« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 13 novembre 2012

Le contrôle de l'effectivité du droit à l'IVG

La décision de la Cour européenne P. et S. c. Pologne du 30 octobre 2012 illustre, une nouvelle fois, les difficultés rencontrées en Pologne pour accéder à l'interruption volontaire de grossesse. La loi du 7 janvier 1993 a mis fin à la pratique d'une IVG libre et gratuite, garantie durant la période communiste depuis 1956. Alors que leur pays retrouvait la liberté, les Polonaises ont ainsi perdu le droit de recourir à l'IVG. Le texte de 1993 n'autorise en effet l'avortement que dans trois cas, lorsque la santé ou la vie de la mère est menacée, lorsque le foetus présente une malformation grave ou des signes de maladie incurable, ou enfin lorsque la grossesse résulte d'un acte criminel, viol ou inceste.

La Cour européenne laisse les Etats libres de consacrer, ou non, un droit à l'avortement dans leur système juridique. La position particulièrement rigoureuse de la Pologne sur ce plan n'est donc pas constitutive d'une violation de la Convention européenne. Elle estime, en revanche, qu'un droit interne, même très restrictif, doit être effectif. Autrement dit, l'avortement doit pouvoir intervenir si la femme se trouve dans l'une des trois conditions prévues par la loi. 

L'IVG en Pologne, ou la mauvaise volonté institutionnalisée

Dans l'affaire P. et S. c. Pologne, les requérantes sont une adolescente, qui avait quatorze ans en 2008 lorsqu'elle se trouva enceinte à la suite d'un viol, et sa mère. Invoquant la loi de 1993, cette jeune fille a demandé à bénéficier d'une IVG, et ses ennuis ont commencé. Elle a obtenu, conformément au texte de 1993, un certificat du procureur attestant que la grossesse résultait d'un viol. Le  chef du service de gynécologie de l'hôpital de Lublin, auquel elle s'est adressée, n'a rien trouvé de mieux que de l'emmener voir un prêtre, sans lui demander son avis. Lors de l'entretien, elle s'est aperçue que le prêtre était parfaitement informé de son état et du viol dont elle avait été victime. Quant à sa mère, elle a dû signer un formulaire de consentement à l'intervention, précisant qu'elle était susceptible d'entraîner la mort de sa fille.  Tout cela pour rien, car, in fine, le chef du service de gynécologie refusa de pratiquer l'IVG, invoquant  ses convictions religieuses.

Les requérantes ont alors fait la même démarche à l'hôpital de Varsovie. Mais elles ont dû le quitter à la suite de pressions diverses effectuées sur l'hôpital. A leur sortie, elles ont été conduites au poste de police, où elle furent interrogées durant plusieurs heures. La jeune fille fut retirée à sa mère et conduite dans un foyer, au motif qu'une procédure de déchéance de l'autorité parentale était engagée contre sa mère pour l'avoir incitée à avorter contre son gré. Ayant réussi à quitter le foyer, la jeune fille et sa mère se sont finalement rendues à Gdansk dans le plus grand secret, où l'avortement a finalement eu lieu. Comme par hasard, les poursuites engagées contre la mère furent ensuite abandonnées, comme d'ailleurs celles visant l'auteur du viol. 

On pourrait affirmer que cette jeune requérante et sa mère n'ont pas eu de chance, et que leur chemin de croix n'est que l'accumulation d'une série de dysfonctionnements. Certes, mais le problème est que ce n'est pas la première fois que la Cour européenne est saisie de ce type de situation. Dans un arrêt du 26 mai 2011 R.R. c. Pologne, commenté par Nicolas Hervieu dans CPDH, la requérante était une femme enceinte, dont le foetus était atteint d'une grave maladie. Les médecins ont "joué la montre" en retardant les tests génétiques indispensables à l'obtention de l'autorisation d'avorter, avant d'invoquer leurs convictions religieuses, eux aussi, pour refuser l'intervention. Le résultat est que la requérante n'a pas pu obtenir l'intervention dans les délais impartis par la loi, et elle a accouché d'un enfant atteint d'une maladie génétique.

Ce rappel des faits peut sembler fastidieux, mais il est indispensable pour montrer la réalité de l'IVG en Pologne. Certes la loi l'autorise, dans des conditions terriblement restrictives, mais ce texte même n'est pas appliqué. Au nom des convictions religieuses, la loi est tout simplement écartée, et l'inertie des pouvoirs publics laisse perdurer cette situation. On sait d'ailleurs que certains parlementaires polonais veulent supprimer toute possibilité d'avortement thérapeutique et n'hésitaient pas, en 2010, à financer une campagne d'affichage du meilleur goût, comparant l'IVG aux massacres commis par les nazis en Pologne.

Campagne d'affichage contre l'IVG . Pologne. 2010.


Les exigences de la Cour européenne

C'est précisément cette incapacité des pouvoirs publics que sanctionne la Cour européenne dans l'affaire P. et S. c. Pologne du 30 octobre 2012. Elle constate "un écart saisissant entre le droit théorique et la réalité de sa mise en oeuvre". Le droit au respect de sa vie privée, garanti par l'article 8 de la Convention, a fait l'objet d'une double atteinte. D'une part, la requérante a été placée dans une véritable incertitude juridique, n'ayant jamais les papiers nécessaires à l'intervention, ne parvenant jamais à trouver le service de gynécologie susceptible de la pratiquer. D'autre part, les informations personnelles la concernant ont été données à la presse, mais aussi à un prêtre dont elle n'avait pas sollicité l'aide. Il y a donc manquement par les médecins à leur obligation de secret professionnel. 

Le principe de sûreté, garanti par l'article 5 § 1 de la Convention, est également en cause. La Cour fait ainsi observer que la requérante a été placée, contre son gré et celui de sa mère, dans un foyer d'adolescents, dans le seul but d'empêcher l'IVG. En droit français, une telle pratique constitue purement et simplement un détournement de pouvoir.

Enfin, la Cour se penche sur le fait que l'adolescente, déjà victime d'un viol, ait été soumise à des pressions dans le but de la faire renoncer à l'intervention, qu'elle ait été contrainte de rencontrer un prêtre et que sa mère ait dû signer un formulaire de consentement l'avertissant que l'avortement pouvait entrainer le décès de sa fille. Aux yeux de la Cour, ces pratiques révèlent un climat de harcèlement particulièrement choquant alors que les autorités publiques avaient d'abord pour mission de protéger une jeune fille victime d'abus sexuels. La Cour n'hésite donc pas à qualifier ces comportements de traitements inhumains et dégradants, au sens de l'article 3 de la Convention. 

La situation polonaise est évidemment atypique, et sa législation relative à l'avortement révèle qu'il existe encore, dans ce domaine, de très grandes disparités entre les pays de l'Union européenne. Mais la Cour demeure constante dans son contrôle. Certes, chaque Etat  peut définir librement sa législation dans ce domaine, mais il appartient aux pouvoirs publics de garantir son effectivité. La Pologne ne peut donc se contenter de construire une sorte de Village Potemkine juridique destiné à montrer à l'extérieur que son système juridique reconnaît l'avortement, tout en empêchant les femmes d'y avoir accès. 




dimanche 11 novembre 2012

Libertés : Les espoirs de la Commission Jospin

La commission présidée par Lionel Jospin vient de rendre, le 9 novembre 2012, son rapport sur "la rénovation et la déontologie de la vie politique". Installé en juillet, la Commission Jospin avait pour mission de "donner un nouvel élan à la démocratie par un fonctionnement exemplaire des institutions publiques". L'objet était donc, non pas de bouleverser nos institutions mais au contraire d'améliorer leur fonctionnement. 

Certains, comme Dominique Rousseau, lui-même membre de la Commission, déplorent l'absence de "réformes profondes" de nature à combler le fossé qui s'est creusé entre les citoyens et leurs représentants. D'autres, plus pragmatiques, font observer que les propositions du rapport Jospin ont déjà le mérite d'exister. Au demeurant, la lettre de mission rédigée par le Président de la République ne conférait pas à la Commission le soin de rédiger une nouvelle Constitution. Elle lui posait un nombre limité de questions, portant notamment sur le déroulement des consultations électorales, législatives et présidentielles, le statut pénal du Chef de l'Etat, la prévention des conflits d'intérêts

Certains ont déjà mis en lumière les propositions de la Commission visant à limiter le cumul des mandats. Si l'on se place sous l'angle exclusif des libertés et de la démocratie, les propositions du rapport Jospin sont cependant loin d'être anodines, même s'il est vrai qu'elles reprennent largement un certain nombre de promesses électorales formulées par François Hollande. Trois points méritent  d'être relevés :  le renforcement de la séparation des pouvoirs d'une part,  la lutte contre les conflits d'intérêts d'autre part,  l'amélioration de l'exercice du droit de suffrage enfin.

La séparation des pouvoirs

Contrairement à une idée reçue, la Constitution de 1958 ne consacre par formellement l'indépendance du pouvoir judiciaire. Son titre VIII est intitulé "De l'autorité judiciaire", formulation non dépourvue d'ambiguité . Elle s'accommode d'un système qui autorise l'Exécutif à donner des directives aux juges, et plus précisément au parquet. Surtout, elle met le Chef de l'Etat dans une situation d'inviolabilité pénale durant ses fonctions. 

La Commission propose purement et simplement de mettre fin à cette inviolabilité pénale, et suggère que le Président de la République puisse être "poursuivi et jugé au cours de son mandat pour tous les actes qu'il n'a pas accomplis en qualité de Chef de l'Etat". Ce dernier est donc, en quelque sorte, réintégré dans le droit commun. Pour éviter que des opposants politiques déposent des plaintes contre le Président dans le seul but de porter atteinte à sa fonction, la Commission propose cependant l'adoption de règles de compétence et de procédure particulières, avec l'intervention préalable d'une commission spécialement chargée d'écarter les actions manifestement infondées. De la même manière, la Cour de justice de la République, actuellement chargée de juger les ministres pour les actes accomplis dans l'exercice de leurs fonctions, pourrait être supprimée. L'ensemble du pouvoir exécutif serait ainsi doté d'un statut pénal le rapprochant autant que possible du droit commun. 

Cette évolution est évidemment favorable, même si elle doit nécessairement s'accompagner d'une réforme de la justice. Souvenons nous que, le 15 juin 2012, dernier jour de l'immunité de Nicolas Sarkozy, la Cour de cassation a affirmé que le Président pouvait exercer les droits de la partie civile alors même qu'il était en fonction. Autrement dit, le Président pouvait apparaître comme victime devant le juge pénal, et, en même temps, charger le Garde des sceaux de donner des directives au procureur. La réforme du statut pénal du Chef de l'Etat doit donc nécessairement s'accompagner de la rupture du lien pour le moins incestueux entre le parquet et l'Exécutif. La consécration d'un "Pouvoir judiciaire" dans la Constitution pourrait d'ailleurs constituer le point d'aboutissement de cette réforme. 

Les conflits d'intérêts

Cet effort de renforcement de la séparation des pouvoirs ne serait pas complet s'il ne comportait aucune réforme de la composition du Conseil constitutionnel. La Commission propose justement de supprimer les membres de droit, ce qui signifie que les anciens Présidents de la République ne pourront plus siéger. Cette réforme est indispensable, non seulement pour assurer la garantie effective de la séparation des pouvoirs, mais aussi pour lutter contre les conflits d'intérêts.  

Depuis la révision de 2008, et l'introduction de la Question prioritaire de constitutionnalité, le Conseil constitutionnel intervient directement, par voie d'exception, dans les procédures contentieuses, et doit apprécier la constitutionnalité de lois promulguées. Imagine-t-on que les anciens Présidents puissent ainsi siéger dans une juridiction qui doit apprécier un texte législatif qu'ils ont soutenu, voire initié, durant leur mandat ? 

Mais les anciens Présidents ne sont pas les seuls concernés, et le dernier quinquennat a montré que l'ensemble de notre vie politique baignait dans une sorte de conflit d'intérêts permanent. La Commission propose des règles claires dans ce domaine, qui interdiraient aux ministres toute fonction de direction dans une entreprise, une association ou un parti politique. Chacun d'entre eux, ainsi que les hauts fonctionnaires et les parlementaires devraient remplir une "déclaration  d'intérêts et d'activités" qui pourrait être rendue publique. Une autorité de déontologie de la vie publique serait chargée du contrôle de ces déclarations et pourrait conseiller les institutions dans ce domaine. On ne pourrait que se réjouir de voir disparaître la fonction de "déontologue" de l'Assemblée nationale, récemment confiée à une avocate spécialisée dans le droit des affaires. Sans doute un gage de compétence en matière de conflits d'intérêts.. 

Henri Verneuil. Le Président. 1961. Jean Gabin

Le droit de suffrage

L'essentiel du rapport de la Commission Jospin réside sans doute dans une certaine rénovation du principe démocratique. 

Les dernières élections présidentielles ont montré un certain échec du système de "présentation" des candidats, plus communément appelé "parrainage". Au régime actuel qui exige cinq cents signatures d'élus pour qu'une personne puisse être candidate, la Commission propose de substituer un "parrainage citoyen". Il faudrait alors réunir 150 000 signatures pour pouvoir se présenter aux suffrages des électeurs, soit 0, 33 % des inscrits. Afin de garantir l'audience nationale du candidat, celui ci devrait présenter des signatures provenant d'au moins cinquante départements. La substitution des citoyens aux élus locaux pour la présentation des candidats constitue, à l'évidence, un renforcement du principe démocratique.

Bien entendu, l'UMP proteste énergiquement, estimant que cette réforme a pour finalité cachée de favoriser le Front national, dès lors que Marine Le Pen pourrait facilement obtenir ses signatures auprès de son propre électorat. A ses yeux, cette impression est renforcée par la proposition de la Commission, tendant à introduire une dose de proportionnelle dans notre système électoral. 

Cette idée n'a pourtant rien de nouveau. Nicolas Sarkozy, alors Président de la République, proposait , dans un discours prononcé à Marseille le 19 février 2012, de modifier "à la marge" le scrutin majoritaire pour y instiller une dose de proportionnelle. C'est précisément l'objet de la Commission Jospin, qui suggère d'élire à la proportionnelle 10 % des sièges, soit cinquante-huit députés. Certains estiment d'ailleurs cette proposition trop modeste, comme Dominique Rousseau, qui souhaitait le retour à une proportionnelle intégrale, et sans doute à l'instabilité ministérielle qui l'accompagne. 

Quoi qu'il en soit, il faut effectivement considérer que cette réforme aura pour effet d'assurer l'élection de quelques députés du Front National. Et alors ? Est-il réellement choquant qu'un parti qui représente à peu près 20 % des voix soit représenté au Parlement ? Le problème est que la démocratie ne se négocie pas. Elle implique que chacun puisse solliciter les suffrages des électeurs, y compris les partis les moins sympathiques. 

De toute évidence, le rapport de la Commission va dans le bon sens, et il reste à attendre les suites qui lui seront données. Le communiqué officiel de l'Elysée, diffusé après la remise du rapport, évoque le dépôt d'un projet de loi constitutionnelle au printemps 2013. On attend la suite avec impatience.

vendredi 9 novembre 2012

Le secret de la correspondance avec l'avocat

La Chambre criminelle de la Cour de cassation, dans un arrêt du 16 octobre 2012, donne quelques précisions sur la notion de secret de la correspondance, notamment lorsqu'elle est appliquée dans la relation particulière entre l'avocat et son client. Un avocat brestois, commis d'office, a assisté deux personnes mises en examen. Saisi par le juge d'instruction, le juge des libertés et de la détention, après débat contradictoire auquel a évidemment participé l'avocat, a annoncé qu'il rendrait sa décision de mise en détention provisoire, ou en liberté, à l'issue d'un délibéré. C'est durant ce délibéré que l'avocat a donné aux deux intéressés un morceau de papier plié en deux, indiquant ses coordonnées professionnelles. Les policiers de l'escorte, officiers de police judiciaire, ont intercepté ces deux billets, les ont lus, avant de les restituer à leurs destinataires. 

L'avocat a vu dans cette attitude une intolérable atteinte au secret de la correspondance. Il a porté plainte pour violation du secret de la correspondance, mais les juges du fond ont rendu une ordonnance de non-lieu, confirmée en appel.  La Cour de cassation écarte à son tour sa requête, en considérant que le billet en question ne saurait être analysé comme une correspondance susceptible d'être protégée.

Un élément de la vie privée

L'inviolabilité de la correspondance est une composante essentielle du droit au respect de la vie privée. Le code pénal punit ainsi d'un an d'emprisonnement et de 45 000 € d'amende "le fait, commis de mauvaise foi, d'ouvrir, de supprimer, de retarder ou de détourner des correspondances arrivées ou non à destination et adressées à des tiers, ou d'en prendre frauduleusement connaissance" (art. 226-15 c. pén.). Cette confidentialité s'impose aux personnes privées, et un chef d'entreprise doit la respecter à l'égard de ces salariés (Voir l'arrêt Société Nikon France S.A. du 2 octobre 2001). Elle s'impose aussi aux personnes publiques, et le Conseil d'Etat annule, sur ce fondement, la circulaire signée par un maire ordonnant l'ouverture et le classement de toutes les lettres adressées aux membres du Conseil municipal, y compris ceux de l'opposition.

Honoré Daumier. L'avocat et sa cliente.


Un élément des droits de la défense

Au delà du simple respect de la vie privée, la confidentialité de la correspondance est aussi une garantie des droits de la défense, lorsque cette correspondance est échangée entre le conseil et son client. En principe, le secret est donc protégé de manière encore plus rigoureuse. Dans sa rédaction issue de la loi du 11 février 2004, l'article 66-5 de la loi du 31 décembre 1971 est ainsi rédigé : "En toutes matières, que ce soit dans le domaine du conseil ou dans celui de la défense,  (...) les correspondances échangées entre le client et son avocat (...) sont couvertes par le secret professionnel". 

Observons néanmoins que le secret de la correspondance de l'avocat n'est pas absolu. La loi elle-même prévoit une exception, lorsque l'avocat échange une correspondance "officielle" avec ses confrères. L'échange avec l'avocat adverse peut donc être produit en justice, évolution voulue par les avocats eux-mêmes, dans le but de pouvoir répondre directement à une mise en demeure adressée à leur client. Dans ce cas cependant, le secret est écarté par l'avocat lui-même.

Une correspondance confidentielle doit avoir l'air... confidentiel

Dans la décision de la Cour de cassation, le secret est revendiqué par l'avocat et écarté par le juge. Celui-ci énonce que "circulant à découvert, les billets litigieux ne répondaient pas à la notion de correspondance protégée au sens de l'article 432-9 du code pénal". De cette formulation, on pourrait déduire que c'est la forme du billet qui emporte la décision du juge. Dès lors que l'avocat n'a pas cru bon de le mettre sous enveloppe, et qu'il s'est borné à le plier en deux avant de le communiquer aux deux personnes mises en examen, il a lui même montré que le papier n'était pas couvert par le secret. Autrement dit, le secret de la correspondance est protégé lorsque l'avocat montre qu'il entend en garantir la confidentialité. Le juge de cassation n'éprouve pas le besoin d'aller au-delà de ce motif, amplement suffisant pour rejeter le recours.

Mais l'analyse ne saurait s'arrêter là. Il reste à se demander si la solution aurait été différente si notre avocat avait mis le billet sous une enveloppe, dûment revêtue du tampon "Confidentiel" en lettres rouges. Peut-être pas, car le droit positif se montre nuancé dans le cas particulier des personnes privées de liberté. Certes, l'arrêt Golder, rendu par la Cour européenne en 1975, rappelle qu'une personne détenue doit pouvoir bénéficier de la confidentialité dans ses relations, y compris épistolaires, avec son avocat. En revanche, l'arrêt Campbell c. Royaume Uni de 1992 autorise une atteinte à cette liberté lorsque les autorités "ont lieu de croire à un abus du privilège de cette correspondance", ou lorsque "le contenu de la lettre menace la sécurité de l'établissement ou d'autrui, ou revêt un caractère délictueux". On songe à l'avocat pour le moins indélicat transmettant un paquet contenant un téléphone portable, ou une lettre détaillant les plans de la prison et les horaires des rondes.

La sécurité et le secret

En l'espèce, l'avocat requérant n'a évidemment fait que communiquer ses coordonnées aux deux personnes privées de liberté, ce qui n'a rien d'illicite. De leur côté, les officiers de police judiciaire n'ont fait que lire les billets, avant de les rendre à leurs destinataires. Or, le juge mentionne que, en raison de la nature même du régime coercitif auquel sont soumises les personnes retenues, les dépositaires de l'autorité publique doivent s'assurer qu'elles ne sont porteuses d'aucun objet présentant un risque pour sa sécurité ou celle des tiers. Ils doivent donc contrôler tout objet remis à une personnes dans cette situation, quelle qu'en soit la nature. 

Confronté au problème récurrent du conflit de normes, le juge de cassation choisit une position réaliste. En s'assurant du contenu des billets, les officiers de police judiciaire ont certes porté une atteinte au secret de la correspondance, mais ce n'est finalement pas une atteinte excessive au regard de l'intérêt public dont ils ont la charge. Derrière ce raisonnement se cache peut être un peu d'agacement. Car les avocats sont censés connaître les règles. Celui-ci, qui manifestement cherchait des causes à défendre, aurait peut être pu investir dans des cartes de visite, sachant que les officiers de police judiciaire ont précisément pour directive de laisser circuler ce type de document. 




mardi 6 novembre 2012

L'Eglise et les libertés publiques, ou l'art de fulminer des bulles

L'Eglise catholique participe désormais activement au mouvement d'opposition au mariage pour tous. Au mois d'août, Monseigneur Barbarin, archevêque de Lyon, avait profité de l'Assomption pour affirmer, dans une interview, qu'"un parlement, ce n'est pas Dieu le Père". Son propos était alors apparu comme une prise de position personnelle. Mais voilà qu'aujourd'hui, Monseigneur Vingt-Trois, Président de la Conférence des évêques de France, qualifie le mariage d'un couple homosexuel de "supercherie", et appelle les Catholiques à se mobiliser contre la loi. Il ne s'agit plus d'un point de vue individuel, mais d'une démarche institutionnelle. En bref, l'Eglise part en croisade contre ce qu'il est désormais convenu d'appeler "le mariage pour tous". 

Le projet de loi qui devrait être adopté le 7 novembre 2012 en Conseil des ministres ne porte aucune atteinte à la liberté religieuse, dès lors qu'il ne porte que sur le mariage civil. La foi de chacun est respectée, la pratique religieuse n'est pas menacée. Rien n'interdira aux prêtres de continuer à célébrer des mariages religieux, et ils pourront en exclure les homosexuels comme ils en excluent aujourd'hui les conjoints divorcés. Les voies de la charité chrétienne sont impénétrables.

Cet interventionnisme de l'Eglise ne doit pas surprendre, si l'on considère la tradition de tolérance et d'ouverture qui est la sienne dans le domaine des droits de l'homme. N'a t elle pas toujours été à la pointe du combat dans ce domaine ? Qu'on en juge par quelques exemples.

La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen

Prenons la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen adoptée par l'Assemblée Constituante le 26 août 1789. Pour l'Eglise de l'époque, il s'agit de substituer les droits de l'homme aux devoirs envers Dieu, de substituer aussi la souveraineté nationale au règne d'un roi thaumaturge. Le pape Pie VI fulmine une bulle, ou plutôt l'Encyclique Adeo Nota de 1791. Elle qualifie la liberté et l'égalité de "droits monstrueux, si contraires à la religion et à la société". Dira-t-on que c'est une réaction d'humeur après la constitution civile du Clergé ? Certainement pas, car l'Encyclique de Léon XIII Diuturnum Illud , publiée presque un siècle plus tard, en 1881 condamne de nouveau les droits de l'homme, dont elle discerne l'origine dans la Réforme : "C'est de cette hérésie que naquirent au siècle dernier la fausse philosophie et ce que l'on appelle le droit moderne, la souveraineté du peuple, et cette licence sans frein en dehors de laquelle beaucoup ne savent plus voir de vraie liberté". En clair, les droits de l'homme, c'est la faute aux Protestants.

La liberté de la presse

L'Eglise serait-elle plus tolérante à l'égard des libertés de l'homme en société, par exemple la liberté de la presse ? Après la Révolution de 1830, largement suscitée par la suspension de cette liberté, l'Eglise s'est penchée gravement sur la question. Dans une encyclique Mirari Vos du 15 août 1832, le Pape Grégoire XVI considère que le libéralisme est à l'origine des maux de l'Eglise, position qui révèle une large ouverture d'esprit. Quant à la malheureuse liberté de presse, elle est qualifiée de "liberté la plus funeste, liberté exécrable, pour laquelle on n'aura jamais assez d'horreur". Inutile d'ajouter qu'il faut aussi proscrire les " mauvais livres". Dès 1766, dans une analyse très personnelle de la philosophie des Lumières, Clément XIII publiait une lettre encyclique, affirmant qu'"il faut combattre avec courage (...) et exterminer de toutes ses forces le fléau de tant de livres funestes ; jamais on ne fera disparaître la matière de l'erreur, si les criminels éléments de la corruption ne périssent consumés par les flammes". Cette fois, c'est l'autodafé qui est légitimé, dès lors que la circulation des idées est, en soi, une hérésie.

Pedro Berruguete. Scène de la vie de Saint Dominique : autodafe de livres hérétiques.
circa 1480


Le Syllabus, résumé des positions de l'Eglise

D'une façon générale, les positions de l'Eglise du XIXè siècle sont parfaitement résumées dans le célèbre Syllabus de 1864, publié par Pie IX, et dont on doit conseiller la lecture à tous les amis de la liberté. L'objet du texte est de dresser la liste "des principales erreurs de notre temps". Parmi celles-ci figurent évidemment des idéologies comme le socialisme ou le communisme, mais aussi le fait de refuser la soumission des lois civiles à l'autorité ecclésiastique, le refus du catholicisme comme religion d'Etat et, bien entendu, le refus d'admettre la supériorité du Pape sur l'Eglise nationale. Le Syllabus est donc, avant tout, l'affirmation de la doctrine ultramontaine.

Bien sûr, on objectera que ces exemples sont anciens, et que l'Eglise d'aujourd'hui a évolué vers davantage de libéralisme. N'a-t-elle pas fini par accepter la notion de droits de l'homme en 1963, avec l'encyclique "Pacem in Terris" de Jean XXIII qui se réfère à la Déclaration universelle des droits de l'homme ? La notion de "droits de l'homme" a donc mis à peine deux siècles à s'implanter dans l'Eglise catholique.

La famille chrétienne

Aujourd'hui, les combats se sont déplacés vers les droits de la vie privée, car l'Eglise s'intéresse, avant tout, à notre vie conjugale, voire à notre vie sexuelle. Nul n'ignore que le divorce n'est toujours pas admis, dès lors que le mariage est un sacrement, un lien indissoluble qu'aucune loi civile ne peut dénouer. L'encyclique de Pie XI Casti Connubii, de 1930, affirme ainsi que "l'inébranlable indissolubilité conjugale est une source abondante d'honnêteté et de morale" reprenant sur ce point la doctrine énoncée par le Syllabus. Rien n'a changé depuis cette date, et l'exhortation apostolique de Jean Paul II, publiée en 1981, sans réellement excommunier les divorcés remariés, leur refuse toujours l'Eucharistie. Ils ne sont pas seuls dans leur cas, puisque les couples vivant sous le régime du PACS encourent la même sanction. Vivre dans le PACS, c'est vivre dans le péché.

On pourrait multiplier les exemples. Dans le domaine de la contraception, le cathéchisme de 2005 qui trouve son origine dans l'Encyclique Humanae Vitae de Paul VI (1968) n'autorise que "la continence périodique, les méthodes de régulation naturelles des naissances fondées sur l'auto-observation et le recours aux périodes infécondes". Seules ces méthodes, dont le moins que l'on puisse dire est qu'elles sont modérément fiables, sont conformes "aux critères objectifs de la moralité". La pilule est donc immorale. Il en est de même de l'IVG, dont l'Encyclique Evangelium Vitae, publiée par Jean Paul II en 1995, rappelle la condamnation. A ses yeux, le drame réside dans le fait que "ces attentats concernant la vie naissante (...) tendent à perdre, dans la conscience collective, leur caractère de "crime" et à prendre paradoxalement celui de "droit". Pour l'Eglise, l'avortement demeure un crime, et on se souvient qu'en 2009, très récemment, l'archevêque de Recife (Brésil) a excommunié la mère d'une fillette de neuf ans qui avait subi une IVG alors qu'elle était enceinte, à la suite d'un viol.

Le combat engagé par l'Eglise contre le mariage homosexuel n'est donc que le dernier épisode d'une lutte  retardataire permanente. Après s'être opposée aux droits de l'homme, à la République, à la contraception, à l'IVG, au divorce et au PACS, l'Eglise s'oppose donc, logiquement, au mariage des homosexuels.  Et tant pis pour les catholiques homosexuels, car il y en a de nombreux, qui doivent se sentir bien isolés dans leur foi, à l'écart de la communauté. Tant pis aussi pour les croyants, membres du Clergé ou laïcs, qui veulent vivre leur religion autrement, dans la tolérance et l'ouverture aux autres. En tout cas, on peut au moins louer l'institution religieuse qui sait faire preuve de rigueur et de persévérance. L'Eglise devrait pourtant se souvenir du mot de Victor Hugo : "La réaction est le nom politique de l'agonie".


lundi 5 novembre 2012

Transsexualisme et changement d'état civil

Lors du conseil des ministres du 31 octobre 2012, Najat Vallaud-Belkacem, ministre des droits des femmes, a fait une communication sur le programme d'action contre l'homophobie et la transphobie. A dire vrai, la lutte contre les discriminations visant les homosexuels, combat actuellement illustré par la revendication en faveur du droit au mariage, tend à faire passer au second plan la situation des transsexuels.  Car eux aussi subissent des discriminations et se heurtent à un système juridique qui n'est guère bienveillant à leur égard.

Le transsexualisme peut être défini comme un trouble de l'identité, le sentiment profond d'appartenir au sexe opposé malgré une conformation physique en rapport avec le sexe chromosomique. Le transsexuel se sent victime d'une insupportable erreur de la nature, qui l'empêche de parvenir à une cohérence entre son psychisme et son corps. Il a donc un besoin intense de changer à la fois de sexe et d'état civil.

Au-delà de cette définition, la situation réelle des transsexuels est bien mal connue. On estime généralement que le transsexualisme concerne environ 50 000 personnes dans notre pays, sans que ces chiffres  trouvent leur origine dans des statistiques réellement fiables. La "dysphorie de genre" n'est plus considérée comme une maladie mentale, mais elle est assimilée à une affection de longue durée et les opérations de conversion sexuelle sont aujourd'hui prises en charge par la Sécurité sociale.


Viktor et Viktoria. Reinhold Schünzel. 1933

L'"irréversibilité de la transformation"

Notre système juridique ne refuse pas aux transsexuels le changement d'état civil. Dès 1992, dans un arrêt B. c. France, la Cour européenne avait estimé que le désir d'une personne de mettre son identité en rapport avec son apparence relève de son droit à la vie privée. La Cour de cassation, dans deux décisions d'assemblée plénière du 11 décembre de la même année, reprend ce principe. Elle précise néanmoins que, pour justifier un changement d'état civil, le transsexualisme doit être médicalement constaté et avoir donné lieu à une ou plusieurs opérations ayant modifié l'apparence physique de la personne. Le critère essentiel est celui de l'"irréversibilité de la transformation", c'est à dire concrètement l'ablation des organes reproducteurs. Dans une décision du 7 juin 2012, la Cour de cassation a réaffirmé ce principe, la transformation physique étant ainsi considérée comme le préalable indispensable au changement d'état civil.

Le changement d'état civil avant la conversion physique ?

Aujourd'hui, on voit apparaître l'idée que la modification de l'état-civil ne doit pas être le point d'aboutissement d'un parcours médical, mais bien davantage la conséquence d'une profonde crise identitaire. Cette modification d'état-civil pourrait donc intervenir plus tôt, accompagner la transformation physique au lieu de la suivre.

Dans sa décision du 8 janvier 2009 Schlumpf c. Suisse, la Cour européenne s'efforce déjà de dissocier l'approche physique du transsexualisme de son aspect psychologique. Elle sanctionne ainsi un régime d'assurance maladie trop rigide, qui imposait au demandeur un délai très long avant toute opération physique de conversion, sans tenir compte de sa situation psychologique.

L'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, dans sa résolution 1728 du 29 avril 2010, appelle désormais les Etats membres "à ce que les documents officiels reflètent l'identité de genre choisie, sans obligation préalable de subir une stérilisation" (...). A la suite de cette résolution, l'Allemagne, la Suède, l'Espagne et la Suisse ont adopté des règles nouvelles mettant fin à l'exigence d'interventions chirurgicales de conversion sexuelle comme préalable de la reconnaissance judiciaire du changement de sexe.

En France, une proposition de loi a été déposée par Madame Michèle Delaunay (PS, Puy de Dôme) et soixante-treize parlementaires socialistes le 23 décembre 2011 sur le bureau de l'Assemblée Nationale. Elle vise précisément à dissocier le changement d'état civil du parcours médical qu'impose la conversion sexuelle. Il est vrai qu'elle n'est guère satisfaisante, dans la mesure où elle impose seulement l'attestation de trois témoins choisis par l'intéressé pour fonder la demande de changement d'état civil. Rien ne permet donc de prouver réellement la situation psychologique du demandeur, et peut être serait il plus judicieux d'exiger un certificat médical attestant de la "dysphorie de genre" dont il souffre ? Quoi qu'il en soit, cette proposition de loi a le mérite d'exister, et il suffirait de l'inscrire à l'ordre du jour de l'Assemblée pour ouvrir le débat. Sans y être juridiquement obligé, le droit français pourrait ainsi s'inspirer des recommandations du Conseil de l'Europe.

mardi 30 octobre 2012

La constitutionnalité de la réquisition des logements vacants

Le ministre du Logement, Cécile Duflot, n'exclut pas de réquisitionner certains logements vacants. C'est du moins ce qu'elle a déclaré  : "S'il est nécessaire, je ferai appel à l'ensemble des moyens disponibles, la réquisition fait partie de cette panoplie". Comme il fallait s'y attendre, cette annonce a suscité l'enthousiasme de l'association Droit au Logement (DAL), et l'irritation des associations de professionnels de l'immobilier. Certains d'entre eux menacent même, si une telle mesure était adoptée, de faire un recours dans le but de déposer une question prioritaire de constitutionnalité.

Une pratique ancienne

La disposition qui serait alors contestée est l'ordonnance du 11 octobre 1945, aujourd'hui codifiée par l'article L 641-1 du code de la construction et de l'habitation. Ce texte autorise le préfet, à la demande du service municipal du logement et après avis du maire, à procéder à la réquisition de logements vacants pour une durée d'un an renouvelable, en vue de les attribuer aux sans-logis. Ce texte a largement été utilisé, d'abord en 1945 après son adoption, lorsque le pays était confronté à la pénurie de logements, conséquence des destructions de la seconde guerre mondiale. Plus tard, la réquisition a de nouveau été utilisée, assez largement, durant la crise du logement des années soixante. Enfin, en 1995, après différents actions menées par l'association DAL, le gouvernement a réquisitionné 1200 logements vacants appartenant à des banques et compagnies d'assurance. Il est vrai que, dans ce dernier cas, l'action était surtout symbolique.

Aujourd'hui, la loi du 29 juillet 1998 de lutte contre les exclusions  vise plus directement les réquisitions de biens des investisseurs institutionnels. Dans leur cas, elle autorise des réquisitions qui peuvent s'étaler sur douze années, lorsque les logements sont vacants depuis plus de dix huit mois et nécessitent de gros travaux de remise en état.

Il est vrai que la constitutionnalité de l'article L 641-1 du code de la construction n'a jamais fait l'objet d'un contrôle de constitutionnalité. Ce dernier n'existait pas en 1945, et la QPC n'était pas ouverte aux propriétaires qui s'estimaient lésés par une telle mesure en 1960 ou en 1995. Il ne fait donc aucun doute qu'un recours contre des décisions de réquisitions actuelles pourraient donner l'occasion d'un contrôle de constitutionnalité.

Utrillo. Maison de banlieue. 1911
Un droit absolu dans sa formulation

La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 accorde certes une grande importance au droit de propriété, qualifié de "naturel et imprescriptible" par l'article 2 et d'"inviolable et sacré" par l'article 17. La célèbre décision du 16 janvier 1982 rendue par le Conseil, à propos de la loi de nationalisation, affirme que ces dispositions de la Déclaration de 1789 ont "pleine valeur constitutionnelle (...) en ce qui concerne le caractère fondamental du droit de propriété dont la conservation constitue l'un des buts de la société politique, et qui est mis au même rang que la liberté, la sûreté et la résistance à l'oppression". L'article 544 du code civil ne fait que confirmer cette approche "absolutiste", en définissant le droit de propriété comme "le droit de jouir et disposer des choses de la façon la plus absolue".

Le droit positif, et plus particulièrement le droit constitutionnel, n'a pas abandonné cette conception qui assimile le droit de propriété à l'exercice d'une véritable souveraineté sur une chose. Dans une décision du 30 septembre 2011, consorts M. et a., rendue sur QPC, le Conseil constitutionnel s'est ainsi prononcé sur les dispositions mêmes de l'article 544 du code civil. Saisi précisément par des associations militant pour le droit au logement, il a réaffirmé le droit du propriétaire de s'adresser au juge pour expulser les occupants sans titre d'un bien immobilier. Le droit de propriété implique donc, non seulement le droit de jouir de son bien, mais encore celui d'exclure les tiers de la jouissance de celui-ci.

Si l'on s'en tenait à ces définitions du droit de propriété, on pourrait certes considérer que la QPC dirigée contre la procédure de réquisition de logements vacants a quelques chances de prospérer. La réquisition ne consiste-t-elle pas à priver un propriétaire de l'exercice de son droit de propriété ? L'atteinte concerne d'ailleurs aussi bien l'usus, défini comme le droit de jouir de son bien, que le fructus, celui d'en percevoir les fruits et enfin l'abusus, celui d'en disposer.

L'analyse est cependant beaucoup trop simple, car la définition absolutiste du droit propriété, perçu comme un fondement de la société libérale, s'accompagne d'un régime juridique beaucoup plus souple, qui admet de nombreuses restrictions à son exercice.

"Nécessité publique" et restrictions au droit de propriété

Ces limitations au droit de propriété figurent déjà dans le même article 17 de la Déclaration de 1789. Il admet qu'il peut être porté atteinte au droit de propriété en cas de "nécessité publique légalement constatée et sous la condition d'une juste et préalable indemnité". Quant à l'article 544 du code civil, il consacre certes le droit de jouir de son bien, mais sous la réserve de ne pas en faire "un usage prohibé par les lois ou les règlements." Dans sa décision du 8 avril 2011, le Conseil constitutionnel confirme ainsi que le législateur peut apporter des limites à l'exercice du droit de propriété, à la condition qu'elles soient "justifiées par un motif d'intérêt général et proportionnées à l'objectif poursuivi".

Une étude historique du droit de propriété montrerait que ses restrictions sont devenues de plus en plus importantes. Le Conseil constitutionnel reconnaît, dans sa décision du 25 juillet 1989, que "les finalités et les conditions d'exercice du droit de propriété ont subi une évolution caractérisée (...) par des limitations exigées au nom de l'intérêt général". En l'espèce, on imagine mal le Conseil constitutionnel ne pas reconnaître  le logement des sans-abri comme une préoccupation d'intérêt général.

Quant au contrôle de proportionnalité, il consiste, pour le Conseil, à apprécier la "nécessité publique" de la réquisition. Observons cependant que la Déclaration de 1789 précise que cette "nécessité publique" doit être "légalement constatée".  Il appartient donc au législateur de définir quel intérêt général justifie une atteinte au droit de propriété. Il y a donc de fortes chances que le Conseil estime qu'il n'a pas, sur ce point, à se substituer au parlement.

Reste que toute atteinte au droit de propriété doit s'accompagner d'une "juste et préalable indemnité" (art. 17 DDHC). Et le Conseil constitutionnel se montre exigeant sur ce point, puisque, à ses yeux, une indemnité est "juste", lorsqu'elle couvre l'intégralité du préjudice direct, matériel et certain. Autrement dit, la collectivité qui décide d'une réquisition un logement vacant doit non seulement le remettre en état à ses frais, mais encore payer au propriétaire une indemnité égale au versement d'un loyer auquel s'ajoute encore l'indemnisation du dommage causé par l'immobilisation du bien.

Le coût de l'opération

La question posée est donc celle de la procédure utilisée pour garantir le droit au logement. La réquisition a la préférence des associations, pour des raisons d'ordre symbolique. Ne s'agit il pas, au moins en théorie, de "faire payer les riches", ceux qui ont des biens immobiliers vacants ? L'expropriation, en revanche, n'est guère envisagée. Et pourtant, elle permettrait aux collectivités publiques d'accroître, de manière pérenne, le parc de logements sociaux, à un coût sans doute pas beaucoup plus élevé que des réquisitions qui imposent des indemnisations coûteuses pour les deniers publics, et qui se traduisent finalement, par un retour du bien à son propriétaire.