« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 3 septembre 2012

La radio de LLC : Le juge Trévidic sur France Culture

Dominique Souchier avait décidé, au printemps dernier, d'interrompre le talk shaw qu'il animait sur Europe 1, car les responsables de cette station lui avaient interdit de recevoir des hommes et femmes politiques durant la campagne électorale. Aujourd'hui, il revient sur France Culture avec une émission nouvelle, "Une fois pour toutes", qui recevait, le samedi 1er septembre 2012, le juge Marc Trévidic, juge d'instruction au pôle antiterroriste, et président de l'association française des magistrats instructeurs (AFMI). L'émission mérite d'être écoutée ou podcastée, car le juge Trévidic n'est pas venu régler ses comptes, ni même mettre en lumière les difficultés de son métier. Il est venu offrir aux auditeurs une réflexion de fond sur les conditions du fonctionnement de la lutte judiciaire contre le terrorisme. 

L'affaire Mérah ou l'histoire d'un échec

Questionné sur l'affaire Mérah, le juge Trévidic fait observer, fort justement, que celle-ci ne faisait l'objet d'aucun traitement judiciaire au moment de l'assaut contre l'appartement du terroriste. Mais c'est précisément là que se situe la problème. La période sarkozyste a été marquée, en matière de terrorisme, par une volonté de privilégier le renseignement, au détriment d'une approche judiciaire. Les informations recueillies par la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), voire par la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE)  justifiaient peut-être l'ouverture d'une instruction judiciaire, avant même que Mohamed Merah passe à l'acte. Il était sans doute possible d'ouvrir une information  contre X pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste (art. 421-2-1 c. pén.).

La DCRI n'a pas seulement pour mission de nourrir le renseignement et donc l'Exécutif. C'est aussi un instrument au service de l'autorité judiciaire. Quand elle se trouve en possession d'informations sur une ou plusieurs personnes suspectées de participer à des activités terroristes, elle peut alerter le parquet anti terroriste, afin d'ouvrir une information judiciaire. Le juge antiterroriste saisi de l'affaire est alors compétent pour enquêter, rechercher des preuves, y compris par des écoutes téléphoniques ou des techniques de sonorisation. Et le délit de l'article 421-2-1 du code pénal permet précisément l'arrestation des terroristes lorsqu'ils sont en train de préparer un attentat, avant qu'ils fassent des victimes.

Le système ne fonctionne convenablement que s'il existe une relation de confiance entre l'Exécutif et l'autorité judiciaire. Or les années récentes ont vu, au contraire, se développer une méfiance à l'égard des juges d'instruction, y compris dans le domaine de la lutte contre le terrorisme. Est-ce la DCRI qui ne saisissait pas le parquet, ou ce dernier qui refusait l'ouverture d'une instruction ? Il est bien difficile de le savoir, mais on doit observer que ces deux autorités sont placées sous l'autorité de l'Exécutif. 

Dès lors qu'aucune information n'était ouverte, il était ensuite très facile de dire que les juges d'instruction ne servaient à rien, et qu'il faudrait songer à la supprimer. L'affaire Mérah est sans doute, au moins en partie, le résultat de cette politique. 

L'affaire de Karachi

Sur l'affaire de Karachi, le juge Trévidic est précisément en charge de l'instruction de son volet "attentat". Un autre juge est, en revanche, chargé du volet financier et des éventuelles commissions ou rétro-commissions peut-être versées pour le financement de la campagne électorale d'Edouard Balladur, en 1995. 



Le juge Trévidic est lié par le secret de l'instruction, et il n'entre évidemment pas dans les détails d'un dossier complexe, partagé entre deux instructions. Presque trois années d'enquête sur l'attentat ont en effet été nécessaires pour que soit ensuite ouverte une instruction sur les aspects financiers. 

Dans ce cas, est mise en lumière l'impérieuse nécessité de l'absolue indépendance du juge d'instruction à l'égard de l'Exécutif. Car l'efficacité de l'autorité judiciaire se mesure à l'aune de son indépendance à l'égard de l'Exécutif. 

Le juge Trévidic n'est prêt à aucune concession sur ce point, comme en témoignent les nombreuses pressions dont il a fait l'objet ces trois dernières années, de la part d'un Exécutif fort mécontent de son enquête sur l'attentat de Karachi. L'émission rediffuse à ce propos les paroles de Nicolas Sarkozy, répondant à un journaliste de l'AFP sur l'hypothèse selon laquelle l'attentat de Karachi aurait été commis en représailles au non versement de commissions  : "Qui peut croire à une fable pareille ?". Le juge Trévidic précisément croyait à une "fable pareille", ayant annoncé aux familles des victimes que cette piste était "cruellement logique".  Cette situation illustre, jusqu'à la caricature, les interventions de l'Exécutif dans l'instruction en cours, les pressions dont peuvent faire l'objet les juges d'instruction. 

Les contraintes d'une émission de radio interdisent les développements trop longs, et le juge Trévidic s'exprime sur le ton de la conversation, sans aucune animosité.  De ses propos, on peut seulement déduire la nécessité de renforcer l'indépendance de l'autorité judiciaire, en supprimant le lien incestueux entre l'Exécutif et la parquet. Quant aux juges d'instruction, il suffit de les laisser travailler. 

vendredi 31 août 2012

Le droit au diagnostic génétique devant la Cour européenne


On a souvent tendance à considérer que la Cour européenne laisse aux Etats une très grande autonomie pour définir les droits et libertés  en matière de bioéthique. L'arrêt Pavan c. Italie rendu par la Cour le 28 août 2012 vient pourtant quelque peu tempérer cette idée.

Un couple d'Italiens a eu, en 2006, un premier enfant atteint de mucoviscidose. Une seconde grossesse, en 2010, a conduit à un avortement thérapeutique, le diagnostic prénatal ayant montré que le foetus était porteur de la même maladie. Depuis cette date, le couple souhaite  pouvoir bénéficier d'une fécondation in vitro, l'embryon pouvant faire l'objet d'un diagnostic pré-implantatoire, voire d'un traitement génétique, avant d'être réimplanté dans l'utérus de la mère. C'est précisément le refus de ce type de diagnostic par le droit italien que contestent les requérants devant la Cour européenne. 

Différents types de diagnostics

Le droit français, plus précisément la loi du 7 juillet 2011 donne une définition claire des deux types de diagnostics.

Le diagnostic pré-natal (DPN), celui auquel le couple requérant a déjà eu recours, de manière tout à fait licite,  regroupe "l'ensemble des pratiques médicales (...) ayant pour but de détecter in utero chez l'embryon ou le foetus une affection d'une particulière gravité" (art. 20). Cette technique permet notamment de déceler plus de 90 % des cas de trisomie, et de proposer alors une IVG pour motif médical.

Le diagnostic pré-implantatoire (DPI), celui que le couple sollicite, consiste à réaliser "un diagnostic biologique (...)  à partir de cellules prélevées sur l'embryon  in vitro". L'examen permet de s'assurer que l'embryon, qui est biologiquement celui du couple, n'est pas atteint d'une affection génétique, éventuellement de la traiter, avant qu'il soit réimplanté dans l'utérus de sa mère.

Le droit français autorise même, désormais, le recours à ce que certains ont appelé le "bébé du double espoir". Cette technique consiste à utiliser le DPI pour faire naître un enfant dépourvu de toute anomalie génétique, dont les cellules seront ensuite utilisées pour soigner son aîné atteint d'une maladie incurable. Encore faut-il, bien entendu, qu'il n'y ait pas d'autre moyen de soigner l'enfant malade.

2001, l'Odyssée de l'espace. Stanley Kubrick, 1968

La cohérence du droit

Le droit français apparaît ainsi comme un droit cohérent. Il autorise les diagnostics génétiques et en tire les conséquences. Cela signifie que le couple qui a bénéficié d'un DPN se verra proposer une IVG thérapeutique. Celui qui a bénéficié d'un DPI renoncera tout simplement à la réimplantation de l'embryon, s'il n'a pas été possible de remédier à l'anomalie génétique.

Le couple italien requérant se trouve dans une situation beaucoup plus étrange. Le droit italien en effet interdit le DPI in vitro, et n'autorise que le DPN in utero. Autrement dit, le couple requérant n'a pas d'autre solution que de commencer une grossesse, puis, éventuellement, de pratiquer une IVG si les analyses effectuées sur l'embryon in utero révèlent qu'il est porteur de mucoviscidose. Rien n'interdit de pratiquer une IVG sur le foetus à un stade de développement déjà avancé, mais il est interdit de choisir la non réimplantation d'un embryon d'à peine quelques jours. On peut avorter en cas de maladie génétique, mais on ne peut pas tenter de la traiter.

La Cour européenne sanctionne l'incohérence du droit italien car, à ses yeux, il impose une ingérence excessive dans le droit au respect de la vie privée et familiale d'un couple qui se voit privé d'une chance d'avoir un enfant indemne de toute maladie génétique. Cette solution s'inscrit, sur ce point, dans la droite ligne de la sa jurisprudence, qui considère, notamment depuis une décision du 3 novembre 2011 S.H et a. c. Autriche, que l'accès à la procréation médicalement assistée, y compris hétérologue c'est à dire effectuée à partir d'un don de gamètes, constitue un choix qui relève du droit au respect de la vie privée et familiale.

Ce principe de cohérence du droit est nettement mis en évidence par la Cour, et on peut évidemment s'interroger à son propos. S'agit il du fondement conjoncturel d'une décision d'espèce ou d'un nouveau principe général susceptible de fonder une jurisprudence ? L'avenir le dira sans doute.

Le faux débat de la dérive eugénique

La Cour sanctionne également une seconde incohérence qui réside dans l'argument des autorités italiennes. Ces dernières justifient en effet l'interdiction du DPI par le risque de dérive eugénique. Celle ci consiste, on le sait,  à "trier" les embryons, à rejeter celui qui ne correspond pas tout à fait au désir des parents, lorsqu'il a une anomalie génétique, mais aussi, peut être, lorsqu'il n'a pas le sexe espéré ou la couleur des yeux attendue.

Cet argument est tout à faire surprenant, dès lors que le droit italien accepte le DPN qui pourrait, également être utilisé à des fins eugéniques, les parents choisissant alors d'interrompre la grossesse si l'enfant ne leur convient pas. Il n'est cependant pas très difficile cependant de limiter les deux types de diagnostic (DPN et DPI) aux seuls cas dans lesquels l'enfant risque d'être victime d'une grave maladie génétique, et d'éviter ainsi toute dérive eugénique.

Dans la domaine de la bioéthique, la Cour adopte une jurisprudence toute en nuance. Il est vrai qu'elle reconnaît à l'Etat une large autonomie pour définir s'il accepte ou non le recours à la fécondation in vitro avec donneur. Il s'agit, dans ce cas,  d'offrir aux couples le moyen de concrétiser leur désir d'enfant. Si le système juridique ne l'autorise pas, rien ne leur interdit d'utiliser la voie de l'adoption, ou d'aller tout simplement bénéficier de cette technique dans un pays plus tolérant. En revanche, l'accès au DPI a une finalité purement thérapeutique qui est de réaliser un diagnostic génétique et, le cas échéant, un traitement, qui permettra la naissance d'un enfant parfaitement sain. Toutes les possibilités de guérison doivent alors être offertes, et c'est précisément ce que juge la Cour. 

jeudi 30 août 2012

La circulaire sur l'évacuation des Roms

La circulaire du 26 août 2012 est relative à "l'anticipation et l'accompagnement des opérations d'évacuation de campements illicites". La formulation même révèle la difficulté de l'exercice. La circulaire vise  donc les "campements illicites", sans désigner ceux qui y trouvent un abri précaire. A ce titre, elle se situe en complète opposition avec la circulaire du 5 août 2010 qui donnait trois mois aux préfets pour évacuer trois cents campements "en priorité ceux des Roms", stigmatisant évidemment cette population. 

L'objet de la circulaire du 26 août 2012 est de rappeler un  droit positif qui demeure inchangé, tout en s'efforçant d'intégrer la procédure d'évacuation dans une démarche plus large, faisant intervenir toute une série d'acteurs sociaux pour aider les populations victimes d'une telle mesure. 

La formulation d'une politique gouvernementale

Sur ce point, la circulaire se présente comme un texte préventif,  mais elle intervient alors que plusieurs évacuations retentissantes ont eu lieu, dans des conditions bien éloignées de celles prévues par le texte. La politique gouvernementale est donc définie a posteriori, révélant une certaine forme d'improvisation.

Quoi qu'il en soit, l'évacuation des Roms est désormais l'objet d'une politique gouvernementale, comme en témoigne le nombre des signataires de la circulaire. L'évacuation d'un camp n'est plus décidée par le seul préfet, sous l'autorité du ministre de l'intérieur. Elle fait aussi intervenir les ministres de l'éducation nationale, des affaires sociales, de l'égalité des territoires et du logement, du travail, sans oublier les ministres délégués aux personnes handicapées et à la réussite éducative. Tous ces signataires témoignent de la volonté affichée du gouvernement de mettre en oeuvre une gestion sociale de l'évacuation. Ils révèlent aussi, sans doute, la volonté de ne pas laisser le ministre de l'intérieur assumer cette politique, et de la faire reposer sur la solidarité gouvernementale.

Le droit positif

Sur le fond, la circulaire ne modifie en rien le droit existant. Cela n'est d'ailleurs pas surprenant, dès lors que ses auteurs ne sont pas compétents pour modifier des dispositions législatives ou réglementaires. Ils ne peuvent que les interpréter, de manière à assurer une mise en oeuvre uniforme sur l'ensemble du territoire.

Le droit positif s'efforcer d'arbitrer entre des intérêts divers et légitimes. D'une part, les droits du propriétaire du terrain ou de l'immeuble, qu'il soit public ou privé, doivent être protégés. D'autre part, l'ordre public, et plus particulièrement l'hygiène publique, doivent être garantis. Il est souvent indispensable de procéder à l'évacuation, lorsque les locaux ou terrains occupés se révèlent particulièrement insalubres. Enfin, les droits des occupants sans titre, qui doivent bénéficier des droits de la défense, et l'égalité devant la loi, et surtout ne pas être soumis à des discriminations.  

On sait que la procédure d'évacuation est différente selon que les occupants sans titre s'installent sur une propriété publique ou privée. Dans le premier cas, l'administration propriétaire bénéficie du privilège de l'exécutoire, ce qu'il signifie qu'elle prend elle même la décision de faire évacuer et la fait exécuter avec la force publique. Dans le second cas, lorsqu'il y a occupation d'une propriété privée, le propriétaire doit s'adresser au juge pour faire ordonner l'expulsion. Pour faire exécuter le jugement et procéder matériellement à l'expulsion, il peut ensuite solliciter l'aide de la force publique, que l'administration n'est d'ailleurs pas tenue de lui accorder. 

Sur ce dernier point, la circulaire rend certainement plus délicate le recours rapide à la force publique, dans la mesure où elle impose une pratique différente, certainement de plus longue durée. 

Hergé. Les bijoux de la Castafiore. 1963

Environnement social

La circulaire repose sur une nouvelle perception de l'évacuation, désormais considérée comme le point d'aboutissement d'une procédure complexe. Il s'agit d'"anticiper" et "d'accompagner". Les préfets doivent désormais, dès l'installation du camp, établir un diagnostic en matière de santé, d'emploi, de scolarisation des enfants. Ils doivent également prévoir l'hébergement d'urgence, avant de procéder au démantèlement d'une installation illégale. La décision d'évacuer est donc le point d'aboutissement d'une action sociale coordonnée.

La nécessité de rechercher un nouveau logement, même provisoire, s'inscrit dans la ligne de l'arrêt du Conseil d'Etat du 10 février 2012 qui, dans une ordonnance de référé, qualifie l'hébergement d'urgence de "liberté fondamentale". 

La circulaire est donc pétrie de bons sentiments. Son application se révélera pourtant sans doute très délicate. Toutes les mesures envisagées par la circulaire supposent une installation durable sur le territoire d'une commune, qu'il s'agisse de l'obligation scolaire ou du droit à l'emploi. Mais l'évacuation d'un campement conduit nécessairement à renvoyer la population concernée à une certaine forme de nomadisme. 

Certes, la circulaire ne stigmatise plus une population Rom, et des efforts sont au moins annoncés pour améliorer sa situation matérielle. Il n'en demeure pas moins qu'une politique à l'égard de ces populations ne peut avoir des chances de succès que si elle se développe au plan européen. Leurs pays d'origine, comme la Bulgarie et la Roumanie, ont largement profité de fonds européens spécifiquement attribués pour améliorer le sort des Roms. Or ces derniers n'en ont guère bénéficié et les discriminations à leur égard n'ont jamais réellement cessé. Le sort des Roms n'est donc pas seulement un problème social français, c'est aussi un problème de politique européenne. 


mercredi 29 août 2012

Le tweet est il un élément de la vie privée ?

Twitter fait appel d'une décision d'un juge de Manhattan intervenue le 30 juin 2012,  exigeant la communication des "tweets" d'une personne accusée d'avoir participé à des manifestations violentes, lors du mouvement organisé par Occupy Wall Street en octobre 2011.

Pour  le juge, le fait d'envoyer un tweet révèle une volonté de délivrer un message public : "If you post a tweet, just like if you scream it out the window, there is no reasonable expectation of privacy". Pour Twitter, soutenu par l'American Civil Liberties Union (ACLU) un tweet est un élément de la vie privée. Son recours invoque notamment le 1er Amendement à la Constitution américaine, qui protège la vie privée, mais aussi le 4è qui protège "le droit des citoyens d'être garantis dans leur personne, leur domicile, leurs papiers et effets contre les perquisitions et saisies non motivées". L'idée générale est que l'auteur du tweet est en droit d'attendre ("Reasonable Expectation") un minimum de respect de sa vie privée, c'est à dire la non transmission de ses messages aux autorités publiques. 

Risques de contentieux

Ce contentieux peut sembler quelque peu surréaliste, dans un pays où l'Exécutif peut se fonder sur le Patriot Act pour obtenir à peu près n'importe quelles données transmises par n'importe quel vecteur. Sans attendre la décision du juge américain, on peut néanmoins s'interroger, en droit français cette fois, sur les liens éventuels entre le tweet et la vie privée.

Ia question de la protection du tweet par le secret de la vie privée ne concerne pas la seule enquête pénale. Imaginons, par exemple, un employeur qui veut obtenir la communication d'un tweet d'un salarié, pour prouver une indélicatesse, ou encore un mari jaloux qui veut démontrer l'infidélité de son épouse, pour obtenir le divorce à son avantage. Dans les deux cas, le juge devra déterminer si le tweet demandé relève de la vie privée de son auteur. 

Le sentiment de la vie privée

La question conduit à s'interroger sur la notion même de vie privée. La requête de Twitter affirme que l'utilisateur est en droit d'attendre que ses messages ne soient pas communiqués aux autorités publiques, mais aux seuls abonnés à son compte ("followers"). Autrement dit, le coeur de la vie privée réside dans la perception légitime de la personne de se croire à l'abri des ingérences intempestives. Sur ce point, le droit français est très proche, et la jurisprudence estime généralement que celui qui s'estime à l'abri des regards indiscrets doit bénéficier d'une protection de sa vie privée. Tel est le cas, par exemple, de la vedette qui s'isole sur un bateau en pleine mer, et que les paparazzi viennent importuner. Tel est aussi le cas des correspondances privées, y compris des courriels, considérées comme un échange confidentiel, c'est à dire une confidence entre deux personnes précisément désignées.

Une renonciation à la vie privée ?

Disons le franchement, cette construction jurisprudentielle semble tout à fait inopérante dans le cas des réseaux sociaux. On imagine mal un requérant, qui après avoir étalé joyeusement sa vie privée sur Facebook ou Twitter, invoque le droit au secret en se fondant précisément sur sa vie privée. Le juge serait tenté de considérer que l'auteur du tweet a purement et simplement renoncé à la protection de sa vie privée, dès lors qu'il l'étale avec complaisance. Autrement dit, si vous ne voulez pas que votre privée soit violée, ne soyez pas l'auteur de cette violation et ne devenez pas la victime d'une version modernisée de l'"Arroseur arrosé". 

L'arroseur arrosé. Louis et Auguste Lumière. 1896

Le droit à l'oubli numérique

En même temps, il peut sembler légitime que l'auteur d'un tweet bénéficie d'un certain nombre de garanties. Le droit à l'oubli numérique pourrait ainsi offrir un nouvel "incognito" sur le net, en permettant à l'individu d'effacer les tweets dont il est l'auteur, et en contraignant les gestionnaires de réseaux sociaux à les faire disparaître à l'issue d'un certain délai. 

Pour le moment cependant, le droit à la protection des données numériques ne progresse que fort lentement. On peut chercher la cause dans une sorte d'entente entre les Etats et les entreprises privées. Les premiers voient dans les réseaux sociaux une inépuisable source de renseignement. Les secondes y voient un magnifique marché publicitaire. Mais on peut aussi redouter que la notion même de vie privée ne soit plus considérée comme une valeur digne de protection. Twitter qui invoque aujourd'hui le droit au respect de la vie privée n'est il pas le premier à inciter ses abonnés à diffuser urbi et orbi leurs photos de famille ?



samedi 25 août 2012

Effet d'aubaine du terrorisme et vidéo-protection

Après les attentats du 11 septembre 2001, la plupart des pays occidentaux ont adopté des lois destinées à lutter contre le terrorisme, notamment par l'utilisation systématique de la vidéo-surveillance, rebaptisée "vidéo protection" en France pour des raisons électorales. Ce fut le cas aux Etats Unis avec le célèbre Patriot Act voté dès le 25 octobre 2001, au Royaume Uni avec le Anti-terrorism, Crime and Security Bill du 14 décembre 2001, et enfin en France avec la Lopsi 2 du 29 août 2002 et surtout la "loi Sarkozy" du 23 janvier 2006. 

Depuis ces textes, un mouvement constant a tendu au développement des techniques de vidéo-protection, le terrorisme n'étant plus qu'une sorte d'"élément de langage", un argument de vente destiné à faire accepter ces nouvelles techniques d'intrusion dans la vie privée. On entrait alors dans une démarche sécuritaire, parfaitement illustrée par les thèses d'Alain Bauer, pour lequel "le continuum défense sécurité" implique que soient mises sur le même plan la lutte contre le terrorisme international et celle contre la petite criminalité. Dans les derniers mois du quinquennat de Nicolas Sarkozy, un décret du 27 janvier 2012 autorisait même les préfets à contraindre les élus locaux à investir dans un système de vidéoprotection. Il suffisait, pour cela, d'invoquer une menace terroriste, réelle ou hypothétique. 

Le bilan britannique

Le Royaume Uni est aujourd'hui le pays d'Europe disposant du plus grand nombre de caméras de vidéo protection. Les chiffres ne sont guère précis, mais on estime généralement qu'il y a environ 4 millions de caméras dans ce pays, dont 500 000 pour la seule ville de Londres. Le Regulation of Investigatory Powers Act (RIPA), adopté dès l'an 2000, autorise les écoutes électroniques et la vidéosurveillance, dans le but de garantir la sécurité publique. A l'origine limitée aux services de police et de justice, la liste des autorités susceptibles d'utiliser ces technologies ou d'avoir accès aux enregistrements a atteint le chiffre incroyable de 792. On y trouve notamment les collectivités territoriales britanniques. 

Une association nommée "Big Brother Watch" vient précisément de diffuser un rapport sur la mise en oeuvre du RIPA dans les collectivités territoriales britanniques. On y apprend que le texte n'a jamais permis d'appréhender le moindre terroriste. Il est en revanche utilisé pour s'assurer que les britanniques qui promènent leur chien ne l'autorisent pas à faire ses déjections n'importe où, que les interdictions de fumer dans les lieux publics sont respectées. Il a aussi permis de surveiller des ouvriers qui refont la chaussée, voire une maison censée abriter une agence d'escort girls. En soi, la lutte contre ce qu'il est convenu d'appeler les "incivilités" n'est pas illicite, mais l'utilisation d'une législation anti-terroriste dans ce but s'analyse tout de même comme un détournement de finalité. 

The Adjustment Bureau. George Nolfi. 2011


Le bilan français

En France, on constate que la décision de généraliser la vidéoprotection n'a été précédée d'aucune enquête sur le bilan des premières années de sa mise en oeuvre dans les communes qui avaient choisi de se doter d'un tel système. Tout au plus peut-on trouver une enquête de la Chambre régionale des comptes de Rhône Alpes, et portant sur le bilan de l'équipement de la ville de Lyon. L'enquête s'est achevée en 2010, et les chiffres remontent à 2008. Quoi qu'il en soit, la Chambre a constaté que la ville avait alors investi 7 284 290 € pour 124 caméras, soit 58 744 € par caméra. Quant aux résultats, il apparaît que l'utilisation judiciaire des caméras, c'est à dire la demande des films pour mener à bien une enquête, ne dépassait pas un ration de 1,7 par caméra. Et s'il est vrai que la délinquance avait baissé de 33 % entre 2003 et 2008 dans la ville de Lyon, la Chambre fait observer, non sans malice, que la baisse était de 48 % pour la même période à Villeurbanne, ville qui avait refusé de s'équiper en vidéoprotection. Inutile de dire qu'aucun terroriste n'a été arrêté dans la ville de Lyon, grâce aux caméras de surveillance, dont le nombre s'élève aujourd'hui à 219. 

Doit on voir l'aveu d'un échec dans les propos récents du maire de Nice, monsieur Estrosi, qui reproche au ministre de l'intérieur d'avoir refusé de classer sa ville parmi les nouvelles "zones de sécurité prioritaires" (ZSP) ? Il se plaint qu'un tel refus lui interdit d'améliorer la sécurité et la tranquillité des Niçois. Or, Nice est probablement la ville la plus équipée en vidéoprotection, avec plus de six cents caméras, et son maire ne cesse de vanter la baisse de la délinquance suscitée par cet équipement. Le classement en "zone de sécurité prioritaire" devrait donc être inutile. 

Pour le moment, l'utilisation de la vidéoprotection n'a donné lieu à aucune évaluation sérieuse. En tout cas, l'effet d'aubaine du terrorisme a permis de développer ces techniques. Des officines chargées de "vendre" la sécurité ont fait des audits, analysé des quartiers, voire des villages, et ont annoncé à des élus locaux que la délinquance risquait d'augmenter s'ils n'investissaient pas dans les caméras. Ensuite, ces mêmes officines venaient vendre lesdites caméras. Un marché immense que se partagent quelques entreprises. 

Aujourd'hui, le bilan s'impose, et surtout la réflexion sur la finalité de cette vidéoprotection. Il est sans doute d'admettre que les caméras ne permettent pas d'attraper des terroristes, mais sont peut être utilisables pour lutter contre les incivilités. Il faudra alors s'interroger sur les atteintes à la vie privée auxquelles nous sommes prêts à consentir pour la seule poursuite de cet objectif. 


vendredi 24 août 2012

Le mariage homosexuel et l'"exemple" américain

Le droit des homosexuels au mariage est il encore un sujet conflictuel ? On pourrait en douter, si l'on considère l'ampleur des critiques à l'égard des prières organisées par l'Eglise lors de la fête religieuse de l'Assomption, prières qui avaient pour objet de promouvoir l'image de la famille traditionnelle, composée de deux parents de sexes différents. Devant l'ampleur de la contestation, les autorités religieuses se sont vues contraintes à un exercice délicat de communication en retropédalage. Non, elles n'avaient pas voulu stigmatiser les homosexuels. Elles voulaient seulement susciter le débat et ne pas en être exclues. 

Le droit au mariage homosexuel s'appuie, par ailleurs, sur bon nombre d'exemples étrangers, notamment les Pays Bas, la Belgique, l'Espagne, le Portugal ou le Danemark, au sein de l'Union européenne. Mais, le plus souvent, c'est l'exemple américain qui est invoqué. Vus de France, les Etats Unis apparaissent comme le pays le plus tolérant, celui dans les homosexuels ont pu s'organiser en une communauté structurée, susceptible de faire valoir efficacement leurs revendications. 

Un droit des Etats fédérés

Il ne faudrait cependant pas se tromper d'exemple. Le mariage des homosexuels n'est pas une chose totalement acquise dans la société américaine. Observons tout d'abord que le droit du mariage relève des Etats fédérés. Le mariage gay a été voté par le Vermont en 2009, le Connecticut, le Massachussetts, l'Iowa, le New Hampshire et New York en 2011, enfin Washington DC, l'Etat de Washington et le Maryland en 2012. La liste des Etats qui acceptent l'union homosexuelle est donc relativement courte, et on note que n'y figure aucun Etat du Sud. Par ailleurs, l'évolution idéologique avec notamment le renouveau d'un certain fondamentalisme chrétien, suscite une remise en cause de ces réformes. La Californie a ainsi abrogé par référendum, en 2008, un mariage homosexuel que la Cour suprême de cet Etat venait d'admettre. 

Le mariage des homosexuel n'est donc pas un Constitutional Right garanti par le droit fédéral. Le Defense of Marriage Act (DOMA) de 1996 définit, au contraire, le mariage comme l'union légale d'un homme et d'une femme, et interdit la reconnaissance, par le droit fédéral, des unions homosexuelles autorisées par les Etats fédérés. Ce texte a évidemment des conséquences considérables, puisque le droit fédéral empêche ainsi les conjoints homosexuels de bénéficier des droits garantis par les lois fédérales, par exemple les droits accordés au conjoint survivant en matière d'assurance maladie ou de pension de retraite. 

Thierry Le Luron et Coluche. 25 septembre 1985


Le DOMA

Le DOMA, adopté en 1996, est évidemment le fruit d'une initiative des Républicains, qui dominaient alors le Congrès. Bill Clinton, pourtant démocrate, n'a pas envisagé de mettre son veto au texte, tout simplement parce que l'élection présidentielle approchait et qu'il ne voulait pas faire du mariage homosexuel un sujet de campagne. A l'époque en effet, l'électorat démocrate lui-même n'était pas réellement favorable à une telle évolution, et Clinton voulait, avant tout, assurer son second mandat.

Par la suite, les esprits ont lentement évolué, et l'abrogation du DOMA figurait dans le programme électoral de Barack Obama. Cette abrogation n'est pas intervenue, mais l'Attorney Général, Eric Holder, a officiellement annoncé que le gouvernement fédéral renonçait à défendre devant les tribunaux la disposition du DOMA définissant le mariage comme l'union d'un homme et d'une femme (art. 3). A ses yeux, elle est discriminatoire et donc non conforme à la Constitution. 

Reste que le DOMA demeure dans l'ordre juridique, et que différentes affaires pendantes devant les tribunaux montrent que l'administration fédérale répugne toujours à conférer au conjoint homosexuel les mêmes droits qu'au conjoint hétérosexuel. L'American Civil Liberties Union (ACLU) a donc saisi la Cour Suprême pour lui demander de déclarer l'inconstitutionnalité de ces dispositions. 

Trois affaires sont ainsi déférées, Karen Golinski, Nancy Gill et Edith Windsor. Dans les deux premiers cas, il s'agit de deux femmes qui souhaitent que leur conjointe puisse bénéficier de leur assurance santé. Dans le troisième, celui d'Edith Windsor, il s'agit d'une femme qui, à la mort de sa compagne qu'elle avait épousée au Canada, a dû régler un impôt sur la propriété, dont elle n'aurait pas dû s'acquitter si son mariage avait été reconnu par les autorités fédérales américaines. La juge fédérale de New York a déjà déclaré, dans cette affaire, que le DOMA était contraire à la Constitution parce que discriminatoire.  

La Cour Suprême a désormais le choix. Elle peut examiner les trois affaires, ou seulement l'une d'entre elles. Dans tous les cas, la question du maintien du DOMA dans l'ordre juridique est désormais posée. C'est seulement s'il est déclaré inconstitutionnel que les mariages contractés dans les Etats de l'Union pourront être reconnus au niveau fédéral. Mais cette évolution n'interdit toujours pas aux Etats les plus conservateurs de persévérer dans leur refus du mariage homosexuel. Sur ce point, l'"exemple" américain mérite d'être largement nuancé.