« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 25 septembre 2013

Sécurité et sûreté : les joyeux contresens de Christian Estrosi

L'émission d'Yves Calvi, "Mots Croisés" était consacrée le 23 septembre 2013 à la légitime défense, après le fait divers qui a vu un bijoutier tuer un jeune homme qui venait d'attaquer violemment son magasin. Christian Estrosi, député-maire de Nice, a commencé par prendre à témoin Marion Maréchal-Le Pen :" Vous êtes parlementaire comme moi. Nous connaissons le droit (...)". Ce fin juriste a ensuite déclaré de manière péremptoire : "Je suis un héritier de la révolution de 1789, celle des droits de l'homme et du citoyen, qui consacre la sécurité comme la première des libertés". Sur le plateau, personne n'a réagi, ni la magistrate représentant le syndicat de la magistrature, ni le Grand Criminologue, sans lequel il est désormais impossible de parler de délinquance. 

Et pourtant...Aucun des dix-sept article de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ne mentionne un quelconque droit à la sécurité. L'origine de ce contresens, fréquent chez les étudiants, réside dans une confusion avec le principe de sûreté. La serrure de sûreté n'a t elle pas pour fonction d'assurer la sécurité ? Sans doute, mais l'analyse juridique n'a rien à voir avec les serrures, et la sûreté n'est pas synonyme de la sécurité. 

Sûreté et sécurité

La sûreté se définit très simplement comme l'état de la personne qui n'est ni arrêtée ni détenue, et qui jouit de sa liberté d'aller et de venir. Toute conception libérale de l'Etat exige ainsi le respect du principe de sûreté. Les auteurs de la Déclaration l'avaient parfaitement compris, qui, pour en finir avec une époque dominée par les lettres de cachets et les procès dépourvus des garanties les plus élémentaires des droits de la défense, ont fait de la sûreté un des "droits fondamentaux et imprescriptibles de l'homme" (art. 2). 

Mais sa seule consécration n'est pas suffisante, et la garantie du principe de sûreté repose le respect  des procédures et de l'égalité devant la loi : "Nul ne peut être accusé, arrêté, détenu que dans les cas déterminés par la loi et selon les formes qu'elle a prescrites" (art. 7). De fait, la sûreté n'a rien à voir avec la sécurité matérielle des individus, mais seulement avec leur sécurité juridique. Elle se rapproche de la notion d'Habeas Corpus développée au Royaume Uni, et impose l'intervention du juge judiciaire pour protéger la liberté individuelle des personnes et empêcher toute arrestation arbitraire (art. 66 de la Constitution).

Cette définition est admise dans l'ensemble des pays du Conseil de l'Europe. L'article 5 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme énonce ainsi que "tout personne a droit à la liberté et à la sûreté". Elle dresse ensuite la liste des atteintes licites au principe de sûreté comme la garde à vue, l'emprisonnement après condamnation par un juge pénal, la détention de certaines personnes considérées comme dangereuses pour elles-mêmes ou pour les autres, ou encore celle des étrangers contre lesquels une procédure d'éloignement est en cours. 

Le droit positif ignore donc toute confusion entre sûreté et sécurité, confusion qui n'existe que dans l'esprit de M. Estrosi et de ceux qui cherchent un fondement constitutionnel destiné à légitimer une politique sécuritaire.


Assiette révolutionnaire. Nevers 1789

Un droit purement déclaratoire

Doit-on en déduire que le droit à la sécurité n'existe pas ? Sur le plan formel, le législateur l'a consacré à plusieurs reprises depuis la loi du 21 janvier 1995 qui affirme avec solennité que "la sécurité est un droit fondamental", formulation reprise par les lois du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne et du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure. Ces multiples occurrences législatives du droit à la sécurité ont un caractère quelque peu incantatoire, car le contenu de ce droit n'est pas défini. S'il a une existence formelle, il est dépourvu de contenu matériel. Quoi qu'il en soit, il n'a jamais permis de fonder des prérogatives particulières au profit des citoyens, et surtout pas le droit de porter des armes ou de se faire justice soi même. Tout au plus est-il invoqué pour justifier certaines politiques publiques, comme celle visant à inciter les collectivités à investir dans des systèmes de vidéoprotection.

Le Conseil constitutionnel, quant à lui, n'a jamais consacré le droit à la sécurité comme un droit constitutionnel. Dans une décision du 22 juillet 1980, il a mentionné "la sécurité des personnes et des biens" comme un "principe de valeur constitutionnelle", formulation très prudente qui a simplement permis en l'espèce de justifier une limitation du droit de grève sur des sites où sont entreposés des matières nucléaires. On le constate, la sécurité dont il s'agit n'a rien à voir avec la lutte contre la délinquance.

Par la suite, alors même que le législateur avait affirmé, à plusieurs reprises, le caractère "fondamental" du droit à la sécurité, le Conseil constitutionnel, dans une décision du  13 mars 2003, met un frein à cet enthousiasme pour le droit à la sécurité, en affirmant que ces dispositions "ne créent aucun droit nouveau au profit des personnes (...) et qu'elles ne confèrent pas davantage à l'autorité administrative des pouvoirs dont elle ne disposerait pas déjà". Il en conclut qu'elles sont "dépourvues de caractère normatif et ne sauraient donc être utilement arguées d'inconstitutionnalité". L'idée générale est donc que le législateur peut proclamer le droit à la sécurité autant qu'il veut, ces dispositions conservent un contenu purement déclaratoire. Le droit positif est donc bien éloigné de ce qu'affirme Christian Estrosi, qui a sans doute tendance à prendre ses désirs sécuritaires pour des réalités juridiques.


dimanche 22 septembre 2013

La Scientologie devant la Cour européenne : halte aux recours dilatoires

Les intérêts de la Scientologie à travers le monde sont confiés à une armée d'avocats très bien rémunérés. Ils ont certes pour mission de la défendre lorsqu'elle fait l'objet de poursuites, mais ils utilisent aussi la voie contentieuse à d'autres fins, pour retarder d'éventuelles condamnations et développer des campagnes de communication destinées à montrer que les scientologues sont victimes d'atteintes à leur liberté religieuse. Le combat judiciaire est donc un des multiples outils employés pour affirmer la légitimité d'un mouvement généralement considéré comme sectaire.

L'arrêt rendu le 19 septembre 2013 par la Cour européenne, asbl Eglise de scientologie c. Belgique vise précisément à contester la conformité aux principes fondamentaux du droit pénal d'une procédure engagée par les juges belges pour escroquerie et abus de confiance en 1997. Différentes perquisitions ont eu lieu en septembre 1999 contre le mouvement constitué en droit belge sous forme d'une association sans but lucratif (asbl). Dans les jours qui ont suivi, le juge d'instruction a publié un communiqué de presse, très factuel, précisant qu'aucune inculpation n'avait encore été prononcée. Les médias, de leur côté, ont diffusé des informations de "sources proches du dossier", affirmant que bon nombre d'entreprises commerciales liées à la Scientologie réalisaient de substantiels bénéfices au détriment des adeptes, et que l'église détenait  sur eux des fichiers illégaux. 

Devant ces accusations, la Scientologie a opéré une contre-attaque judiciaire massive, en déposant toute une série de plaintes dirigées contre le ministère public belge. Il est d'abord accusé d'avoir violé l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme, garantissant le droit à un juste procès. Le procureur se voit en effet reproché  d'avoir fait connaître son opinion sur les faits imputés au mouvement sectaire, avant que le réquisitoire ait été présenté. Il est aussi accusé d'avoir porté atteinte à la présomption d'innocence garantie par l'article 6 § 2 de la Convention, puisque des éléments du dossier ont été transmis aux médias.


Le Livre de la Jungle. Walt Disney. 1967



L'irrecevabilité de fond

La Cour européenne ne rejette pas les moyens au fond, mais déclare, à l'unanimité, la requête irrecevable. On pourrait s'en étonner, dès lors que le droit français ne connaît que les irrecevabilités de forme, mais le droit de la Convention européenne connaît aussi une irrecevabilité pour "défaut manifeste de fondement" (art. 35 § 3 a). Elle ne vise pas seulement les requêtes que l'on pourrait qualifier de fantaisistes mais celles qui, "à la suite d'un examen préliminaire de son contenu, ne révèle aucune apparence de violation des droits garantis par la Convention, de sorte que l'on peut la déclarer irrecevable d'emblée". 

Le droit à un juste procès et la procédure globale

Une grande part des déclarations d'irrecevabilité de ce type concernent des requêtes invoquant, comme c'est le cas dans l'affaire asbl Eglise de Scientologie c. Belgique, une violation de l'article 6 § 1. En effet, le droit à un procès équitable ne vise que la régularité de la procédure contentieuse, la manière dont le juge interne a respecté l'égalité entre les parties tout au long de l'affaire, jusqu'à la décision finale. Il s'agit donc d'une appréciation globale, principe acquis avec la décision Star Epilekta Gevmata et a. c. Grèce du 6 juillet 2010.

Dans l'affaire asbl Eglise de Scientologie c. Belgique, la Cour rappelle donc, logiquement, que l'équité de la procédure ne peut s'apprécier que dans son ensemble, une fois que les juges internes ont statué définitivement sur l'affaire (par exemple : CEDH 2 mars 2000, Beljanski c. France). En l'espèce, la Cour européenne est saisie alors que les décisions de justice relatives aux recours de la Scientologie ne sont toujours pas intervenues. La globalité de la procédure ne peut donc être appréciée au regard de l'article 6 § 1 de la Convention.

La présomption d'innocence : cherchez la preuve 

En ce qui concerne la présomption d'innocence, garantie par l'article 6 § 2 de la Convention européenne des droits de l'homme, la Cour reconnaît qu'une telle atteinte peut être le fait des autorités publiques et judiciaires d'un Etat. Que leurs propos soient ou non repris dans la presse est sans effet sur leur responsabilité en matière de présomption d'innocence. En revanche, ces propos doivent effectivement "donner à penser qu'une autorité de ce type considère l'intéressé comme coupable, alors qu'il n'a pas été définitivement jugé tel". De fait, les autorités de l'Etat doivent rechercher un équilibre entre la nécessaire information du public sur les enquêtes en cours et la réserve que commande le respect de la présomption d'innocence (CEDH, 10 février 1995, Allenet de Ribemont c. France).

En l'espèce, la Scientologie n'invoque qu'un communiqué de presse anodin qui se borne à affirmer qu'il y a effectivement eu des perquisitions dans ses locaux. Pour le reste, elle se fonde sur les articles de presse qui mentionnent des "sources proches de l'enquête", sans qu'il soit possible de déterminer si ces sources existent. Les auteurs d'éventuelles atteintes à la présomption d'innocence seraient donc les journalistes auteurs des articles, mais certainement pas les membres du parquet auxquels sont attribués des propos dont il est impossible de prouver qu'ils les ont tenus. Très logiquement, la Cour décide donc que "cette partie de la requête est manifestement mal fondée".

La décision repose sur l'articulation entre un champ d'application très large des conditions d'irrecevabilité devant le Cour européenne, et l'analyse de la procédure dans sa globalité. A ce titre, elle n'emporte aucune réelle rupture jurisprudentielle. Elle conduit cependant à une décision très sévère qui prend l'allure d'un avertissement à la Scientologie et à l'armée d'avocats qui travaillent à protéger ses intérêts. Certes, il n'existe pas au sens formel, de sanction pour recours abusif devant la Cour, mais les recours dilatoires ou purement médiatiques risquent de se retourner contre ceux qui les introduisent. C'est sans doute le message subliminal de la Cour.

vendredi 20 septembre 2013

Le "Like" sur Facebook protégé par le 1er Amendement

Y a t il un degré plus sommaire dans l'expression que le "like" sur Facebook ? Pour ceux qui ne sont pas encore familiarisés avec ce réseau social, il s'agit pour le lecteur de cliquer sur un bouton "like" traduit par "j'aime" dans la version française, lorsqu'un message, un site ou une page suscite son intérêt ou son adhésion. La photo du petit dernier ? On clique sur "j'aime". La recette du boudin aux pommes ? On reclique. Le jeu "Candycrush" ? On reclique. La page de soutien au bijoutier de Nice ? On reclique. Et ainsi de suite. Une foule d'internautes s'imagine ainsi qu'elle donne son opinion, de la même manière qu'elle choisit des "amis" qu'elle ne connaît pas.

En l'occurrence, nous évoquons les "like" et non pas les "j'aime", car ce fameux clic vient de faire l'objet d'une décision rendue par un juge américain de la Cour d'appel fédérale de Virginie (4è circuit). Il était confronté à un litige du travail, six adjoints du shérif de Hampton ayant cliqué sur le "like" de la page Facebook de son adversaire aux élections. Une fois sa réélection acquise, le shérif avait licencié les intéressés, considérant que cette mention sur Facebook était un acte déloyal.

Dans une première décision rendue par le juge de district Jackson en avril 2012, ce dernier avait considéré que le simple clic "like" n'emportait aucun "actual statement", contrairement au "commentaire" édité sur Facebook et qui lui suppose une expression formelle, même en quelques mots. Le premier était donc, aux yeux du juge de première instance, un "insufficient speech to merit constitutional protection". Traduit en français, cela signifie que le "like" n'a pas un contenu informationnel suffisant pour justifier une garantie constitutionnelle. Un tel raisonnement conduit ainsi à dissocier l'expression sur Facebook, entre ce qui relève du discours structuré, même très bref, et ce qui doit être rattaché à un vague témoignage de satisfaction.




Le "Like" et le "Symbolic Speech"

Le Juge William B. Traxler Jr annule la décision du Juge Jackson. A ses yeux, le "like" relève de la liberté d'expression, même s'il s'agit d'une expression ni verbale, ni écrite. A ce titre, sa position repose sur la jurisprudence relative au "Symbolic Speech" qui considère que le simple fait de manifester son opinion, soit dans la rue, soit en brûlant un drapeau, soit encore en cliquant sur "Like" doit être protégé par le Premier Amendement. Peu importe que l'expression soit sommaire, car le juge n'a pas à apprécier la qualité de cette dernière.

En l'espèce, il s'agit d'affirmer son soutien à une campagne électorale en cours, et le clic prend une réelle signification. Il n'y a donc pas de différence, au regard de la garantie constitutionnelle, entre le fait de cliquer sur "Like" ou celui de taper un message de soutien en quelques mots.

La solution a le mérite d'être simple, même si ses conséquences sont, pour le cas d'espèce, loin de l'être. En effet, le juge considère que le shérif auteur du licenciement bénéficie de l'immunité financière accordée par le 11è Amendement. aux autorités des Etats fédérés. En clair, l'Etat de Virginie devra sans doute réintégrer les requérants dans leurs fonctions, mais le shérif ne sera pas personnellement tenu de les indemniser pour le dommage subi.

Le droit français

Les juges français n'ont pas encore eu à connaître de la mention "j'aime" et ne se sont donc pas posé la question de savoir si elle relève, ou non, de la liberté d'expression. Dans le domaine de l'utilisation de Facebook en matière de droit de travail, la jurisprudence se montre très nuancée. Ainsi,  le 10 avril 2013, la Cour de cassation a opéré une distinction subtile, pour déterminer si une injure écrite sur le "mur" de Facebook est de nature publique ou privée. Si la page Facebook est ouverte à tous, l'injure est publique, si elle n'est accessible qu'à un petit nombre d'"amis" réunis par une "communauté d'intérêt", l'injure est privée. Cela semble très simple, mais dans la réalité, beaucoup d'internautes ont un compte Facebook officiellement accessible aux seuls "amis", mais toute personne qui le demande est immédiatement considérée comme un "ami". Quant à la notion de "communauté d'intérêt", le moins que l'on puisse dire est qu'elle n'est pas limpide.
De la distinction entre les "j'aime"

La jurisprudence américaine repose sur le libéralisme, et sur une conception traditionnellement très étendue de la liberté d'expression. Sur ce point, elle pourrait être une inspiration fort utile lors des litiges qui se multiplient sur l'utilisation de Facebook dans les relations de travail.

Il n'en demeure pas moins qu'il est bien difficile de poser un principe général dans ce domaine. Le bouton "J'aime", comme son homologue américain "like" est largement utilisé à des fins publicitaires et de marketing commercial. Il est désormais possible, on n'arrête pas le progrès, d'acheter des "j'aime" dans le but de développer la diffusion d'une page. Un site propose ainsi un paquet de 30 000 "Like" pour 149 euros, et certains estiment que le soutien massif au bijoutier de Nice s'explique par le recours à ce genre de commerce. Dans ce cas, la question reste posée du titulaire de la liberté d'expression. S'agit-il du robot à l'origine de la création d'une identité fictive ? Certainement pas, car les robots ne sont pas titulaires du droit, du moins pas encore. S'agit-il de la personne qui a acheté les identités fictives ? Théoriquement oui, mais est ce réellement satisfaisant d'accorder un droit à quelqu'un qui se cache et dont le but est de tromper les internautes ? On le voit, les problèmes juridiques posés par le "j'aime" de Facebook ne font que commencer.


mardi 17 septembre 2013

Le Québec entre laïcité et communautarisme

Nos amis québécois sont souvent présentés comme étant le produit d'une double culture, à la fois française et américaine du Nord. Ce lieu commun trouve aujourd'hui un écho particulier dans le débat sur la laïcité qui agite le Québec. Le Premier ministre Pauline Marois, leader du Parti Québécois (PQ), a en effet rendu publique le 10 septembre 2013 une "Charte des valeurs québécoises".

Le débat sur l'accommodement raisonnable

Ce texte est le résultat d'un long débat sur la notion d'"accommodement raisonnable", notion employée par la Cour Suprême québécoise, qui désigne une autorisation jurisprudentielle d'assouplir une norme obligatoire, dans le but de ne pas créer de discrimination sexuelle, ethnique ou religieuse. C'est sur le plan religieux que les "accommodements raisonnables" ont été le plus invoqués, chaque communauté s'efforçant d'obtenir un droit spécifique, distinct du droit commun québécois.

En 2006, dans un arrêt Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, la Cour Suprême autorise ainsi un jeune sikh à se rendre au collège avec un "kirpan", c'est à dire un poignard porté par les plus religieux des sikh. La Cour déroge ainsi à l'interdiction de porter une arme dans les établissements secondaires, dans le but de lutter contre l'affreuse discrimination dont l'enfant est l'objet en ne pouvant venir armé à l'école. Il est vrai que le juge, dans sa grande prudence, a exigé que le couteau soit rangé dans un fourreau de bois et placé à l'intérieur d'un sac cousu de manière à ne pas être ouvert.

Cette jurisprudence illustre parfaitement la diversité des revendications en matière d'accommodement raisonnable. La communauté juive hassidique d'Outremont, à Montréal a obtenu de la Cour supérieure du Québec la mise en place, au dessus de la ville, d'un "érouv", sorte de clôture symbolique qui délimite une zone de pratique religieuse. Elle a également invoqué l'accommodement raisonnable lorsqu'elle a demandé, et obtenu, la pose, à ses frais, de vitres teintées à une salle de sport de la même ville, au motif que leurs enfants pouvaient voir des femmes dans une tenue jugée indécente.

De leur côté, les musulmans ont considéré comme un accommodement raisonnable le fait de venir prier dans une cabane à sucre, lieu traditionnellement consacré à la fabrication du sirop d'érable et aux fêtes qui l'accompagnent. Le propriétaire de la cabane a préféré céder devant la foule des fidèles et a donc demandé aux amateurs de sirop d'érable de vider les lieux, suscitant un large débat au Québec.

Enfin, les catholiques, qui ne sont pas en reste, refusent toute intervention législative dans le programme d'instruction religieuse des écoles privées sous contrat. Depuis 2008, tous les élèves du Québec, qu'ils étudient dans le secteur public ou privé, peuvent suivre un cours facultatif d'"éthique et culture religieuse", que les établissements catholiques refusent d'assurer, préférant évidemment le catéchisme. Là encore, ils invoquent comme accommodement raisonnable le fait de refuser l'intervention de l'Etat dans les programmes des établissements de caractère confessionnel.

On s'en doute, toutes ces revendications sont largement médiatisées et la querelle des "accommodements raisonnables" s'est développée au Québec, personne n'étant d'accord sur ce qui est raisonnable, ou pas. C'est l'ampleur de ce débat qui a finalement suscité la présente Charte.

Gilbert Bécaud. Charlie. 1971

 L'adoption du principe de laïcité à la française

Sur le fond, la Charte ressemble beaucoup au droit français. On y trouve consacré le principe de neutralité de l'Etat, qui se traduit notamment par l'interdiction du port de signes religieux pour tous les agents publics. Figure également l'obligation de circuler "le visage à découvert lorsqu'on donne ou on reçoit un service de l'Etat". Observons que cette interdiction de se couvrir le visage ne concerne pas, comme en France, l'ensemble de l'espace public, mais seulement les services publics, y compris ceux chargés de la petite enfance. Toutes ces mesures sont présentées comme reposant sur la séparation des églises et de l'Etat, déjà engagée au Québec depuis une cinquantaine d'années.

On le constate, l'essentiel du texte est directement inspiré du droit français et du principe de laïcité, tel qu'il existe dans notre pays. La laïcité est considérée comme le moyen de rétablir l'unité au sein d'une société québécoise fortement divisée après le débat sur les accommodements raisonnables. Comme en droit français, la laïcité est perçue comme l'instrument juridique de la cohésion nationale. La liberté religieuse doit ainsi s'exercer dans la sphère privée et ne pas être un facteur de division de la société.

On comprend que le projet émane d'un gouvernement souverainiste, soucieux de protéger l'unité québécoise face à une idéologie anglo-saxonne, largement relayée au Canada dans les provinces anglophones, qui repose sur un traitement communautariste des différentes religions. Considéré sous cet angle, le repli communautaire constitue la négation même de la volonté de vivre ensemble, qui caractérise le sentiment d'appartenance à une même nation. 

La laïcité, produit d'exportation

Conformément à une pratique de démocratie participative au Québec, la Charte est diffusée sur internet, et les québécois ont la possibilité de donner leur avis sur le texte, par une "participation citoyenne". C'est seulement à l'issue de cette procédure consultative que la Charte deviendra un projet de loi.

La laïcité à la française, si souvent critiquée, n'est sans doute pas un si mauvais système. Il s'exporte en effet dans des pays qui constatent l'échec des politiques communautaristes et qui  le considèrent comme un moyen de rétablir l'unité et le consensus social. Alors que certains, en France, revendiquent précisément une approche communautariste des religions, la Charte québécoise témoigne de l'échec du telle approche et de la nécessité de persévérer dans le choix d'une société laïque.

samedi 14 septembre 2013

La GPA devant la Cour de cassation : immobilisme jurisprudentiel

Le vendredi 13 septembre 2013 n'est sans doute pas un jour de chance pour les enfants nés à l'étranger à la suite d'une convention de gestation pour autrui (GPA). La première chambre civile de la Cour de cassation a en effet rendu deux décisions dont il convient d'observer d'emblée qu'elles ne portent pas sur la légalité d'une telle convention que le droit positif considère comme parfaitement illégale. Elles portent sur la transcription sur le registre de l'état-civil français de l'acte de naissance d'enfants nés d'une GPA à Mumbay (Inde), des jumeaux nés en avril 2010 pour M. B. et une petite fille née en juillet 2009 pour M. F. Dans les deux cas, la Cour refuse purement et simplement cette transcription et va même jusqu'à annuler la reconnaissance de paternité de M. F. considérée comme frauduleuse.

Certains commentateurs ont déjà présenté ces décisions comme une sorte de camouflet infligé à la circulaire Taubira du 25 janvier 2013. L'analyse n'est pas si simple, car la circulaire a un objet différent de celui des décisions rendues par la Cour de cassation. En revanche, les raisonnements tenus sont parfaitement contradictoires.

Une étrange situation juridique

L'objet de la circulaire Taubira est de permettre la délivrance d'un certificat de nationalité française
aux enfants nés à l'étranger d'un parent français ayant "vraisemblablement" eu recours à une procréation médicalement assistée (PMA) ou à une GPA. Dès lors qu'est établi un lien de filiation entre l'enfant et un ressortissant français, lien établi par un acte d'état civil licite dans le droit du pays concerné, il est donc possible d'obtenir un certificat de nationalité. La circulaire repose ainsi sur l'intérêt supérieur de l'enfant : quelles que soient les conditions de sa naissance, même illicites au regard du droit français, il doit pouvoir être citoyen français, comme l'un au moins de ses parents.

Les présentes décisions de la Chambre civile portent, quant à elles, sur la transcription de l'état-civil et non pas sur la nationalité, et reposent sur un raisonnement rigoureusement inverse. Alors que la circulaire Taubira écarte la convention de GPA, la cour de cassation la considère comme une sorte de péché originel, un acte qui empêche l'enfant d'avoir le même statut juridique que tous les autres enfants nés d'au moins un parent français. Il se retrouve ainsi dans une situation ubuesque : il peut voir reconnaître sa nationalité française, mais sa filiation ne peut pas être établie en droit français.

"Fraus omnia corrumpit"

La Cour de cassation s'appuie sur un raisonnement à la fois simple et implacable qu'elle avait déjà développé dans la célèbre affaire Mennesson du 17 décembre 2008. Dès lors que la naissance est l'aboutissement d'un processus frauduleux comportant une convention de GPA, tous les actes qui en résultent sont entachés d'une nullité d'ordre public. Les juges invoquent ainsi l'article 16-6 du code civil portant sur l'indisponibilité du corps humain et l'article 16-9 qui énonce que ces dispositions sont d'ordre public.

Cette sévérité résulte d'une application rigoureuse de l'adage "Fraus omnia corrumpit", depuis longtemps intégré dans la jurisprudence de la Cour de cassation, et qui lui permet de prononcer la nullité de tous les actes issus d'une fraude. Le problème est tout de même que la fraude, qu'elle soit civile ou pénale, se définit par la volonté de nuire, ce qui n'est pas le cas en l'espèce. Les parties à un contrat de gestation pour autrui n'ont pas réellement le désir de nuire à qui que ce soit, seulement celui de mettre un enfant au monde.

L'intérêt supérieur de l'enfant ? 

Certes, nul ne conteste que la GPA n'est pas conforme à l'ordre public français. Mais que devient l'intérêt supérieur de l'enfant ? Il n'est tout simplement pas pris en compte par la Cour de cassation : "En présence de cette fraude, ni l'intérêt supérieur de l'enfant que garantit l'article 3 § 1 de la Convention internationale des droits de l'enfant, ni le respect de la vie privée et familiale au sens de l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme ne sauraient être utilement invoqués". L'analyse suscite une certaine perplexité, car la Cour affirme que les dispositions législatives du code civil l'emportent sur celles des traités internationaux.

Ce refus d'examiner l'intérêt supérieur de l'enfant est d'autant plus surprenant que, dans sa décision du 17 mai 2013 sur le mariage pour tous, le Conseil constitutionnel a énoncé une réserve d'interprétation dont tout le monde se souvient. Il a en effet estimé que l'alinéa 10 du Préambule de 1946 qui énonce que "la Nation assure à l'individu et à la famille le conditions nécessaires à leur développement" devait s'entendre comme imposant le respect de l'intérêt de l'enfant pour toute procédure d'adoption. Certes, l'adoption n'est pas la GPA, mais il n'en demeure pas moins que l'intérêt supérieur de l'enfant dispose maintenant d'un fondement constitutionnel qui devrait s'imposer aux juridictions.

L'intérêt de l'enfant aurait pourtant mérité qu'on s'y attarde. Que va devenir la petite fille aujourd'hui âgée de quatre ans et qui se voit privée du lien de filiation avec M. F. ? Elle dispose actuellement d'un état civil indien, mais sa filiation paternelle est inopposable en France. Doit-elle résider en Inde, auprès de sa mère dont on nous dit qu'elle est "d'origine extrêmement modeste", et qui a mené à bien une grossesse pour le compte d'autrui ?  Ces enfants sont-ils responsables des conditions illicites de leur gestation, au seul regard du droit français. La cour reste muette sur ces points, car, à ses yeux, le caractère frauduleux du recours à la GPA suffit à fonder la nullité de tous les actes qui ont suivi.

Et maintenant ?

Que va t il se passer, maintenant que la Cour de cassation a soigneusement bloqué toute possibilité
Claire Bretécher. Le destin de Monique. 1983
d'évolution jurisprudentielle ?

Du côté des pouvoirs publics, on peut envisager le recours à la voie législative pour autoriser formellement la transcription dans les registres français de l'état civil de l'acte de naissance des enfants que l'on soupçonne d'être nés par une convention de gestation pour autrui. Le problème est évidemment de nature politique, car on imagine facilement les hurlements de ceux qui manifestaient à grand bruit contre le mariage pour tous.

Si le gouvernement écarte la voie législative, les intéressés devront se tourner vers la Cour européenne des droits de l'homme. Elle seule pourra exercer son contrôle au regard de l'intérêt de l'enfant et du droit au respect de la vie privée de ceux qui sont allés à l'étranger pour profiter d'un système juridique plus favorable. Peut-être songera t elle alors que le droit français est beaucoup plus indulgent à l'égard de ceux qui transfèrent leur fortune dans des paradis fiscaux qu'à l'égard de ceux qui vont faire des enfants dans des "paradis de mères porteuses" comme les Etats Unis ou l'Inde. Les premiers sont invités gracieusement à rapatrier leur argent, les seconds n'ont pas le droit de rapatrier leurs enfants.





jeudi 12 septembre 2013

Le registre des baptêmes, un fichier comme un autre

La Cour d'appel de Caen a rendu, le 10 septembre 2013, une décision portant sur une demande de radiation du registre des baptêmes. La rareté même d'un tel contentieux ne peut qu'attirer l'attention.

Le requérant, qui se revendique comme libre-penseur, a été baptisé à l'âge de deux jours, le 11 août 1940, par le curé de Fleury (Manche). En 2001, il a demandé au curé de cette ville et à  l'évêque de Coutances et Avranche, en sa qualité d'administrateur diocésain, que la mention "a renié son baptême par lettre datée du 31 mai 2001" soit portée sur le registre des baptêmes au regard de son nom. Il a immédiatement obtenu satisfaction. Huit années plus tard, ayant presque atteinte les soixante-dix printemps, le requérant demande cette fois l'effacement pur et simple de la mention de son baptême. Le tribunal de Coutances, dans un jugement d'octobre 2011, lui a donné satisfaction et a ordonné cet effacement. C'est précisément ce que conteste l'évêque, d'autant que l'association diocésaine était condamnée aux dépens. Ajoutons, et c'est d'ailleurs quelque peu surprenant, que le Procureur général près la Cour d'appel de Caen s'est joint à l'appel, sans que l'on puisse comprendre exactement quel est son intérêt dans l'affaire. 

Quoi qu'il en soit, la Cour d'appel annule le jugement du tribunal de Coutances, et fait observer que la liberté du requérant "de ne pas appartenir à la religion catholique est respectée" par la seule mention portée sur le registre des baptêmes, "sans qu'il y ait lieu à effacement ou correction supplémentaire du document litigieux".

Pour parvenir à cette solution, la Cour d'appel examine successivement les deux moyens invoqués par le requérant.

La violation de la vie privée

Celui-ci invoque d'abord une violation de l'article 9 du code civil, c'est à dire une atteinte à sa vie privée. Le tribunal de Coutances s'était appuyé sur cet argument, et avait considéré que la célébration du baptême relève de la vie privée. A ses yeux le registre délivre donc une information personnelle sur l'individu qui doit être protégée par l'article 9 du code civil. 

La Cour d'appel adopte la position inverse. Pour elle, la célébration d'un baptême constitue un évènement public, et le registre se borne à mentionner l'identité du baptisé, de ses parents, de ses parrain et marraine. En soi, ces mentions ne révèlent rien sur la pratique religieuse de l'intéressé, mais se bornent à mentionner un évènement qui s'est déroulé alors qu'il était un nourrisson âgé de deux jours. Cette mention d'un évènement religieux n'implique évidemment aucune volonté de discrimination à son égard. On doit d'ailleurs observer que cette célébration n'est évidemment pas le choix de l'enfant, mais celui de ses parents, et que leur volonté doit aussi être respectée.

Quant à la communication des informations portées sur le registre, elle n'emporte pas davantage atteinte à la vie privée, dès lors que ces éléments ne sont pas communicables à tous, mais seulement aux ministres du culte et à l'intéressé, s'il en fait la demande. Les tiers n'y ont en principe pas accès.


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L'accès aux fichiers

Ceci nous amène au second moyen développé par le requérant, qui invoque la non conformité du registre des baptêmes à la loi du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés. Rappelons à ce propos, car on n'a désormais que très rarement l'occasion de le faire, que ce texte s'applique aussi aux fichiers non informatisés, et donc à un registre comportement des données nominatives comme le registre des baptêmes.

Il est vrai qu'un tel registre conserve des données relatives à l'appartenance d'une personne à une religion et qu'il s'agit donc bien de données à caractère personnel au sens de la loi du 6 janvier 1978. Dans ce domaine, la collecte et la conservation des données doivent respecter quelques grands principes.

Le premier d'entre eux est la loyauté, ce qui signifie que les informations ne peuvent être collectées à l'insu des intéressés. Tel n'est pas le cas en l'espèce, puisque les parents du requérant ont, au contraire, souhaité que son nom figure sur le registre des baptêmes.

Le second est le principe de finalité qui veut que les données conservées doivent être strictement conformes à l'objet du fichier. L'inscription sur le registre des baptêmes a pour objet d'informer les membres du clergé du fait qu'une personne est baptisée, notamment lorsque l'intéressé souhaite ensuite, par exemple, la célébration d'un mariage religieux. Il ne s'agit, en aucun cas, d'en déduire une quelconque participation à une communauté paroissiale ou d'utiliser le fichier à des fins de prosélytisme. La loi du 6 janvier 1978 prévoit d'ailleurs expressément le cas des données conservées par les organismes religieux à but non lucratif, qui ne doivent pas être communiquées à des tiers, sauf consentement de l'intéressé. Le registre des baptêmes ne fait pas exception à cette règle, et la diffusion des données aux tiers, dans le cas du requérant, est de son propre fait, puisqu'elle résulte du contentieux dont il a pris l'initiative.

Le troisième principe enfin est celui de la pertinence et de l'exactitude des données stockées. Le registre des baptêmes ne conserve que le minimum des informations utiles pour savoir qu'une personne a été baptisée. L'intéressé peut d'ailleurs, comme l'a fait le requérant, demander l'ajout d'une mention selon laquelle il a renié son baptême. Sur ce point encore, le registre des baptêmes est donc conforme à la loi.

Le registre des baptêmes de la paroisse de Fleury est donc un fichier comme les autres, et un fichier licite. Il n'est que le reflet d'une situation à une date donnée, et, à ce titre, il a aussi une valeur d'archive. Il ne donne aucune information sur la pratique religieuse du requérant, mais seulement sur la démarche de ses parents qui, en 1940, ont souhaité le faire baptiser. Leur acte de volonté a existé, même si leur fils a ensuite renié cette appartenance religieuse, ce qui est son droit le plus strict. Mais il n'est pas en mesure de réécrire une histoire qui ne lui appartient pas.



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