« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 9 octobre 2012

Que faire du secret des affaires ?

Le ministre de l'économie et des finances, Pierre Moscovici, annonce qu'une réflexion nouvelle est engagée sur la protection législative du secret des affaires. De manière très concrète, la question est celle de la survie, ou non, de la proposition de loi Carayon adoptée par l'Assemblée nationale en janvier 2012 dans un but très largement électoraliste. Il s'agissait alors de donner satisfaction à des chefs d'entreprise, agacés par les articles de quelques journalistes d'investigation considérés comme trop prompts à dénoncer les cadeaux faits aux entreprises par le pouvoir en place, voire les actes de corruption. Rien de tel qu'un secret des affaires protégé par la loi et réprimé par le juge pénal pour dissuader les révélations intempestives, qu'elles proviennent de la stagiaire chinoise ou du Canard Enchaîné. Dans sa grande sagesse, le Sénat avait tout simplement "oublié" la proposition de loi, et ce n'est plus l'intéressé qui pouvait s'en plaindre, puisque Bernard Carayon a été battu aux dernières élections législatives.

Le Monde aujourd'hui annonce qu'une première réunion des responsables concernés des différents ministères a eu lieu le 1er octobre, afin de réfléchir sur l'éventuelle nécessité de reprendre la procédure légisative. Rien n'est moins certain, car l'intérêt de consacrer un nouveau "secret des affaires" ne saute pas aux yeux. Le droit positif est loin d'être inexistant en ce domaine. Il n'ignore pas les besoins qu'ont les entreprises de garantir la confidentialité de certaines de leurs activités. 

Secret de fabrication

Le secret de fabrication figure dans les articles L 621-1 du code de la propriété intellectuelle et L 1227 du code de travail. Il peut être défini comme un secret professionnel propre aux salariés d'une entreprise, et qui a pour objet de protéger les secrets de fabrication, dès lors qu'ils présentent un caractère innovant ou original susceptible d'intéresser la concurrence. Dans une décision du 21 janvier 2003, la Cour de cassation estime ainsi, a contrario, qu'un procédé déjà usité dans le milieu professionnel concerné, ne saurait être qualifié de secret de fabrique. Lorsque l'infraction est caractérisée, le coupable peut être condamné à deux années d'emprisonnement et une amende de 30 000 €.  Ces dispositions peuvent permettre d'incriminer une large partie des comportements d'espionnage industriel, dont les auteurs sont le plus souvent des salariés de l'entreprise. Le fait qu'elles soient peu utilisées nous renseigne surtout sur les pratiques des entreprises. Celle-ci préfèrent contraindre leurs salariés à la confidentialité par la voie contractuelle. Lorsqu'elles n'y parviennent pas, et se font voler des données confidentielles, elles préfèrent généralement se taire plutôt que reconnaître une faille dans leur système de sécurité. 

Concorde


Secret industriel et commercial

Le "secret en matière industrielle et commerciale" figure, quant à lui, dans la loi du 17 juillet 1978 sur l'accès aux documents administratifs. Il est présenté comme une exception au principe de libre communication (art. 6), qui permet de garantir la confidentialité de toutes les pièces relatives à la situation économique et financière de l'entreprise, subventions, montages financiers, stratégies industrielles etc. Certes, il n'est pas de nature pénale, mais il permet néanmoins de protéger les informations de l'entreprises, notamment celles qui sont communiquées à l'administration. 

Au-delà de ces deux notions, les secrets de l'entreprise peuvent également être protégés par le droit commun, la législation sur les brevets, ou tout simple le code pénal, dans sa partie relative aux biens. Car le vol d'information est, avant tout, un vol. 

Secret des affaires ? 

Aller plus loin dans la protection revient à créer un "secret des affaires", sur le modèle du "secret défense". C'était d'ailleurs l'idée même développée par Bernard Carayon. Mais ce rapprochement est purement cosmétique, car les deux types de secret se distinguent profondément au regard de leur opposabilité. Le secret défense est opposable au juge, ce qui nuit considérablement aux investigations, comme en témoigne la difficile enquête sur l'affaire de Karachi. Le secret industriel et commercial, si l'on en croit l'actuelle proposition de loi, ne serait pas opposable au juge, mais à toute autre personne, y compris les journalistes. Derrière le "patriotisme économique" se cachent ainsi des intérêts privés qui préfèrent rester dans l'ombre. 

Tupolev 144


La place de l'intelligence économique

D'une manière plus générale, la relance, ou non, de cette proposition de loi, pose la question de la place qu'il convient d'attribuer à l'intelligence économique. Celle-ci peut être définie, de manière sommaire comme comprenant à la fois la collecte et l'analyse des informations utiles à l'entreprise, ainsi que sa protection contre les intrusions. Le plus souvent, ce que nous appelons "intelligence économique" est la simple recension de comportements de nature à garantir la sécurité des informations, et c'est d'ailleurs l'objet des formations existantes dans ce domaine.

Dans nombre de pays, l'intelligence économique relève du management de l'entreprise. Il lui appartient alors de garantir sa sécurité, notamment par des moyens techniques. L'Etat n'intervient alors qu'exceptionnellement, lorsqu'il est directement concerné, par exemple si les entreprises ont des contrats publics. 

La France, quant à elle, considère l'intelligence économique comme une politique publique, sans d'ailleurs que le parlement se soit jamais prononcé sur la question. Un tel choix remonte à 2003, lorsque Alain Juillet été nommé Haut Responsable à l'intelligence économique (HRIE), rattaché au Secrétariat général de la Défense nationale (SGDN), devenu ensuite Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationales (SGDSN). En 2009, Bercy a ensuite préempté l'intelligence économique,  le "Haut Responsable" Alain Juillet a été poussé vers la sortie, et lui a succédé Olivier Buquen,  ramené au rang de "Délégué interministériel". Pour le moment en tout cas, cette approche de l'intelligence économique ne semble pas remise en cause, puisque M. Moscovici, ministre des finances, demeure compétent en ce domaine. 

Sur ce point, l'avenir de la proposition Carayon pourrait permettre de susciter une réflexion plus générale sur l'intelligence économique et la place que nous souhaitons lui attribuer, ou ne pas lui attribuer, dans notre système juridique.


dimanche 7 octobre 2012

Le chasseur sachant chasser et la Cour européenne

Voilà déjà bien longtemps que le droit de chasse bouscule les libertés publiques, qu'il s'agisse du droit de propriété ou de la liberté d'association. Dans la décision Chabauty c. France du 4 octobre 2012, le requérant conteste devant la Cour européenne les dispositions de la loi Verdeille du 10 juillet 1964. Celles-ci contraignent les propriétaires de terrains dont la superficie est inférieure à vingt hectares, à adhérer à une association de chasse agréée, sauf si leurs convictions personnelles s'opposent à la pratique de la chasse. Le requérant, lui-même petit propriétaire et peu désireux d'intégrer ses terres dans une telle association, ne peut s'appuyer sur des considérations éthiques puisqu'il est lui même chasseur. La Cour refuse de lui donner satisfaction, faisant prévaloir l'intérêt général poursuivi par la loi Verdeille sur des intérêts purement patrimoniaux. 

La loi Verdeille

La loi Verdeille organise la création d'associations communales, ou intercommunales, de chasse agrées (ACCA et AICA). Ces associations, régies par la loi du 1er juillet 1901, donnent lieu à un agrément préfectoral. Elles sont obligatoires dans vingt-neuf départements, sans doute les plus giboyeux, et facultatives dans les autres. Dans l'hypothèse où elles sont facultatives, leur création est alors subordonnée à l'existence d'une demande émanant d'au moins 60 % des propriétaires représentant 60 % des terrains situés sur le territoire de la commune. Une fois l'association créée, tous les chasseurs membres de l'ACCA ou de l'AICA perdent l'exclusivité du droit de chasse sur le terrain dont ils sont propriétaires, mais ils gagnent le droit de chasser sur l'ensemble du territoire de l'association. Il s'agit de favoriser une meilleure gestion des ressources cynégétiques, de lutter contre le braconnage, de garantir le caractère démocratique de la chasse puisqu'elle n'est pas réservée aux seuls propriétaires de terrains, mais aussi, et surtout, d'offrir aux chasseurs une zone de chasse plus étendue.

Ces principes ont servi de justification à d'importantes restrictions aux libertés publiques, prévues par la loi Verdeille elle-même. 

A la liberté d'association tout d'abord, puisque les propriétaires des terrains d'une superficie inférieure à vingt hectares sont tenus d'adhérer à l'ACCA. Or, la liberté d'association implique le droit d'adhérer, ou de ne pas adhérer à une association, principe confirmé par la Cour européenne elle même dans son arrêt du 30 juin 1993, Sigurjonsson c. Islande. Au droit de propriété ensuite, dans la mesure où les propriétaires contraints d'adhérer à une ACCA ne sont plus entièrement libres d'affecter leur bien à l'usage de leur choix.

Le droit de refuser la chasse

La Cour européenne, dans une décision Chassagnou et autres c. France du 29 avril 1999, a reconnu l'existence d'une double atteinte à la liberté d'association et au droit de propriété, respectivement garantis par l'article 11 de la Convention et l'article 1 du Protocole n°1. Pour la liberté d'association comme pour le droit de propriété, elle a estimé que les contraintes imposées aux propriétaires de terrains étaient disproportionnées par rapport aux objectifs d'intérêt général poursuivis par le législateur, particulièrement lorsque les intéressés refusent d'adhérer à une ACCA pour des motifs liés à leurs convictions personnelles, c'est à dire lorsqu'ils sont hostiles à la chasse et veulent faire de leurs terres un refuge pour les animaux. 

Sous l'influence de cette jurisprudence, le parlement a voté la loi du 5 juillet 2000 qui modifie la loi Verdeille. Elle prévoit que les terrains dont les propriétaires ont clairement manifesté leur opposition à la chasse par conviction personnelle ne seront pas intégrés dans le territoire de l'association, quelle que soit leur superficie. C'est donc un véritable droit de refuser la chasse qui est établi, pour des motifs liés aux convictions du propriétaire des lieux.

Le droit de propriété

Dans l'affaire Chabauty c. France, la situation est un peu différente, car le requérant n'a pas de convictions hostiles à la chasse. Au contraire, il est titulaire d'un permis de chasse et veut conserver le contrôle entier de ses terres, afin de les louer à d'autres chasseurs, opération plus lucrative que l'adhésion à une ACCA. Il appuie donc son recours sur le non respect de l'article 1er du Protocole n° 1 et  de l'article 14 de la Convention, c'est à dire sur une discrimination qui entraverait sur l'exercice de son droit de propriété.


En effet, la loi de 2000, issue de la jurisprudence Chassignou, a autorisé tous les propriétaires à opposer une certaine forme de "clause de conscience" pour refuser de participer à une ACCA. Mais pour ceux qui ne peuvent s'appuyer sur des motifs d'ordre éthique, comme M. Chabauty, la distinction entre grands et petits propriétaires subsiste. Ceux qui possèdent plus de vingt hectares peuvent se soustraire à l'obligation d'adhérer à l'association de chasse, les autres y demeurent contraints, conformément au principe traditionnel de la loi Verdeille. Pour le requérant, cette distinction entraine une discrimination dans l'exercice de son droit de propriété. 

Bill Watterson. Calvin et Hobbes

La Cour rappelle qu'une distinction est discriminatoire si elle "manque de justification objective et raisonnable", c'est à dire si elle dépourvue de "but légitime", ou si les moyens employés ne sont pas proportionnés au but poursuivi. En l'espèce, elle se réfère à la jurisprudence française du Conseil d'Etat qui estime que la création des associations de chasse repose sur un "motif d'intérêt général, visant à prévenir une pratique désordonnée de la chasse et à favoriser une gestion rationnelle du patrimoine cynégétique". La condition du "but légitime" est donc acquise. Quant aux moyens employés, ils ne sont pas disproportionnés, puisque le petit propriétaire peut toujours invoquer des considérations éthiques pour refuser d'intégrer ses terrains dans l'ACCA. 

L'arrêt Chabauty c. France refuse un élargissement de la jurisprudence Chassignou, élargissement qui reposerait sur motifs pour le moins personnels. Le requérant, en effet, n'est pas mû par son refus éthique de la chasse et la volonté de faire de ses terres un havre de tranquillité pour les animaux. Il refuse d'intégrer ses terres à l'association de chasse pour mieux les louer à des chasseurs. Il recherche simplement le plus grand profit, et la Cour européenne a sans doute ressenti quelque répugnance à l'idée de donner satisfaction à une revendication faisant prévaloir, non sans cynisme, l'intérêt privé sur l'intérêt général. 


vendredi 5 octobre 2012

La Kafala, pluralisme culturel ou intégration ?

La Kafala est institution propre aux pays musulmans, qui s'analyse comme une sorte de tutelle légale exercée sur un mineur, dans des sociétés dans lesquelles l'adoption n'existe pas. La décision Harroudji c. France rendue par la Cour européenne des droits de l'homme le 4 octobre 2012 concerne précisément la question de l'articulation entre la Kafala et l'adoption. La requérante, de nationalité française a obtenu une Kafala des tribunaux algériens, c'est à dire le droit de "recueil légal" d'une enfant née sous X et de père inconnu en 2003. Elle souhaite obtenir des tribunaux français un jugement d'adoption plénière de la fillette.  

Un tutorat renforcé

Cette procédure de  "Kafala", figure dans l'article 46 du code de la famille algérien, qui  précise que l'adoption "est interdite par la Charia et la loi"(art. 46). L'adulte qui en est le titulaire dispose de l'autorité parentale et de la possibilité de transmettre son nom de famille à l'enfant. En revanche, aucun lien de filiation n'est établi par la Kafala, et c'est précisément ce que voudrait obtenir Mme Harroudji, qui a déposé une requête en adoption plénière devant les tribunaux français. Ces derniers ont rejeté sa demande, en s'appuyant sur l'article 370-3 du code civil, qui énonce que "l'adoption d'un mineur étranger ne peut être prononcée si sa loi personnelle prohibe cette institution, sauf si ce mineur est né et réside habituellement en France". Ce texte est issu de la loi du 6 février 2001 sur l'adoption internationale, et met fin à une jurisprudence libérale de la Cour de cassation, qui acceptait depuis une décision du 10 mai 1995 de transformer la Kafala en adoption, dès lors que la demande émanait du représentant du mineur.

Le "respect du pluralisme culturel"

La décision de la Cour européenne se borne donc à considérer que le droit français ne comporte aucune violation de la Convention. Pour la Cour, le droit au respect de la vie privée et familiale n'est pas en cause, dès lors que l'enfant a une vie normale, et que l'autorité parentale est exercée à son égard. La Cour fait d'ailleurs remarquer que la position des Etats membres du Conseil de l'Europe à l'égard de la Kafala est très diversifiée. Dans certains pays, la Kafala n'est pas un obstacle à l'adoption (Belgique, Danemark, Finlande, Grèce, Irlande, Pays Bas, Royaume-Uni, Suède et Suisse). En France,  comme en Albanie, en Allemagne, en Arménie, en Géorgie et dans une dizaine d'autres, le droit positif considère la Kafala comme une sorte de tutelle ou de curatelle qui empêche l'adoption. Faute de pouvoir reconnaître un consensus en ce domaine, la Cour européenne laisse donc chaque Etat libre d'apprécier la place qu'il entend donner à cette pratique. Elle observe d'ailleurs que la loi française présente l'avantage de "favoriser l'intégration d'enfants d'origine étrangère sans les couper immédiatement des règles de leur pays d'origine" et "respecte le pluralisme culturel".

Jeune Orientale. Ecole française. XXè siècle. Collection particulière

On comprend évidemment, et les autorités françaises ne s'en cachent pas que cette rigueur repose d'abord sur la volonté d'éviter les conflits de loi en matière d'adoption, dès lors que le statut d'adopté de l'enfant risque de ne pas être reconnu dans son pays d'origine. Il n'en demeure pas moins que ce "pluralisme culturel" suscite d'autres difficultés juridiques. 

La Cour estime en effet que l'intérêt supérieur de l'enfant n'est pas réellement violé par la loi française, dans la mesure où l'enfant n'est pas privé d'une vie familiale. C'est vrai, mais la loi du 6 février 2001, met néanmoins les familles dans des situations parfois très difficiles. Dans plusieurs avis, le Défenseur des enfants a lui-même insisté sur les difficultés administratives qu'elles rencontrent, par exemple en matière de droits sociaux ou d'obtention d'un visa. Plus grave encore, l'enfant ne bénéficie d'aucun droit sur la succession et sa situation, en cas de décès de ses parents titulaires de la Kafala, risque de se révéler extrêmement précaire.

La nationalité, ou comment contourner la Kafala 

Pour pallier ces inconvénients, et contourner l'obstacle de la Kafala, on peut se demander si l'intégration n'est pas préférable au "pluralisme culturel". L'article 21-12 du code civil prévoit qu'un enfant qui, depuis au moins cinq années, est recueilli en France et élevé par une personne de nationalité française, peut réclamer la nationalité française jusqu'à sa majorité. Certes, ce délai est très long, alors que l'acquisition de la nationalité est immédiate pour l'enfant qui fait l'objet d'une adoption plénière. Mais cette acquisition de la nationalité aura au moins pour effet de rendre l'enfant adoptable. Une réponse ministérielle du Garde des Sceaux, en date du 21 août 2008, confirme cette interprétation. Madame Harroudji a donc tout intérêt à inverser les procédures. Au lieu d'obtenir l'adoption avant la nationalité, il est préférable d'obtenir la nationalité avant l'adoption. Reste que ce délai de cinq années avant l'obtention de la nationalité place l'enfant dans une situation juridiquement précaire. Le "respect du pluralisme culturel" revendiqué par la Cour européenne conduit ainsi à une situation discriminatoire.


mardi 2 octobre 2012

QPC : Le statut des gens du voyage devant le Conseil constitutionnel

La QPC sur laquelle le Conseil constitutionnel devrait se prononcer le 5 octobre 2012 constitue une justification exemplaire de la procédure de QPC. Les dispositions contestées sont les articles 2 à 11 de la loi du 3 janvier 1969 organisant le régime juridique applicable aux gens du voyage, texte qui est lui même l'héritage d'une loi du 16 juillet 1912 relative aux "nomades et aux vagabonds". En 1969, le Conseil ne s'était pas prononcé sur ce texte, puisque, à l'époque, il ne pouvait être saisi que par le Président de la République et les présidents des deux assemblées parlementaires. Or, après son entrée en vigueur, des doutes de plus en plus importants sont apparus sur sa constitutionnalité. A l'occasion d'un recours dirigé contre un décret d'application de la loi de 1969, le Conseil d'Etat, dans une décision du 17 juillet 2012, a donc fort logiquement transmis la QPC, permettant enfin le contrôle de la constitutionnalité de ce texte. 

Un statut dérogatoire

La loi de 1969 comporte deux éléments, qui constituent l'essentiel d'un statut dérogatoire imposé aux gens du voyage, alors même que l'écrasante majorité d'entre eux est de nationalité française. Le premier consiste à imposer une commune de rattachement à "toute personne n'ayant ni domicile ni résidence fixe de plus de six mois dans un Etat membre de l'Union européenne". Le second impose la détention d'un carnet de circulation qui mentionne cette commune de rattachement et doit être visé tous les trois mois par les autorités de police. En cas de manquement à cette obligation, une peine de trois mois à une année de prison peut être prononcée. 

Le choix d'une commune de rattachement

Pour les avocats des requérants, ce caractère dérogatoire suffit, en quelque sorte, à caractériser une atteinte à l'égalité devant la loi, garantie par les articles 1 et 6 de la Déclaration de 1789. Encore faut-il cependant que l'atteinte au principe d'égalité s'applique à des personnes en situation identique, et qu'elle soit disproportionnée par rapport au but poursuivi. Ce n'est pas si simple dans le cas de la loi de 1969, car les personnes concernées sont évidemment dans une situation juridique particulière. En l'absence de domicile, elles ne peuvent exercer les droits et obligations qui imposent une condition de résidence. La commune de rattachement permet aux gens du voyage de payer leurs impôts certes, mais aussi de voter, de se marier, ou de bénéficier des droits sociaux. Imposer une commune de rattachement emporte effectivement une atteinte à l'égalité devant la loi, mais elle s'applique à des personnes dans des situations juridiques différentes, et rien ne dit que le Conseil l'estimera excessive, dès lors qu'elle a pour objet de lutter contre l'exclusion.

Le quota de 3 % 

En revanche, la disposition de la loi de 1969 selon laquelle la proportion de gens du voyage rattachés à une commune ne doit pas dépasser 3 % de la population municipale (art. 8) pose un problème de constitutionnalité beaucoup plus immédiat. Elle porte atteinte en effet à la liberté du choix du domicile, dont le Conseil rappelle qu'elle constitue l'une des composantes du droit au respect de la vie privée (par exemple, dans la décision du 13 janvier 2005). Dès lors que le quota de 3% est dépassé, l'intéressé ne peut pas s'installer dans la commune de son choix, même s'il est vrai que des dérogations sont possibles lorsqu'il y a déjà des attaches familiales.

Hergé. Les bijoux de la Castafiore. 1963

Discrimination dans l'exercice du droit de vote

L'exercice des droits de la citoyenneté est également sérieusement entravé par la dispositif mis en place par la loi de 1969. En effet, une fois choisie sa commune de rattachement, la personne doit attendre trois  années pour pouvoir s'inscrire sur les listes électorales (art. 10). Cette disposition est cette fois directement discriminatoire. Tout citoyen français qui s'installe sur le territoire d'une commune peut en effet s'inscrire sans délai sur les listes électorales, et les gens du voyage se voient ainsi exclus du droit de vote durant trois années, sans aucune justification. La situation est particulièrement grave pour les jeunes gens. En effet, ils doivent choisir leur commune de rattachement à l'âge de seize ans, ce qui signifie que, compte tenu du délai de trois années qui leur est imposé avant leur inscription sur les listes, ils ne pourront exercer leur droit de vote qu'à l'âge de dix neuf ans. Or, l'article 3 de la Constitution précise que le droit de vote est exercé par "tous les nationaux français majeurs (...)". L'âge de dix-huit est donc constitutionnalisé, ce qui rend  la loi de 1969 directement inconstitutionnelle. 

Le carnet de circulation

Le carnet de circulation que les gens du voyage doivent détenir dès l'âge de seize ans, constitue l'instrument de mise en oeuvre de cette politique. A son égard, le Conseil constitutionnel pourrait exercer son contrôle de proportionnalité. Car s'il admet la nécessité d'une commune de rattachement, on ne voit pas pourquoi ce choix se traduirait par des contraintes de nature policière. La situation des gens du voyage ressemble étrangement, sur ce point, à celle des personnes placées en résidence surveillée. Or, ce carnet de circulation, visé trimestriellement par la police, est un document purement civil et non pas pénal. La fréquence des contrôles ne saurait donc reposer sur des motifs d'ordre public, et elle apparaît disproportionnée par rapport à l'objectif de ce carnet de circulation qui est, tout simplement, de permettre l'exercice des droits du citoyen par les gens du voyage. Ce carnet de circulation ne devrait-il pas être tout simplement supprimé, dès lors que l'intéressé est dûment inscrit sur les différents fichiers qui le concernent, qu'il s'agisse du rôle fiscal ou des listes électorales ?

Le Conseil constitutionnel devrait donc, du moins on peut l'espérer, imposer une réforme de la loi de 1969. Peut-être prononcera-t-il son abrogation globale ? C'est une hypothèse possible, si l'on considère qu'une proposition de loi avait été déposée le 15 décembre 2010 devant l'assemblée nationale demandait précisément cette abrogation. Elle avait alors été initiée par le député Jean-Marc Ayrault, et la majorité de l'époque ne lui avait donné aucune suite. 


dimanche 30 septembre 2012

La Cour européenne confirme l'accouchement sous X "à la française"

Dans un arrêt Godelli c. Italie du 25 septembre 2012, la Cour européenne sanctionne la loi italienne qui interdit toute procédure d'accès aux origines au profit des enfants nés d'une femme "qui ne consentait pas à être nommée". Certains voient dans cette décision un premier pas vers la reconnaissance d'un droit d'accès aux origines,  et une certaine forme de remise en cause de la jurisprudence Odièvre qui, en 2003, avait déclaré conforme à la Convention européen le dispositif français d'accouchement "sous X".  Il est vrai que l'on croit aisément ce que l'on désire. En réalité, la décision Godelli, en condamnant la loi italienne, ne fait que renforcer la loi française.

Comment résoudre un conflit de normes ? 

La Cour européenne reconnaît que les origines biologiques font partie de l'histoire personnelle de chacun. A ce titre, elles relèvent de la vie privée et familiale, garantie par l'article 8 de la Convention européenne. Comme elle l'avait déjà affirmé dans les arrêts Mikulic c. Croatie de 2002 et Odièvre de 2003, la Cour reconnaît que l'article 8 "protège un droit à l'identité et à l'épanouissement personnel", droit à l'identité dont fait évidemment partie la connaissance de celle des parents biologiques.

Ce rattachement de l'accès aux origines à l'espace de la vie privée est parfaitement conforme à la jurisprudence antérieure de la Cour européenne. Il n'est pas sans conséquence, puisqu'il permet au juge européen d'admettre la recevabilité de la requête. En revanche, dès lors que l'accès aux origines est un élément de la vie privée, il ne constitue pas un droit autonome et doit être concilié avec les autres facettes du droit à la vie privée. Sur ce point, la décision Godelli pose le délicat problème des conflits de normes. Entre la vie privée de la mère et celle de l'enfant, laquelle doit l'emporter ? La réponse à une telle question peut être confiée à des comités d'éthique, ou au juge. C'est précisément ce type d'arbitrage que doit rendre la Cour européenne dans l'affaire Godelli c. Italie.



France Gall. Si Maman si. 1977



Le caractère irréversible de l'anonymat

La Cour européenne sanctionne la loi italienne parce que l'équilibre entre les différents droits en présence n'est pas respecté. En effet, l'anonymat de la mère qui "ne consentait pas à être nommée" est irrréversible en droit italien. Aucune procédure n'est organisée pour qu'ultérieurement, et notamment lorsque l'enfant aura atteint l'âge adulte, cet anonymat soit levé. Aucune instance ne peut être saisie afin de prendre contact avec la mère biologique et lui demander si elle consentirait à une levée du secret des origines. Ce n'est donc pas l'anonymat qui est sanctionné, mais son caractère irréversible.

A contrario, le système français de l'"accouchement sous X" se trouve validé par la Cour européenne. Il est vrai que la décision Odièvre avait déjà affirmé que la loi française n'emportait aucune violation de l'article 8 de la Convention. Mais l'arrêt Gardelli permet de préciser que l'accouchement sous X ne peut exister que si le droit positif met en place une procédure permettant la levée de l'anonymat, en quelque sorte par consentement. C'est effectivement la mission du Conseil national pour l'accès aux origines personnelles (CNAOP), créé par la loi du 22 janvier 2002. Cette autorité indépendante reçoit les demandes d'accès aux origines formulées par les enfants nés sous X. Elle prend alors contact avec la mère biologique, et lui demande si elle souhaite que son identité soit communiquée à l'enfant. Celle-ci peut refuser, ce qui montre que l'accès aux origines est une faculté, mais pas un droit.

Après l'arrêt Odièvre, après aussi la décision du Conseil constitutionnel rendue sur QPC le 16 mai 2012 qui consacrait la constitutionnalité de la loi française, la décision Gardelli renforce la procédure d'accouchement sous X. Alors même que celle-ci semblait devoir céder sous les pressions des partisans de la consécration d'un droit d'accès aux origines, elle est aujourd'hui considérée comme l'instrument d'un équilibre entre deux histoires également douloureuses, celle d'une mère,  souvent très jeune ou dans une situation précaire, qui n'a pas pu assumer sa grossesse, et celle d'un enfant à la recherche de son identité.




jeudi 27 septembre 2012

OGM, pouvoir de police et principe de précaution

Les résultats pour le moins inquiétants d'une étude menée par l'équipe du Professeur Séralini relancent le débat scientifique sur les OGM, et contribuent ainsi à occulter le débat juridique.  Un arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 24 septembre 2012 vient pourtant le relancer.

Dans l'affaire soumise au Conseil d'Etat, le maire de Valence, se fondant sur le principe de précaution, a pris un arrêté, durant l'été 2008, interdisant pour une durée de trois ans la culture des OGM sur le territoire de la commune. Le Tribunal administratif de Grenoble, puis la Cour administrative de Lyon, saisis par le préfet du département en déféré, ont considéré cet arrêté illégal, solution confirmée par le Conseil d'Etat. En se fondant sur le principe de précaution, le maire est sorti du cadre de son pouvoir de police générale, et sa décision est donc entachée d'incompétence.

Une police spéciale

La loi du 13 juillet 1992 organise un régime d'autorisation préalable à la culture des OGM, notamment lorsqu'elle a lieu en plein air et emporte un risque de dissémination d'organismes génétiquement modifiés. Dans ce cas, les risques sont appréciés par le Haut conseil des biotechnologies, et l'autorisation est, éventuellement, accordée par le ministre de l'agriculture, après avis du ministre de l'environnement. Pour le Conseil d'Etat, ce régime juridique est donc celui d'une police spéciale, mise en oeuvre par l'Etat. Les élus locaux sont seulement invités à organiser des réunions d'information, dans l'hypothèse où l'on envisage d'accorder l'autorisation de cultiver des OGM sur leur commune. Ils ne sont donc pas compétents pour interdire purement et simplement cette culture.

La position du Conseil d'Etat peut sembler parfaitement logique, et on comprend qu'il s'agit d'empêcher la prolifération d'initiatives locales, qui entraveraient l'exercice de la police spéciale prévue par la loi. Il n'empêche que, sur le plan strictement juridique, la police générale du maire n'est pas incompatible avec un régime de police spéciale. L'exemple le plus connu est celui de la police du cinéma. L'octroi d'un visa d'exploitation au plan national n'empêche par le maire de prendre une décision de police générale interdisant un film sur le territoire de sa commune, lorsque cette diffusion risque de susciter des troubles à l'ordre public ou lorsque des "circonstances locales" le justifient. Dans ce cas cependant, c'est la notion d'ordre public qui est mise en avant, et non pas le principe de précaution. 

Vincent Van Gogh. Champ de blé derrière l'hospice. 1889


La méfiance des juges à l'égard du principe de précaution

Pour mettre sa commune à l'abri des OGM, le maire de Valence aurait sans doute dû se placer résolument sur le fondement de l'ordre public, et invoquer, par exemple, un risque de troubles causés par des militants écologistes "faucheurs" d'OGM. Pour le juge administratif, en invoquant le principe de précaution, le maire du Valence sort du cadre de son pouvoir de police générale. Sur ce point, la décision du Conseil d'Etat illustre la méfiance des juridictions à l'égard de ce principe de précaution, qui ne constitue pas un élément de l'ordre public susceptible de fonder une mesure de police. 

Sur ce point, l'arrêt du 24 septembre 2012 ressemble étrangement à celui du 26 octobre 2011, rendu à propos des antennes-relais de téléphonie mobile, dont certains élus refusaient l'installation sur le territoire de leur commune, en invoquant le principe de précaution. Après plusieurs décisions de combat des juges du fond, le Conseil d'Etat a brutalement mis fin à ces initiatives municipales, en estimant que l'implantation des antennes relais relèvent des autorités de l'Etat et non pas des collectivités territoriales.

En dépit de sa valeur constitutionnelle, le principe de précaution ne parvient pas à pénétrer durablement dans la jurisprudence, comme si le juge refusait de se l'approprier. Les raisons de cette réticences doivent sans doute être recherchés dans l'imprécision d'une notion intégrée dans la Constitution en février 2005 par le vecteur de la Charte de l'environnement. Depuis cette date, on n'en finit pas de se demander quel est le contenu du principe de précaution, et quel est son champ d'application. Dès lors que personne ne sait répondre à ces questions, le juge préfère sans doute oublier le principe de précaution et s'appuyer sur des fondements juridiques plus stables.