« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 20 mars 2012

Le droit de grève dans le transport aérien. Quand l'usager devient consommateur

La loi du 19 mars 2012 relative à l'organisation du service et à l'information des passagers dans le transport aérien est perçue par les uns comme une avancée dans l'organisation du service public, par les autres comme une intolérable atteinte au droit de grève. Elle présente l'intérêt d'avoir été déférée au Conseil constitutionnel qui a ainsi pu rappeler les principes généraux gouvernant l'exercice de ce droit, dans sa décision du 15 mars 2012.

Un contexte d'encadrement du droit de grève

Le texte s'inscrit dans un contexte d'encadrement du droit de grève, engagé au début du quinquennat avec la loi du 21 août 2007 sur le "dialogue social" et dont l'objet réel est d'établir un service minimum dans les transports, texte auquel il convient d'ajouter la loi du 20 août 2008 établissant un "droit d'accueil" dans les écoles maternelles et élémentaires. Dans ce dernier cas, il s'agit non seulement d'imposer l'accueil des enfants en période de grève, mais aussi de mettre en place une procédure imposant une négociation préalable à la grève entre les syndicats représentatifs et l'Education nationale. 

A dire vrai, la loi du 19 mars 2012 n'est pas très différente de celle qui organise le droit de grève dans les écoles maternelles. Les deux textes reposent sur le Préambule de la Constitution de 1946, qui énonce que "le droit de grève s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent". Le Conseil d'Etat dans son arrêt Dehaene du 7 juillet 1950 affirmait déjà ce principe, ensuite repris par la décision du Conseil constitutionnel du 25 juillet 1979. Depuis cette date, il est entendu que le droit de grève est un principe de valeur constitutionnelle, mais que le législateur est compétent pour lui apporter les restrictions indispensables à la conciliation entre les intérêts professionnels et l'intérêt général.

Principe de continuité

Reste que les restrictions sont de plus en plus nombreuses et que le Conseil constitutionnel ne s'y oppose guère. Elles sont généralement fondées sur le principe de continuité du service public, qui a aussi valeur constitutionnelle. Il impose le fonctionnement régulier et continu des services publics, sans autres interruptions que celles prévues par la réglementation en vigueur. 

Dans un premier temps, le principe de continuité a été invoqué pour interdire le droit de grève aux fonctionnaires servant dans les services publics régaliens comme l'armée, et le réglementer pour ceux qui ont besoin de satisfaire, sans aucune interruption, des besoins vitaux (urgences médicales). Le Conseil d'Etat s'est ensuite appuyé sur lui, dans une décision Bonjean du 13 juin 1980 pour sanctionner l'action militante d'une Université qui avait décidé de suspendre les enseignements pour protester contre l'insuffisance du budget. En l'espèce, le juge administratif a considéré que cette interruption du service public devait être assimilée à une grève, et les personnels ont donc été soumis à la retenue sur salaire prévue en cas mouvement social. 

The Terminal. Stephen Spielberg. 2004.


Modernisation du principe de continuité et dilution du droit de grève

Aujourd'hui, le principe de continuité est surtout utilisé pour imposer un service minimum dans les transports ou l'accueil des enfants dans les écoles. Il ne s'agit donc plus d'interdire la grève à un tout petit nombre de fonctionnaires, mais de la réglementer pour tous ceux qui "concourent directement" à un service public dont l'interruption est perçue comme particulièrement dérangeante pour les citoyens. Ce n'est donc plus l'intérêt de l'Etat qui est invoqué mais bien davantage celui des usagers. 

Il est désormais admis que le droit de grève peut être limité par la mise en place d'une procédure de concertation préalable au mouvement social. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 16 août 2007, a considéré qu'une telle procédure ne porte pas atteinte au droit de grève, dès lors qu'il n'est pas question de l'interdire, mais simplement de présenter l'interruption du travail comme la phase ultime d'un conflit, celle à laquelle on ne peut recourir que lorsque toutes les négociations ont échoué. Dans cette même perspective, peut être imposé un préavis que les législations récentes allongent considérablement. Le Conseil constitutionnel, dans la décision relative à l'accueil des élèves à l'école a ainsi admis l'allongement de cinq à treize jours du délai entre la notification de l'intention de cesser le travail et la cessation effective. De même, la loi du 19 mars 2012 impose la négociation d'un accord-cadre organisant une procédure de prévention des conflits dans le domaine du transport aérien. 

De l'usager au consommateur

L'encadrement du droit de grève tend actuellement à quitter la sphère des services régaliens pour s'imposer à l'ensemble des services publics, le critère essentiel étant désormais la gêne occasionnée aux usagers. Dans un secteur désormais très concurrentiel, la grève devient alors un procédé aseptisé, qui doit s'exercer sans déranger personne. Cette évolution dans la perception du droit de grève révèle en fait une autre évolution, celle de la notion d'usager du service public. Les anciens usagers sont devenus des passagers ou des clients, voire des consommateurs. Et les prestations qu'il reçoivent doivent répondre à leurs attentes. Sur ce plan, la réglementation du droit de grève va de pair avec la privatisation des services publics et, dans ce cas précis, la libéralisation du transport aérien. 


dimanche 18 mars 2012

Fin de la trêve hivernale : Illégalité des arrêtés anti-expulsion

Chaque année, une "trêve hivernale" interdit d'expulser de leurs logements les locataires qui ne sont plus en mesure de s'acquitter de leur loyer. Cette trêve, commencée cette année le 1er novembre 2011, a pris fin le 15 mars 2012, autorisant la reprise des expulsions. Comme chaque année, un certain nombre d'élus locaux ont pris des "arrêtés anti expulsion". On en dénombre une bonne douzaine en Seine-Saint-Denis, cinq en région lyonnaise et sans doute beaucoup d'autres.

Les fondements juridiques de ces textes demeurent d'autant plus incertains que les droits du propriétaire ne sont jamais évoqués, comme si l'interdiction d'expulsion ne portait préjudice à personne, comme si tous les propriétaires étaient suffisamment riches pour pouvoir assumer la charge d'un locataire qui ne paie pas ses loyers.

Diversité des arrêtés

La notion englobante d'"arrêté anti-expulsion" n'entre dans aucune catégorie juridique existante. La lecture de ces textes révèle au contraire leur grande diversité. A Bobigny par exemple, le maire reprend son arrêté de 2008, et se limite à imposer la saisine d'une "commission spécialisée de coordination des actions de prévention des expulsions locatives". Le nom même de cette structure nouvelle devrait sans doute suffire à dissuader les requêtes. A Villejuif, en revanche, l'élu ne s'embarrasse pas de procédure et interdit purement et simplement sur le territoire de sa commune "toute expulsion motivée par l'impécuniosité des personnes concernées", sauf relogement immédiat dans des conditions conformes à leurs besoins. 

Par une jurisprudence constante, le juge administratif sanctionne ces initiatives et annule ces arrêtés (voir, par exemple, la décision de la Cour administrative d'appel de Versailles du 16 décembre 2011, Commune de Villetaneuse). Les motifs de cette rigueur résident dans une illégalité absolument incontestable.

Une mesure de police administrative

Ces arrêtés anti-expulsion sont généralement assortis d'une multitude de visas, ces références aux dispositions censées en constituer le fondement juridique. Certains s'appuient sur l'article 25 de la Déclaration universelle des droits de l'homme qui affirme que "toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment par (...) le logement", d'autres sur le Pacte de 1966 des Nations Unies sur les droits civils et politiques qui reprend sensiblement la même formule (art. 11), d'autres enfin sur le Préambule de la Constitution de 1946 qui énonce que "la Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement".

Ces visas ne constituent pourtant qu'un rideau de fumée qui cache en réalité l'exercice par le maire de son pouvoir de police administrative.

Viens chez moi, j'habite chez une copine. Patrice Leconte. 1980.
Bernard Giraudeau et Michel Blanc


Ordre public et contrôle maximum

La police municipale, selon l'article L 2212-2 du code général des collectivités territoriales, a pour objet d'assurer "le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques". Il est vrai que, depuis la décision Commune de Morsang sur Orge rendue par le Conseil d'Etat en 1995, la dignité de la personne humaine peut être rattachée à l'ordre public. Mais force est de constater que le juge ne l'admet qu'avec parcimonie, lorsque le maire se trouve confronté à une pratique très attentatoire aux droits de la personne et qui ne donne lieu à aucun encadrement légal (en l'espèce un "lancer de nain", attraction d'un goût douteux consistant à lancer aussi loin que possible une personne handicapée). Tel n'est pas le cas de l'expulsion, au contraire très étroitement encadrée par le droit.

Si le juge administratif appréciait le fond des arrêtés anti-expulsion, il serait très probablement conduit à les sanctionner sur la base de la jurisprudence Daudignac de 1951 qui condamne les mesures de police emportant une interdiction générale et absolue d'exercer une liberté publique. En l'espèce en effet, l'interdiction d'expulsion revient à interdire aux propriétaires l'usage de leur droit.

Ceci étant, ce contrôle maximum demeure purement théorique, car le juge administratif n'en a pas besoin pour annuler les arrêtés anti-expulsion. Ils sont en effet entachés d'incompétence.

Annulation pour incompétence

La procédure d'expulsion s'efforce de réaliser un équilibre entre les droits du locataire et ceux du propriétaire. L'expulsion ne peut intervenir qu'en vertu d'une décision de justice et après une signification réalisée par huissier d'avoir à libérer les locaux. En cas d'échec, l'huissier peut demander le concours de la force publique pour faire exécuter le jugement, et l'article 16 de la loi du 9 juillet 1991 précise que l'Etat est tenu de prêter son concours à l'exécution des jugements, son refus pouvant engager sa responsabilité.

C'est précisément ce point qui constitue le fondement de l'illégalité des arrêtés anti-expulsion. En effet, la suspension, voire l'interdiction, des expulsions locatives sur le territoire d'une commune ne peut s'analyser que comme ayant pour objet de faire obstacle à une décision de justice. Or, le maire, autorité décentralisée, n'a aucune compétence dans ce domaine et le concours de la force publique, ou le refus de concours, incombe entièrement à l'Etat. Le maire ne peut donc intervenir dans les compétences de l'Etat, et son arrêté est nécessairement entaché d'excès de pouvoir.

Ces arrêtés anti-expulsion n'ont aucune chance de prospérer et nos élus locaux le savent bien. N'est-il pas plus facile finalement de prendre un acte purement symbolique aux apparences généreuses, plutôt que donner un contenu à un "droit au logement opposable" qui n'est encore qu'une  coquille vide ?

vendredi 16 mars 2012

Le couple homosexuel et l'adoption : la Cour européenne refile le bébé aux Etats

La Cour européenne a rendu, le 15 mars 2012, une décision Gas et Dubois c. France, qui refuse à une femme le droit d'adopter l'enfant de sa compagne. Aux yeux de la Cour, ce refus de l'adoption simple opposé par le droit français ne s'analyse pas comme une discrimination. 

En septembre 2000, Madame Dubois a donné naissance à une fille, grâce à une insémination artificielle avec donneur (IAD) réalisée en Belgique. Sa compagne, Madame Gas, avec laquelle elle est pacsée depuis avril 2002, a présenté en mars 2006 une requête en adoption simple de l'enfant, avec évidemment le consentement de la mère. Rappelons en effet que l'adoption plénière est impossible dans ce cas, car elle se définit par la rupture totale qu'elle entraîne avec la famille biologique, ce qui n'est évidemment pas le cas en l'espèce.

En juillet 2006, le TGI de Nanterre a rejeté cette demande d'adoption simple, au nom de l'intérêt de l'enfant, solution confirmée par la Cour d'appel le 21 décembre 2007. Les requérantes ont alors saisi la Cour de cassation le 21 février 2007, mais, pour des raisons de procédure, le Premier Président a finalement prononcé la déchéance du pourvoi le 20 septembre 2007. 

Les associations militant en faveur des droits des homosexuels ont vu dans le recours à la Cour européenne la possibilité de faire désavouer un droit français perçu comme discriminatoire. Un grand nombre d'associations ont déposé des observations écrites et médiatisé l'affaire, considérée comme le fer de lance du combat en faveur de l'adoption par des couples homosexuels. En dépit, ou peut être à cause, de cette médiatisation, les requérantes n'ont pas obtenu satisfaction. La requête a été rejetée par six voix contre une, ce qui n'est d'ailleurs pas surprenant si, au-delà de l'approche militante, on considère l'approche juridique. 

Philippe Geluck. Le Chat.





















L'intérêt supérieur de l'enfant

La Cour s'appuie essentiellement sur l'intérêt de l'enfant, mis à mal par la spécificité juridique de l'adoption simple. En effet, l'article 365 du code civil prévoit que, dans ce cas, l'autorité parentale est transférée à l'adoptant. Ce principe ne souffre qu'une exception, en cas d'adoption par le conjoint marié, où l'autorité parentale est partagée entre les époux. En l'espèce, la mère biologique de l'enfant perdait donc l'autorité parentale, au profit de sa compagne dépourvue de tout lien biologique avec lui. La seule solution était donc de réaliser une délégation d'autorité parentale, autorisée par l'article 377 du code civil. L'adoptante demeurait alors titulaire de l'autorité parentale, mais acceptait de se dessaisir de son exercice concret au profit de la mère biologique. 

Le droit français a toujours refusé cette pratique, pour deux motifs. D'une part, l'adoption simple est une procédure prévue pour permettre à l'adoptant de se substituer au parent biologique défaillant. La Cour de cassation, dans une décision du 19 décembre 2007 refuse donc l'adoption simple, dès lors que la mère biologique n'est précisément pas défaillante. D'autre part, la délégation de l'autorité parentale ne peut être réalisée que "si les circonstances l'exigent" et si elle est "conforme à l'intérêt supérieur de l'enfant". C'est évidemment ce dernier point qui pose problème, dès lors qu'il est difficile de considérer que l'intérêt supérieur de l'enfant exige que sa mère biologique soit privée de son autorité parentale, pour ensuite se voir déléguer son exercice par une fiction juridique. La possibilité d'une rupture entre les deux partenaires du couple conduirait en effet à rattacher l'enfant à celle qui détient l'autorité parentale, la mère biologique se voyant contrainte de solliciter un droit de visite. 

Dans les deux cas, le droit français sanctionne un détournement des procédures d'adoption et de délégation de l'autorité parentale, et considère que le droit ne peut évoluer dans ce domaine qu'à l'instigation du législateur. Dans sa décision rendue sur QPC le 6 octobre 2010, le Conseil constitutionnel reprend cette analyse pour affirmer que l'article 365 du code civil est conforme à la Constitution. 

L'absence de discrimination

Les requérantes invoquaient également une discrimination à l'égard des couples homosexuels, et c'est même sur ce point que résidait l'essentiel du recours. La Cour l'écarte cependant facilement, en faisant observant que cette interdiction de l'adoption simple par le conjoint s'applique à toutes les personnes qui ont choisi de conclure un Pacs, qu'elles soient hétérosexuelles ou homosexuelles. Il est donc impossible d'en déduire une discrimination fondée sur les orientations sexuelles. 

Sur ce point, la décision diffère fondamentale de l'arrêt E.B. c. France du 22 janvier 2008, sur lequel s'appuyait les requérantes. En effet, cette décision porte sur un refus d'agrément préalable à l'adoption opposé par les autorités compétentes à la requérante, entretenant une relation stable avec une femme. Or ce refus reposait presque exclusivement sur l'homosexualité de l'intéressée, alors que l'autorisation d'adopter est accordée au vu de nombreux critères. La Cour ajoute que le droit français autorise l'adoption d'un enfant par une personne célibataire, ce qui n'exclut évidemment pas qu'elle soit homosexuelle. Dans ce cas, l'adoption concerne des enfants adoptables, dont le lien avec les parents biologiques est rompu, quel que soit le motif de cette rupture. La décision du 15 mars 2012 envisage ainsi une situation très différente, et il n'est pas anormal que la solution apportée soit également différente.

La Cour fait preuve d'un solide bon sens, en considérant que l'adoption d'un enfant doit avoir pour objet de lui offrir une famille lorsqu'il n'en a pas, mais certainement pas pour conséquence de retirer l'autorité parentale à sa mère biologique. 

La décision témoigne cependant de l'incapacité de notre système juridique à prendre en considération ces problèmes nouveaux. Le juge Costa, dans son opinion divergente, fait ainsi observer que le problème n'existerait plus si les deux partenaires étaient mariées. C'est vrai, mais la Cour considère, depuis sa décision Schalk et Kopf c. Autriche du 24 juin 2010, qu'un Etat n'est pas obligé d'autoriser le mariage homosexuel. Autant dire que la décision repose désormais sur le Parlement français, solution qui intervient au moment précis où le candidat-Président Nicolas Sarkozy se déclare hostile à une telle réforme.

Sur la même décision, voir aussi la note de Nicolas Hervieu dans la Lettre de CREDOF. 


jeudi 15 mars 2012

Les hommes et les femmes sont belles

Le féminisme s'engage dans de nouveaux combats, dont l'importance n'échappera à personne. Une pétition exige aujourd'hui  l'adoption de la "règle de proximité", selon laquelle l'accord de l'adjectif ou du participe passé peut se faire avec le nom le plus proche, y compris s'il est féminin. On devra donc dire : "les hommes et les femmes sont belles" et non plus "les hommes et les femmes sont beaux". La règle phallocratique selon laquelle le masculin l'emporte sur le féminin doit donc disparaître. A l'appui de cette pétition, une grande manifestation était prévue le 6 mars 2012 devant l'Académie française pour "libérer la langue française des chaînes de la domination masculine".

Les mobilisations rhétoriques

Il appartient à chacun, pardon à chacune, de définir les combats dignes de son investissement et certaines associations féministes privilégient manifestement les questions terminologiques. De la première circulaire du 11 mars 1986 à la note du ministre de l'Education nationale du 6 mars 2000, pas moins de quatre textes se sont efforcés, à leur instigation, d'imposer la féminisation des noms de métiers, fonction, grade ou titre. Plus récemment, une circulaire du Premier ministre datée du 21 février 2012 est intervenue, à la suite d'autres pétitions des Chiennes de Garde et d'Osez le Féminisme,  pour supprimer le terme de "mademoiselle" des formulaires administratifs. A leurs yeux, il renvoie à une définition de la femme par rapport à un statut matrimonial considéré comme dévalorisant. Toutes les femmes devront donc s'appeler "madame" dans leurs relations avec l'administration, qu'elles le veuillent ou non. 

Le mouvement féministe a remporté là d'éclatantes victoires. Les gouvernements n'hésitent d'ailleurs jamais à accorder ces petites satisfactions, qui présentent l'avantage de masser l'ego des féministes sans que cela coûte rien. Une bénédiction en période de crise. 

Erro Gudmundur. Fuyez mes soeurs. 2012



Les derniers combats ?

Ces mobilisations terminologiques sont assez divertissantes et plutôt sans danger. Leur développement conduit cependant à s'interroger sur la fonction actuelle du mouvement féministe. L'égalité serait elle désormais une chose acquise, ne laissant aux militantes que quelques miettes de combats rhétoriques ? Nos grands mères se sont battues pour obtenir le droit de vote, nos mères pour la contraception puis l'IVG... et il ne resterait que la grammaire ? 

Il est vrai que, sans avoir besoin du secours des militantes féministes, les femmes investissent peu à peu les espaces traditionnellement masculins, la politique, l'Université, la magistrature, l'entreprise, l'armée etc.. Toutes les professions se féminisent, et même le fameux "plafond de verre" finit par céder, lentement mais irrémédiablement, sous le poids du nombre. Sur ce plan, la réussite est bien davantage le résultat d'une multitude de démarches individuelles plutôt que celui d'une action collective. 

Le mouvement féministe doit il pour autant se replier dans des actions purement symboliques ? N'y aurait il pas de nouveaux champs à explorer ? Nos associations féministes, solidement attachées aux traditions bobos de la Rive Gauche, n'ont elles pas envie de visiter d'autres territoires et de franchir la muraille de Philippe Auguste ? Savent elles qu'il y a dans notre pays des femmes réellement exploitées, ailleurs que dans les formulaires administratifs ? 

Où sont les féministes ?

Les territoires de l'obscurantisme doivent être explorés. Certaines femmes sont contraintes de porter le voile par une pression familiale qui porte une atteinte inadmissible à leur libre arbitre. Des fillettes sont vouées à l'excision, pratique considérée comme un traitement inhumain et dégradant par la Cour européenne des droits de l'homme. Des jeunes filles sont envoyées de force dans leur pays d'origine pour être mariées sans leur consentement. Toutes ces pratiques qui asservissent les femmes existent dans notre pays, et on ferme les yeux, au nom d'une certaine forme de communautarisme. Mais où sont passées les associations féministes ? 

Les territoires de l'inégalité sociale sont aussi un champ inépuisable de revendication féministe. Les caissières de supermarché payées au SMIC horaire avec des contrats à temps partiel sont abandonnées de tout le monde. Beaucoup d'autres femmes  sont cantonnées dans des emplois subalternes ou des tâches répétitives. Celles-là doivent acquérir des formations, se mettre à niveau pour postuler à un emploi mieux rémunéré et plus intéressant. Mais où sont passées les associations féministes ? 

Elles font de la grammaire. 




mardi 13 mars 2012

La liberté de manifester en Suisse, et en France

Le dimanche 11 mars 2012, différentes votations ont eu lieu en Suisse. Parmi celles-ci, une proposition genevoise durcissant considérablement le régime juridique de la liberté de manifester a été adoptée par 53, 9 % des voix. Observons d'emblée qu'il s'agit d'un texte adopté par le Grand conseil de la République et canton de Genève, et non pas d'une loi de la Confédération helvétique. La question est d'importance, car les opposants à ce texte envisagent déjà la saisine du tribunal fédéral, afin d'apprécier précisément sa conformité au droit fédéral. 

Dans un pays aussi démocratique que la Suisse, on est évidemment tenté de s'étonner de l'adoption par référendum d'un texte qui porte atteinte à la liberté de manifester. A sa manière, cette loi illustre ainsi parfaitement la distinction entre la démocratie et l'Etat de droit. Mais ce n'est pas son seul intérêt, loin de là. Car la comparaison de la loi genevoise avec la législation française montre aussi comment le mode d'aménagement juridique d'une liberté peut conduire à la vider plus ou moins de son contenu. 

Un régime d'autorisation

A Genève, le droit de manifester est soumis à un régime d'autorisation. Ce n'est d'ailleurs pas une innovation de la loi de 2012, ce principe figurant déjà dans le texte antérieur du 26 juin 2008. On sait que Georges Morange, dans sa grande thèse sur l'organisation des libertés publiques, distinguait trois modes d'organisation : 
  • le régime répressif, dans lequel chacun exerce librement sa liberté, sauf à avoir à répondre a posteriori des abus de cette liberté devant le juge pénal. 
  • le régime de déclaration préalable, dans lequel on peut exercer sa liberté après une déclaration effectuée auprès de l'autorité administrative ou judiciaire. Cette dernière ne peut cependant refuser de prendre acte de cette déclaration et ne peut donc pas s'opposer à l'exercice de la liberté en cause. 
  • le régime d'autorisation enfin, le plus attentatoire à l'exercice de la liberté, puisque celui-ci est subordonné à la délivrance d'une autorisation par l'administration. Cette dernière dispose alors d'un pouvoir discrétionnaire, ce qui signifie qu'elle peut répondre favorablement ou défavorablement à la demande d'autorisation qui lui est adressée. 
La loi genevoise se place donc dans la troisième catégorie, la plus rigoureuse pour l'exercice des libertés. Sur ce point, elle est nettement plus sévère que la législation français qui soumet la liberté de manifester à un régime de déclaration préalable, depuis un ancien décret-loi du 23 octobre 1935.

Un régime de dissuasion

Le régime juridique mis en place à Genève révèle surtout une volonté de dissuader les organisateurs de manifestations. Certains y voient le résultat d'un véritable traumatisme causé par les manifestations anti-OMC très violentes qui s'étaient déroulées sur les bords du Léman en novembre 2009. La nouvelle loi prévoit une responsabilité des organisateurs en cas de dégâts provoqués lors de la manifestation, quand bien même ces dégradations seraient le fait de casseurs tout à fait extérieurs au mouvement de protestation.  En cas de débordements, les autorités de police genevoises peuvent également de refuser aux organisateurs toute autorisation de manifester pour une durée de cinq années. 

Sur le plan de la procédure d'autorisation, les organisateurs sont entièrement soumis à la volonté de l'administration genevoise qui peut imposer l'itinéraire, ou prescrire que la manifestation se tiendra dans un lieu déterminé, sans déplacement. Enfin, elle peut imposer au demandeur d'autorisation la mise en place d'un service d'ordre qui devra "collaborer avec la police et se conformer à ses injonctions". 

Il faudra donc bien du courage pour organiser une manifestation à Genève, sachant notamment que l'on peut être condamné pour des dommages que l'on n'a pas commis. 

Le droit français se montre beaucoup moins rigoureux, même si les atteintes à la liberté de manifester savent se montrer plus subtiles. 

Manifestation autorisée en Suisse

Le droit français : des atteintes plus subtiles

La législation de notre pays ne fait pas peser sur les organisateurs des manifestations la responsabilité des dommages causés par d'éventuels casseurs. Une telle disposition serait d'ailleurs probablement déclarée inconstitutionnelle au nom du principe d'individualisation de la peine pénale. La loi du 2 mars 2010 vise au contraire à sanctionner les "violences de groupes" c'est à dire les auteurs directs des dégâts. A cet égard, ce texte se situe dans la droite ligne de la célèbre loi "anti-casseurs" de 1970 qui doublait les peines, lorsque l'infraction était commise en groupe. Le texte de 2010 punit d'un an d'emprisonnement et de 15 000 € d'amende "le fait (...) de participer sciemment à un groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, de violences volontaires contre les personnes ou de destructions (...) de biens" (art. L 222-14-2 c. pén). Pour être condamné, il n'est pas indispensable d'avoir commis ces dégradations, il suffit de s'y être "préparé". Et cette "préparation" est démontrée par des "faits matériels" que le législateur laisse au juge le soin d'apprécier en fonction des circonstances de l'affaire.  

D'une manière plus générale, le régime de déclaration préalable se heurte directement au pouvoir de police administrative qui pèse comme une menace sur les organisateurs. Dans les faits, la déclaration est réalisée auprès du maire ou de la préfecture de police. Contrairement aux principes gouvernant le régime de déclaration préalable, ces autorités ne se bornent pas à prendre acte de la déclaration. Elles engagent le plus souvent une négociation, dans le but d'assurer la conciliation entre la liberté de manifester et les nécessités de l'ordre public. On va ainsi négocier l'itinéraire pour permettre aux forces de police de police de garantir la sécurité, l'heure ou le jour pour tenir compte de telle ou telle contrainte. Dans la pratique, les organisateurs sont contraints d'accepter les demandes des autorités de police, dès lors que cette dernière conserve toujours la possibilité d'interdire une manifestation s'il s'avère impossible d'assurer l'ordre public. Certes cette interdiction est soumise au contrôle de proportionnalité du juge administratif, mais le recours sera jugé plusieurs mois après les faits, une fois que tout le monde aura oublié l'objet même de la manifestation. 

La loi genevoise, en dépit de son adoption par le voie du référendum, risque cependant d'être remise en cause, soit par le tribunal fédéral, soit par la Cour européenne. L'arrêt Ezelin c. France du 26 avril 1991 précise en effet que la liberté de manifester est protégée par l'article 11 de la Convention européenne, dès lors qu'elle s'exerce pacifiquement. Le droit français organisant la liberté de manifester n'est pas, quant à lui, réellement remis en cause, sans doute parce que personne ne conteste la nécessité d'une coopération entre organisateurs et force de police. On assiste pourtant à une sorte de glissement d'un régime de déclaration préalable de droit vers un régime d'autorisation de fait. 



dimanche 11 mars 2012

Mini-miss : L'enfant est une personne

A la suite des Etats Unis, la France voit se multiplier les concours de mini-miss. Des Lolitas de huit ans, vêtues de robes sexy, chaussées de Stilettos, outrageusement fardées, défilent sur un podium devant un public qu'elles s'efforcent de conquérir par ce qui constitue, déjà, des postures séductrices. Pour reprendre la formule de Boris Cyrulnik, on déguise les petites filles en "friandises sexuelles" dans une course à l'apparence et au culte de soi. En bref, on les empêche d'être des enfants. 

Ces manifestations ne donnent lieu à aucun encadrement juridique, alors même que le code du travail contraint les organisateurs de spectacle, les producteurs de films ou de défilés de mode à solliciter une autorisation administrative pour employer un enfant de moins de seize ans (art. L 7124-1 c. trav.). 

Le premier procès à Auch

Des contentieux apparaissent cependant, et le premier jugement sur cette question a eu lieu devant le tribunal correctionnel d'Auch le 20 février 2012. Cette intervention du juge judiciaire peut surprendre, car on aurait pu s'attendre à un contentieux administratif, résultat de l'interdiction par un maire de l'une de ces manifestions, dans le cadre de son pouvoir de police générale. En l'espèce cependant, le maire, saisi par le Planning Familial, s'est borné à demander aux organisateurs d'une soirée de retirer de leur programme l'élection prévue des mini-miss. Ces organisateurs ont accédé à sa demande, et le maire n'a donc pas eu besoin d'interdire la manifestation. En revanche, l'organisatrice de l'élection de "Mini-miss séduction" a assigné le Planning Familial en justice, lui demandant réparation du préjudice commercial qu'elle estimait avoir subi. Le tribunal n'a pas été tendre pour la requérante, puisqu'il lui a refusé toute indemnité, et l'a condamnée au contraire à rembourser les frais engagés par le Planning Familial à l'occasion du procès. 

Le rapport remis par Mme Chantal Jouanno (Sénatrice de Paris) au ministre des solidarités et des affaires sociales fait preuve de la même rigueur et propose l'interdiction pure et simple des concours ouverts aux enfants de moins de seize ans. Il n'évoque cependant pas réellement les fondements possibles d'une telle interdiction et c'est évidemment ce qu'il faut désormais envisager.

Thylane, 10 ans. Couverture de Vogue été 2011

L'intérêt supérieur de l'enfant

Le premier d'entre eux réside dans l'"intérêt supérieur de l'enfant", qui figure dans l'article 3 de la Convention internationale sur les droits de l'enfant du 20 novembre 1989. C'est aujourd'hui le critère essentiel qui doit guider les juges dans toutes les décisions relatives aux enfants, par exemple en matière d'exercice de l'autorité parentale, de droit de garde, voire du statut juridique des enfants nés d'une mère porteuse. Dans ce dernier cas, le Conseil d'Etat a jugé, dans un arrêt du 5 avril 2011, que l'intérêt supérieur de l'enfant rendait illégal le refus de délivrance d'un passeport français à deux enfants jumeaux nés en Inde à la suite d'une convention de gestation pour autrui, pourtant illicite en droit français. L'intérêt supérieur de l'enfant peut ainsi conduire le juge à écarter les éléments d'illégalité pour assurer sa situation juridique.

L'intérêt supérieur de l'enfant est apprécié à partir de différents critères, et la volonté exprimée par l'enfant n'est qu'un d'entre eux. Le juge est ainsi tenu d'entendre l'enfant s'il le demande, notamment en matière d'exercice de l'autorité parentale, mais il n'est pas lié par le désir qu'il exprime (voir par exemple Civ. 1ère 20 octobre 2010). Dans le cas particulier des mini-miss, cette supériorité de l'intérêt supérieur de l'enfant sur la volonté qu'il exprime permet de balayer l'argument essentiel des organisateurs de ce type de concours, qui insistent sur le fait que les fillettes elles-mêmes demandent à y participer.

La dignité de la personne

Le second argument permettant de fonder l'interdiction des concours de mini-miss s'appuie sur la célèbre formule de Françoise Dolto, selon laquelle "l'enfant est une personne". Et comme toute personne, il a droit à la dignité.

Dans son arrêt Commune de Morsang-sur-Orge du 27 octobre 1995, le Conseil d'Etat a fait de la dignité de la personne humaine un élément de l'ordre public, au même titre que la sécurité publique, l'hygiène publique, voire la morale publique. Le maire de cette commune avait pris l'initiative d'interdire une attraction de "lancer de nain" qui se déroulait dans une discothèque de sa ville. Comme les mini-miss, cette distraction pour le moins surprenante venait tout droit des Etats Unis et consistait à lancer le plus loin possible une personne handicapée, heureusement casquée et protégée. Comme les mini-miss encore, cette activité se déroulait avec l'accord des victimes, car ces dernières étaient rémunérées pour subir ce traitement dégradant. Et chacun sait qu'il n'est pas facile de trouver un emploi lorsque l'on souffre d'un grave handicap physique.

Quoi qu'il en soit, pour admettre la légalité de cette interdiction, le Conseil d'Etat a fait de la dignité de la personne un élément de l'ordre public, justifiant ainsi l'exercice du pouvoir de police générale pour en assurer la protection. 

La dignité de la personne comme l'intérêt de l'enfant peuvent également être invoqués à l'appui d'une interdiction des concours de mini-miss prononcée par l'autorité de police. On doit souhaiter cependant que la décision ne soit pas laissée à des collectivités locales soumises aux pressions des organisateurs, voire des parents intéressés. L'intervention du législateur permettrait de rappeler que les petites filles ne sont pas des poupées avec lesquelles on peut jouer, mais des personnes titulaires de droits.