« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 14 décembre 2012

Eloignement des étrangers en Guyane : fin du régime d'exception ? ?

La Cour européenne des droits de l'homme, et plus précisément sa Grande Chambre, a rendu le 13 décembre 2012 un arrêt de Souza Ribeiro c. France très salué par les militants associatifs actifs dans le domaine du droit des étrangers. Il sanctionne un régime d'éloignement des étrangers en situation irrégulière, régime spécifique à certains départements et collectivités d'outre mer (Guyane, St Martin, St Barthélémy, Polynésie française, Mayotte, Nouvelle Calédonie), et parfaitement dérogatoire au droit commun. 

Un droit d'exception

Le droit commun prévoit, depuis la loi Joxe du 10 janvier 1990, le caractère suspensif de plein droit des recours dirigés contre une mesure d'éloignement. Celle-ci ne peut être exécutée avant que le juge ait statué sur un éventuel recours, principe qui garantit l'effectivité même de ce recours. Outre-mer en revanche, le principe est inversé, et le droit positif repose sur le caractère non suspensif du recours (art. L514-1 Ceseda). 

M. de Souza Ribeiro, né en 1988 et de nationalité brésilienne, réside avec sa famille en Guyane depuis 1995. En 2006, il est condamné à une peine de prison avec sursis pour infraction à la législation sur les stupéfiants. Le 25 janvier 2007, il est appréhendé lors d'un contrôle routier et n'est pas en mesure de produire des documents attestant la régularité de son séjour sur le territoire guyanais. L'arrêté préfectoral de reconduite est  immédiat, et  le requérant est placé en rétention administrative. Il introduit, dès le lendemain, un recours devant le tribunal administratif de Cayenne accompagné d'une demande de référé suspension, enregistrée au greffe à 15 h 11. Mais à 16 heures, soit cinquante minutes après son recours, il est reconduit au Brésil. Le juge administratif déclare évidemment sans objet la mesure d'urgence, dès lors que la décision d'éloignement a déjà été exécutée. C'est seulement neuf mois après, le 18 octobre 2007, que ce même tribunal, statuant cette fois au fond, a finalement déclaré illégal l'arrêté de reconduite à la frontière, au motif que le requérant résidait de manière régulière en Guyane depuis son enfance, et avec sa famille. Il entrait donc dans la catégorie des étrangers qui ne peuvent faire l'objet  d'une obligation de quitter le territoire, au sens de l'article L 511-4 Ceseda

La décision de juin 2011

Dès lors, le recours devant la Cour européenne est dépourvu d'enjeu pour le requérant qui, au moment où statue la Cour, a, depuis longtemps, obtenu un titre de séjour. Sa situation offre cependant, à lui et aux associations qui le soutiennent, un contentieux très utile pour contester ce droit d'exception mis en oeuvre dans les collectivités d'outre mer. Le 30 juin 2011, la Cour européenne rend un premier arrêt de chambre, qui va considérer comme irrecevable moyen tiré de la violation directe de l'article 8 de la Convention, garantissant le droit de mener une vie privée et familiale normale. En effet, le requérant ne peut guère invoquer une grave atteinte à sa vie familiale. Le dossier montre qu'il est resté très peu de temps au Brésil après sa reconduite, et qu'il est retourné en Guyane auprès de sa famille. Le lien familial n'a donc pas été durablement rompu, d'autant qu'il a finalement obtenu un titre de séjour régulier. 

La décision de juin 2011 écarte également le moyen fondé sur l'atteinte au droit à un recours effectif, garanti par l'article 13 de la Convention. La Cour européenne observe que le recours du requérant a tout de même permis de faire reconnaître l'illégalité de la mesure d'éloignement et qu'il a finalement obtenu un titre de séjour. Elle en déduit que le recours a été "effectif" puisqu'il a démontré son efficacité, même avec retard. 

Après cet échec, le requérant obtient le renvoi en Grande Chambre, procédure tout à fait exceptionnelle qui montre bien que la Cour entend rendre une décision de principe, portant précisément sur l'interprétation de l'article 13. 

Impossibilité d'articuler un grief

A ses yeux, l'"effectivité" d'un recours ne dépend pas uniquement de son éventuelle issue favorable pour le requérant. Elle ne requiert pas nécessairement que le recours soit suspensif de plein droit, mais il doit comporter un examen approfondi de la situation du requérant, et offrir des garanties procédurales d'indépendance et d'impartialité (CEDH 26 juillet 2011, M. et a. c. Bulgarie). En l'espèce, le requérant n'a pas en été en mesure de se prévaloir efficacement du grief tiré du manquement à sa vie privée et familiale. L'arrêté de reconduite à la frontière a été pris si rapidement qu'il n'a pas pu être précédé d'un examen sérieux de la situation familiale de M. de Souza Ribeiro. Celle-ci n'est pas davantage examinée lors du référé-suspension, le tribunal se bornant à rejeter le recours, au motif que la reconduite à la frontière avait déjà eu lieu. C'est précisément cette absence d'examen que sanctionne la Grande Chambre. Au moment précis où il était possible d'empêcher une reconduite illégale, aucune autorité n'a exercé de contrôle sur le moyen essentiel articulé à l'appui de cette illégalité. 

Le raisonnement de la Cour est implacable, et constitue une remise en cause profonde du droit d'exception qui s'applique outre-mer. La Cour impose en effet les exigences qui sont celles du droit commun, et refuse d'évoquer un quelconque particularisme de la situation guyanaise. On s'en réjouit pour les droits du justiciable et, d'une façon générale, pour l'Etat de droit. 


Guyane. Le pont sur l'Oyapock. Frontière avec le Brésil

La culture du fleuve

Mais doit-on s'en réjouir totalement pour la Guyane ? Cette région est-elle encore un Etat de droit, précisément ? Souvenons nous que la frontière la plus longue du territoire français est celle qui sépare la Guyane du Brésil. Elle s'étend sur plus de sept cent trente kilomètres, et il est possible de la franchir aussi bien en traversant l'Oyapock qu'en passant à travers la forêt équatoriale, particulièrement dense à cet endroit. Souvenons nous aussi que de l'autre côté du Maroni, c'est le Surinam, dont la population très pauvre est naturellement très attirée par la Guyane. Les passages de la frontière sont permanents, surtout pour des populations pour lesquelles le fleuve, qu'il s'agisse du Maroni ou de l'Oyapock, est un lieu de vie et un espace de communication. Dans son rapport annuel pour 2011, la Cour des comptes relève ainsi que "les flux migratoires irréguliers présentent (...) des spécificités qui rendent leur maîtrise difficile", de sorte que "les résultats sont peu satisfaisants". Et la Cour de déplorer le manque de moyens des services chargés de lutter contre l'immigration illégale.

Dans un rapport d'information de février 2011, le Sénat estime qu'il y entre 30 000 et 80 000 immigrés illégaux en Guyane, alors que la population officielle guyanaise est de l'ordre de 220 000 personnes. Ces nouveaux nouveaux venus n'ont pas d'espoir d'intégration dans une région caractérisée par une criminalité violente, un développement constant du trafic de drogue, notamment du crack, et une situation économique catastrophique que ne parvient pas à cacher le succès du Centre spatial guyanais.

Devant une telle situation, il n'est pas possible de construire un droit d'exception, dit la Cour européenne. Elle a raison, mais cette rigueur juridique ne risque pas d'améliorer la situation guyanaise. D'autres moyens doivent donc être recherchés pour lutter contre l'immigration illégale, sans porter atteinte aux droits de la défense. La solution réside peut être dans le développement des conventions internationales, comme celle conclue avec le Brésil. Elle permet de reconduire les immigrants brésiliens, avec une réadmission immédiate. Le problème est que cette réadmission se fait impérativement à St Georges de l'Oyapock, juste sur le fleuve, qu'il est si facile de traverser en pirogue.


mardi 11 décembre 2012

L'Elysée et la séparation des pouvoirs : Plus c'est gros, plus ça passe !

L'action en diffamation engagée par Valérie Trierweiler à l'encontre des auteurs du livre "La Frondeuse" se présente, sur le plan juridique, comme un procès ordinaire, si ce n'est que l'intéressée produit en justice des attestations signées de François Hollande et de Manuel Valls. 

Les journalistes vertueux, et les constitutionnalistes d'occasion dénoncent aussitôt un épouvantable scandale, le Président de la République étant accusé de violer le principe de séparation des pouvoirs. L'accusation est grave, très grave même, et on attend  quelques arguments juridiques destinés à l'étayer. Mais on applique le principe : "Plus c'est gros, plus ça passe". On procède par affirmation, sans se soucier outre-mesure de l'argumentaire juridique. Tout au plus invoque-t-on l'article 64 de la Constitution, selon lequel "le Président de la République est garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire". Sans doute, mais a-t-il pour autant violé la séparation des pouvoirs ? 

Le procès en diffamation

Rappelons d'abord que toute action en diffamation suppose la production devant le juge d'un dossier solide. Elle impose, nous dit la Cour de cassation, dans un arrêt du 14 février 2006, l'"articulation précise de faits de nature à être, sans difficultés, l'objet d'une preuve et d'un débat contradictoire". La personne qui s'estime diffamée doit donc faire état de "faits précis", et s'efforcer d'en administrer la preuve. La défense pourra ensuite, grâce à ce qu'il est convenu d'appeler "l'exception de vérité", démontrer, si elle le peut, la vérité des faits allégués. L'action en diffamation s'appuie donc, fort logiquement, sur des témoignages divers, des attestations souvent nombreuses, des éléments de preuve aussi solides que possible. 

Rien de surprenant donc dans le dossier de Valérie Trierweiler, si ce n'est qu'elle est la compagne du Président de la République et qu'elle est bien obligée d'aller chercher les preuves de la diffamation auprès des personnes citées dans le livre. En l'espèce, elle produit, parmi d'autres, des attestations signées de François Hollande et de Manuel Valls. Le premier dénonce comme "pure affabulation" la mention, par les auteurs, d'"une prétendue lettre jamais écrite et donc jamais parvenue à son prétendu destinataire". Le second affirme que les propos qui luis sont attribués sont "souvent approximatifs, partiels et sortis de leur contexte", et que certains n'ont même pas été tenus. 

Ces deux lettres ont pour objet commun d'établir des "faits précis", ceux là mêmes qu'il convient de mettre en évidence dans une action en diffamation. Il s'agit de témoignages qui n'ont pas pour objet de formuler une quelconque demande auprès du juge, d'autant que les deux signataires ne sont pas eux mêmes requérants. Le fait de témoigner peut-il donc emporter une violation de la séparation des pouvoirs ?

Les Guignols de l'Info. Canal +. 25 septembre 2012
Very Normal Activity

L'Autorité judiciaire

Observons d'emblée que la notion de séparation des pouvoirs n'implique pas, en droit français, une séparation stricte entre les différentes fonctions de l'Etat, et les différents organes qui les exercent. L'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen mentionne seulement que "Toute société dans laquelle la garantie des Droits n'est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution".

Dans le cas qui nous intéresse, c'est à dire l'éventuel empiètement du pouvoir exécutif sur la fonction juridictionnelle, la séparation est même très souple. C'est si vrai que la Constitution de 1958 ne mentionne pas de "pouvoir" judiciaire. Son titre VIII traite "De l'autorité judiciaire", et l'article 64, si souvent cité par ceux qui accusent François Hollande mentionne, de la même manière, que le Président est garant de l'indépendance "de l'autorité judiciaire". Il est clair qu'à leurs yeux, cette différence de terminologie est sans importance, à moins tout simplement qu'ils ne l'aient pas remarquée. 

L'article 67 de la Constitution pose le principe d'irresponsabilité du Président pour les actes liés à ses fonctions. Pour les autres, les actes non liés à ses fonctions, ce même article  précise que le Président, durant son mandat, "ne peut être requis de témoigner non plus que faire l'objet d'une action, d'un acte d'information, d'instruction ou de poursuite". Il n'y a donc pas immunité, mais simple privilège de juridiction, puisque les juges doivent attendre la fin de son mandat pour entendre le Chef de l'Etat. Monsieur Sarkozy connaît bien cette règle, puisque le juge Gentil a attendu la fin de son mandat pour l'auditionner dans l'affaire Bettencourt.

L'article 67 mentionne donc que le Président ne peut être "requis", mais aucune disposition ne lui interdit d'intervenir volontairement, précisément pour témoigner. La Cour de cassation, le 15 juin 2012, a même accepté qu'un Président de la République puisse se porter partie civile dans une instance pénale. Il faut reconnaître que cette décision est beaucoup plus choquante sur le plan de la séparation des pouvoirs. En effet, dans notre système juridique, cela signifie que le Président peut se présenter comme victime auprès du juge pénal et, en même temps, charger le Garde des Sceaux de donner des directives au procureur. Souvenons que, dans l'affaire Clearstream, Nicolas Sarkozy s'était porté partie civile en première instance. Après la relaxe de Dominique de Villepin, il y avait renoncé, mais le parquet, lui, avait fait appel. De sa propre initiative ? Ou sur instruction ? En tout cas, à l'époque, les journalistes vertueux n'avaient guère protesté contre cette situation.

L'égalité des armes

Dans le procès qui oppose Valérie Trierweiler à ses deux biographes, le Président de la République comme d'ailleurs le ministre de l'intérieur, n'est pas partie à l'instance. Il apporte un simple témoignage qui sera versé au dossier, parmi d'autres. 

Ceux qui le critiquent avec une telle vivacité devraient peut-être essayer de se poser la question a contrario. Imaginons un instant que Valérie Trierweiler ne puisse présenter aucun témoignage de ceux qui sont mis en cause dans l'ouvrage attaqué, pour la seule et unique raison qu'ils appartiennent au pouvoir exécutif. Dès lors qu'elle est la compagne du Chef de l'Etat, elle se verrait dans l'impossibilité matérielle d'apporter au juge ces "faits précis" qui caractérisent les poursuites en diffamation. Ses adversaires, en revanche, modestes journalistes qui n'ont dans la vie qu'un seul idéal d'information citoyenne et qui ne cherchent pas du tout à gagner de l'argent en exhibant la vie privée de Valérie Trierweiler, pourraient produire toutes les pièces possibles devant le juge. Il y aurait alors violation du principe d'égalité des armes garanti par la Convention européenne des droits de l'homme. Mais à l'égalité des armes, nos journalistes préfèrent plutôt la grosse artillerie du "Hollande Bashing".



samedi 8 décembre 2012

Les avocats contre Tracfin : la guerre est-elle finie ?

La Cour européenne des droits de l'homme a rendu, le 6 décembre 2012, un arrêt Michaud c. France, très attendu, sur la conformité à la Convention européenne de la déclaration de soupçon imposée aux avocats. Le législateur français, intégrant une série de directives communautaires, impose en effet à certains professionnels de communiquer les soupçons qu'ils peuvent nourrir concernant des opérations de corruption ou de blanchiment effectuées par leurs clients. Concrètement, cette "déclaration de soupçon" est transmise au bâtonnier, qui la communique ensuite, s'il la considère suffisamment sérieuse, à un organisme rattaché au ministère des finances dénommé Tracfin (Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins). 

La loi du 11 février 2004 fait peser cette obligation sur l'ensemble de la profession d'avocat, mais il convient d'observer que cette contrainte s'impose également à d'autres professionnels comme les banquiers, les experts comptables, les commissaires aux comptes, les commissaires priseurs ou les directeurs de casinos, toutes professions énumérées dans l'article L 562-1 du code monétaire et financier.

Les avocats sont cependant les plus hostiles à ce qu'ils considèrent comme une atteinte au secret professionnel et à la confidentialité des échanges avec leurs clients. A cet égard, ce recours devant la Cour européenne constitue l'ultime étape judiciaire d'un conflit ouvert entre les avocats et Tracfin. D'un côté, une profession qui considère le secret comme un élément si fondamental de la relation avec sa clientèle qu'il doit primer sur les intérêts publics de lutte contre le blanchiment et le terrorisme. De l'autre, Tracfin dont la mission est précisément de lutter contre la grande criminalité et le terrorisme, notamment par la connaissance des circuits de leur financement.

Le droit à un juste procès

Dans un premier temps, les avocats ont invoqué l'intérêt de leurs clients. Les avocats belges ont directement contesté les directives européennes. A leurs yeux, le droit à un juste procès était directement atteint par ces nouvelles dispositions, qui brisent la confiance entre l'avocat et son client, construite précisément sur la garantie que les confidences de ce dernier sont protégées par un secret absolu.

Cet argument a été balayé par la Cour de justice de l'Union européenne, dans une décision du 26 juin 2007, Ordre des barreaux francophones et germanophone. La Cour rappelle à ceux qui n'auraient pas bien lu les textes communautaires que la déclaration de soupçon ne s'impose aux avocats que "dans la mesure où ils assistent leur client dans la préparation ou la réalisation de certaines transactions essentiellement d'ordre financier et immobilier". C'est donc la fonction de conseil qui est directement visée par les directives européennes, et soumise à la déclaration de soupçon. A contrario, toute activité qui se rattache à une procédure judiciaire, ou même qui a seulement pour objet de la prévenir, est déliée de cette contrainte.




Article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme

Renonçant à cet argument, notre requérant se replie sur les intérêts de la profession. Il invoque une violation de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit le droit de chacun à sa vie privée et familiale, son domicile et sa correspondance. Il s'appuie sur une jurisprudence de la Cour européenne, qui considère qu'il existe un espace privé pour la vie professionnelle (CEDH, 16 décembre 1992, Niemietz c. Allemagne). Dans une décision du 26 avril 2002 Société Colas Est, la Cour affirme ainsi que le siège social et les locaux professionnels d'une entreprise bénéficient de la protection juridique attachée au domicile. Est également garantie la confidentialité des "communications privées", y compris dans le cadre professionnel (CEDH, 12 juin 2007, Frérot c. France).

Sur ce fondement, le requérant a d'abord contesté la légalité du  règlement du Conseil national des barreaux du 12 juillet 2007 mettant en oeuvre la procédure de déclaration de soupçon et incitant les avocats à faire preuve dans ce domaine d'une "vigilance constante". Le Conseil d'Etat, dans un arrêt du 23 juillet 2010, a rejeté le recours. Il considère que ce texte ne porte pas une atteinte excessive au secret professionnel et à la confidentialité des échanges avec le client, car il répond à des motifs d'intérêt public que sont la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. 

Dans son arrêt Michaud, la Cour confirme la défaite des avocats pour des motifs très proches de ceux adoptés par le Conseil d'Etat dans son arrêt de 2010. Elle ne conteste en aucun cas l'ingérence dans la "vie privée" des cabinets d'avocats qu'entraîne cette déclaration de soupçon.

La Cour observe cependant que cette ingérence dans la vie privée est "prévue par la loi", au sens de l'article 8 al. 2 de la Convention. Les normes qui imposent la déclaration de soupçon sont suffisamment précises pour imposer une obligation de comportement, excluant notamment cette contrainte pour l'activité liée à une procédure juridictionnelle. Prévue par la loi, l'ingérence dans la vie privée répond aussi à un "but légitime", en l'espèce la lutte contre le blanchiment et le terrorisme. Se fondant directement sur l'arrêt du Conseil d'Etat de 2010, la Cour estime que, compte tenu du but ainsi poursuivi, l'atteinte au secret professionnel et à la confidentialité des relations avec le client n'est pas disproportionnée. Elle rappelle d'ailleurs que la déclaration de soupçon "ne touche pas à l'essence même de la mission de défense", puisqu'elle ne concerne que l'activité de conseil.

Le refus d'appliquer la loi

Cette décision constitue une lourde défaite pour le requérant et l'ensemble d'une profession qui présentait ce recours comme un combat en faveur de l'indépendance de la profession. Tracfin a gagné une bataille, mais a t il pour autant gagné la guerre ?

Les statistiques figurant dans le rapport 2011 de Tracfin, les plus récentes disponibles, révèlent surtout l'hostilité des avocats à cette procédure. Les notaires, également soumis au secret professionnel, également soucieux de garantir la confidentialité des échanges avec leurs clients, ont effectué 1069 déclarations de soupçon en 2011 (+ 59 % par rapport à 2010). Les avocats, en revanche, se caractérisent par "leur absence de participation au dispositif", formule très sévère dans un rapport officiel. C'est d'ailleurs le moins que l'on puisse dire, puisque Tracfin n'a reçu en 2011 qu'une seule et unique déclaration de soupçon émanant d'un avocat. Le rapport de Tracfin prend note que les avocats refusent purement et simplement d'appliquer la loi.

Les choses vont-elles changer après la décision de la Cour européenne ? On pourrait le penser, surtout si l'on considère l'unanimité de l'ensemble des juridictions appelées à se prononcer, Cour de justice de l'Union européenne, Conseil d'Etat, et Cour européenne. Toutes considèrent comme infondées les revendications des avocats.

Rien n'est moins sûr cependant, car la question est alors celle de la sanction. Le droit en vigueur prévoit que le pouvoir de sanction incombe à l'autorité ayant le pouvoir disciplinaire. Imagine-t-on sérieusement les barreaux sanctionnant un des leurs pour le non respect d'une obligation rejetée par l'ensemble de la profession ? Cette intransigeance pourrait un jour agacer cependant un juge d'instruction. Il pourrait relire le code pénal, aux termes duquel le délit de blanchiment vise "le fait d'apporter un concours à une opération de placement, de dissimulation ou de conversion du produit direct ou indirect d'un crime ou d'un délit" (art. 324-1 al. 2 c. pén.). Une consultation juridique au profit d'une personne pratiquant le blanchiment pourrait alors être sanctionnée pour complicité.


jeudi 6 décembre 2012

Nationalisations et réquisitions : Sacré droit de propriété !

Le droit de propriété est actuellement invoqué à tout propos, par ceux qui s'opposent à l'idée de réquisitionner les logements vacants,  qui rejettent la nationalisation du site de Florange d'Arcelor Mittal, voire qui refusent la tranche d'impôts à 75 % sur les revenus supérieurs à un million d'euros. Une sorte de choeur antique dénonce à l'envi d'intolérables spoliations qui mettent en péril l'ordre social.

Le propos n'a rien de nouveau. La Constitution de 1795 n'affirmait-elle pas déjà que "c'est sur le maintien des propriétés que reposent (...) toutes les productions, tout moyen de travail, et tout l'ordre" social" (art. 8 des "devoirs" du citoyen). A l'époque, le droit de suffrage était d'ailleurs réservé aux propriétaires, notamment ceux qui avaient construit des dynasties bourgeoises sur l'achat de biens nationaux. 

Une souveraineté sur les choses ?

Sur le plan juridique, ce discours absolutiste s'appuie sur la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Son article 2 fait figurer la propriété parmi les "droits naturels et imprescriptibles de l'homme", et son article 17 s'ouvre par sa consécration comme "droit inviolable et sacré". Ce caractère sacré rencontre un écho particulier, lorsqu'il s'agit de défendre des biens immobiliers appartenant à l'Eglise, et que l'on considère comme gravement menacés parce que Cécile Duflot a fait observer qu'ils étaient vides. Le choeur antique se transforme alors en chorale paroissiale.

De manière plus précise, est également invoqué l'article 544 du code civil qui définit la propriété comme "le droit de jouir et disposer des choses de la façon la plus absolue". L'Empereur Napoléon, lors des travaux préparatoires au Code civil s'exprimait ainsi : "La propriété, c'est l'inviolabilité dans la personne de celui qui la possède ; moi même, avec les nombreuses armées qui sont à ma disposition, je ne pourrais m'emparer d'un champ, car violer le droit de propriété d'un seul, c'est le violer dans tous". A partir de cette analyse, s'est développée la trilogie traditionnelle, selon laquelle l'exercice du droit de propriété implique l'usus, ou droit de jouir du bien, le fructus, ou droit d'en percevoir les fruits, et enfin l'abusus, ou droit d'en disposer. 

Cette analyse du droit de propriété assimilé à l'exercice d'une véritable souveraineté sur une chose n'a pas entièrement disparu. Le Conseil constitutionnel, dans une décision du 30 septembre 2011, a ainsi rejeté une QPC portant précisément sur la constitutionnalité de l'article 544 du code civil. Saisi par des associations de défense du droit au logement, il a réaffirmé le droit du propriétaire de s'adresser au juge pour obtenir l'expulsion des occupants sans titre de son bien immobilier. Le droit de propriété implique donc non seulement le droit de jouir de son bien, mais aussi celui d'exclure les tiers de la jouissance de celui-ci.

Dans ma maison. Yves Montand 
Texte : Jacques Prévert. Musique : Joseph Kosma

Les limitations au droit de propriété

Notre choeur antique aurait-il donc raison de crier à la spoliation en cas de réquisition ou de nationalisation ? Certainement pas, car ce serait faire bien peu de cas d'un droit positif qui admet de larges limitations au droit de propriété. 

Dès la Déclaration de 1789, le droit de propriété n'était pas perçu comme absolu. Si l'article 17 le consacre comme "inaliénable et sacré", il ajoute immédiatement que nul ne peut en privé, "si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité". Quant aux droits du propriétaire garantis par l'article 544 du Code civil, ils ne s'exercent qu'à la condition qu'"il n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou les règlements". Nos choristes oublient évidemment ces deux précisions, qui montrent que leur revendication est dépourvue de fondement juridique. 

Le droit de propriété est donc loin d'être absolu. Il peut être restreint au nom de l'ordre public ou de l'utilité publique, formule utilisée en matière d'expropriation (art. 545 c. civ.). C'est exactement la position du Conseil constitutionnel qui affirme, dans une décision du 8 avril 2011, que les pouvoirs publics peuvent apporter des limites à l'exercice du droit de propriété, à la condition qu'elles soient "justifiées par un motif d'intérêt général et proportionnées à l'objectif poursuivi". 

Qu'il s'agisse de la réquisition ou de la nationalisation, ces deux procédures reposent également su un motif d'intérêt général. Rappelons qu'une ordonnance du 11 octobre 1945, codifiée dans l'article L 641-1 du code de la construction et du logement autorise les réquisitions de logements vacants, et que ce texte a été utilisé de nombreuses fois, sans jamais que l'intérêt général d'une telle procédure soit mis en cause. Quant aux nationalisations, la décision du Conseil constitutionnel du 16 janvier 1982 précise qu'il appartient au législateur d'en déterminer les motifs. Est ainsi considérée comme conforme à l'article 17 de la Déclaration une nationalisation considérée "comme nécessaire pour donner aux pouvoirs publics les moyens de faire face à la crise économique, de promouvoir la croissance et de combattre le chômage". Trente ans plus tard, cette motivation pourrait être reprise en termes identiques pour justifier la nationalisation du site de Florange. 

Dans les deux cas, la condition de proportionnalité est assurée. Le Conseil constitutionnel n'exerce  qu'un contrôle restreint sur les lois mettant en oeuvre ces procédures. Il serait alors bien difficile de considérer comme disproportionnée une mesure de réquisition qui ne vise que les investisseurs institutionnels et repose sur la volonté de donner un logement à ceux qui n'en ont pas, ou une loi de nationalisation qui aurait les mêmes motifs que celle de 1982, déclarée conforme par le Conseil constitutionnel.

Le choix de procéder à une réquisition de logements vacants ou celui de nationaliser un site sidérurgique peuvent également donner lieu à débat, et le choeur des partisans du droit de propriété absolu a parfaitement le droit de s'exprimer. Mais ce découpage de la Déclaration des droits de l'homme de 1789 pour n'en conserver que le caractère "sacré" de la propriété semble voué à l'échec, puisqu'il repose sur la négation du droit positif. Pourquoi ne pas reconnaître qu'il s'agit d'un débat politique et non juridique ?  Pourquoi ne pas admettre, comme en 1795, que l'on considère la propriété comme l'élément essentiel de l'ordre social, et l'intérêt des propriétaires comme devant l'emporter sur toute autre considération ?  M. Mittal pourrait alors être considéré comme un acheteur de biens nationaux, ce qu'il est.



mardi 4 décembre 2012

Comment définir un syndicat ?

La décision rendue par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 15 novembre 2012 vient rappeler le contenu étroit que le droit positif attribue à la notion de syndicat. La CGT est à l'origine du recours, demandant l'annulation de la candidature du "Syndicat anti-précarité"(SAP) à une consultation organisée dans le but de mesurer l'audience syndicale dans les très petites entreprises (TPE). Il s'agit en fait d'élections régionales, dans lesquelles les salariés des entreprises de moins de onze salariés désignent les syndicats susceptibles de négocier en leur nom des accords collectifs de travail. Les candidats ne sont donc pas des individus mais uniquement des organisations syndicales.

Dans l'affaire soumise à la Cour de cassation, la CGT a obtenu du tribunal de grande instance, puis de la Cour d'appel de Paris, l'annulation de la candidature du Syndicat anti précarité, et c'est ce dernier qui fait un recours devant la Chambre sociale de la Cour de cassation. Le débat porte sur la notion même de syndicat, qui figure dans l'article L 2131-1 du code du travail. Aux termes de ce texte, les syndicats professionnels "ont exclusivement pour objet l'étude et la défense des droits ainsi que des intérêts matériels et moraux, tant collectifs qu'individuels, des personnes mentionnées dans leurs statuts". De cette formulation, la Cour de cassation déduit que le SAP ne répond pas à cette définition du syndicat. 

Un syndicat ou une entreprise de conseil juridique ?

Le SAP présente en effet quelques particularités très visibles à la lecture de ses statuts. D'une part, il annonce lui même privilégier l'action juridique et se donner pour mission essentielle de protéger ses adhérents devant les tribunaux. A cette fin, est constitué en son sein un service capable "de rivaliser avec les meilleurs services juridiques patronaux ou les cabinets d'avocats". D'autre part, il reconnaît dans ses statuts que ses ressources ne proviennent pas exclusivement des cotisations de ses membres, mais aussi des "participations financières" demandées aux adhérents et aux non adhérents pour l'étude et le suivi de leur dossier juridique. Autrement dit, le SAP joue un rôle de conseil juridique qui s'adresse à tous, et il perçoit des honoraires à ce titre. 

Le premier point pourrait être discuté. S'il est vrai que le SAP déclare privilégier l'action juridique, et plus particulièrement les recours individuels, la modification de ses statuts, intervenue en janvier 2012, affirme aussi sa volonté de "présenter des candidats aux élections professionnelle et prud'homales, de défendre les conventions collectives (...)", tâches qui sont celles d'un syndicat ordinaire. Mais c'est sans doute le second point qui emporte la conviction de la Chambre sociale. La modification de janvier 2012 ne remet pas en cause les ressources du groupement, et notamment ces participations financières qui peuvent être demandées à tous. Considéré sous cet angle, le SAP se présente comme une organisation qui se positionne sur le marché du conseil juridique, qui se donne pour mission de défendre ses clients, quels qu'ils soient, adhérents ou non.

Personnel d'une très petite entreprise. La boulangerie du 40 Lepic, vers 1900


La défense des adhérents

En refusant au SAP de se présenter aux élections professionnelles ouvertes aux salariés des TPE, la Cour de cassation affirme une nouvelle fois que le syndicat se définit par le caractère exclusif de son objet, limité à la défense de ses adhérents. 

Dans un arrêt du 10 avril 1998, la Chambre mixte de la Cour de cassation avait déjà admis une demande de dissolution formulée par une organisation concurrente contre un syndicat de policiers, présenté comme "l'instrument d'un parti politique". Dans cette affaire dite du Front National de la police, la Cour de cassation a cependant fait observer qu'aucune règle juridique n'interdit à un syndicat de poursuivre certains buts professionnels, par référence au programme d'un parti politique. En revanche, le fait de prôner "des distinctions fondées sur la race, la couleur, l'ascendance, l'origine nationale ou ethnique", s'analyse comme une violation du principe de non-discrimination et constitue donc un but illicite, qui justifie la demande de dissolution. 

Le juge a ainsi pour mission de contrôler l'exercice loyal du droit syndical, et la conformité des statuts de l'organisation à l'ordre public. On souhaiterait que le juge soit un jour saisi du système de "Closed Shop" qui existe au Syndicat du Livre ou à celui des dockers. Dans ces deux cas en effet, le pluralisme syndical n'existe pas, et l'embauche est conditionnée par l'appartenance au syndicat unique, lui même adhérent à la CGT. Mais il ne fait aucun doute que la CGT, si vertueuse lorsqu'il s'agit de protéger les salariés des TPE, va certainement annoncer qu'elle renonce à ce monopole syndical d'un autre âge.


dimanche 2 décembre 2012

Les corporations d'Alsace Moselle, la liberté d'entreprendre, et la langue française

La décision Christian S., rendue par le Conseil constitutionnel le 30 novembre 2012 porte sur la conformité à la Constitution de certaines dispositions du droit d'Alsace-Moselle. Ce droit local suscite, il faut le constater, un regain d'intérêt depuis la décision du 5 août 2011. Le Conseil constitutionnel avait alors assuré sa pérennité en faisant de son maintien dans les trois départements du Bas Rhin, du Haut Rhin et de la Moselle un principe fondamental reconnu par les lois de la République, c'est à dire un principe à valeur constitutionnelle. 

La décision du 30 novembre 2012 porte sur l'affiliation obligatoire des artisans de ces départements, qu'ils soient chefs d'entreprise ou salariés, à des corporations. Le requérant, artisan lui-même, conteste devant le juge administratif différents ordres de paiement qui lui ont été adressés par la corporation des électriciens. Déjà adhérent de celle des chauffagistes, il refuse de s'acquitter d'une seconde cotisation. A l'occasion de ce contentieux, il conteste la constitutionnalité du droit local. Cette organisation professionnelle trouve en effet son origine dans les dispositions d'une loi d'Empire du 26 juillet 1900 créant un "Code des professions", que la loi du 1er juin 1924 maintient formellement en vigueur. 

La liberté d'association mise à l'écart

Curieusement, les avocats du requérant se sont essentiellement appuyés, du moins dans leur plaidoirie, sur la liberté d'association. A leurs yeux, les corporations d'Alsace Moselle n'ont rien à voir avec un ordre professionnel, dès lors que les professions concernées ne sont pas réellement réglementées. Il suffit d'ouvrir un commerce pour les exercer, et la corporation se borne à définir des règles professionnelles, notamment en matière d'apprentissage, d'examens professionnels, ou de caisses de secours. Ils en déduisent que ces corporations sont assimilables à des associations, et que la liberté d'association implique le droit de ne pas adhérer. 

Le Conseil constitutionnel ne se donne pas la peine d'examiner ce moyen. D'abord parce qu'il n'est pas fondé, dès lors que ces corporations ont en fait le statut d'établissement public administratif, qu'elles sont dotées de prérogatives de puissance publique, et soumises à la tutelle préfectorale. Depuis, l'arrêt Association syndicale du Canal de Gignac rendu par le Tribunal des conflits en 1899, le droit positif fait clairement la distinction entre l'association et l'établissement public. Alors que la première relève du droit privé, le second relève du droit administratif. En l'espèce, l'adhésion obligatoire aux corporations du droit local d'Alsace Moselle ne saurait être considérée comme une atteinte à la liberté d'association, tout simplement parce qu'elles ne sont pas des associations, au sens de la loi de 1901. 

Artisanat alsacien
Hansi. 1873-1951

La liberté d'entreprendre

En tout état de cause, le Conseil constitutionnel n'a pas besoin de se référer à la liberté d'association, car il préfère abroger les dispositions contestées pour violation de la liberté d'entreprendre. Cette question n'avait guère été débattue à l'audience, sans doute parce qu'il est entendu que cette liberté n'est ni générale, ni absolue. Depuis sa décision du 16 janvier 2001, le Conseil constitutionnel affirme que la liberté d'entreprendre trouve certes son fondement dans l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, mais que le législateur peut lui apporter des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général.

Par voie de conséquence, le Conseil exerce un contrôle de proportionnalité, dans lequel il apprécie la conciliation opérée par le législateur entre la liberté d'entreprendre et les motifs d'intérêt général invoqués pour justifier les limitations apportées à son exercice. Ce contrôle ne conduit cependant que très rarement à une déclaration d'inconstitutionnalité. 

C'est pourtant le cas dans la décision Christian S. En l'espèce, le Conseil fait observer que la liberté d'entreprendre comporte deux facettes bien distinctes. La liberté d'établissement  n'est effectivement pas menacée en l'espèce, dès lors que l'affiliation obligatoire à la corporation ne conditionne pas l'accès à la profession d'artisan, mais en découle. En revanche, les conditions d'exercice de l'activité professionnelle sont directement en cause, puisque la corporation élabore des règles professionnelles, exerce un droit de contrôle et de sanction, toutes activités qui imposent des sujétions très lourdes à ses membres.

Dès lors, le Conseil exerce son contrôle de proportionnalité et constate que l'existence de ces corporations ne répond pas réellement à un motif suffisant d'intérêt général. En effet, elles viennent s'ajouter aux structures existantes, semblables à celles qui existent dans les autres départements non soumis au droit local. Autrement dit, pourquoi avoir des corporations, dès lors que les chambres de métiers remplissent déjà une fonction d'organisation de l'artisanat ? Ce n'est donc pas l'adhésion obligatoire à la corporation qui est inconstitutionnelle, mais le caractère redondant de l'institution elle-même.

Cette inconstitutionnalité, qui prend effet immédiatement, permet de préciser la portée de la décision antérieure relative au droit local, celle du 5 août 2011. Le caractère spécifique du droit local est consacré comme PFLR, mais cette garantie n'empêche pas que certaines dispositions de ce même droit alsacien mosellan puissent être déclarées inconstitutionnelles. 

Clarté et intelligibilité de la loi

Encore faut il pouvoir les comprendre, pour être en mesure de les contester. La décision du Conseil constitutionnel commence, de manière un peu déconcertante, par une longue citation en langue allemande des dispositions législatives contestées. Le Conseil ne pouvait guère faire autrement, puisqu'il n'existe aucune traduction authentique de ces dispositions.

On sait qu'en vertu d'une jurisprudence constante, l'objectif d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi ne peut être invoqué à l'appui d'une QPC (voir, par exemple, la décision du 12 octobre 2012). Dans un considérant parfaitement inutile, puisque les motifs d'inconstitutionnalité ont déjà été formulés, le Conseil énonce cependant l'une de ces interprétations constructives dont il a le secret. Il affirme en effet que l'objectif d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi pourrait, à titre exceptionnel, être invoqué lors d'une QPC s'il s'analysait comme une violation de l'article 2 de la Constitution, selon lequel "la langue officielle de la République est le français".

Le Conseil rappelle que, dans l'affaire qu'il examine, il n'y a pas lieu de s'interroger sur cette éventuelle violation de l'article 2, puisque le manquement à la liberté d'entreprendre est venu, fort opportunément, offrir un fondement d'inconstitutionnalité plus commode. Il n'empêche que les autorités françaises doivent comprendre le message et offrir en effet une traduction officielle aux règles du droit local qui n'en bénéficient pas encore. 

Ce considérant superflu sonne un peu comme un avertissement. Souvenons-nous que François Hollande a fait figurer parmi ses promesses de campagne la ratification de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires. Pour le Conseil constitutionnel, les langues minoritaires peuvent évidemment être enseignées et parlées librement. Mais elles ne sauraient se substituer à la langue française dans la rédaction des actes juridiques. Il n'est pas mauvais de prendre quelques précautions dans ce domaine.