« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 5 novembre 2012

Transsexualisme et changement d'état civil

Lors du conseil des ministres du 31 octobre 2012, Najat Vallaud-Belkacem, ministre des droits des femmes, a fait une communication sur le programme d'action contre l'homophobie et la transphobie. A dire vrai, la lutte contre les discriminations visant les homosexuels, combat actuellement illustré par la revendication en faveur du droit au mariage, tend à faire passer au second plan la situation des transsexuels.  Car eux aussi subissent des discriminations et se heurtent à un système juridique qui n'est guère bienveillant à leur égard.

Le transsexualisme peut être défini comme un trouble de l'identité, le sentiment profond d'appartenir au sexe opposé malgré une conformation physique en rapport avec le sexe chromosomique. Le transsexuel se sent victime d'une insupportable erreur de la nature, qui l'empêche de parvenir à une cohérence entre son psychisme et son corps. Il a donc un besoin intense de changer à la fois de sexe et d'état civil.

Au-delà de cette définition, la situation réelle des transsexuels est bien mal connue. On estime généralement que le transsexualisme concerne environ 50 000 personnes dans notre pays, sans que ces chiffres  trouvent leur origine dans des statistiques réellement fiables. La "dysphorie de genre" n'est plus considérée comme une maladie mentale, mais elle est assimilée à une affection de longue durée et les opérations de conversion sexuelle sont aujourd'hui prises en charge par la Sécurité sociale.


Viktor et Viktoria. Reinhold Schünzel. 1933

L'"irréversibilité de la transformation"

Notre système juridique ne refuse pas aux transsexuels le changement d'état civil. Dès 1992, dans un arrêt B. c. France, la Cour européenne avait estimé que le désir d'une personne de mettre son identité en rapport avec son apparence relève de son droit à la vie privée. La Cour de cassation, dans deux décisions d'assemblée plénière du 11 décembre de la même année, reprend ce principe. Elle précise néanmoins que, pour justifier un changement d'état civil, le transsexualisme doit être médicalement constaté et avoir donné lieu à une ou plusieurs opérations ayant modifié l'apparence physique de la personne. Le critère essentiel est celui de l'"irréversibilité de la transformation", c'est à dire concrètement l'ablation des organes reproducteurs. Dans une décision du 7 juin 2012, la Cour de cassation a réaffirmé ce principe, la transformation physique étant ainsi considérée comme le préalable indispensable au changement d'état civil.

Le changement d'état civil avant la conversion physique ?

Aujourd'hui, on voit apparaître l'idée que la modification de l'état-civil ne doit pas être le point d'aboutissement d'un parcours médical, mais bien davantage la conséquence d'une profonde crise identitaire. Cette modification d'état-civil pourrait donc intervenir plus tôt, accompagner la transformation physique au lieu de la suivre.

Dans sa décision du 8 janvier 2009 Schlumpf c. Suisse, la Cour européenne s'efforce déjà de dissocier l'approche physique du transsexualisme de son aspect psychologique. Elle sanctionne ainsi un régime d'assurance maladie trop rigide, qui imposait au demandeur un délai très long avant toute opération physique de conversion, sans tenir compte de sa situation psychologique.

L'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, dans sa résolution 1728 du 29 avril 2010, appelle désormais les Etats membres "à ce que les documents officiels reflètent l'identité de genre choisie, sans obligation préalable de subir une stérilisation" (...). A la suite de cette résolution, l'Allemagne, la Suède, l'Espagne et la Suisse ont adopté des règles nouvelles mettant fin à l'exigence d'interventions chirurgicales de conversion sexuelle comme préalable de la reconnaissance judiciaire du changement de sexe.

En France, une proposition de loi a été déposée par Madame Michèle Delaunay (PS, Puy de Dôme) et soixante-treize parlementaires socialistes le 23 décembre 2011 sur le bureau de l'Assemblée Nationale. Elle vise précisément à dissocier le changement d'état civil du parcours médical qu'impose la conversion sexuelle. Il est vrai qu'elle n'est guère satisfaisante, dans la mesure où elle impose seulement l'attestation de trois témoins choisis par l'intéressé pour fonder la demande de changement d'état civil. Rien ne permet donc de prouver réellement la situation psychologique du demandeur, et peut être serait il plus judicieux d'exiger un certificat médical attestant de la "dysphorie de genre" dont il souffre ? Quoi qu'il en soit, cette proposition de loi a le mérite d'exister, et il suffirait de l'inscrire à l'ordre du jour de l'Assemblée pour ouvrir le débat. Sans y être juridiquement obligé, le droit français pourrait ainsi s'inspirer des recommandations du Conseil de l'Europe.

mardi 30 octobre 2012

La constitutionnalité de la réquisition des logements vacants

Le ministre du Logement, Cécile Duflot, n'exclut pas de réquisitionner certains logements vacants. C'est du moins ce qu'elle a déclaré  : "S'il est nécessaire, je ferai appel à l'ensemble des moyens disponibles, la réquisition fait partie de cette panoplie". Comme il fallait s'y attendre, cette annonce a suscité l'enthousiasme de l'association Droit au Logement (DAL), et l'irritation des associations de professionnels de l'immobilier. Certains d'entre eux menacent même, si une telle mesure était adoptée, de faire un recours dans le but de déposer une question prioritaire de constitutionnalité.

Une pratique ancienne

La disposition qui serait alors contestée est l'ordonnance du 11 octobre 1945, aujourd'hui codifiée par l'article L 641-1 du code de la construction et de l'habitation. Ce texte autorise le préfet, à la demande du service municipal du logement et après avis du maire, à procéder à la réquisition de logements vacants pour une durée d'un an renouvelable, en vue de les attribuer aux sans-logis. Ce texte a largement été utilisé, d'abord en 1945 après son adoption, lorsque le pays était confronté à la pénurie de logements, conséquence des destructions de la seconde guerre mondiale. Plus tard, la réquisition a de nouveau été utilisée, assez largement, durant la crise du logement des années soixante. Enfin, en 1995, après différents actions menées par l'association DAL, le gouvernement a réquisitionné 1200 logements vacants appartenant à des banques et compagnies d'assurance. Il est vrai que, dans ce dernier cas, l'action était surtout symbolique.

Aujourd'hui, la loi du 29 juillet 1998 de lutte contre les exclusions  vise plus directement les réquisitions de biens des investisseurs institutionnels. Dans leur cas, elle autorise des réquisitions qui peuvent s'étaler sur douze années, lorsque les logements sont vacants depuis plus de dix huit mois et nécessitent de gros travaux de remise en état.

Il est vrai que la constitutionnalité de l'article L 641-1 du code de la construction n'a jamais fait l'objet d'un contrôle de constitutionnalité. Ce dernier n'existait pas en 1945, et la QPC n'était pas ouverte aux propriétaires qui s'estimaient lésés par une telle mesure en 1960 ou en 1995. Il ne fait donc aucun doute qu'un recours contre des décisions de réquisitions actuelles pourraient donner l'occasion d'un contrôle de constitutionnalité.

Utrillo. Maison de banlieue. 1911
Un droit absolu dans sa formulation

La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 accorde certes une grande importance au droit de propriété, qualifié de "naturel et imprescriptible" par l'article 2 et d'"inviolable et sacré" par l'article 17. La célèbre décision du 16 janvier 1982 rendue par le Conseil, à propos de la loi de nationalisation, affirme que ces dispositions de la Déclaration de 1789 ont "pleine valeur constitutionnelle (...) en ce qui concerne le caractère fondamental du droit de propriété dont la conservation constitue l'un des buts de la société politique, et qui est mis au même rang que la liberté, la sûreté et la résistance à l'oppression". L'article 544 du code civil ne fait que confirmer cette approche "absolutiste", en définissant le droit de propriété comme "le droit de jouir et disposer des choses de la façon la plus absolue".

Le droit positif, et plus particulièrement le droit constitutionnel, n'a pas abandonné cette conception qui assimile le droit de propriété à l'exercice d'une véritable souveraineté sur une chose. Dans une décision du 30 septembre 2011, consorts M. et a., rendue sur QPC, le Conseil constitutionnel s'est ainsi prononcé sur les dispositions mêmes de l'article 544 du code civil. Saisi précisément par des associations militant pour le droit au logement, il a réaffirmé le droit du propriétaire de s'adresser au juge pour expulser les occupants sans titre d'un bien immobilier. Le droit de propriété implique donc, non seulement le droit de jouir de son bien, mais encore celui d'exclure les tiers de la jouissance de celui-ci.

Si l'on s'en tenait à ces définitions du droit de propriété, on pourrait certes considérer que la QPC dirigée contre la procédure de réquisition de logements vacants a quelques chances de prospérer. La réquisition ne consiste-t-elle pas à priver un propriétaire de l'exercice de son droit de propriété ? L'atteinte concerne d'ailleurs aussi bien l'usus, défini comme le droit de jouir de son bien, que le fructus, celui d'en percevoir les fruits et enfin l'abusus, celui d'en disposer.

L'analyse est cependant beaucoup trop simple, car la définition absolutiste du droit propriété, perçu comme un fondement de la société libérale, s'accompagne d'un régime juridique beaucoup plus souple, qui admet de nombreuses restrictions à son exercice.

"Nécessité publique" et restrictions au droit de propriété

Ces limitations au droit de propriété figurent déjà dans le même article 17 de la Déclaration de 1789. Il admet qu'il peut être porté atteinte au droit de propriété en cas de "nécessité publique légalement constatée et sous la condition d'une juste et préalable indemnité". Quant à l'article 544 du code civil, il consacre certes le droit de jouir de son bien, mais sous la réserve de ne pas en faire "un usage prohibé par les lois ou les règlements." Dans sa décision du 8 avril 2011, le Conseil constitutionnel confirme ainsi que le législateur peut apporter des limites à l'exercice du droit de propriété, à la condition qu'elles soient "justifiées par un motif d'intérêt général et proportionnées à l'objectif poursuivi".

Une étude historique du droit de propriété montrerait que ses restrictions sont devenues de plus en plus importantes. Le Conseil constitutionnel reconnaît, dans sa décision du 25 juillet 1989, que "les finalités et les conditions d'exercice du droit de propriété ont subi une évolution caractérisée (...) par des limitations exigées au nom de l'intérêt général". En l'espèce, on imagine mal le Conseil constitutionnel ne pas reconnaître  le logement des sans-abri comme une préoccupation d'intérêt général.

Quant au contrôle de proportionnalité, il consiste, pour le Conseil, à apprécier la "nécessité publique" de la réquisition. Observons cependant que la Déclaration de 1789 précise que cette "nécessité publique" doit être "légalement constatée".  Il appartient donc au législateur de définir quel intérêt général justifie une atteinte au droit de propriété. Il y a donc de fortes chances que le Conseil estime qu'il n'a pas, sur ce point, à se substituer au parlement.

Reste que toute atteinte au droit de propriété doit s'accompagner d'une "juste et préalable indemnité" (art. 17 DDHC). Et le Conseil constitutionnel se montre exigeant sur ce point, puisque, à ses yeux, une indemnité est "juste", lorsqu'elle couvre l'intégralité du préjudice direct, matériel et certain. Autrement dit, la collectivité qui décide d'une réquisition un logement vacant doit non seulement le remettre en état à ses frais, mais encore payer au propriétaire une indemnité égale au versement d'un loyer auquel s'ajoute encore l'indemnisation du dommage causé par l'immobilisation du bien.

Le coût de l'opération

La question posée est donc celle de la procédure utilisée pour garantir le droit au logement. La réquisition a la préférence des associations, pour des raisons d'ordre symbolique. Ne s'agit il pas, au moins en théorie, de "faire payer les riches", ceux qui ont des biens immobiliers vacants ? L'expropriation, en revanche, n'est guère envisagée. Et pourtant, elle permettrait aux collectivités publiques d'accroître, de manière pérenne, le parc de logements sociaux, à un coût sans doute pas beaucoup plus élevé que des réquisitions qui imposent des indemnisations coûteuses pour les deniers publics, et qui se traduisent finalement, par un retour du bien à son propriétaire.



dimanche 28 octobre 2012

L'IVG, entre droit de la femme et prestation

Dans le cadre de la loi de financement de la Sécurité sociale, l'Assemblée nationale a adopté, le 26 octobre 2012, le principe du remboursement à 100 % de la contraception pour les jeunes femmes de quinze à dix-huit ans, et de l'IVG pour toutes les femmes concernées. Ce dernier point suscite bon nombre de réactions, mais il est vrai que toute mesure concernant l'IVG a pour effet de faire resurgir les critiques des opposants à la loi Veil de 1974.

La nouvelle loi de financement de la sécurité sociale ne modifie cependant en rien la pratique de l'IVG. La loi du du 31 décembre 1982 avait en effet déjà posé le principe d'une prise en charge de l'IVG par la collectivité. La loi actuellement débattue ne fait donc qu'élargir cette prise en charge qui était déjà de 100 % pour les mineures, de 70 % pour les interventions réalisées en ville, et de 80 % pour celles effectuées en milieu hospitalier.

Un droit de la femme

Ce texte peut sans doute être présenté comme le point d'aboutissement d'une évolution qui rattache l'IVG à la liberté individuelle de la femme concernée. En 1974, la loi Veil envisageait l'interruption de grossesse comme une simple tolérance, un moyen de lutte contre les avortements illégaux mettant en danger la santé, et même la vie, des femmes. A cette même époque, en 1973, la Cour Suprême a rattaché l'IVG à la vie privée, avec l'arrêt Roe v. Wade rendu par la Cour suprême en 1973.

Peu à peu, le droit français a évolué, avec notamment la décision du Conseil constitutionnel du 27 juin 2001. Il estime en effet que la loi du 4 juillet 2001 qui allonge à douze semaines le délai pendant lequel la grossesse peut être interrompue "n'a pas rompu l'équilibre (...) entre, d'une part, la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation et, d'autre part, la liberté de la femme qui découle de l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen". L'IVG se trouve ainsi rattachée à la liberté de la femme, c'est à dire à la liberté individuelle.

La jurisprudence des juges du fond n'a fait que confirmer cette évolution. Elle considère que la "situation de détresse" susceptible de justifier l'IVG non thérapeutique est appréciée par la femme elle-même. Certes, l'article L 162-4 du code de la santé publique énonce que "chaque fois que cela est possible, le couple participe à la consultation et à la décision à prendre", mais cette disposition est dépourvue de toute sanction juridique. Le Conseil d'Etat a, au contraire, précisé que ce texte "n'a ni pour objet, ni pour effet, de priver la femme majeure du droit d'apprécier elle même si sa situation justifie l'interruption de grossesse". En d'autres termes, l'IVG est un droit exclusif de la femme, et même de la femme mineure qui peut se passer de l'autorisation parentale, à la condition toutefois qu'elle soit accompagnée, dans sa démarche, d'une "personne majeure de son choix" (art. L 2212-7 et s. csp).

Maternité. Albert Gleizes. 1920

Une prestation

L'élargissement de la prise en charge de cette intervention par la collectivité publique révèle une évolution vers un droit de prestation, un passage discret mais réel du droit individuel vers le droit social. On peut évidemment le comprendre, dès lors que cette prestation a pour finalité de garantir l'effectivité du libre choix de la femme. Un coût trop élevé de l'intervention porterait en effet une atteinte très grave au principe d'égalité et à l'exercice concret de ce libre choix.

Il n'en demeure pas moins que la gratuité totale peut aussi avoir comme effet pervers une certaine banalisation de l'IVG, comme si l'interruption d'une grossesse constituait une alternative à sa prévention. Cette crainte n'est pas seulement formulée par les opposants de l'IVG mais aussi par ceux là mêmes qui en sont les partisans les plus convaincus. Madame Veil affirmait déjà, en 1974, que l'IVG devait "rester l'exception, l'ultime recours pour des situations sans issue". Or, depuis cette date, les études de l'INED montrent que le nombre d'IVG n'a pas baissé, et demeure de l'ordre de 200 000 par an.

Cette situation est évidemment préoccupante, car elle montre que la généralisation de la contraception (82 % des femmes l'utilisent) n'entraîne pas une diminution des interruptions de grossesse.  Au demeurant, l'analyse fine de ces statistiques pourrait apporter une meilleure connaissance de celles qui décident d'interrompre leur grossesse pour des motifs non thérapeutiques. Peut être serait-il alors possible de mettre en oeuvre une prise en charge proportionnée à leurs ressources ?

Comment garantir le droit à la maternité choisie ? 

Nul doute que cette situation devrait, en tout cas, susciter une réflexion sur les meilleurs moyens de garantir le "droit à  la maternité choisie", et il conviendrait sans doute de dissocier les régimes juridiques de la contraception et de l'IVG. La maternité choisie est d'abord le contrôle des naissances et il serait peut être opportun de privilégier la contraception, de garantir sa gratuité totale, surtout pour les mineures. L'IVG n'est qu'un "ultime recours", pour reprendre la formule de madame Veil, et la question la plus importante n'est sans doute pas celle de sa gratuité, mais celle des moyens à mettre en oeuvre pour développer d'autres moyens, moins traumatisants, de garantir le droit des femmes à contrôler les naissances.




vendredi 26 octobre 2012

Asile et examen particulier du dossier

Dans un arrêt du 3 octobre 2012, Cimade et autres, le Conseil d'Etat annule une note du directeur de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), donnant instruction aux responsables des divisions territoriales de cet Office de rejeter "impérativement" les demandes d'asile formulées par des étrangers qui se trouvent placés en procédure prioritaire après s'être soustraits volontairement au relevé de leurs empreintes digitales.  Rappelons que la "procédure prioritaire", formule bien peu éclairante, désigne une procédure de demande d'asile qui ne donne pas droit au maintien sur le territoire, soit parce que le demandeur est originaire d'un pays considéré comme garantissant sa sécurité, soit parce que sa présence sur le territoire français constitue une menace pour l'ordre public, soit enfin parce que sa demande est manifestement frauduleuse et vise, par exemple, à faire échec à une mesure d'éloignement. 

Sur le fond, il peut sembler parfaitement normal de rejeter la demande d'un demandeur d'asile qui se soustrait à l'obligation de coopération qui est la sienne, soit par un refus direct, soit en altérant délibérément l'extrémité de ses doigts pour rendre impossible le relevé de ses empreintes. Le Conseil d'Etat avait d'ailleurs estimé, dans une ordonnance de référé du 2 novembre 2009, que les autorités publiques pouvaient rejeter la demande d'autorisation provisoire de séjour émanant d'un demandeur d'asile refusant le relevé de ses empreintes. De même, dans un arrêt du 19 juillet 2011, également saisi par la Cimade, le juge administratif avait rejeté le recours contre une circulaire énonçant que l'altération volontaire des empreintes digitales devait être considérée comme révélant une intention de fraude, au sens de l'article L 741-4 Ceseda. 

La décision d'octobre 2012, si on la compare à cette jurisprudence, pourrait être présentée comme un revirement important de la Haute Juridiction. En réalité, il ne s'agit pas d'un revirement de fond, mais bien davantage d'un rappel de certains principes généraux. Ce rappel est d'ailleurs, comme souvent dans la jurisprudence du Conseil d'Etat, largement dépourvu de conséquences pratiques. En effet, par une ordonnance de référé du 11 janvier 2012, le juge avait déjà  suspendu la note contestée, avant que le gouvernement l'abroge. La décision d'octobre 2012 peut donc donner quelques leçons de droit administratif, sans autre effet que l'annulation rétroactive d'un texte déjà abrogé. 

Bertillon. Classement des empreintes digitales. 1903


L'examen particulier du dossier

Le motif essentiel de la décision réside sur l'incompatibilité de la note avec la règle de l'examen particulier du dossier, règle qui s'applique à toutes les décisions prises en considération de la personne. On peut la formuler de la manière suivante : tout administrateur, avant d'exercer son pouvoir discrétionnaire, doit étudier les circonstances propres et l'affaire et ne peut donc rejeter une demande en s'appuyant sur un seul motif d'ordre général. Le juge annule donc toute décision non précédée d'un examen particulier du dossier, souvent sans préciser s'il annule pour vice de procédure ou pour erreur de droit (voir l'arrêt du 11 mai 2005, Préfet de l'Isère c. Hioul). En l'espèce, ce n'est donc pas tant le rejet de la demande d'asile qui est sanctionné en soi, mais le fait que ce rejet ait été prononcé de manière automatique, dès lors que le demandeur s'était soustrait au relevé de ses empreintes digitales. A ce stade en effet, rien ne permet de savoir si cette absence d'empreintes digitales relève d'une obstruction délibérée, ou d'une circonstance extérieure certes rare mais pas inimaginable, par exemple l'absence d'empreintes liée à d'éventuelles tortures subies dans le pays d'origine. 

Or l'examen individuel de la demande d'asile est imposé par la loi, en l'occurrence la partie législative du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (Ceseda). Il impose même un strict respect du contradictoire, avec l'audition de l'intéressé par l'OFPRA (art. L 723-3 Ceseda). Dès lors que l'asile est refusé d'office, et que l'étranger perd son droit de demeurer sur le territoire le temps de l'instruction de sa demande, il est évident que la procédure contradictoire disparaît purement et simplement. Le juge mentionne alors que les conséquences de cette mesure sont disproportionnées, puisqu'elle fait perdre à l'étranger toute possibilité d'expliquer son attitude. 

A la limite de l'incompétence

Au-delà de ce rappel d'un principe fondamental de la procédure administrative, le juge n'est certainement pas insensible au fait qu'un tel rejet automatique ait été décidé par une simple note du directeur de l'OFPRA, autrement dit un texte qui peut être considéré comme une circulaire. Appliquant la jurisprudence Duvignères, le juge estime que cette note peut être annulée, dans la mesure où elle viole un principe général du droit. Il aurait aussi bien pu considérer que, par l'automatisme qu'elle imposait, elle ajoutait une règle nouvelle au droit positif. Il pouvait alors l'annuler pour incompétence, dès lors que le responsable de l'OFPRA ne dispose pas du pouvoir réglementaire. 

Considérée sous cet angle, la décision du Conseil d'Etat sanctionne, plus largement, une tendance générale à remettre en cause les procédures existantes par de simples circulaires, dans une opacité qui, en soi, constitue une atteinte à la lisibilité de la norme juridique. Un rappel qui n'est pas inutile, d'autant que l'OFPRA peut toujours refuser une demande d'asile formulée par une personne qui refuse le relevé de ses empreintes digitales.


mardi 23 octobre 2012

Où l'on reparle de la police de proximité

Madame Eliane Assassi, sénatrice de Seine Saint Denis et une vingtaine de sénateurs du groupe CRG-SPC (qui rassemble les membres du Parti communiste et du Parti de gauche) ont déposé le 6 juillet 2012 une proposition de résolution "relative à la politique de la France en matière de sécurité", qui devrait bientôt être examinée par le Sénat. Sous cet intitulé très général, les auteurs de la proposition veulent affirmer qu'"il est indispensable de rétablir une police de proximité - peu importe le nom qu'on lui donne (...)".

La résolution parlementaire

Ce type de résolution trouve son origine dans la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, qui a introduit un nouvel article 34-1 dans la Constitution. Il autorise chaque assemblée parlementaire à voter des résolutions, c'est à dire à donner un avis, sur des questions de son choix. La Constitution précise cependant que ces résolutions ne doivent, en aucun cas, engager la responsabilité gouvernementale. Cela n'empêche pas le gouvernement de susciter le vote de résolutions dans le but de tester la volonté parlementaire de mener à bien une réforme. C'est ainsi, par exemple, que la résolution votée par l'Assemblée nationale le 12 mai 2010 a mis en lumière l'existence d'une solide majorité en faveur de la loi sur l'interdiction du voile intégral dans l'espace public. Il n'est guère douteux qu'un vote largement majoritaire de la résolution sur la police de proximité pourrait conduire à officialiser, dans la loi, une nouvelle doctrine d'emploi des forces de sécurité. 

Théoriser une pratique ancienne

La police de proximité repose sur trois piliers. Le premier réside dans une approche globale de l'ordre public qui comporte une triple démarche préventive, dissuasive et répressive. Le second, dans une intervention au coeur de la population, dans laquelle les forces de police doivent se fondre afin de répondre à ses attentes en matière de sécurité. Le troisième enfin impose une série de coopérations entre l'Etat et les collectivités territoriales, mais aussi entre les collectivités publiques et le secteur associatif, afin de permettre une meilleure mobilisation en faveur de la sécurité. Cette définition, qui a suscité bon nombre d'études et de débats, ne fait finalement que théoriser une pratique déjà bien connue. C'est ainsi que le fonctionnement de la Gendarmerie a toujours reposé sur une connaissance aussi profonde que possible du territoire et une coopération étroite avec les élus locaux. Autrement dit, la Gendarmerie faisait de la police de proximité comme monsieur Jourdain de la prose, sans le savoir.


Policiers de proximité, immergés dans la population
Hergé. Le crabe aux pinces d'or. 1944


Si la notion de police de proximité a été initiée dès 1998 par Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de l'intérieur du gouvernement Jospin, elle a donné à une expérimentation très progressive, avant d'être généralisée par la loi du 29 août 2002 d'orientation et de programmation pour la sécurité intérieure

Aucun bilan sérieux n'a pu être établi de cette pratique nouvelle car Nicolas Sarkozy a mis brutalement fin à la police de proximité. Ministre de l'intérieur, il a affirmé, lors d'une visite au commissariat de Bellefontaine en février 2003, avec un sens de la nuance qui lui est propre, que "la police n'est pas là pour organiser des tournois sportifs mais pour arrêter des délinquants". La police de proximité a donc été abandonnée, au profit d'une politique dirigée dans deux directions. D'une part, une démarche résolument sécuritaire s'est traduite par le développement considérable des fichiers, du recours à la biométrie et à la vidéosurveillance. D'autre part, un renforcement de la répression pénale a suscité notamment la mise en place des peines planchers, de la rétention de sûreté, de la mise en question de la justice des mineurs.  

Aujourd'hui, la proposition de résolution initiée par les sénateurs du groupe CRG-SPG fait ressurgir la police de proximité. Nul ne sait si cette tentative aboutira, mais elle présente au moins l'intérêt de susciter une réflexion globale sur la sécurité. 

Droit à la sécurité ou égalité devant la sécurité

Les pseudo-criminologues ont souvent prétendu, ces dernières années, qu'il existait un droit à la sécurité. Il ne figure pourtant dans aucune disposition constitutionnelle, et le Conseil constitutionnel s'est limité, dans une décision du 22 juillet 1980, à affirmer que "la sécurité des personnes et des biens" est un "principe de valeur constitutionnelle". Encore s'agissait-il, à l'époque, de justifier la limitation du droit des grève pour les personnes travaillant des sites nucléaires, et non pas de garantir un droit à la sécurité dont pourraient se prévaloir les citoyens. Seule la loi, ou plus exactement les lois successives, déclarent depuis 1995 que "la sécurité est un droit fondamental", formulation reprise par tous les textes sécuritaires, de manière quelque peu incantatoire, sans que ces dispositions se voient attribuer un contenu normatif précis. 

La notion de police de proximité présente l'intérêt de ne pas susciter la recherche d'un hypothétique droit à la sécurité. A dire vrai, cette consécration est bien inutile dès lors qu'est garantie l'égalité des citoyens devant la sécurité. Il s'agit en effet d'irriguer l'ensemble du territoire, de s'assurer qu'aucun espace n'est à l'écart de la politique publique de sécurité, soit parce que la délinquance en a fait une zone de non droit abandonnée des pouvoirs publics, soit parce que la faible densité de population a servi à justifier la réduction des personnels, la fermeture des commissariats ou le regroupement des brigades de gendarmerie. Dans tous les cas, il ne s'agit plus de développer un discours sécuritaire de nature dogmatique, mais d'assurer tout simplement la sécurité, préoccupation essentiellement pragmatique.



dimanche 21 octobre 2012

Le canard coquin et la Constitution

Au milieu des graves sujets de société, il est des questions en apparence plus futiles, mais qui, finalement, mettent parfaitement en lumière les tensions actuelles entre le libéralisme le plus largement entendu et le retour à un certain ordre moral. On se souvient que, le 29 février 2012, deux associations catholiques ont obtenu du tribunal correctionnel de Paris la condamnation du responsable d'un magasin proche du Centre Pompidou. Son magasin était spécialisé dans la vente de sex toys, et la loi sur la protection de l'enfance, punit d'une peine de deux années d'emprisonnement et de 30 000 € d'amende le fait de vendre des objets pornographiques à moins de deux cents mètres d'un établissement d'enseignement. 

En l'espèce, le propriétaire du magasin a été condamné, mais dispensé de peine. En revanche, sa condamnation l'a contraint à la fermeture, et il a donc choisi de faire appel, joignant à cette procédure une QPC portant sur la constitutionnalité des dispositions qui constituent le fondement de sa condamnation. 

Pour le moment, la procédure ne fait que commencer, mais la QPC a déjà franchi la première étape, celle du juge du fond qui a transmis, le 17 octobre 2012, le dossier à la Cour de cassation. Celle-ci doit encore accepter la transmission au Conseil constitutionnel, pour que les moyens d'inconstitutionnalité soient examinés. Les requérants soulèveront probablement deux moyens essentiels, d'une part la clarté et l'intelligibilité de la loi, d'autre part l'atteinte qu'elle porte à la liberté d'entreprendre.

Clarté et intelligibilité de la loi

Devant les juges du fond, le débat porte sur la question de savoir si un sex toy constitue, ou non, un "objet pornographique" au sens de la loi. Devant le juge constitutionnel, le débat pourrait porter sur le défaut de clarté et d'intelligibilité de la loi, dès lors que cette notion d'"objet pornographique" n'est pas explicitée par le législateur. La Cour européenne, depuis sa décision Sunday Times du 26 avril 1979, exige qu'une loi qui pose des restrictions à l'exercice d'une liberté, en l'espèce la liberté d'entreprendre, soit précise et prévisible. Le Conseil constitutionnel adopte une position très proche, avec une décision du 16 décembre 1999 qui érige le "principe d'accessibilité et d'intelligibilité" en "objectif à valeur constitutionnelle". En matière de liberté d'entreprendre précisément, le Conseil a ainsi censuré sur ce fondement les dispositions trop imprécises d'une loi d'orientation sur l'outre mer (décision du 7 décembre 2000). Ce principe s'applique de manière particulièrement rigoureuse en matière pénale, dès lors qu'il a pour fonction de garantir le respect du principe de sûreté. En effet, la Cour de cassation n'hésite pas à annuler une condamnation au motif que "le texte d'incrimination est entaché d'équivoque et d'imprécision". 

Il n'est évidemment pas certain que les requérants obtiennent gain de cause sur ce fondement. Le Conseil pourrait cependant s'interroger sur cette notion d'"objet pornographique" qui repose non pas sur des données objectives mais sur une appréciation très largement subjective. Il pourrait également être sensible au fait que ces objets sont désormais vendus dans des grandes surfaces, voire chez Sonia Rykiel. Enfin, il pourrait aussi s'interroger sur l'imprécision de la notion d'"établissement d'enseignement" contenue dans la loi. En effet, la vente de sex toys n'a sans doute pas un impact identique à proximité d'une école élémentaire ou d'un lycée. 

Atteinte à la liberté d'entreprendre

Le propriétaire du magasin, dès lors qu'il était condamné par le juge pénal, s'est vu contraint à la fermeture, et les trois employés qui travaillaient avec lui ont été licenciés. Il invoquera donc nécessairement l'atteinte à la liberté d'entreprise entrainée par les dispositions de la loi sur la protection de l'enfance. 

La liberté d'entreprendre peut être définie très simplement comme le droit d'exercer l'activité de son choix, et par conséquent de créer ou d'acquérir une entreprise. Le Conseil constitutionnel l'a mentionnée pour la première fois dans sa décision du 16 janvier 1982 sur les nationalisation : "La liberté qui, aux termes de l'article 4 de la Déclaration de 1789, consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, ne saurait être elle-même préservée si des restrictions arbitraires ou abusives étaient apportées à la liberté d'entreprendre". Peu à peu, le juge constitutionnel a d'ailleurs associé la liberté d'entreprendre au droit de propriété, par exemple lorsqu'il annule, dans une décision du 7 décembre 2000, des dispositions législatives permettant de soumettre à autorisation administrative le changement de destination d'un local commercial. 


Comme dans bien d'autres domaines, le Conseil constitutionnel exerce donc un contrôle de proportionnalité, examinant très attentivement si les dispositions législatives contestées portent une atteinte excessive à la liberté d'entreprise. Dans l'examen de la loi sur la protection de l'enfance, celle-là même qui a conduit à la condamnation de notre vendeur de sex toys, le Conseil pourrait estimer que la liberté d'entreprendre subit une atteinte particulièrement grave. L'interdiction de vendre de tels objets à moins de deux cents mètres d'un établissement scolaire, quel qu'il soit,  public ou confessionnel, école maternelle ou lycée, conduit en effet à limiter considérablement la possibilité d'installation de ce type de commerce, alors même qu'il n'est pas formellement prohibé par le législateur. 

Le problème de constitutionnalité existe bel et bien, et on ne peut qu'espérer que la Cour de cassation transmettra la QPC au Conseil constitutionnel. Peut être trouvera t il quelque inspiration dans la jurisprudence du Conseil d'Etat ? Souvenons que le juge administratif, saisi d'un recours contre une décision du préfet maritime, gouverneur de Toulon, interdisant aux "filles publiques" d'arpenter les trottoirs et de fréquenter les débits de boisson situés à proximité de la base maritime, a accepté d'examiner le recours. Il a apprécié la mesure prise au regard de la liberté d'aller et de venir de ces dames, et de la liberté du commerce et de l'industrie pour les tenants de ces débits de boisson. C'était le célèbre arrêt dame Dol et Laurent, le 28 février 1919.