« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 17 février 2013

Vers un droit à une alimentation saine ?

L'affaire des lasagnes chevalines n'est que le dernier d'une longue chaines de scandales alimentaires. Souvenez vous. En 1995, on découvrait que des vaches, en principe herbivores, étaient nourries avec des farines animales d'origine britannique, qui ont transmis à certains consommateurs la maladie de Kreutzfeld-Jacob également appelée "maladie de la vache folle". En 1999, ce sont les poulets belges à la dioxine, produit hautement cancérigène, qui doivent être retirés du marché. En 2003, les autorités sanitaires françaises décident la fermeture d'une chaîne de restaurants, dans laquelle on avait trouvé de la viande avariée. En 2011, on a découvert que l'huile d'olive italienne venait essentiellement d'Espagne ou du Maroc. En 2012 enfin, des tonnes de viande hachée, commercialisée notamment par l'entreprise Spanghero, sont retirées des rayons des supermarchés parce qu'ils contiennent une méchante bactérie. A chaque fois, le même scandale dans la presse, quelques décisions administratives de fermeture ou de retrait d'agrément, et puis plus rien. 

Les causes de ce désintérêt doivent être recherchées dans plusieurs directions. Tout d'abord, il faut constater que le mouvement consommateur ne rencontre qu'un écho modeste dans la population. Le droit fait ce qu'il peut, en prévoyant l'octroi d'un agrément administration aux associations actives dans ce domaine, afin de leur permettre de représenter en justice les intérêts des consommateurs. (art. L 411-1 et R. 411-1 c. consom.). Mais la lecture du guide des associations de consommateurs édité par l'INC montre qu'il existe bien peu de mouvements qui se consacrent au domaine de l'alimentation. Quant au militantisme, il est également relativement modeste. Les consommateurs français ne répondent guère à d'éventuels appels au boycott de produits considérés comme dangereux. Les mouvements écologistes, quant à eux, sa manifestent surtout à travers leur lutte contre la culture des OGM, lutte parfois violente qui n'incite sans doute pas le consommateur à les rejoindre. Enfin, le système juridique lui-même donne l'image d'un droit de la consommation jeune (il apparaît dans les années soixante-dix), encore largement dominé par le droit privé et le principe de la liberté contractuelle, tempérée par quelques règles d'ordre public justifiées des motifs de santé publique. Aucune règle n'envisage réellement la consommation, et plus précisément la consommation alimentaire sous l'angle des droits de la personne. 


Floris Claesz van Dijck. Nature morte aux fromages. 1615

La lutte contre la faim

Certes, le droit international consacre le droit à l'alimentation, mais il s'agit alors de satisfaire les besoins les plus élémentaires, en un mot de lutter contre la faim. L'article 25 de la Déclaration universelle des droits de l'homme énonce ainsi que "toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l'alimentation (...)". Le Pacte des Nations Unies sur les droits économiques et sociaux de 1966 affirme ensuite, dans son article 11, "le droit fondamental qu'a toute personne d'être à l'abri de la faim". Ces dispositions s'inscrivent dans le contexte du droit du développement, et visent surtout à susciter des programmes internationaux de lutte contre la faim. Elles n'imposent d'ailleurs aucune contrainte effective aux Etats. 

La qualité de l'alimentation

Le droit à une alimentation saine est d'une autre nature, puisqu'il ne s'agit plus de garantir le droit de ne pas mourir de faim, mais d'assurer une certaine qualité de l'alimentation, pour des motifs de santé publique. Sur ce point, le droit international est remarquablement muet, et on peut seulement relever quelques magnifiques déclarations de principe. Depuis 1996, les déclarations finales des sommets de la FAO (Food and Agriculture Organization) proclament ainsi le "droit des peuples à une alimentation saine et nourrissante", formulation sympathique mais qui n'impose aucune contrainte aux Etats. 

La consécration d'un droit à une alimentation saine ne peut donc provenir que du droit interne. Certes, on objectera que le principe de précaution, introduit dans la Constitution par le vecteur de la Charte de l'environnement pourrait être utilisé dans ce domaine, par exemple pour fonder des contrôles systématiques des produits, à tous les stades de la chaîne alimentaire. Le problème est que ce principe de précaution a un contenu trop imprécis, et que les juges hésitent à s'y référer. Dans un arrêt du 24 septembre 2012, le Conseil d'Etat a ainsi considéré comme illégale la décision d'un maire qui se fondait sur le principe de précaution pour interdire la culture des OGM sur le territoire de sa commune. Quant au Conseil constitutionnel, il affirme certes la valeur constitutionnelle du principe de précaution dans une décision du 19 juin 2008, mais, depuis cette date, il n'en a tiré aucune conséquence pratique.

La construction d'un ensemble normatif

Considéré sous cet angle, le droit à une alimentation saine permettrait de donner un contenu au principe de précaution dans ce domaine particulier. Mais il imposerait aussi la construction d'un dispositif normatif, orienté dans trois directions. D'une part, le droit à une alimentation saine suppose la création d'obligations primaires imposées à l'ensemble de la chaîne alimentaire, particulièrement en matière de qualité des produits et de traçabilité. D'autre part, il ne peut se satisfaire d'un système de contrôle reposant sur le bon vouloir des acteurs économiques, codes de bonne conduite et autres dispositions déontologiques. Dès lors qu'un droit du consommateur est consacré, il est indispensable de mettre en place des contrôles administratifs confiés à des autorités ou à des agences indépendantes. Enfin, le droit à une alimentation saine suppose un système élaboré de recours, tant devant l'administration que devant le juge, impliquant évidemment les associations représentatives dans ce secteur.

On le voit, le droit à une alimentation saine n'a pas seulement une fonction rhétorique, mais il doit constituer le socle de la construction d'un ensemble normatifs cohérent. A cet égard, sa consécration pourrait être perçue comme la prise de conscience des insuffisances actuelles de notre système juridique et le témoignage d'une volonté politique d'y remédier.


jeudi 14 février 2013

Le travail en prison ou le combat des juges du fond

Depuis quelques jours, la presse et les mouvements associatifs qui se consacrent à l'amélioration du sort des personnes détenues se réjouissent d'une décision rendue par le Conseil de prud'hommes de Paris, le 8 février 2013. Pour la première fois, en effet, la justice applique le Code du travail à une détenue de la Maison d'arrêt de Versailles. 

Mme M. a travaillé, pendant sa détention, comme téléopératrice pour une société privée. Profitant de ses fonctions pour passer quelques appels personnels, elle a été "déclassée", ce qui signifie que ce travail lui a tout simplement été retiré. D'une façon générale, la prison ne connaît ni embauche, ni licenciement. Un détenu peut être "classé" parmi ceux qui ont la possibilité de travailler et donc, en quelque sorte, mis à disposition d'une entreprise qui a un contrat de concession avec l'administration pénitentiaire. Pour des raisons disciplinaires ou liées aux nécessités du service, il peut aussi être "déclassé", soit à le demande de son employeur, soit à celle de l'administration pénitentiaire. Dans ce cas, il n'a plus le droit de travailler. 

Les détenus soumis au droit commun 

C'est précisément le caractère très particulier de ce droit que conteste la requérante. Elle obtient satisfaction, et la société qui l'employait se voit condamnée à lui payer un rappel de salaire, ainsi que différentes indemnités pour rupture abusive du contrat de travail et inobservation de la procédure de licenciement. A cela s'ajoute, et le juge ne plaisante pas, une indemnité de cinquante-deux euros et dix centimes à titre de congés payés. La requérante devrait toucher environ trois mille euros en tout, créance d'ailleurs quelque peu aléatoire car l'entreprise est aujourd'hui en liquidation judiciaire. Cette solution repose sur l'idée que le code du travail est applicable aux détenus, et que ces derniers sont donc des employés comme les autres. 

La solution est sans doute satisfaisante sur le plan moral, car nul n'ignore que certaines entreprises exploitent sans beaucoup de scrupules le travail des détenus. Mais nul n'ignore non plus que les Conseils de prud'hommes ont parfois tendance à juger en fait davantage qu'en droit.

Henri Manuel. Prison de Saint Lazare. Atelier des matelassières. 1929

Des règles exorbitantes du droit commun

Le rattachement du travail des détenus au droit commun du code du travail se heurte en effet à des dispositions législatives. L'article 717-3 du code de procédure pénale mentionne que "les relations de travail des personnes incarcérées ne font pas l'objet d'un contrat de travail". Et si l'article D 102 de ce même code précise que "l'organisation, les méthodes et les rémunérations du travail doivent se rapprocher autant que possible de celles des activités professionnelles extérieures", cette formulation montre très clairement qu'elles ne sont tout de même pas identiques. 

Si l'on examine l'ensemble des relations de travail concernant les personnes incarcérées, on doit constater leur caractère dérogatoire par rapport au droit commun. C'est ainsi que le SMIC n'est qu'une valeur de référence pour contrôler les rémunérations versées par les entreprises. Dans la pratique, ces dernières recourent largement à une rémunération à la pièce, largement moins avantageuse pour l'intéressé. Selon l'OIP, le salaire moyen d'un détenu qui travaille (soit à peine le quart de la population carcérale) est d'environ trois cents euros par mois, sensiblement 30% du SMIC. De même, le travailleur ne peut disposer librement du fruit de son travail. Sur l'ensemble de sa rémunération, un tiers est disponible pour les parties civiles titulaires d'une créance, un tiers est gelé pour former le pécule de libération, et seul le dernier tiers est laissé à la disposition du détenu. Enfin, ce dernier ne bénéficie pas des règles gouvernant le licenciement ou les congés payés.

Vers une réforme législative ?

Le système peut sembler choquant, mais, pour le moment, il trouve son fondement juridique dans la loi. Celle ci le justifie en invoquant le fait que le travail demandé au détenu n'a pas une finalité de production identique à celle qui existe dans l'entreprise. Pour le législateur, le travail est un élément indissociable de la peine, et a pour finalité de favoriser la réinsertion et la réadaptation sociale. 

A dire vrai, ce discours relève largement du "Wishful Thinking" et le travail en prison remplit surtout des fonctions plus prosaïques. Pour l'entreprise, la prison procure une main d'oeuvre bon marché, même si elle est peu qualifiée. Si l'entreprise doit recruter aux conditions du droit commun, elle risque tout simplement de renoncer à embaucher un détenu moins bien formé et moins productif qu'un autre employé. Pour l'administration pénitentiaire, le travail est un moyen d'assurer l'ordre intérieur en occupant les détenus, et en leur procurant quelques revenus. Pour modifier cette situation, il faudra donc davantage qu'une jurisprudence de combat d'un Conseil de prud'hommes, car c'est la loi qui doit être modifiée. Nous verrons bientôt si l'interpellation des juges du fond a été entendue, et si le droit du travail applicable aux personnes incarcérées fera l'objet d'une réforme.

mardi 12 février 2013

La cybersécurité saisie par le droit de l'Union européenne

Le 7 février 2013, la Commission a rendu publique la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil "concernant des mesures destinées à assurer un niveau élevé commun de sécurité des réseaux et de l'information dans l'Union". Ce texte a pour objet de lutter contre les attaques informatiques dont sont victimes les citoyens et les entreprises européennes. Il s'accompagne d'une initiative plus concrète avec l'inauguration, en janvier 2013, du Centre européen de lutte contre la cybercriminalité, rattaché à Europol, l'Office européen de police.

Alors que des millions d'Européens effectuent des opérations bancaires ou des achats par internet, ou encore utilisent les réseaux sociaux pour échanger des informations relatives à leur vie privée, la sécurité des réseaux et de l'information (SRI) devient un enjeu européen global. Les approches volontaristes, reposant sur des protections techniques ou des règles de bonne conduite, ont rapidement montré leurs limites, et l'Union européenne apparait  dans ce domaine comme un univers fragmenté. Or nul n'ignore que les systèmes d'information numériques n'ont pas de frontières, et que les faiblesses de sécurité observées dans un Etat membre ont immédiatement des conséquences dans les autres. 

Une approche juridique globale

C'est la raison pour laquelle l'Union européenne envisage enfin une approche juridique globale de cette question, afin d'imposer un standard de protection commun à l'ensemble des Etats concernés. Cette proposition de directive constitue le point d'aboutissement d'un processus engagé dès 2001, avec une communication sur la "Sécurité des réseaux et de l'information : proposition pour une approche politique européenne". D'autres ont suivi, dans le but de soutenir les efforts déployés par les Etats dans ce domaine. De manière plus précise, une résolution du Conseil adoptée le 18 décembre 2009 a engagé un plan d'action visant à développer une approche européenne concertée en matière de sécurité des réseaux informatiques et la proposition de directive s'inscrit évidemment dans ce plan d'action.

On peut évidemment s'interroger sur les causes de cette lenteur dans la mise en oeuvre d'un standard communautaire de cybersécurité. Il ne fait guère de doute que de puissants lobbies freinent considérablement ce mouvement. D'un côté, les entreprises actives sur internet n'ont guère envie de se voir soumises à des contraintes, de l'autre certaines organisations, et plus spécialement l'OTAN, considèrent que la cybersécurité n'est qu'un élément de la cyberdéfense.

Sur le fond, la proposition énonce un certain nombre de principes destinés à devenir le socle du droit applicable en matière de sécurité des SRI.


2001 l'Odyssée de l'Espace. Stanley Kubrick. 1968
Keir Dullea

Le socle du droit de la sécurité des réseaux d'information

Le premier principe posée par la proposition de directive exige des Etats membres qu'ils créent, au niveau national, des autorités compétentes en matière de sécurité des réseaux informatiques. Elles doivent être dotées de moyens suffisants pour prévenir et gérer les risques de sécurité, en cas de nécessité. Observons que la France a créé, dès 2009, l'Agence nationale pour la sécurité des systèmes d'information (ANSSI), qui pourra assurer la mise en oeuvre de la future directive.

Le second principe impose aux autorités compétentes des Etats de coopérer au sein d'un réseau européen. La sécurité des systèmes doit ainsi reposer sur l'échange d'informations et sur une action concertée en cas d'incidents.

Enfin, le troisième principe s'inspire de la directive "cadre" sur les communications électroniques. Il vise à inciter les entreprises et les organisations concernées à évaluer les risques qu'elles courent et à adopter des mesures appropriées pour garantir la sécurité des réseaux. La proposition de directive devrait ainsi les contraindre signaler aux autorités compétentes tout incident intervenu dans ce domaine, de manière à permettre de développer des réactions concertées au sein de l'Union. 

Une fois la directive adoptée, les Etats membres devront l'intégrer dans leur système juridique, et prévoir les sanctions applicables en cas de manquement aux obligations désormais imposées sur le fondement de cette directive. 

Une proposition de directive, à long terme

On ne peut que se féliciter de cette avancée, mais le processus est encore au stade des déclarations de principe. La directive ne devrait pas voir le jour avant 2016, délai qui révèle les difficultés d'élaboration d'un texte qui suppose de larges investissements financiers. On évalue généralement le coût d'adaptation d'un réseau aux exigences de la coopération entre Etats (alerte précoce, système de notification immédiate à l'autorité compétente) à 1 250 000 € et celui d'une plateforme d'échanges d'informations à 400 000 €. Ces coûts devront donc, à un moment ou à autre, être pris en charge par l'Union et par les Etats membres, s'ils le veulent bien.




samedi 9 février 2013

Magie noire et vie privée

Saisie d'un appel contre une ordonnance du juge des référés, la Cour d'appel de Nîmes a rendu, le 10 janvier 2013, une décision relative au droit d'agir en matière de protection de la vie privée. Les faits à l'origine du recours sont dignes d'un mauvais téléfilm. En août 2011, Maître E., membre du Conseil de l'Ordre des avocats de l'Ardèche, ancien bâtonnier, décède dans un accident de la circulation. Quatre jours après, madame Y. rédige sur son blog un article virulent. Elle y met en cause la probité de maître E., et l'accuse d'avoir porté en justice des accusations de pédophilie et d'exhibition sexuelle infondées à l'égard de deux clients de son cabinet de voyance. Elle a donc utilisé ses connaissances en magie noire pour jeter un sort sur maître E., qui n'y a pas survécu. L'article de madame Y. a donc pour objet essentiel de vanter ses talents de magicienne, dans une perspective publicitaire. 

Madame Y., en dépit de son talent de visionnaire, n'avait pas envisagé que la compagne de maître E. saisirait le juge pour obtenir en référé la suppression de l'article litigieux, et la réparation du dommage causé par l'atteinte à l'honneur et à la dignité du défunt. Sur le premier point, le juge des référés se borne à constater que l'article a été effectivement supprimé le 6 octobre 2011. Il est tout de même demeuré en ligne environ six semaines, le temps d'alimenter une campagne de rumeurs et de calomnies. Reste à s'interroger sur les dommages causés, et la Cour d'appel confirme que le dommage causé à la personne décédée n'est pas indemnisable. En revanche, sa famille subit un préjudice spécifique qui, lui, doit être indemnisé. 

La dignité de la personne humaine, vivante ou décédée

Le juge des référés, dont la décision est confirmée par la Cour, rappelle que le dommage causé à la personne décédée n'est pas directement indemnisable. La solution peut sembler rigoureuse, mais elle est parfaitement logique, puisque, par hypothèse, le défunt n'est plus titulaire de droits. Ses héritiers ne peuvent donc pas ester en justice en son nom, pour obtenir réparation d'une atteinte éventuelle à sa dignité ou à son honneur.

La notion de dignité du corps humain, que la personne soit vivante ou décédée, a cependant suscité une évolution dans ce domaine. Dans une célèbre décision du 20 octobre 1998, la Chambre criminelle de la Cour de cassation sanctionne pour atteinte à la vie privée la publication de photos de François Mitterrand sur son lit de mort. S'il est vrai que l'article 226-6 du code pénal impose une plainte des ayants-droit ou des héritiers dans cette hypothèses, les poursuites ne sont pas diligentées au seul regard de l'atteinte portée à leur vie privée. L'action pénale repose également sur la dignité du corps humain, et le respect dû à la dépouille mortelle de la personne. La formulation est encore plus nette dans la décision du 20 décembre 2000, portant cette fois sur la publication de photos d'un préfet assassiné. La Cour déclare alors clairement que "l'image est attentatoire à la dignité de la personne humaine". 


La fin de la méchante Sorcière de l'Ouest
Le Magicien d'Oz. Victor Flemming. 1939

La vie privée de la famille

Le droit positif ne sanctionne l'atteinte à la dignité que dans la cas de la publication de l'image du corps de la personne décédée. Le juge considère ainsi que son intégrité physique survit après son décès, tant que sa dépouille mortelle est encore visible. Dans l'affaire jugée par la Cour d'appel de Nîmes, ce n'est pas l'intégrité physique de l'avocat défunt qui est cause, mais son intégrité morale. 

Dans ce cas, la seule solution offerte au juge est d'indemniser le dommage subi par la famille et les proches du défunt. En l'espèce, la Cour fait observer que l'article de Madame Y. paru tout juste quatre jours après la mort brutale de Maître E. "n'a fait qu'amplifier la douleur" de sa compagne "en portant atteinte à la mémoire du disparu, mais également en la contraignant à faire face à la campagne de calomnie (...) " qu'il a pu susciter. Le juge ne s'appuie donc pas sur l'atteinte à l'honneur et à la dignité de  maître E., qui n'est plus réparable, mais sur l'atteinte à la vie privée de sa compagne. C'est le préjudice causé à la famille de la victime qui est indemnisé et non pas celui causé à la mémoire du défunt. 

La Cour d'appel de Nîmes applique ainsi une jurisprudence classique dans le domaine particulier de l'expression sur internet. Sa sévérité en l'espèce s'explique par deux éléments essentiels. D'une part, la mauvaise foi évidente de l'auteur de l'article qui a exploité la mort d'une personne pour faire la publicité d'une activité de magie noire qui se rapproche beaucoup de l'escroquerie. D'autre part, l'immédiateté de la communication sur le net, qui permet, particulièrement au plan local, de répandre très rapidement des propos injurieux ou diffamatoires, ou encore attentatoires à la vie privée. Sur ce point, la décision sonne comme un avertissement pour les internautes. Quant aux adeptes de la magie noire, ils doivent en déduire qu'elle ne protège même pas ceux qui la pratiquent. 


jeudi 7 février 2013

La communication des avis du Conseil d'Etat, exercice d'hostile ?

Voilà bientôt trois jours que les parlementaires UMP réclament à cor et à cri la communication à l'Assemblée nationale de l'avis du Conseil d'Etat sur la loi relative au mariage pour tous. Alors que le travail en commission est achevé, et que la moitié des cinq mille amendements ont déjà été examinés, ils s'aperçoivent brutalement que le Conseil d'Etat a donné un avis au gouvernement sur ce texte, comme d'ailleurs sur toutes les lois. Ils considèrent donc qu'il leur est impossible de délibérer sérieusement sans ce document capital. 

Comme on le sait, le Conseil d'Etat est, outre la plus haute juridiction administrative, le conseiller juridique du gouvernement. C'est à ce titre qu'il est obligatoirement consulté par le gouvernement sur tous les projets de loi. Il peut aussi être consulté, de manière facultative cette fois, par le Président d'une assemblée parlementaire sur une proposition de loi déposée par un membre de cette assemblée. Cette procédure est prévue par l'article 39 de la Constitution, ainsi que par l'article L 112- 1 du code de justice administrative, selon lequel le Conseil d'Etat "participe à la confection des lois et ordonnances". 

Un travail de légistique

Concrètement, l'avant-projet de loi est transmis au Conseil par le secrétaire général du gouvernement et attribué à l'une de ses cinq sections administratives : intérieur, finances, travaux publics, sociale, administration. Après cet examen en section, le texte, éventuellement modifié, est transmis à l'Assemblée générale du Conseil d'Etat. Après un débat contradictoire, en présence de représentants du gouvernement, un texte définitif est généralement adopté, qui constitue l'"avis" donné au gouvernement. Plus rarement, le Conseil d'Etat décide de rejeter le projet de loi pour des motifs juridiques. On le voit, le Conseil d'Etat ne rend pas un rapport abstrait sur la loi envisagée. Il participe à un travail de légistique, c'est à dire de fabrication d'un texte juridique.

Sur le fond, le Conseil d'Etat examine le respect des règles de procédure, la conformité du texte au droit positif, son éventuel impact sur l'ensemble du système juridique. Son intervention permet notamment de limiter le risque que le Conseil constitutionnel déclare le texte, ou certaines de ses dispositions, non conformes à la Constitution. En effet, le Conseil d'Etat peut attirer l'attention du gouvernement sur d'éventuels éléments d'inconstitutionnalité.

Bagarre à la Chambre des députés.
 Le Petit Journal illustré. 6 février 1898 (affaire Dreyfus)


Un avis qui appartient au gouvernement

L'avis du Conseil d'Etat a pour unique finalité d'éclairer le gouvernement avant même le dépôt du projet de loi. De fait, son avis est donné au gouvernement, et à lui seul. Il en est, en quelque sorte, le propriétaire, un peu comme le client qui commande une consultation à un avocat et qui est en droit d'espérer que cette consultation est rédigée à son seul profit, et ne sera pas communiquée à autrui. Bien entendu, le Premier ministre, destinataire de l'avis, peut le transmettre aux autorités de son choix, y compris au parlement. Mais cette décision demeure une prérogative de l'Exécutif, et il faut bien constater que les gouvernements successifs, y compris ceux dirigés par l'UMP, ne diffusent pratiquement jamais ce type de document.

Cette confidentialité vise également les administrés. La loi sur l'accès aux documents administratifs du 17 juillet 1978 précise, dans son article 6 : "Ne sont pas communicables : 1° - Les avis du Conseil d'Etat (....)". Ces documents sont donc inaccessibles aux administrés, ne serait-ce que parce qu'ils sont considérés comme les pièces préparant un acte qui, lui, sera porté à leur connaissance.

Du côté du Conseil d'Etat, il est par ailleurs évident que la confidentialité lui donne l'assurance que son analyse juridique ne sera pas détournée à des fins politiques. Lorsque l'on considère l'exploitation que les parlementaires UMP font d'un avis dont ils ne disposent en principe pas, on imagine l'utilisation qui pourrait en être faite s'il était rendu public pour chaque projet de loi. Imaginons d'ailleurs, a contrario, que la majorité s'appuie officiellement, durant le débat parlementaire, sur l'avis du Conseil d'Etat pour s'opposer à un amendement de l'opposition. Celle-ci ne se lancerait-elle pas immédiatement dans un discours scandalisé ? Un avis purement administratif peut-il être invoqué pour s'opposer au peuple souverain ? On voit déjà l'orateur manifestant sa légitime indignation, avec des trémolos dans la voix et  quelques centaines de rappels au règlement...

lundi 4 février 2013

Droit à l'image et photos "de charme"

Lorsqu'une jeune femme accepte de poser nue pour celui qui partage sa vie, elle n'est pas toujours consciente que son couple peut disparaître, mais que la photo demeure. Le cliché peut même constituer une arme redoutable pour un ancien compagnon animé par le désir de vengeance ou l'appât du gain, et dépourvu de toute élégance. Hélas, cette situation peut arriver, et internet offre précisément un support idéal pour celui qui veut diffuser la photo de son ex-compagne particulièrement dévêtue. 

Dans l'ordonnance de référé rendue par le tribunal de grande instance de Paris le 10 janvier 2013, on ignore la motivation de l'ex-compagnon. On sait seulement que la requérante, Virginie G. a partagé la vie de Juan F., photographe professionnel, de 2002 à 2004, alors qu'elle faisait un séjour d'études à Madrid. Durant cette période, l'artiste a pris de nombreux clichés de sa compagne, dont certains "particulièrement intimes", en lui promettant de n'en pas faire usage. Plusieurs années après la rupture, Virginie G. retrouve ses photos sur vingt-quatre sites internet, photos reproduites en utilisant une technique de "rendu photoréaliste". Autrement dit, Juan G. invoque le caractère artistique de ces clichés pour considérer qu'ils lui appartiennent et qu'il peut librement en faire usage. Virginie G., de son côté, invoque son droit à l'image et demande au juge civil de réparer le préjudice subi.

Le droit à l'image prévaut sur la création artistique

Le juge de référé consacre un droit exclusif de la personne sur son image, qui prévaut sur le droit de l'artiste sur son oeuvre. Depuis une décision de la Cour de cassation du 12 décembre 2000, il est acquis que "l'atteinte au respect dû à la vie privée et l'atteinte au droit de chacun sur son image constituent des sources de préjudice distinctes, ouvrant droit à des réparations distinctes". En clair, un même comportement peut susciter une double réparation, sur la base du droit à l'image et sur celle du droit au respect de la vie privée. En l'espèce, le juge s'appuie d'ailleurs également sur l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme qui garantir ce droit au respect de la vie privée.

Dans l'affaire Virginie G., le juge prend en considération un certain nombre d'éléments pour déduire l'existence d'une atteinte au droit à l'image. Il envisage ainsi successivement la captation de l'image, puis sa diffusion.

La captation de l'image

Le juge commence par apprécier le contenu des photos litigieuses. Le juge fait observer qu'elles sont le plus souvent dénudées, que Virginie G. est même parfois présentée "embrassant un homme" ou "dans des ébats amoureux". Son visage est généralement parfaitement visible ce qui rend le modèle identifiable, d'autant que l'une des photos est accompagnée d'un titre qui mentionne son prénom et la désigne ainsi sans équivoque. Par cette appréciation du contenu des photos, le juge entre dans la subjectivité de l'intéressée. Photographiée nue par son compagnon, sur des clichés qui permettent de l'identifier, elle est en droit d'espérer que son image soit considérée comme un élément de sa personnalité, et protégée comme telle. A ce stade, le juge sanctionne la seule captation de l'image, qui suffit à engager la responsabilité de son auteur.

Blow Up. Michelangelo Antonioni. 1966
David Hemmings. Vanessa Redgrave

La diffusion de l'image

Le défendeur estime que Virginie G. a accepté la diffusion de son image. Il déduit ce consentement du fait qu'elle l'a accompagné en 2004 à la remise d'un prix, une de ces photos ayant été récompensée lors d'un concours de photographies. Le juge écarte le cliché de son raisonnement juridique, d'autant que c'est la seule qui représente la requérante habillée, "assise, vêtue d'une robe noire". Il ne cherche pas à savoir si cette présence à la remise du prix vaut ou non consentement. Il se borne à mentionner que toutes les autres photos ont été diffusées sur internet à l'insu de la principale intéressée. Aucun consentement n'a donc été obtenu, ni même sollicité.

Le seul cas dans lequel il est possible de se passer du consentement formel de l'intéressé est celui d'une personne célèbre, dès lors que son image est captée à l'occasion de ses activités publiques. Virginie V. n'est pas une personne célèbre, et ses photos dénudées n'ont évidemment rien à voir avec ses activités professionnelles. Dès lors, M. Juan F. a effectivement commis une violation du droit à l'image de Virginie G.

Il est vrai qu'il n'est pas tout à fait impossible d'invoquer la liberté d'expression pour justifier une atteinte au droit à l'image. La Cour européenne, en particulier, admet assez largement que l'image des personnes célèbres, même captée dans des circonstances privées, soit diffusée dans la presse, lorsque l'objet de cette diffusion est de participer à "un débat d'ordre général". Dans un arrêt, d'ailleurs très discutable, Van Hannover c. Allemagne du 7 février 2012, la Cour considère ainsi que la diffusion de photos du prince Rainier de Monaco, prises à son insu dans un cadre privé, n'emporte pas violation de l'article 8 de la Convention, puisque le journal se borne à verser une pièce à un débat public portant sur la santé du prince.

En l'espèce, les photos de M. Juan F. ne participent à aucun débat public, et la liberté d'expression, même artistique ne saurait donc prévaloir sur le droit dont dispose Virginie G. sur son image. Le juge condamne donc le défendeur à verser 5000 € de dommages et intérêts à la victime, sachant qu'il avait déjà retiré les photos litigieuses des sites internet.

Les sites de vengeance

La solution, parfaitement équitable, ne doit pas cacher le nombre de situations comparables qui ne donnent pas lieu à contentieux, tout simplement parce que les victimes n'osent pas saisir le juge. On voit ainsi se développer aux Etats-Unis, et il en existe déjà dans notre pays, des sites de "vengeance" sur lesquels des hommes peuvent diffuser des photos "de charme" de leur ancienne compagne. Lorsque celle-ci proteste, elle est invitée à payer le site pour que les photos soient retirées, technique qui s'apparente au chantage pur et simple. Pour la première fois, vingt-cinq jeunes femmes ont déposé une plainte contre un site de ce type situé au Texas, et son hébergeur. La décision de justice sera certainement intéressante, car le juge texan, s'il veut garantir le droit à l'image de ces victimes, devra écarter la liberté d'expression, garantie par le Premier Amendement de la Constitution fédérale.

En tout état de cause, cette utilisation pour le moins perverse d'internet doit inciter chacun, et surtout chacune, à prendre quelques précautions. Les photos prises par un compagnon apportent souvent un plaisir narcissique, comme celles diffusées sur les réseaux sociaux. Mais demain ? N'est-il pas possible que quelqu'un utilise ces clichés à notre insu, pour nous nuire ? Une bonne question à se poser avant de sourire à l'objectif.