 mars 2012, formule à ce propos une réserve d'interprétation, notant que les dispositions permettant de contester une nationalité acquise par le mariage ont pour effet "d'imposer à une personne (...) d'être en mesure de prouver, sa vie durant, qu'à la date de la déclaration aux fins d'acquisition de la nationalité, la communauté de vie entre les époux (...) n'avait pas cessé". Elles offrent ainsi au ministère public un "avantage sans limite de temps", portant "une atteinte excessive aux droits de la défense".

L'argument serait puissant, si le droit positif n'offrait pas au requérant le moyen imparable de renverser la charge de la preuve. Le Conseil constitutionnel se borne en effet à rappeler que les articles 31 et suivants c.civ. permettent à toute personne de demander la délivrance d'un certificat de nationalité française. Celui-ci a pour effet de faire peser sur le procureur de la République la charge de la preuve dans l'action en négation de nationalité. Ce n'est donc pas au défendeur de conserver  les preuves de sa nationalité durant une période indéfinie, mais à l'action publique d'apporter les preuves contraires. Par voie de conséquence, le juge constitutionnel estime qu'il n'y a pas de violation du droit à une procédure juste et équitable, d'autant qu'il fait observer qu'un certificat de nationalité a été établi en 2003 concernant la fille de la requérante.

Droit au respect de la vie privée

Enfin, le dernier moyen réside dans une violation du droit au respect de la vie privée. Il repose sur l'idée que la nationalité d'une personne est une composante de son identité. Certes, dans un arrêt Génovese c. Malte du 11 octobre 2011, la Cour européenne des droits de l'homme considère que la nationalité est un élément de "l'identité sociale" d'une personne et que le refus d'octroi de la nationalité peut ainsi porter atteinte à sa vie privée. Elle sanctionne ainsi le droit maltais qui permet le refus de la nationalité maltaise à un enfant né hors mariage d'une ressortissante britannique et d'un Maltais. 

Le seul problème est que cette jurisprudence est précisément... une jurisprudence de la Cour européenne. Le Conseil constitutionnel, nul ne l'ignore, n'est pas lié par la Convention européenne des droits de l'homme, et il n'a, quant à lui, jamais considéré que la nationalité faisait partie de l'identité d'une personne.  A ses yeux, la vie privée est l'espace de l'intimité de la personne et de sa vie familiale. Le lien à une communauté nationale n'appartient pas à cette sphère intime et il ignore complètement le concept, d'ailleurs très flou, d'identité sociale.

Vers une évolution législative ? 

L'examen du droit positif montre que la décision du Conseil constitutionnel n'a rien de surprenant et qu'elle était même parfaitement prévisible pour ceux qui connaissent sa jurisprudence. La rigueur du Conseil ne fait que refléter celle de la loi, et c'est évidemment la législation qui doit être précisée ou modifiée. En effet, la loi du 17 juin 2008 sur la prescription en matière civile est muette sur le cas précis de l'action en négation de nationalité. Ne serait-il pas opportun d'envisager sa modification pour préciser si une telle action initiée par le procureur de la République doit être soumise à la prescription de droit commun de cinq ans en matière civile, ou s'il convient d'adopter une autre durée de prescription ? 

La question doit être posée, notamment à la lumière du principe de l'intérêt supérieur de l'enfant qui doit être pris en compte pour toutes les décisions le concernant. Lorsque ce dernier est né en France et a vécu en France, lorsque le ministère public a omis d'engager une action en négation de nationalité dans le délai prévu par la loi, il serait sans doute possible d'envisager une sorte de prescription acquisitive. Une telle solution constituerait une sanction pour le ministère public qui n'a pas engagé l'action en négation dans le délai de la prescription, et sans doute une solution équitable pour des enfants qui ne sont pas responsables des fraudes de leurs parents.


vendredi 22 novembre 2013

Adoption du référendum d'initiative populaire, sans initiative populaire

Le 21 novembre 2013, la Commission mixte paritaire a adopté les textes relatifs au référendum d'initiative partagée, une loi organique et une loi ordinaire. Aussitôt adopté, la loi organique a d'ailleurs été transmise au Conseil constitutionnel, puisque ce dernier est obligatoirement saisi de toutes les lois organiques. Il est bien peu probable que le texte soit déclaré non conforme à la Constitution, et il va sans doute bientôt entrer en vigueur. C'est lui qui pose les principes généraux du référendum, la loi ordinaire étant consacrée à la procédure référendaire.

Cinq ans après...

On doit observer la lenteur de la gestation de ces textes qui trouvent leur origine dans la révision constitutionnelle de 2008 qui modifiait la rédaction de l'article 11, en ajoutant : "Un référendum portant sur un objet mentionné au premier alinéa peut être organisé à l'initiative d'un cinquième des membres du Parlement, soutenue par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales. Cette initiative prend la forme d'une proposition de loi et ne peut avoir pour objet l'abrogation d'une disposition législative promulguée depuis moins d'un an". Rappelons cependant que cette procédure ne s'applique que dans le champ de l'article 11, ce qui signifie que la consultation populaire doit porter sur l'organisation des pouvoirs publics ou les réformes relatives à la politique économique sociale ou environnementale, ou encore avoir pour objet d'autoriser la ratification d'un traité qui aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions.

Cinq années se sont donc déroulées entre la révision constitutionnelle et le vote des lois permettant sa mise en oeuvre. Le Président Sarkozy qui se proposait, par cette réforme, de "redonner la parole au peuple français", n'a rien fait que pour cette prise de parole devienne une réalité. Si deux projets de loi ont bien été déposés en décembre 2010, ils n'ont été adoptés par l'Assemblée nationale en première lecture qu'en janvier 2012. Il a donc fallu attendre l'alternance pour que la procédure législative soit menée à son terme, sans enthousiasme particulier. 

En réalité, les parlementaires n'ont jamais voulu du référendum d'initiative populaire, et le projet leur donne entière satisfaction sur ce point. Ce texte rappelle ainsi la fameuse lettre de Joseph Caillaux, écrivant en substance : "J'ai enfoncé l'impôt sur le revenu en ayant l'air de le défendre". 

La réforme apparaît donc purement cosmétique, marquée à la fois par l'étroitesse de son champ d'application, et la possibilité offerte au parlement de contrôler entièrement la procédure. 



Un champ d'application restreint

Le domaine des libertés publiques  n'est pas réellement concerné par la nouvelle procédure, sauf dans l'hypothèse où elle la réforme se traduirait par une modification de nos institutions. Certes, les opposants au mariage pour tous ont allègrement affirmé que la liberté du mariage relèvait de la "politique sociale", oubliant au passage que Nicolas Sarkozy avait oublié de faire voter les lois d'application. Mais cette analyse ne reposait sur aucun argument juridique.

De même, ceux qui souhaiteraient aujourd'hui utiliser ce référendum pour imposer le droit des vote des étrangers aux élections locales seront sans doute déçus. Car le droit de suffrage ne concerne pas les "pouvoirs publics", et pas davantage la politique économique, sociale ou environnementale. Pour empêcher toutes interprétation un peu trop libérale du champ du référendum, l'objet de toute initiative dans ce domaine doit être soumis au Conseil constitutionnel pour être préalablement contrôlé.

Une initiative parlementaire

Contrairement au slogan lancé par l'ancien Président, le nouvel article 11 ne redonne pas la parole au peuple français. Il ne s'agit pas d'un référendum d'initiative populaire, mais plus modestement d'une initiative parlementaire. Le texte doit être présenté par 1/5è des membres du Parlement, soit 185 députés et sénateurs qui déposent une proposition de loi, dans les conditions du droit commun. Le peuple n'intervient qu'ensuite, pour appuyer l'initiative parlementaire. La démocratie directe est donc entièrement absente de l'élaboration du texte, qui demeure la compétence exclusive du parlement. 

L'intervention du peuple se réduit à une forme un peu modernisée du droit de pétition, mise en oeuvre de telle manière qu'il ne puisse jamais être mis en oeuvre. En effet, pour qu'un référendum puisse effectivement avoir lieu, le texte doit recevoir le soutien du dixième de l'électorat, soit environ 4 500 000 électeurs. Un tel chiffre suppose une mobilisation qui, à dire vrai, a bien peu de chances d'être atteinte. Souvenons nous que lors du débat sur le mariage pour tous, ses partisans étaient très fiers de remettre au Conseil économique social et gouvernemental une pétition regroupant 690 000 signatures. 

Même si, par l'effet d'une mobilisation peu probable, un projet de texte parvenait à réunir les 4 500 000 signatures indispensables, il ne ferait pas pour autant obligatoirement l'objet d'un référendum. Le texte prévoit que le parlement peut alors reprendre le contrôle de la procédure. 

Après avoir contrôlé le nombre de signatures, le Conseil constitutionnel déclare, dans une décision publiée au Journal officiel, que la proposition a le soutien d'un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales. A l'issue d'un délai de six mois après cette publication, le Président de la République la soumet au référendum.... sauf si le parlement en décide autrement.

Cela peut sembler compliqué, mais c'est très simple. Il suffit à la majorité de l'Assemblée et du Sénat d'"examiner" le texte une fois pour l'enterrer définitivement (art. 9 de la loi organique). Il n'est même pas indispensable de susciter un vote, il suffit de l'inscrire à l'ordre du jour, et d'organiser un débat, un seul. Dans ce cas, la proposition est alors purement et simplement enterrée, oubliée, comme sont enterrés les espoirs des malheureux citoyens qui auraient eu la naïveté de croire que cette réforme avait pour but de "redonner la parole au peuple".

Bien entendu, l'actuelle majorité s'est trouvée plus ou moins contrainte de mener à son terme une réforme figurant déjà dans la Constitution, depuis la révision de 2008. Et puisque le principe de ce référendum figure dans la Constitution, le Conseil constitutionnel ne pourra évidemment pas le déclarer inconstitutionnel.

Ce référendum d'un genre nouveau, caractérisé surtout par son caractère inapplicable, est pourtant une sorte de monstre juridique qui va certainement empêcher longtemps l'adoption d'une vraie initiative populaire.  Plus grave peut-être, il illustre parfaitement une tendance récente à intégrer dans la Constitution des dispositions inutiles, uniquement destinées à assurer une mission conjoncturelle de communication politique. Cette forme de pollution de la Constitution conduit à saper lentement sa crédibilité et la confiance que les citoyens ont à son égard. Ne sont-ils pas les premières victimes d'une procédure dont ils sont finalement exclus ?

lundi 18 novembre 2013

Sanctions disciplinaires : les faux-semblants du Conseil d'Etat

L'arrêt rendu le 13 novembre par le Conseil d'Etat va certainement susciter bon nombre de commentaires élogieux. La Haute Juridiction n'affirme-t-elle pas elle-même, sur son site que, par cette décision, elle entend "exercer désormais un entier contrôle sur le caractère proportionné de la sanction disciplinaire infligée à un agent public par rapport aux faits fautifs qui l’ont justifié". L'arrêt est donc présenté comme l'un de ceux que l'on fait admirer à la doctrine, pour qu'elle n'oublie pas que la juridiction administrative est là pour garantir les droits des citoyens, administrés ou fonctionnaires. Le passage au contrôle normal en matière de sanctions disciplinaires est donc présenté comme l'instrument d'une meilleure protection des agents publics.

Après avoir fait l'objet d'une "évaluation à 360°" qui ne lui a sans doute pas été favorable, M. B., haut fonctionnaire du Quai d'Orsay exerçant les fonctions d'ambassadeur, a fait l'objet d'une procédure disciplinaire. Il était accusé d'avoir tenu des propos inappropriés au personnel féminin de son ambassade et d'avoir "fait preuve d'acharnement" en tenant, "de façon répétée, des propos humiliants" à l'égard de l'une de ses subordonnées. Inutile d'ajouter que le  Conseil d'Etat affirme que la réalité de ces actes est attestée par les "pièces du dossier" et de "nombreux témoignages concordants".

Ces éléments à charge ont conduit le Conseil de discipline à prononcer une sanction grave, la mise à la retraite d'office de l'intéressé. 

Pour la première fois, le Conseil d'Etat exerce donc un contrôle normal, tout à fait nouveau, tout à fait protecteur des fonctionnaires sanctionnés, sauf de M. B. Il est vrai que les étudiants en droit administratif savent que la Haute Juridiction fait généralement évoluer sa jurisprudence en deux temps. Dans un premier arrêt, elle énonce sa nouvelle position, mais elle rejette le recours. Dans un second arrêt, des mois ou des années plus tard, elle se réfère à cette jurisprudence nouvelle et la met en oeuvre de manière positive, en annulant l'acte qui lui est déféré. D'une certaine manière, M. B. est la victime de ce mode de revirement, ayant la malchance d'être le premier requérant, et non pas le second. 

Mais l'arrêt semble comporter des vices plus graves, car ils touchent le coeur même des droits des personnes objets d'une procédure disciplinaire. 

Le principe d'impartialité

Le premier d'entre eux est sans doute le droit d'être entendu et jugé par une instance impartiale. Dans la décision, le Conseil observe que M. D., directeur général de l'administration (DGA) du ministère a pris l'ensemble des actes concernant le retrait des fonctions de M. B., qu'il s'agisse de son rappel à Paris après l'évaluation à 360°, ou de la nomination de son successeur. Ensuite, il a établi et signé le rapport, entièrement à charge, demandant la saisine du conseil de discipline et, pour faire bonne mesure, il l'a lui-même présidé.

Pour le Conseil d'Etat, cette absence de distinction entre l'autorité qui saisit le conseil et celle qui juge ne constitue pas une violation du principe d'impartialité, dès lors qu'"il ne ressort pas des pièces du dossier qu'il ait, dans la conduite des débats, manqué à l'impartialité requise ou manifesté une animosité particulière à l'égard de l'intéressé". Cette formule est directement issue d'un arrêt Laniez du 15 mai 1960, tellement oublié qu'il ne figure même plus dans les bases de données recensant le droit en vigueur.

De cette jurisprudence antique, on doit déduire qu'une seule personne peut prendre toutes les décisions administratives concernant l'intéressé, saisir le conseil de discipline et le présider, à la seule condition qu'elle ne tienne aucun propos public qui pourrait révéler une animosité à son égard. Cela serait d'ailleurs difficile car les membres d'un conseil de discipline sont soumis au secret professionnel, principe rappelé par le Conseil d'Etat lui-même dans un arrêt Paillaud du 4 novembre 1992.

Le problème est que cette analyse viole aussi bien la jurisprudence du Conseil constitutionnel que celle de la Cour européenne des droits de l'homme. 

Violation de la jurisprudence du Conseil constitutionnel

Le Conseil constitutionnel, depuis sa décision du 29 août 2002, rattache l'impartialité à l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. A l'origine, il ne distinguait guère entre les principes d'indépendance et d'impartialité, également "indissociables de l'exercice de fonctions juridictionnelles". Par la suite, il a précisé sa jurisprudence, jusqu'à une décision QPC du 8 juillet 2011 rendue à propos de la justice des mineurs. Précisément, cette dernière reposait sur l'intervention du juge des enfants également compétent pour instruire l'affaire et la juger.

Nous sommes là dans une situation très proche de celle de M. B., puisque le DGA a tout à la fois géré sa carrière, ou plus exactement l'interruption de sa carrière, avant de saisir le conseil de discipline qu'il a lui même présidé. Or, dans sa décision du 8 juillet 2011, le Conseil affirme clairement qu'en  "permettant au juge des enfants (...) qui a renvoyé le mineur devant le tribunal pour enfants de présider cette juridiction de jugement habilitée à prononcer des peines", la loi porte atteinte au principe d'impartialité qui a valeur constitutionnelle.

Certains objecteront peut-être qu'une sanction disciplinaire n'est pas une décision de la justice pénale. En quelque sorte, elle serait moins grave et pourrait tolérer une conception plus souple du principe d'impartialité. Là encore, le Conseil constitutionnel oppose une fin de non recevoir à une telle analyse. Dans sa décision rendue sur QPC du 25 novembre 2011, le Conseil constitutionnel énonce très clairement que les principes d'indépendance et d'impartialité garantis par l'article 16 de la Déclaration de 1789 doivent également être respectés, (...) "lorsqu'est en cause une sanction ayant le caractère d'une punition". On le constate, la jurisprudence Laniez ne résiste guère face à la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

Violation de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme

Elle ne résiste pas davantage face à celle de la Cour européenne. Celle-ci fait reposer l'exigence d'impartialité sur le droit au procès équitable garanti par l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme. Dans sa décision Adamkiewicz c. Pologne du 2 mars 2010, la Cour définit l'impartialité à travers deux critères cumulatifs.

Le premier critère peut être qualifié de "subjectif" parce qu'il consiste à pénétrer dans la psychologie du juge, à rechercher s'il désirait favoriser un plaideur ou nuire à un justiciable. Dans ce cas, l'impartialité est présumée, jusqu'à preuve du contraire (CEDH, 1er octobre 1982, Piersack c. Belgique). La Cour européenne se montre très rigoureuse à cet égard et ne constate la violation du principe d'impartialité que lorsque la preuve est flagrante. Tel est le cas, dans l'arrêt Remli c. France du 23 avril 1996,  pour un jury de Cour d'assises jugeant un Français d'origine algérienne, dont l'un des jurés a tenu, hors de la salle d'audience mais devant la presse, des propos racistes. C'est sans doute à ce critère subjectif que se réfère le Conseil d'Etat lorsqu'il observe qu'aucun propos révélant une animosité à l'égard de M. B. n'a été relevé. 

Le Conseil d'Etat a sans doute oublié qu'il existe un second critère de l'impartialité, présenté comme   "objectif", parce qu'il s'agit de contrôler l'organisation même de l'institution, qui doit apparaître impartiale, et inspirer la confiance. Sur ce point, la Cour européenne a développé une jurisprudence qui interdit l'exercice de différentes fonctions juridictionnelles par un même juge, dans une même affaire (par exemple : CEDH, 22 avril 2010 Chesne c. France).

La Cour de cassation reprend exactement le même principe dans une décision de la Chambre criminelle du 8 avril 2009. Elle y rappelle l'importance de l'impartialité fonctionnelle, qui interdit notamment à un magistrat de connaître d'une affaire pénale, alors qu'il avait déjà eu à juger de son volet civil. Dans ce cas, ce n'est pas le juge qui est en cause, mais l'organisation judiciaire qui ne satisfait pas au principe d'impartialité. Il en est évidemment de même en matière de sanction disciplinaire, et il est clair qu'un conseil de discipline présidé par celui-là même qui a pris des actes décidant de lui retirer ses fonctions, avant de saisir le conseil, devait inspirer une confiance assez limitée au malheureux M. B.

On le constate, la jurisprudence Laniez, invoquée par le Conseil d'Etat, est en quelque sorte balayée à la fois par la jurisprudence du Conseil constitutionnel et par celle de la Cour européenne des droits de l'homme.

Joan Miro. L'oeil noir

Le contrôle normal

Sur le fond, le Conseil affirme, et c'est ce que retiendra la doctrine, qu'il "appartient au juge de l'excès de pouvoir (...) de rechercher si les faits reprochés à un agent public ayant fait l'objet d'une sanction disciplinaire constituent des fautes de nature à justifier une sanction, et si la sanction retenue est proportionnée à la gravité de ces fautes". 

Dès lors que le Conseil d'Etat affirme l'exactitude des faits reprochés à M. B., il en déduit qu'ils justifient une sanction. Et la gravité de cette dernière, une mise à la retraite d'office, apparaît au juge parfaitement proportionnée aux faits qui l'ont motivée.

Pour affirmer cette proportionnalité, le juge s'appuie sur deux éléments. Le premier réside dans  "les responsabilités éminentes" de M.B. lui imposant une obligation de ne pas porter atteinte à la dignité de ses fonctions. Le second réside dans le fait que M. B. n'a, "à aucun moment, mesuré la gravité" de ces faits. Autrement dit, le requérant a nié les accusations formulées contre lui. Il a refusé de battre sa coulpe et d'exprimer ses regrets. C'est évidemment un cas grave pour le Conseil d'Etat, qui valide en outre la décision de rendre publique la sanction, en mentionnant le nom de l'intéressé. Pour la Haute Juridiction, cette forme nouvelle de pilori est parfaitement proportionnée aux faits. Reste évidemment à s'interroger sur l'avenir de cette jurisprudence et à se demander dans quels cas le juge considérera une sanction comme disproportionnée.

Certes, le Conseil interdit au requérant toute comparaison avec la situation d'autres fonctionnaires sanctionnés. La proportionnalité ne s'apprécie que par rapport aux faits qui ont motivé la sanction, et non par rapport à d'autres procédures disciplinaires. On ne peut s'empêcher tout de même de faire certains rapprochements. N'a-t-on pas vu récemment un autre ambassadeur auteur d'un détournement de fonds publics sanctionné par un simple blâme, et le décret le rappelant à Paris indiquer seulement qu'il était "appelé à d'autres fonctions" ? De toute évidence, M. B. n'a pas bénéficié d'une indulgence identique.

Le saucissonnage de la procédure

Cette rigueur, tant de l'administration que de son juge, s'explique en partie par une sorte de saucissonnage de la procédure engagée contre M. B., découpage qui n'a jamais permis de l'envisager dans sa globalité. Rappelons tout de même qu'à l'origine des déboires du requérant se trouve cette "évaluation à 360°" qui n'a été institutionnalisée au Quai d'Orsay que par un arrêté du 26 décembre 2011. M. B. en est sans doute la première victime, ayant été "évalué" en juillet 2010, à une époque où la procédure était encore expérimentale. 

Or, M. B. n'a pas obtenu l'ensemble des pièces liées à cette procédure d'évaluation. Il a donc dû s'adresser au tribunal administratif de Paris qui, dans un jugement du 1er février 2013, a fait injonction au Quai d'Orsay de lui communiquer ces documents. La confrontation des dates est fort éclairante : la sanction que conteste M.B. a été prise en juillet 2011, et les pièces de son dossier d'évaluation n'ont été transmises qu'après février 2013. 

On peut en déduire que M.B. a été sanctionné sans avoir eu communication de l'intégralité de son dossier devant le conseil de discipline, alors qu'il s'agit d'une garantie fondamentale des droits du fonctionnaire, et plus largement du principe du contradictoire. Mais le Conseil d'Etat ne raisonne pas ainsi. Il contourne la question, en affirmant que le décret sanctionnant M. B. n'est pas "un acte pris pour l'application de l'évaluation (...) laquelle ne constitue pas davantage sa base légale". Cette affirmation trouve son origine dans un arrêt précédent du 17 juillet 2013, dans lequel il avait déjà rejeté le recours de M.B. contre la procédure d'évaluation.

De fait, la Haute Juridiction prend soin d'affirmer que les témoignages "concordants" ne sont pas ceux qui ont été recueillis lors de la procédure d'évaluation, mais ceux qui ont été effectués durant la procédure disciplinaire. Le fait que la première procédure ait provoqué la seconde n'est pas pris en considération. Et pourtant, cette évaluation a directement suscité une décision de mettre fin aux fonctions de M. B., à une époque où, rappelons-le, il n'avait pas accès à l'intégralité du dossier. Mais le Conseil d'Etat, dans cette même décision du 17 juillet 2013, a décidé qu'il ne s'agissait pas là d'une sanction déguisée.

L'arrêt du 13 novembre 2013 est donc le dernier épisode d'une sorte de feuilleton contentieux durant lequel chaque décision en entraîne une autre, sans que jamais le requérant puisse contester de manière globale la procédure dont il est l'objet. Dans cet échec contentieux, le principe d'impartialité comme les droits de la défense ont été malmenés, et l'élargissement du contrôle prend alors une allure cosmétique. Cette affirmation de principe, ce libéralisme affiché, n'ont-ils pas pour effet de masquer les vices juridiques d'une décision qui peut sembler si étrange que l'on s'interroge sur ses fondements réels ?

samedi 16 novembre 2013

Droit d'asile : une exception au guichet unique

La décision Cimade rendue par le Conseil d'Etat, réuni en Assemblée du contentieux le 13 novembre 2013, accepte un léger assouplissement à la règle du "guichet unique" en matière de droit d'asile. 

M. B., ressortissant russe d'origine tchétchère, a obtenu le droit d'asile des autorités polonaises en juillet 2008, en application de la Convention de Genève de 1951. Celle-ci énonce, dans son article 1er al. 2 que le terme "réfugié s'applique à toute personne qui (...) craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays". M. B. invoquait alors des persécutions à son encontre, liées à sa participation à la première guerre d'indépendance de la Tchétchénie. Une fois installé en Pologne, il affirme avoir subi de nouvelles menaces émanant de ressortissants tchétchènes résidant dans ce pays, et avoir même, parmi eux,  reconnu l'un de ces anciens tortionnaires. 

Il a finalement choisi de quitter la Pologne, et a choisi de se rendre en France. Entré sur le territoire de manière irrégulière, il a fait une nouvelle demande d'asile et s'est vu refuser le statut de réfugié par l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) en 2009, refus ensuite confirmé par la Cour nationale du droit d'asile en mars 2011. C'est précisément cette décision de la CNDA qui est contestée par la voie du recours en cassation devant le Conseil d'Etat. 

Les rigueurs du "guichet unique"

La CNDA applique le principe du "guichet unique", qui trouve son origine dans la Convention de Dublin de 1990, suivie du règlement "Dublin II" du 18 février 2003, et de la directive du 1er décembre 2005. Il repose sur une idée simple : une personne qui s'est vu reconnaître, ou d'ailleurs refuser, le statut de réfugié dans un Etat de l'Union européenne, ne peut plus le solliciter dans un autre. Cette règle repose sur la volonté de considérer le territoire de l'Union comme un espace unique en matière d'asile. Le premier Etat saisi par le demandeur d'asile instruit sa demande et rend une décision définitive. Les procédures sont raccourcies, puisqu'un demandeur ne peut pas formuler des demandes successives dans plusieurs Etats, dans le seul but de demeurer aussi longtemps que possible sur le territoire européen. Pour garantir l'efficacité du système, un fichier informatisé Eurodac établit un fichier biométrique. La conservation des empreintes digitales des demandeurs d'asile permet en effet de détecter ceux qui ont déjà formulé une demande dans un autre Etat membre. Dans ce cas, leur requête est automatiquement rejetée.

Toute règle a cependant des exceptions, et celle du guichet unique aussi. Le titulaire de la qualité de réfugié, accordée dans un autre pays de l'Union, peut en effet formuler une autre demande, si la protection de l'Etat qui lui a accordé cette qualité n'est plus assurée. C'est évidemment le moyen essentiel développé par M. B. à l'appui de sa demande formulée en France, et il invoque ainsi le danger qu'il court en Pologne, du fait notamment de la présence sur le territoire polonais d'un de ses anciens tortionnaires. Dans cette hypothèse, les autorités françaises doivent examiner sa demande. Il convient de noter cependant que le danger couru par M. B. en Pologne sert de fondement à la seule recevabilité de sa demande d'asile en France. Sur le fond, l'examen de sa demande repose sur les persécutions dont il risque d'être victime dans son pays d'origine, en Russie. 

Jean Cocteau. L'Europe, notre patrie. 1961


La présomption de protection par le pays d'accueil 

Encore faut-il, pour que la demande de M. B. soit recevable en France, qu'il apporte des éléments de preuve, montrant que les autorités polonaises lui ont refusé leur protection. Le Conseil d'Etat précise alors, et c'est le point essentiel de la décision, que les Etats membres de l'UE sont présumés assurer une protection effective des personnes auxquelles ils ont accordé l'asile. Il appartient donc au demandeur de renverser cette présomption, en démontrant que les autorités du pays d'accueil lui ont refusé cette protection.

La CNDA se borne, en l'espèce, à affirmer qu'il n'était pas établi que M. B. ait effectivement sollicité la protection des autorités polonaises. Le Conseil d'Etat considère cependant que cette motivation est insuffisante. A ses yeux, le réfugié peut apporter la preuve par tous moyen de ce défaut de protection, sans qu'il soit obligatoire d'exiger de lui qu'il ait formulé une demande de protection en bonne et due forme aux autorités de l'Etat. Cette précision, anodine en apparence, offre tout de même au réfugié une marge de manoeuvre beaucoup plus large, notamment dans l'hypothèse où l'Etat qui a accordé l'asile ne se conformerait plus à ses obligations conventionnelles.

Dès lors que  M. B. n'a pas été mis en mesure de développer tous les moyens de preuve permettant de démontrer l'absence de protection des autorités polonaises, la procédure est annulée, et l'affaire renvoyée devant la CNDA. Certes, il est probable que M. B. sera finalement débouté, car il n'est certainement pas facile de prouver une absence fautive de protection, voire une inertie dangereuse pour le réfugié. Mais le Conseil d'Etat a tout de même donné, dans cette décision, quelques précisions utiles. Sur l'articulation entre la Convention de Genève de 1951 et le droit de l'Union européenne, il précise que les principes de la première doivent se concilier avec les procédures mises en oeuvre par le second. Cela le conduit à introduire un léger assouplissement, un tout petit bémol, au caractère automatique du guichet unique. Sur ce point, la décision peut être analysée comme un rappel d'un autre principe, celui de l'examen particulier du dossier, qui doit s'appliquer à l'ensemble des décisions prises en considération de la personne.

jeudi 14 novembre 2013

Affaire Mosley : Google découvre le droit français de la vie privée

Le 6 novembre 2013, la 17è Chambre du TGI de Paris a rendu un jugement très remarqué, en donnant satisfaction à Max Mosley dans le litige qui l'oppose à Google, entreprise de droit californien, particulièrement réticente lorsqu'il s'agit de se soumettre aux droits européens et français de la protection des données. Nul n'ignore en effet qu'elle préfère imposer à ses utilisateurs une définition contractuelle de la vie privée, écartant l'ordre public des Etats dans lesquels elle exerce son activité.

En l'espèce, Max Mosley, ancien Président de la Fédération internationale du sport automobile, n'entend pas se soumettre à ce droit imposé par Google, et il  a saisi les juges de plusieurs pays, dont la France. Il invoque une atteinte à sa vie privée, car des photographies le montrant dans des activités sado-masochistes en compagnie de prostituées circulent toujours sur internet, et sont accessibles à partir de mots clés saisis sur Google. Ces clichés proviennent d'un article publié en 2008, par un tabloïd britannique News of the World. Devant la High Court of Justice de Londres, le requérant avait pourtant obtenu une injonction interdisant la diffusion de ces images et 60 000 £ pour indemniser l'atteinte portée à sa vie privée. Mais il n'avait pu empêcher leur dissémination sur internet.

Par une ordonnance de référé du 29 avril 2008, le tribunal de grande instance de Paris a prononcé diverses mesures de retrait et d'interdiction de diffusion. La société Google n'a pas obtempéré, répondant au requérant, et au juge, avec une désinvolture qui n'appartient qu'à elle, qu'il ne lui appartenait pas de "faire la police sur internet". Devant cette situation, Max Mosley a assigné l'entreprise en justice pour exiger un retrait définitif de ces clichés, demandant effectivement à Google de contrôler les images qu'elle indexe et de faire disparaître les liens dirigés vers elles. La décision du 6 novembre 2013 lui donne satisfaction et exige le retrait pendant une durée de cinq années des images dont Mosley avait demandé l'interdiction. L'obligation est assortie d'une astreinte de 1000 € par manquement constaté, si les photos ne sont pas retirées dans un délai d'un mois après la décision.

Respect de la vie privée et droit commun

En exigeant de Google une telle intervention sur ses contenus indexés, le juge français fait prévaloir le droit au respect de la vie privée sur la libre circulation de l'information. Ce principe est exactement celui consacré par notre système juridique depuis la loi du 29 juillet 1881 qui prévoit que la liberté d'expression trouve une limite dans le droit des tiers, et notamment dans le droit au respect de la vie privée. La loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique énonce d'ailleurs, dans son article premier que "la communication au public par voie électronique est libre", mais qu'elle cède néanmoins devant "la liberté et la propriété d'autrui".

Sur ce point, le juge français refuse d'accorder à internet une spécificité lui permettant d'échapper aux contraintes qui sont celles de la presse et de l'audiovisuel. Au contraire, le web se trouve en quelque sorte replacé dans le droit commun, et le juge rappelle fort opportunément aux responsables de Google qu'ils doivent respecter l'ordre public français.

Cette jurisprudence est parfaitement cohérente avec les deux décisions rendues par la Cour d'appel de Paris le 14 décembre 2011.

Dans la première, le juge était saisi par une compagnie d'assurance, qui avait constaté que chaque fois que l'on tapait le début de son nom, "Lyonnaise de G", comme requête sur le moteur "Google Suggest", celui-ci sortait immédiatement le terme "escroc" au troisième rang des suggestions de recherches proposées. Elle estimait donc que l'association de ces deux termes était constitutive d'une injure publique. Le juge de cassation en a pourtant décidé autrement, faisant observer que cette qualification d'"escroc" n'était pas issue de la volonté de Google, mais résultait du système d'indexation. Autrement dit, le terme "escroc" sortait sur le moteur de recherche parce qu'il était utilisé par les internautes pour qualifier la compagnie d'assurance. Dans ce cas, le caractère automatique de l'indexation conduit à écarter la responsabilité de Google, dès lors que l'élément moral de l'infraction fait défaut. Tel n'est pas le cas dans la décision du 6 novembre 2013 : Google était parfaitement conscient que des images attentatoires à la vie privée de Max Mosley circulaient à partir de son moteur de recherche, dès lors que la firme avait déjà refusé, à plusieurs reprises, de les retirer.

Dans la seconde décision du 14 décembre 2011, intervenue cette fois en matière de diffamation, la Cour d'appel est saisie par une personne qui a fait l'objet d'une condamnation pénale et qui se plaint de voir son nom associé à des mots tels que " viol", "violeur", "condamné", "prison", voire "sataniste". Le juge ne nie pas que l'association de ces termes est diffamatoire, mais, en l'espèce, il choisit de se placer sur le plan des causes exonératoires. L'auteur d'une diffamation peut s'exonérer s'il démontre au juge sa bonne foi, et le juge estime que Google est de bonne foi, dans la mesure où elle n'est pas à l'origine du caractère excessif des termes employés et n'a témoigné aucune animosité à l'égard du requérant. Dans la décision du 6 novembre 2013, la situation est évidemment différente, puisque l'atteinte à la vie privée ne saurait donner lieu à une exonération pour des motifs titrés de la bonne foi de son auteur. Dans le cas d'espèce, Google apparaît plutôt comme parfaitement de mauvaise foi, refusant de retirer des images dont elle savait qu'elles portaient une atteinte grave à la vie privée de Max Mosley.


Le droit à l'oubli

Derrière cette protection de la vie privée apparaît en filigrane le droit à l'oubli, ou plus exactement le droit d'être oublié. Max Mosley ne demande rien d'autre que le droit de faire disparaître ces données personnelles d'internet. et la Cour lui accorde ce droit, estimant que la durée de cinq ans imposée à Google est suffisante pour obtenir un oubli définitif. Rappelons sur ce point que le droit à l'oubli numérique constitue l'un des axes essentiels de la proposition de règlement européen sur la protection des données diffusé en janvier 2012. A cet égard, le droit à l'oubli apparaît comme le socle d'un droit européen de la protection des données, alors que le droit américain ne s'intéresse pas à cette question.


Belle de jour. Luis Bunuel. 1967. Catherine Deneuve

Un test pour Google

Certes, la firme a d'ores et déjà annoncé sa décision de faire appel, et l'affaire est sans doute loin d'être finie. Google utilise d'ailleurs déjà tous les instruments en son pouvoir pour faire évoluer le droit français, y compris un lobbying très actif auprès des spécialistes du droit de l'internet. Il est en outre fort probable que la mise en oeuvre concrète de cette décision ne sera pas facile. En effet, si Max Mosley a dirigé son recours à la fois contre Google Incorporated (Inc.), la firme multinationale, et la société Google France, le juge a condamné la seule Google Inc., considérant sans doute que l'entreprise de droit français n'a aucune autonomie réelle. C'est sans doute vrai, mais les voies d'exécution n'en sont pas simplifiées.

On peut cependant penser que la CNIL sera très attentive à la manière dont Google exécutera la décision. Le retrait des ébats sadomasochistes de Max Mosley permettra d'apprécier si Google accepte enfin de se soumettre au droit français, droit du territoire sur lequel elle exerce une partie de ces activités. L'affaire Mosley apparaît alors comme un test pour une entreprise qui fait actuellement l'objet d'une enquête diligentée par la CNIL française, au nom des agences européennes chargées de la protection des données, enquête qui porte précisément sur ses réticences à appliquer le droit européen de la protection de la vie privée.