« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 26 mars 2012

Sortir de Schengen ? Pas si simple

Lors de son meeting de Villepinte, le 18 mars, le candidat Nicolas Sarkozy a déclaré vouloir renégocier les Accords de Schengen. Et s'il constatait que, "dans les douze mois qui viennent, il n'y avait aucun progrès sérieux dans cette direction, la France suspendrait sa participation aux Accords de Schengen jusqu'à ce que la négociation ait abouti". Diable.. le propos est audacieux, d'autant qu'il marque un changement de cap inattendu. Il y a quelques semaines, notre Président était le sauveur de l'Europe,  champion de la solidarité européenne, recrutant au passage madame Merkel comme agent électoral. Aujourd'hui, il passe dans le camp des Eurosceptiques, s'inquiète des vilains immigrés qui envahissent le territoire européen, et adopte un discours assez proche de celui de madame Le Pen. L'idée n'est-elle pas d'autoriser chaque Etat à fermer ses frontières lorsque les flux migratoires sont trop importants et non maîtrisés ? 

Les médias ont déjà largement commenté les aspects politiques ce discours, mais ils se sont bien peu intéressés à la faisabilité du projet. Il s'agit en effet de remettre en cause les Accords de Schengen. 

Communautarisation des Accords de Schengen

Rappelons qu'ils trouvent leur origine dans l'accord du 14 juin 1985 qui organise l'abolition des contrôles aux frontières, à l'intérieur d'un espace constitué par les territoires des Etats signataires (à l'époque, seulement la France, l'Allemagne et le Bénélux). La Convention d'application de l'accord de Schengen de 1990 pose ensuite les principes gouvernant le renforcement des contrôles aux frontières extérieures de ce nouvel espace. En même temps, la liste des participants s'allonge à vingt deux pays de l'Union européenne. Certains Etats non membres s'y associent également, comme la Suisse, l'Islande et la Norvège.

Aujourd'hui, les Accords de Schengen ont été communautarisés. Le traité d'Amsterdam du 2 octobre 1997, entré en vigueur le 1er mai 1999, a  transformé l'espace Schengen en un "Espace de liberté sécurité justice "(ELSJ) et l'acquis Schengen se trouve incorporé dans l'Union européenne. Il ne s'agit pas seulement d'une intégration symbolique. En effet la décision du Conseil du 22 décembre 2004, conformément à ce qui était prévu dans le traité d'Amsterdam, substitue la règle de l'unanimité à celle de la majorité qualifiée dans la gestion de L'ELSJ et organise un système de codécision en matière de libre circulation des personnes. 




Renégociation des traités communautaires, responsabilité ou irresponsabilité ?

En demandant la renégociation des Accords de Schengen, le candidat Sarkozy s'attaque donc directement aux conventions internationales qui organisent l'Union européenne.  Sa demande signifie en clair une renégociation par les vingt-cinq Etats partenaires, la rédaction d'un nouvel accord qui devra être accepté à l'unanimité. Après cette renégociation, s'engagera une phase de ratification par chacun des Etats concernés, selon les procédures prévues par sa Constitution, soit un vote du parlement, soit un référendum. Et c'est seulement à l'issue de ces ratifications que les nouvelles dispositions entreront en vigueur. 

On l'a compris, le candidat Président n'envisage rien de moins que de faire exploser le système communautaire. La démarche ne manque pas de sel, si l'on considère qu'il y a encore quelques jours, l'UMP vilipendait François Hollande pour avoir promis une renégociation du traité relatif au Mécanisme européen de stabilité (MES) s'il était élu. Or, si les chefs des Etats membres ont bien signé une première mouture du traité MES le 11 juillet 2011, puis une seconde le 2 février 2012, la procédure de ratification n'est pas encore commencée. A ce titre, le traité relatif au MES peut être renégocié plus facilement que les Accords de Schengen. Mais il faut le savoir. Lorsque le Président Sarkozy veut renégocier Schengen, il agit en homme d'Etat. Lorsque François Hollande veut renégocier le traité MES, il agit en irresponsable. C'est comme ça. 

Le grand homme d'Etat aurait dû pourtant savoir que sa demande de renégociation des Accords Schengen est non seulement irréaliste mais aussi parfaitement inutile. Car un processus de renégociation est déjà engagé depuis le printemps 2011. 


Le processus engagé

A l'époque, des tensions étaient intervenues entre Paris et Rome, car l'administration italienne avait accordé des titres de séjour temporaires aux migrants tunisiens et libyens arrivés en Italie pendant et après les "révolutions arabes". Munis de ces précieux documents, les intéressés, profitant pleinement de l'espace Schengen, s'étaient rapidement dispersés sur le territoire européen, et certains avaient évidemment choisi de venir en France. D'une certaine manière, l'Italie utilisait Schengen pour se débarrasser d'une immigration clandestine massive, en l'envoyant sur le territoire des autres pays. 

Lors du sommet de Milan du 26 avril 2011 entre Nicolas Sarkozy et Silvio Berlusconi, les deux Présidents avaient envoyé une lettre commune au président de la Commission pour demander un renforcement de la solidarité financière et la possibilité de rétablir temporairement le contrôle aux frontières dans ce type de crise. De son côté, le Danemark annonçait tout simplement le rétablissement des contrôles à ses frontières.  La Grèce et Malte souhaitaient également une nouvelle négociation, afin de mieux répartir la charge des flux migratoires entre les pays membres. 

Il est vrai que le processus de 2011 n'avance guère, tout simplement parce qu'il se heurte aux réticences de la Commission et de certains Etats comme l'Allemagne. Pour le moment, rien n'interdit cependant aux autorités françaises d'invoquer, si nécessaire, l'article 2 § 2 de la Convention d'application de 1990. Il autorise en effet les Etats signataires à rétablir les contrôles à leurs frontières intérieures "en cas de menace grave pour l'ordre public ou la sécurité intérieure". Dans ce cas, la seule formalité exigée est l'information de la Commission et des autres Etats de l'espace Schengen.

Cette clause de sauvegarde doit en principe demeurer exceptionnelle, et n'intervenir que lorsqu'une crise grave entraîne un afflux inattendu de migrants. Sa banalisation risquerait, in fine, de détruire Schengen. C'est du moins ce qui était affirmé en mai 2011 : "La France veut défendre Schengen. Il est menacé par des flux migratoires qui  sont de plus en plus importants, et il nous faut absolument éviter que face à des situations difficiles, il y ait des réactions des pays en ordre dispersé". Et qui était l'auteur de cette profession de foi européenne ? Claude Guéant, bien sûr. 

samedi 24 mars 2012

Le fichier des honnêtes gens sanctionné par les honnêtes juges

L'Exécutif devrait remercier Mohamed Merah d'avoir relégué au second plan le nouveau camouflet que lui a infligé le Conseil constitutionnel dans sa décision du 22 mars 2012, censurant une large partie de la loi relative à la protection de l'identité

Des précautions avaient pourtant été prises pour que le texte semble parfaitement anodin. On avait choisi la forme d'une proposition de loi déposée en juillet 2010 par deux sénateurs UMP, Messieurs Jean-René Lecerf (Nord) et  Michel Houel (Seine et Marne), procédure en apparence moins directement rattachée à la politique sécuritaire du gouvernement. On avait également trouvé un titre parfaitement rassurant. Comment pourrait-on porter atteinte aux libertés individuelles en se proposant de protéger les citoyens contre les usurpations d'identité ? Hélas, il faut parfois se méfier ceux qui veulent à toute force nous protéger. 

Lien fort et lien faible

Les soixante députés et soixante sénateurs requérants invoquaient l'inconstitutionnalité des articles 5 à 10, ceux qui créent le fameux "fichier des honnêtes gens", dont le nom officiel est  Titres Electroniques Sécurisés (TES). Son objet est de regrouper les données stockées sur toutes les personnes titulaires d'une carte d'identité ou un passeport biométriques. Ce n'est donc pas l'existence du titre d'identité biométrique qui était contesté, mais les informations collectées et stockées dans le fichier. 

Le Sénat, comme la CNIL, prônaient un "lien faible" qui permet de constater l'éventuelle usurpation d'identité, mais pas toujours d'identifier immédiatement l'usurpateur. Tel est le cas, en particulier, lorsque celui-ci a pris l'identité d'une personne qui n'a pas de pièce d'identité et qui ne figure donc pas dans le TES, un cas extrêmement rare (1 % des cas selon les experts de la CNIL). L'Assemblée nationale, sous l'impulsion déterminante du ministre de l'intérieur, a imposé un "lien fort"  entre les données figurant sur le titre d'identité et celles conservées dans le TES. Ce lien fort autorise des vérifications très approfondies et permet de remonter de manière automatique à l'usurpateur de l'identité, notamment en utilisant le fichage des empreintes digitales. Le seul problème est que pour identifier quelques usurpateurs d'identité, le TES collecte et conserve les données biométriques de l'ensemble de la population. 

C'est précisément ce lien fort que sanctionne le Conseil constitutionnel. Il s'appuie pour cela sur deux motifs.

La vie d'un honnête homme. Sacha Guitry. 1953


Le droit au respect de la vie privée

Le premier est l'atteinte disproportionnée à la vie privée des personnes. Le Conseil affirme certes que la lutte contre la fraude par la sécurisation de la délivrance des titres d'identité est, en soi, un motif d'intérêt général justifiant la création d'un traitement de données à caractère personnel. Mais il ajoute que les données biométriques sont particulièrement sensibles au regard du droit au respect de la vie privée, dès lors par exemple que la conservation des empreintes digitales peut donner lieu à des rapprochements avec des traces physiques laissées involontairement par les personnes ou collectées à leur insu. 

Dans ces conditions, le Conseil estime que la conservation de données biométriques porte une atteinte disproportionnée à la vie privée. En effet, d'autres moyens peuvent être utilisés pour lutter contre l'usurpation d'identité, notamment en sécurisant les "documents sources" à produire pour obtenir un titre, ou en mettant en oeuvre ce "lien faible" voulu par les sénateurs et la CNIL.  

Le principe de finalité

Le second motif développé par le Conseil constitutionnel est la violation du principe de finalité, dont on sait qu'il constitue le socle sur lequel s'est construit notre droit de la protection des données.  L'article 6 al. 2 de la loi du 6 janvier 1978 énonce ainsi que les données "sont collectées pour des finalités déterminées, explicites et légitimes, et ne sont pas traitées ultérieurement de manière incompatible avec ces finalités". A propos de ce même TES, le Conseil d'Etat avait d'ailleurs estimé dans un arrêt d'assemblée du 26 octobre 2011 que les données recueillies pour la mise en oeuvre du passeport biométrique devaient être celles qui étaient strictement nécessaires aux finalités du traitement. Il avait donc censuré l'exigence d'empreintes digitales supplémentaires. 

C'est précisément sur ce point que se concentraient toutes les inquiétudes à l'égard de la loi récente. Dès lors que le lien faible permettait de découvrir 99 % des usurpateurs, on ne voyait pas réellement l'intérêt du lien fort impliquant la conservation de ces données biométriques concernant l'ensemble de la population... sauf à les stocker en vue d'une éventuellement autre utilisation. C'est évidemment ce que sanctionne le Conseil constitutionnel, lorsqu'il  affirme que "les caractéristiques techniques de ce fichier (...) permettent son interrogation à d'autres fins que la vérification de l'identité d'une personne", particulièrement "à des fins de police administrative ou judiciaire". 

C'est là une accusation très grave, car le Conseil constitutionnel reproche au législateur d'opérer un véritable détournement de finalité, action qui, si elle est commise par une personne privée, constitue une infraction pénale passible de cinq années d'emprisonnement et de 300 000 € d'amende (art. 226-21 c. pén.). Et le législateur est tout de même censé donner le bon exemple. 

Enfin, le Conseil constitutionnel s'offre le luxe de se saisir d'office de l'article 3 de la loi, et annule ses dispositions portant sur la possibilité offerte au titulaire de la carte d'identité biométrique d'y adjoindre une application de signature électronique. Le Conseil observe en effet que le législateur a méconnu l'étendue de sa compétence en ne précisant pas les garanties assurant l'intégrité et la confidentialité de ces données, ni d'ailleurs les conditions dans lesquelles s'opère l'authentification des personnes mettant en oeuvre ces fonctions. 

Le texte sort donc étrillé du Conseil constitutionnel, au point qu'il paraît impossible de le promulguer en l'état. 


jeudi 22 mars 2012

Après l'assaut : les nouveaux délits du Président, ou du candidat ?

La mort de Mohamed Merah dans l'assaut final de son appartement suscite une certaine forme de soulagement, puisqu'il est désormais hors d'état de nuire. La compassion est tout entière tournée vers les familles des victimes de ses actes. Dans l'adversité, l'unité nationale est une réalité, même en période électorale, et cette constatation a quelque chose de réconfortant.

A peine une heure après la fin de Mohamed Merah, le Président de la République a pris la parole. Rappelons le, il s'agissait bien d'une intervention du Président, et non pas du candidat. Elle était d'ailleurs enregistrée à l'Elysée, le costume était gris, la mine grave. Il a présenté aux familles les condoléances "de la nation rassemblée" et remercié ceux qui ont participé aux opérations de recherches et à l'assaut final, y compris le ministère de l'intérieur Claude Guéant. 

Son intervention prend ensuite une tout autre tournure, moins présidentielle, et plus électorale. Comme après chaque fait divers tragique, ou presque, il annonce une refonte des textes organisant la lutte contre le terrorisme. Trois réformes sont proposées. 

Le délit de "consultation habituelle de sites faisant l'apologie du terrorisme".

Le Président annonce la création d'un nouveau délit pénal "de consultation habituelle de sites faisant l'apologie du terrorisme ou qui appellent à la haine ou à la violence". L'idée repose sur une transposition au domaine du terrorisme des dispositions de l'article 227-13 du code pénal, dans sa rédaction issue de la loi du 5 mars 2007. Il punit d'une peine de deux ans d'emprisonnement et 30 000 € d'amende toute personne qui "consulte habituellement" un service de communication au public en ligne mettant à disposition des images de mineurs présentant un caractère pornographique. 

Ces dispositions n'ont suscité qu'une seule condamnation, du moins si on en croit Legifrance. Encore cette condamnation a-t-elle encouru la Cassation le 5 janvier 2011, car les juges avaient condamné la personne de manière rétroactive, pour des consultations de sites pédopornographiques intervenues avant l'entrée en vigueur de la loi du 5 mars 2007. 

Ce silence jurisprudentiel s'explique peut être par l'incertitude dans le contenu de la norme. A partir de quelle fréquence une consultation devient-elle "habituelle" ? La question n'est pas encore résolue, et elle risque de l'être moins encore moins pour les sites faisant l'apologie du terrorisme. Ces derniers n'intéressent d'ailleurs pas que des sympathisants. Faudra-t-il donc poursuivre les journalistes ou les sociologues qui s'intéressent à l'image que le terrorisme veut donner de lui-même sur internet ? 

Le délit de voyage à l'étranger pour y suivre des travaux d'endoctrinement.

Le second délit, plus surprenant, prévoit de punir "tout personne se rendant à l'étranger pour y suivre des travaux d'endoctrinement à des idéologies conduisant au terrorisme". Là encore, le flou domine car la définition juridique des "travaux d'endoctrinement" risque d'être bien délicate. Lorsque le site de l'UMP nous apprend que des jeunes de ce parti ont été invités à Washington par les jeunes du Parti Républicain.. peut on interpréter ce voyage d'études comme des "travaux d'endoctrinement" ? Certes non, car les jeunes de l'UMP, comme leurs homologues du GOP, sont très mignons, très propre-sur-soi, et ne développent aucune "idéologie conduisant au terrorisme". C'est vrai, sauf que tout est question d'interprétation. 

La notion d'"idéologie conduisant au terrorisme" n'est pas plus claire. Ne risque t on pas un jour de considérer que l'Islam, en tant que tel, est une "idéologie conduisant au terrorisme" ? Mettre un doigt dans un tel engrenage juridique risque de conduire tout droit au racisme et à l'intolérance et de nuire à cette politique d'intégration qu'il serait utile de développer, justement pour éviter que d'autres Mohamed Merah se manifestent. 

Reste évidemment la question de la preuve. On imagine assez bien le voyageur rentrant d'Afghanistan et remplissant une des ces petites fiches que les hôtesses distribuent dans l'avion afin de fluidifier les formalités de police. Mettez une croix dans la case correspondante : "Avez vous suivi un endoctrinement à des idéologies conduisant au terrorisme". Nul doute que ceux qui sortent tout droit des camps d'entrainement des zones tribales répondront "oui"...

L'Assaut. Julien Leclercq. 2011.
Le GIGN en action

Le délit de propagation d'apologie d'idéologie extrémiste

Le dernier délit proposé par le Président Sarkozy, celui de "propagation ou d'apologie d'idéologie extrémiste", se heurte aux mêmes problèmes. Il s'inspire évidemment de la loi Gayssot qui interdit de diffuser toute idéologie négationniste, mais le négationnisme se définit aisément dès lors qu'il ne vise que la Shoah, elle même reconnue comme génocide par les Accords de Londres et les décisions de Nüremberg. 

Comment en revanche doit-on définir l'"idéologie extrémiste" ? Va-t-on poursuivre monsieur Poutou qui rêve du "Grand Soir", ou ces catholiques intégristes qui s'enchainent aux blocs opératoires pour protester contre l'IVG ? La qualification d"idéologie extrémiste" est, en soi, idéologique, et elle ne peut donc justifier une atteinte aussi importante à la liberté d'expression. L'impossibilité de définir cette notion d'idéologie extrémiste est donc certainement constitutive d'une atteinte au principe de clarté et de lisibilité de la loi défini par le Conseil constitutionnel. 

Le Président de la République devrait peut être se souvenir que, très récemment, le Conseil constitutionnel lui a infligé un véritable camouflet, en déclarant inconstitutionnelle la loi pénalisant la négation du génocide arménien. Dans cette décision du 28 février 2011, le Conseil rappelle que la liberté de communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme "(art. 11 de la Déclaration de 1789) et qu'en conséquence, les atteintes qui lui sont portées doivent "être nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif poursuivi". Dès lors, la constitutionnalité du délit de propagation d'apologie d'idéologie extrémiste est très problématique, car l'interdiction de la liberté d'expression de certains groupements risque d'être jugée disproportionnée, dès lors qu'il s'agit de lutter contre d'hypothétiques menées terroristes.   

Improvisation juridique

Ces trois nouvelles infractions reposent donc sur une improvisation juridique qui d'ailleurs ne saurait prospérer. Chacun sait en effet, et ce sont les termes mêmes de l'article 34 de la Constitution, que seul le législateur est compétent pour prendre des mesures portant atteinte à l'exercice des libertés. Or, le législateur est en vacances, ou plus exactement en campagne électorale. Le parlement ne reprendra ses travaux que le 26 juin, après les élections présidentielles et législatives. Le Président Sarkozy ne peut donc ignorer que ces déclarations pourtant lourdement médiatisées n'auront aucune suite concrète. 

Ceci nous conduit à envisager l'impensable. L'intervention du Président de la République ne doit elle pas être requalifiée en discours électoral ? 

mardi 20 mars 2012

Le droit de grève dans le transport aérien. Quand l'usager devient consommateur

La loi du 19 mars 2012 relative à l'organisation du service et à l'information des passagers dans le transport aérien est perçue par les uns comme une avancée dans l'organisation du service public, par les autres comme une intolérable atteinte au droit de grève. Elle présente l'intérêt d'avoir été déférée au Conseil constitutionnel qui a ainsi pu rappeler les principes généraux gouvernant l'exercice de ce droit, dans sa décision du 15 mars 2012.

Un contexte d'encadrement du droit de grève

Le texte s'inscrit dans un contexte d'encadrement du droit de grève, engagé au début du quinquennat avec la loi du 21 août 2007 sur le "dialogue social" et dont l'objet réel est d'établir un service minimum dans les transports, texte auquel il convient d'ajouter la loi du 20 août 2008 établissant un "droit d'accueil" dans les écoles maternelles et élémentaires. Dans ce dernier cas, il s'agit non seulement d'imposer l'accueil des enfants en période de grève, mais aussi de mettre en place une procédure imposant une négociation préalable à la grève entre les syndicats représentatifs et l'Education nationale. 

A dire vrai, la loi du 19 mars 2012 n'est pas très différente de celle qui organise le droit de grève dans les écoles maternelles. Les deux textes reposent sur le Préambule de la Constitution de 1946, qui énonce que "le droit de grève s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent". Le Conseil d'Etat dans son arrêt Dehaene du 7 juillet 1950 affirmait déjà ce principe, ensuite repris par la décision du Conseil constitutionnel du 25 juillet 1979. Depuis cette date, il est entendu que le droit de grève est un principe de valeur constitutionnelle, mais que le législateur est compétent pour lui apporter les restrictions indispensables à la conciliation entre les intérêts professionnels et l'intérêt général.

Principe de continuité

Reste que les restrictions sont de plus en plus nombreuses et que le Conseil constitutionnel ne s'y oppose guère. Elles sont généralement fondées sur le principe de continuité du service public, qui a aussi valeur constitutionnelle. Il impose le fonctionnement régulier et continu des services publics, sans autres interruptions que celles prévues par la réglementation en vigueur. 

Dans un premier temps, le principe de continuité a été invoqué pour interdire le droit de grève aux fonctionnaires servant dans les services publics régaliens comme l'armée, et le réglementer pour ceux qui ont besoin de satisfaire, sans aucune interruption, des besoins vitaux (urgences médicales). Le Conseil d'Etat s'est ensuite appuyé sur lui, dans une décision Bonjean du 13 juin 1980 pour sanctionner l'action militante d'une Université qui avait décidé de suspendre les enseignements pour protester contre l'insuffisance du budget. En l'espèce, le juge administratif a considéré que cette interruption du service public devait être assimilée à une grève, et les personnels ont donc été soumis à la retenue sur salaire prévue en cas mouvement social. 

The Terminal. Stephen Spielberg. 2004.


Modernisation du principe de continuité et dilution du droit de grève

Aujourd'hui, le principe de continuité est surtout utilisé pour imposer un service minimum dans les transports ou l'accueil des enfants dans les écoles. Il ne s'agit donc plus d'interdire la grève à un tout petit nombre de fonctionnaires, mais de la réglementer pour tous ceux qui "concourent directement" à un service public dont l'interruption est perçue comme particulièrement dérangeante pour les citoyens. Ce n'est donc plus l'intérêt de l'Etat qui est invoqué mais bien davantage celui des usagers. 

Il est désormais admis que le droit de grève peut être limité par la mise en place d'une procédure de concertation préalable au mouvement social. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 16 août 2007, a considéré qu'une telle procédure ne porte pas atteinte au droit de grève, dès lors qu'il n'est pas question de l'interdire, mais simplement de présenter l'interruption du travail comme la phase ultime d'un conflit, celle à laquelle on ne peut recourir que lorsque toutes les négociations ont échoué. Dans cette même perspective, peut être imposé un préavis que les législations récentes allongent considérablement. Le Conseil constitutionnel, dans la décision relative à l'accueil des élèves à l'école a ainsi admis l'allongement de cinq à treize jours du délai entre la notification de l'intention de cesser le travail et la cessation effective. De même, la loi du 19 mars 2012 impose la négociation d'un accord-cadre organisant une procédure de prévention des conflits dans le domaine du transport aérien. 

De l'usager au consommateur

L'encadrement du droit de grève tend actuellement à quitter la sphère des services régaliens pour s'imposer à l'ensemble des services publics, le critère essentiel étant désormais la gêne occasionnée aux usagers. Dans un secteur désormais très concurrentiel, la grève devient alors un procédé aseptisé, qui doit s'exercer sans déranger personne. Cette évolution dans la perception du droit de grève révèle en fait une autre évolution, celle de la notion d'usager du service public. Les anciens usagers sont devenus des passagers ou des clients, voire des consommateurs. Et les prestations qu'il reçoivent doivent répondre à leurs attentes. Sur ce plan, la réglementation du droit de grève va de pair avec la privatisation des services publics et, dans ce cas précis, la libéralisation du transport aérien. 


dimanche 18 mars 2012

Fin de la trêve hivernale : Illégalité des arrêtés anti-expulsion

Chaque année, une "trêve hivernale" interdit d'expulser de leurs logements les locataires qui ne sont plus en mesure de s'acquitter de leur loyer. Cette trêve, commencée cette année le 1er novembre 2011, a pris fin le 15 mars 2012, autorisant la reprise des expulsions. Comme chaque année, un certain nombre d'élus locaux ont pris des "arrêtés anti expulsion". On en dénombre une bonne douzaine en Seine-Saint-Denis, cinq en région lyonnaise et sans doute beaucoup d'autres.

Les fondements juridiques de ces textes demeurent d'autant plus incertains que les droits du propriétaire ne sont jamais évoqués, comme si l'interdiction d'expulsion ne portait préjudice à personne, comme si tous les propriétaires étaient suffisamment riches pour pouvoir assumer la charge d'un locataire qui ne paie pas ses loyers.

Diversité des arrêtés

La notion englobante d'"arrêté anti-expulsion" n'entre dans aucune catégorie juridique existante. La lecture de ces textes révèle au contraire leur grande diversité. A Bobigny par exemple, le maire reprend son arrêté de 2008, et se limite à imposer la saisine d'une "commission spécialisée de coordination des actions de prévention des expulsions locatives". Le nom même de cette structure nouvelle devrait sans doute suffire à dissuader les requêtes. A Villejuif, en revanche, l'élu ne s'embarrasse pas de procédure et interdit purement et simplement sur le territoire de sa commune "toute expulsion motivée par l'impécuniosité des personnes concernées", sauf relogement immédiat dans des conditions conformes à leurs besoins. 

Par une jurisprudence constante, le juge administratif sanctionne ces initiatives et annule ces arrêtés (voir, par exemple, la décision de la Cour administrative d'appel de Versailles du 16 décembre 2011, Commune de Villetaneuse). Les motifs de cette rigueur résident dans une illégalité absolument incontestable.

Une mesure de police administrative

Ces arrêtés anti-expulsion sont généralement assortis d'une multitude de visas, ces références aux dispositions censées en constituer le fondement juridique. Certains s'appuient sur l'article 25 de la Déclaration universelle des droits de l'homme qui affirme que "toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment par (...) le logement", d'autres sur le Pacte de 1966 des Nations Unies sur les droits civils et politiques qui reprend sensiblement la même formule (art. 11), d'autres enfin sur le Préambule de la Constitution de 1946 qui énonce que "la Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement".

Ces visas ne constituent pourtant qu'un rideau de fumée qui cache en réalité l'exercice par le maire de son pouvoir de police administrative.

Viens chez moi, j'habite chez une copine. Patrice Leconte. 1980.
Bernard Giraudeau et Michel Blanc


Ordre public et contrôle maximum

La police municipale, selon l'article L 2212-2 du code général des collectivités territoriales, a pour objet d'assurer "le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques". Il est vrai que, depuis la décision Commune de Morsang sur Orge rendue par le Conseil d'Etat en 1995, la dignité de la personne humaine peut être rattachée à l'ordre public. Mais force est de constater que le juge ne l'admet qu'avec parcimonie, lorsque le maire se trouve confronté à une pratique très attentatoire aux droits de la personne et qui ne donne lieu à aucun encadrement légal (en l'espèce un "lancer de nain", attraction d'un goût douteux consistant à lancer aussi loin que possible une personne handicapée). Tel n'est pas le cas de l'expulsion, au contraire très étroitement encadrée par le droit.

Si le juge administratif appréciait le fond des arrêtés anti-expulsion, il serait très probablement conduit à les sanctionner sur la base de la jurisprudence Daudignac de 1951 qui condamne les mesures de police emportant une interdiction générale et absolue d'exercer une liberté publique. En l'espèce en effet, l'interdiction d'expulsion revient à interdire aux propriétaires l'usage de leur droit.

Ceci étant, ce contrôle maximum demeure purement théorique, car le juge administratif n'en a pas besoin pour annuler les arrêtés anti-expulsion. Ils sont en effet entachés d'incompétence.

Annulation pour incompétence

La procédure d'expulsion s'efforce de réaliser un équilibre entre les droits du locataire et ceux du propriétaire. L'expulsion ne peut intervenir qu'en vertu d'une décision de justice et après une signification réalisée par huissier d'avoir à libérer les locaux. En cas d'échec, l'huissier peut demander le concours de la force publique pour faire exécuter le jugement, et l'article 16 de la loi du 9 juillet 1991 précise que l'Etat est tenu de prêter son concours à l'exécution des jugements, son refus pouvant engager sa responsabilité.

C'est précisément ce point qui constitue le fondement de l'illégalité des arrêtés anti-expulsion. En effet, la suspension, voire l'interdiction, des expulsions locatives sur le territoire d'une commune ne peut s'analyser que comme ayant pour objet de faire obstacle à une décision de justice. Or, le maire, autorité décentralisée, n'a aucune compétence dans ce domaine et le concours de la force publique, ou le refus de concours, incombe entièrement à l'Etat. Le maire ne peut donc intervenir dans les compétences de l'Etat, et son arrêté est nécessairement entaché d'excès de pouvoir.

Ces arrêtés anti-expulsion n'ont aucune chance de prospérer et nos élus locaux le savent bien. N'est-il pas plus facile finalement de prendre un acte purement symbolique aux apparences généreuses, plutôt que donner un contenu à un "droit au logement opposable" qui n'est encore qu'une  coquille vide ?

vendredi 16 mars 2012

Le couple homosexuel et l'adoption : la Cour européenne refile le bébé aux Etats

La Cour européenne a rendu, le 15 mars 2012, une décision Gas et Dubois c. France, qui refuse à une femme le droit d'adopter l'enfant de sa compagne. Aux yeux de la Cour, ce refus de l'adoption simple opposé par le droit français ne s'analyse pas comme une discrimination. 

En septembre 2000, Madame Dubois a donné naissance à une fille, grâce à une insémination artificielle avec donneur (IAD) réalisée en Belgique. Sa compagne, Madame Gas, avec laquelle elle est pacsée depuis avril 2002, a présenté en mars 2006 une requête en adoption simple de l'enfant, avec évidemment le consentement de la mère. Rappelons en effet que l'adoption plénière est impossible dans ce cas, car elle se définit par la rupture totale qu'elle entraîne avec la famille biologique, ce qui n'est évidemment pas le cas en l'espèce.

En juillet 2006, le TGI de Nanterre a rejeté cette demande d'adoption simple, au nom de l'intérêt de l'enfant, solution confirmée par la Cour d'appel le 21 décembre 2007. Les requérantes ont alors saisi la Cour de cassation le 21 février 2007, mais, pour des raisons de procédure, le Premier Président a finalement prononcé la déchéance du pourvoi le 20 septembre 2007. 

Les associations militant en faveur des droits des homosexuels ont vu dans le recours à la Cour européenne la possibilité de faire désavouer un droit français perçu comme discriminatoire. Un grand nombre d'associations ont déposé des observations écrites et médiatisé l'affaire, considérée comme le fer de lance du combat en faveur de l'adoption par des couples homosexuels. En dépit, ou peut être à cause, de cette médiatisation, les requérantes n'ont pas obtenu satisfaction. La requête a été rejetée par six voix contre une, ce qui n'est d'ailleurs pas surprenant si, au-delà de l'approche militante, on considère l'approche juridique. 

Philippe Geluck. Le Chat.





















L'intérêt supérieur de l'enfant

La Cour s'appuie essentiellement sur l'intérêt de l'enfant, mis à mal par la spécificité juridique de l'adoption simple. En effet, l'article 365 du code civil prévoit que, dans ce cas, l'autorité parentale est transférée à l'adoptant. Ce principe ne souffre qu'une exception, en cas d'adoption par le conjoint marié, où l'autorité parentale est partagée entre les époux. En l'espèce, la mère biologique de l'enfant perdait donc l'autorité parentale, au profit de sa compagne dépourvue de tout lien biologique avec lui. La seule solution était donc de réaliser une délégation d'autorité parentale, autorisée par l'article 377 du code civil. L'adoptante demeurait alors titulaire de l'autorité parentale, mais acceptait de se dessaisir de son exercice concret au profit de la mère biologique. 

Le droit français a toujours refusé cette pratique, pour deux motifs. D'une part, l'adoption simple est une procédure prévue pour permettre à l'adoptant de se substituer au parent biologique défaillant. La Cour de cassation, dans une décision du 19 décembre 2007 refuse donc l'adoption simple, dès lors que la mère biologique n'est précisément pas défaillante. D'autre part, la délégation de l'autorité parentale ne peut être réalisée que "si les circonstances l'exigent" et si elle est "conforme à l'intérêt supérieur de l'enfant". C'est évidemment ce dernier point qui pose problème, dès lors qu'il est difficile de considérer que l'intérêt supérieur de l'enfant exige que sa mère biologique soit privée de son autorité parentale, pour ensuite se voir déléguer son exercice par une fiction juridique. La possibilité d'une rupture entre les deux partenaires du couple conduirait en effet à rattacher l'enfant à celle qui détient l'autorité parentale, la mère biologique se voyant contrainte de solliciter un droit de visite. 

Dans les deux cas, le droit français sanctionne un détournement des procédures d'adoption et de délégation de l'autorité parentale, et considère que le droit ne peut évoluer dans ce domaine qu'à l'instigation du législateur. Dans sa décision rendue sur QPC le 6 octobre 2010, le Conseil constitutionnel reprend cette analyse pour affirmer que l'article 365 du code civil est conforme à la Constitution. 

L'absence de discrimination

Les requérantes invoquaient également une discrimination à l'égard des couples homosexuels, et c'est même sur ce point que résidait l'essentiel du recours. La Cour l'écarte cependant facilement, en faisant observant que cette interdiction de l'adoption simple par le conjoint s'applique à toutes les personnes qui ont choisi de conclure un Pacs, qu'elles soient hétérosexuelles ou homosexuelles. Il est donc impossible d'en déduire une discrimination fondée sur les orientations sexuelles. 

Sur ce point, la décision diffère fondamentale de l'arrêt E.B. c. France du 22 janvier 2008, sur lequel s'appuyait les requérantes. En effet, cette décision porte sur un refus d'agrément préalable à l'adoption opposé par les autorités compétentes à la requérante, entretenant une relation stable avec une femme. Or ce refus reposait presque exclusivement sur l'homosexualité de l'intéressée, alors que l'autorisation d'adopter est accordée au vu de nombreux critères. La Cour ajoute que le droit français autorise l'adoption d'un enfant par une personne célibataire, ce qui n'exclut évidemment pas qu'elle soit homosexuelle. Dans ce cas, l'adoption concerne des enfants adoptables, dont le lien avec les parents biologiques est rompu, quel que soit le motif de cette rupture. La décision du 15 mars 2012 envisage ainsi une situation très différente, et il n'est pas anormal que la solution apportée soit également différente.

La Cour fait preuve d'un solide bon sens, en considérant que l'adoption d'un enfant doit avoir pour objet de lui offrir une famille lorsqu'il n'en a pas, mais certainement pas pour conséquence de retirer l'autorité parentale à sa mère biologique. 

La décision témoigne cependant de l'incapacité de notre système juridique à prendre en considération ces problèmes nouveaux. Le juge Costa, dans son opinion divergente, fait ainsi observer que le problème n'existerait plus si les deux partenaires étaient mariées. C'est vrai, mais la Cour considère, depuis sa décision Schalk et Kopf c. Autriche du 24 juin 2010, qu'un Etat n'est pas obligé d'autoriser le mariage homosexuel. Autant dire que la décision repose désormais sur le Parlement français, solution qui intervient au moment précis où le candidat-Président Nicolas Sarkozy se déclare hostile à une telle réforme.

Sur la même décision, voir aussi la note de Nicolas Hervieu dans la Lettre de CREDOF.