« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 21 novembre 2011

Géolocalisation des véhicules de l'entreprise et vie privée du salarié

La Chambre sociale de la Cour de cassation, dans une décision du 3 novembre 2011, se penche sur l'utilisation de la géolocalisation dans l'entreprise. Monsieur X est employé au service des ventes d'une société spécialisée dans la protection contre l'incendie, et doit démarcher deux départements, l'Yonne et l'Aube. Il n'a pas le statut VRP, et conformément au droit commun, doit effectuer 35 heures de travail hebdomadaire. Pour tenir compte de la spécificité de ses fonctions, son contrat de travail l'autorise à organiser ses déplacements comme il l'entend, selon les horaires qui lui conviennent, à la condition toutefois de respecter le programme fixé et de rendre compte chaque jour à son employeur du détail de ses activités.

Alors qu'il était employé depuis 13 ans par l'entreprise, son employeur a notifié à Monsieur X. la mise en place d'un système de géolocalisation sur son véhicule de service, dans le but d'étudier ses déplacements afin d'améliorer le processus de production et d'optimiser les visites effectuées. En réalité, l'entreprise a profité de cette technologie pour contrôler le temps de travail du salarié. S'appuyant sur les données de géolocalisation, elle estime qu'il n'effectue pas les 35 heures légales, et elle  réduit le montant de sa rémunération.  Monsieur X estime qu'il y a alors rupture du contrat de travail, ce que confirme la Cour d'appel qui l'analyse comme un licenciement sans cause réelle et sérieuse.

En rejetant le pourvoi, la Chambre sociale ne sanctionne pas, en soi, l'utilisation de la géolocalisation par l'entreprise, mais la soumet aux règles du droit commun.


La licéité de la géolocalisation des véhicules

La géolocalisation des véhicules des employés présente un caractère intrusif et conduit à la collecte et la conservation de données à caractère personnel. Cette forme nouvelle d'espionnage, réalisée au nom des intérêts de l'entreprise, entre donc dans le champ d'application de la loi du 6 janvier 1978, sur l'informatique, les fichiers et les libertés. Dès le 16 mars 2006, la CNIL a adopté une recommandation encadrant cette pratique, afin de garantir sa conformité à la loi. Tout système de géolocalisation des véhicules mis en oeuvre par une entreprise fait donc désormais l'objet d'une déclaration à la Commission, affirmant sa conformité à la Norme simplifiée n° 51, qui a valeur réglementaire. 

L'article 6 al. 2 de la loi du 6 janvier 1978 énonce que les données à caractères personnel ne peuvent être collectées que "pour des finalités déterminées, explicites et légitimes". La recommandation donne ainsi une liste exhaustive de finalités pour lesquelles l'usage de la géolocalisation des véhicules est licite : 
  • "la contribution à la sécurité des personnes
  • une meilleure gestion des moyens en personnel et en véhicules (prestations à accomplir dans des lieux dispersés)
  • le suivi et la facturation d'une prestation
  • le suivi de marchandises (pour les produits dangereux ou les denrées alimentaires)
  • suivi du temps de travail lorsque ce suivi ne peut être réalisé par d'autres moyens"
Il n'est donc pas interdit à l'employeur d'utiliser la géolocalisation pour contrôler le respect de la durée du temps de travail. La CNIL prend soin de préciser cependant que lorsque l'employé est autorisé à utiliser son véhicule à des fins privées, il doit avoir la possibilité de désactiver le système de géolocalisation à l'issue de son temps de travail. 
Le Mouchard. John Ford. 1935

La soumission aux règles du droit commun

Si la géolocalisation des véhicules est licite, y compris pour contrôler la durée du temps de travail, la CNIL énonce cependant que l'utilisation d'un tel système "ne saurait être justifiée" lorsque l'employé organise librement ses déplacements. La Cour, contrairement au juge d'appel, estime que ce n'est pas le cas en l'espèce. M. X., ne disposant pas du statut de VRP, était soumis au droit commun de la durée du travail. Il n'était donc pas interdit à l'entreprise de contrôler la durée effective de son temps de travail. 

En revanche, la Cour de cassation va estimer le contrôle par géolocalisation illicite pour deux motifs, reposant tous deux sur le droit commun. 

D'une part, elle s'appuie sur l'article L 1121-1 du code du travail qui énonce que nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas "proportionnées au but recherché". La Cour de cassation, dans une décision du 26 novembre 2002, a ainsi estimé que l'usage d'une filature pour surveiller l'activité d'un salarié entraînait une atteinte manifestement disproportionnée à la vie privée, et que les résultats d'une telle pratique ne sauraient être accueillis comme éléments de preuve dans un contentieux.  

D'autre part, la Cour de cassation, dans l'affaire du 8 novembre 2011, se réfère également au droit commun de la loi informatique et libertés. Car Monsieur X. est, avant tout, victime d'un détournement de finalité. Son employeur lui avait en effet affirmé que la géolocalisation du véhicule avait pour finalités l'amélioration du processus de production, et non pas le contrôle du temps de travail. Or, la recommandation de la CNIL, à laquelle l'entreprise a déclaré se conformer, précise très clairement qu'"un employeur qui utiliserait le dispositif de géolocalisation pour contrôler l'activité de ses employés alors que la finalité déclarée à la CNIL est la lutte contre le vol, commettrait un détournement de finalité".  L'entreprise était donc parfaitement informée de l'illégalité de sa pratique, et le responsable risquait une peine de cinq années d'emprisonnement et de 300 000 € d'amende (art. 226-21 c. pén.). 

Bien entendu, les deux éléments sont étroitement liés, car c'est au regard de la finalité du traitement que le juge va apprécier le caractère pertinent, adéquate et non excessif des données enregistrées. 

La Cour de cassation remet ainsi les "pendules à l'heure", ou plutôt les horloges pointeuses. Elle rappelle à chacun que le géolocalisation n'est seulement un instrument qui peut sauver des vies lorsqu'elle permet de retrouver une personne égarée en mer ou en montagne, voire un malade atteint de la maladie d'Alzheimer. C'est aussi un redoutable outil de repérage de l'individu, susceptible de porter atteinte à la vie privée. Les intérêts de l'entreprise ne justifient pas des mesures qui s'analysent finalement comme une forme d'espionnage du salarié. 


dimanche 20 novembre 2011

QPC "Garde à vue 2" : Le Conseil appuie sur le frein


Le Conseil constitutionnel vient de valider, le 18 novembre 2011, l'essentiel du dispositif de la garde à vue, tel qu'il a été réformé par la loi du 14 avril 2011. Le Conseil a disposé de cinq QPC, jointes dans une décision unique, pour se se prononcer sur ce texte qui ne lui avait pas été déféré lors de son adoption.

Disons le d'emblée, la décision Mme Elise A. et autres ne plait pas à tout le monde, et surtout pas au barreau qui manifeste haut et fort son mécontentement. Les avocats ont été à l'origine de la première QPC "garde à vue 1" du 30 juillet 2010, par laquelle le Conseil avait sanctionné le dispositif existant, dans la mesure où il ne respectait pas le principe des droits de la défense. Il avait donc imposé une intervention législative destinée à permettre l'intervention de l'avocat dès le début de la GAV. Sur ce point, le Conseil semblait d'ailleurs s'accorder avec la jurisprudence de la  Cour européenne des droits de l'homme, notamment dans son arrêt Dayanan c. Turquie du 13 octobre 2009.

Cette victoire était cependant jugée incomplète. Les avocats contestent des points essentiels de la procédure issue de la loi du 14 avril 2011 : l'absence d'accès au dossier de leur client, l'impossibilité d'assister à tous les actes de procédure (perquisitions, reconstitutions), le principe de l'"avocat taisant" qui leur interdit d'intervenir pendant l'interrogatoire et enfin la mise en place d'une audition libre qui permet aux forces de police d'entendre une personne, avec son consentement, en dehors du cadre de la garde à vue. 

Le Conseil constitutionnel ne leur donne pas satisfaction, loin de là. Il définit au contraire, et avec beaucoup de précision, le contenu du droit à l'assistance d'un avocat, qui n'est pas un droit absolu mais s'apprécie, à chaque étape de la procédure, en fonction de son utilité au regard des droits de la défense.

La garde à vue, mesure de police judiciaire

Le Conseil rappelle que la garde à vue "est une mesure de contrainte nécessaire à certaines opérations de police judiciaire". Il reconnaît, depuis sa décision de juillet 2010, que le droit actuel a renforcé l'importance de la phase d'enquête et qu'il convient donc de garantir à la personne mise en cause des "garanties appropriées" encadrant le déroulement de cette procédure et l'exercice des droits de la défense. Mais cette observation ne modifie en rien la nature même de la garde à vue. Celle-ci a pour objet de procéder à une enquête et d'apporter des éléments de preuve, à charge mais aussi à décharge. La discussion de la légalité des actes d'enquête ou du bien-fondé des éléments de preuve intervient plus tard, lors de l'instruction, voire du jugement. 

Le Conseil refuse donc l'assimilation qui lui était proposée entre les droits de la défense et le respect du contradictoire. Ils n'impliquent pas nécessairement la possibilité de contester tous les actes accomplis durant l'enquête. Les droits de la défense ne se réduisent d'ailleurs pas à la relation avec l'avocat, mais englobent d'autres prérogatives comme le droit de demander des soins médicaux ou le droit de garder le silence. Au surplus, cette relation la personne gardée à vue et un avocat n'est pas obligatoire. Les autorités de police sont seulement tenues de proposer l'accès à un conseil, mais la personne gardée à vue peut refuser cette option. Les premiers bilans de la procédure nouvelle montrent que, pour le moment, 41 % des gardés à vue sollicitent l'intervention d'un avocat.

La femme à abattre. Raoul Walsh. 1951. Humphrey Bogart.

Le droit comparé

Cette priorité donnée aux nécessités de l'enquête n'est pas spécifique au système français. On se souvient qu'il y a encore quelques mois, le Président de la République, soutenu sur ce point par la plupart des institutions représentatives de la profession d'avocat, proclamait sa volonté de faire disparaître le juge d'instruction.  Il s'agissait d'importer dans notre pays une procédure accusatoire "à l'américaine", opposant un procureur représentant l'accusation à des avocats qui cherchent à la fois les preuves à décharge et les arguments susceptibles d'emporter la conviction d'un jury. Si l'on étudie cette procédure américaine, présentée comme un exemple, on s'aperçoit que le respect des droits de la défense n'intervient qu'après la mise en accusation par un jury. La phase d'enquête autorise certes le prévenu à avertir ses avocats, mais ces derniers n'ont pas encore accès au dossier. 

La loi québécoise exclut, quant à elle, la présence même de l'avocat au stade de l'enquête. La personne est entendue par un policier, et un seul (dans le cadre du dispositif ProGréai), et son conseil n'interviendra qu'une fois le dossier transmis au procureur. On estime au Québec que les droits de la défense sont respectés grâce à l'enregistrement vidéo de l'entretien, qui témoigne que la personne n'a subi aucune pression, et qui est toujours transmis au procureur. Pour la plupart des affaires, cet enregistrement vidéo se substitue purement et simplement à un procès verbal écrit..

Il y a donc plusieurs manières d'envisager le respect des droits de la défense, sans pour autant procéder à une assimilation pure et simple entre la phase d'enquête et la phase d'instruction. 

L'"audition libre"

L'élément le plus discuté, à juste titre, de la loi du 14 avril 2011 est précisément cette "audition libre" qui autorise les forces de police à entendre une personne, avec son consentement, sans le régime de la contrainte. Dans ce cas, les règles relatives aux droits de la défense disparaissent purement et simplement, et l'assistance d'un l'avocat n'est plus une obligation.Une telle procédure offrait ainsi une échappatoire aux forces de police, et faisait craindre la création d'une sorte de "mini-garde à vue" non assortie des garanties relatives aux droits de la défense.

Le Conseil constitutionnel valide cette procédure mais énonce à son propos une réserve d'interprétation. Il considère en effet que les droits de la défense ne sont respectés dans ce cas que lorsque la personne à l'encontre de laquelle "il existe des raisons plausibles de soupçonner qu'elle a commis ou tenté de commettre une infraction pour laquelle elle pourrait être placée en garde à vue a été informée de la nature et de la date de l'infraction qu'on la soupçonne d'avoir commise et de son droit de quitter à tout moment les locaux de police ou de gendarmerie".  Autrement dit, les autorités de police sont incitées à recourir à la garde à vue pour les infractions les plus graves, celles qui nécessitent le maintien sous contrainte de l'intéressé et qui donnent droit à l'assistance d'un avocat.  

Le Conseil s'efforce ainsi de trouver un équilibre entre les nécessités des droits de la défense et celles de l'enquête. Ce n'est pas chose facile à un moment où personne ne s'accorde sur la baisse du taux d'élucidation des affaires pénales (9 % pour les syndicats de police, 1,5 % pour le ministre de l'intérieur), les statistiques officielles de la délinquance ayant un taux de fiabilité pour le moins réduit. Il n'est d'ailleurs pas évident d'établir un lien de causalité entre la nouvelle garde à vue et cette baisse des élucidations, comme le font les syndicats de police. D'autres facteurs entrent en jeu, ne serait-ce que la RGPP qui a réduit le nombre des fonctionnaires.  

Vers des conflits entre juridictions ? 

Est ce la fin de l'histoire ? Certes non.  Les avocats n'entendent pas en rester là et ils disposent de deux leviers juridiques pour faire valoir leur thèse. 

D'une part, la  proposition de directive européenne présentée en juin 2011, et qui va dans le sens d'une présence de l'avocat à tous les stades antérieurs au procès. Ce texte ne s'oppose pas directement à la garde à vue française, dès lors qu'il impose "l'assistance" d'un avocat, sans imposer formellement l'accès à toutes les pièces et à tous les actes de la procédure. En revanche, l'audition libre pourrait être remise en question dès lors que la directive imposerait  le droit à l'assistance d'un avocat pour toutes les phases antérieures au procès pénal. Or, pour le moment, la licéité de l'audition repose sur une réserve formulée par le Conseil et non pas sur le dispositif d'une de ses décisions.

D'autre part, les avocats font savoir qu'ils entendent saisir la Cour européenne sur cette question. Il est aujourd'hui impossible de prévoir l'issue du litige, car la jurisprudence de la Cour manque de limpidité dans ce domaine. Tout au plus énonce t elle que les droits de la défense s'appliquent dans la phase préalable au procès (CEDH, 27 novembre 2008, Salduz c. Turquie), ou qu'une condamnation  ne saurait intervenir sur la seule base d'aveux obtenus hors la présence d'un avocat (CEDH 11 décembre 2008, Panovits c. Chypre). Là encore, c'est le droit à "l'assistance d'un avocat" qui est privilégié, et rien ne dit que l'égalité des armes soit un principe acquis dès la garde à vue. 

Quoi qu'il en soit, si la Cour accueillait la requête et déclarait que les dispositions de la loi d'avril 2011 ne sont pas conformes à la Convention européenne, nous nous trouverions devant le conflit tant attendu entre le Conseil constitutionnel et la Cour européenne. Certains en rêvent... mais on peut penser que la Cour européenne hésitera avant de susciter un tel conflit qui soulèverait la question des rapports entre la Constitution française et la Convention européenne des droits de l'homme.

vendredi 18 novembre 2011

Le droit à l'oubli dans la presse

Madame Viviane Reding, vice président et commissaire européen chargé de la Justice, des droits fondamentaux et de la citoyenneté, vient une nouvelle fois d'affirmer la nécessité d'étendre à la presse la notion de droit à l'oubli. Dans un discours prononcé le 8 novembre 2011 à l'occasion du 50ème anniversaire de l'association européenne des éditeurs de journaux, elle confirme que cette évolution devrait intervenir à l'occasion de la révision de la directive sur la protection des données personnelles, prévue en 2012. 

Il est vrai que cette directive du 24 octobre 1995 n'envisage que la protection des données personnelles conservées dans des traitements automatisés. Il est donc indispensable de l'actualiser pour que le droit à l'oubli soit garanti en tant que tel par le droit de l'Union européenne, et qu'il soit envisagé à travers tous les vecteurs, internet, réseaux sociaux.. et la presse. 

Le droit à l'oubli dans la presse, une histoire ancienne

Madame Viviane Reding découvre donc les bienfaits du droit à l'oubli dans la presse, ce qui est certainement une bonne chose. 

Il est cependant loin d'être inconnu en droit français*. Sa première mention est sous la plume du Professeur Gérard Lyon-Caen dans sa note très critique sous l'affaire "Landru", en 1965. A l'époque, l'ancienne maîtresse du célèbre criminel demandait, devant le juge civil, réparation du préjudice que lui causait la sortie d'un film de Claude Chabrol relatant une période de sa vie, qu'elle aurait préféré enfouir dans le passé.  Le juge a alors évoqué une "prescription du silence", pour finalement rejeter la demande au motif que la requérante avait elle même publié ses mémoires, et que le film reprenait des faits relatés dans des chroniques judiciaires parfaitement accessibles (TGI Seine, 14 octobre 1965, Mme S. c. Soc. Rome Paris Film? JCP 1966 I 14482, n. Lyon-Caen ; confirmé en appel : CA Paris 15 mars 1967). 


Claude Chabrol. Landru. 1963
Cette "prescription du silence" était pourtant une notion guère satisfaisante. Elle laissait supposer une certaine automaticité de l'oubli, alors même que le juge apprécie ce type d'affaire au cas par cas, en fonction des intérêts en cause. La notion de "droit à l'oubli" va donc finalement être préférée, et elle apparaît dans le droit positif avec la décision Madame M. c. Filipacchi et Cogedipresse du 20 avril 1983. Le TGI de Paris s'y exprime dans des termes qui montrent sa volonté de consacrer une nouvelle liberté publique : 

"Attendu que toute personne qui a été mêlée à des évènements publics peut, le temps passant, revendiquer le droit à l'oubli ; que le rappel de ces évènements et du rôle qu'elle a pu y jouer est illégitime s'il n'est pas fondé sur les nécessités de l'histoire ou s'il peut être de nature à blesser sa sensibilité ; 
"Attendu que ce droit à l'oubli qui s'impose à tous, y compris aux journalistes, doit également profiter à tous, y compris aux condamnés qui ont payé leur dette à la société et tentent de s'y réinsérer".

Le droit à l'oubli a donc intégré le droit positif il y a déjà plusieurs décennies par la voie de la responsabilité civile. 

Droit à l'oubli et droit au respect de la vie privée

La Cour de cassation a également défini avec précision le champ d'application du droit à l'oubli, dans une décision du 20 novembre 1990. Il vise l'ensemble du passé judiciaire d'une personne, qui dépasse donc largement l'espace de sa vie privée. Qu'ils relèvent ou non de la vie privée, les fait divulgués ont nécessairement été publics à une époque donnée, dans un passé plus ou moins lointain. Ce n'est pas la première publication qui est fautive, car elle est justifiée par la nécessité de rendre compte de l'actualité judiciaire, conformément à la loi sur la liberté de presse. En revanche, la nouvelle divulgation d'une procédure pénale depuis longtemps oubliée peut être constitutive d'une diffamation, qui peut donner lieu à la fois à une sanction pénale et à une réparation civile. 

Dans une affaire du 20 avril 1983, le TGI de Paris a ainsi condamné à réparation l'hebdomadaire Paris-Match qui, dans une rubrique intitulée "La tête de l'emploi", avait publié la photo de la requérante, en la classant dans la catégorie des "criminels", et en précisant qu'elle avait tué l'épouse et le fils de son amant. Pour le juge, cette publication, dont on pouvait "à juste titre, contester le bon goût", ne se justifiait par "aucune nécessité évidente de l'information immédiate ou de la culture historique des lecteurs". Le droit à l'oubli ne cède donc devant la liberté de l'information que lorsque ce rappel de faits anciens est absolument pertinent par rapport à l'objet de la publication. 

Le juge s'efforce, au cas par cas, de réaliser l'équilibre entre les nécessités de l'oubli et celles de l'information. Il s'assure par exemple que les faits concernant la vie privée actuelle d'une personne réinsérée dans la société ne sont pas diffusés, même si les circonstances d'un crime ancien peuvent parfois être rappelées dans la presse. Le droit au respect de la vie privée rejoint alors le droit à l'oubli pour mettre la personne à l'abri de son propre passé. 

Ce souci d'équilibre et d'individualisation de chaque affaire est la caractéristique principale de cette jurisprudence ancienne. Le juge se montre prudent et attentif aux circonstances de l'espèce, tant il est difficile de concilier ce droit de la personnalité avec la liberté de presse. En étendant à la presse le droit à l'oubli numérique, sans davantage de réflexion, la future directive européenne risque de susciter davantage de problèmes qu'elle n'en résoudra. 



Droit à l'oubli numérique et droit à l'oubli dans la presse

Le droit à l'oubli numérique présente la caractéristique d'être la conséquence du principe de finalité, qui figure déjà dans la directive de 1995 (et dans la loi française depuis 1978). En effet, la création d'un fichier automatisé de données nominatives est soumise à un régime de déclaration préalable, voire quelquefois d'autorisation. La CNIL est donc informée des finalités de la collecte et de la conservation des données. Lorsque ces finalités disparaissent, les données doivent être détruites. Elle sont donc nécessairement "oubliées"et la CNIL garantit le respect de ces procédures. 

En matière de presse, la situation juridique est plus complexe, car la liberté de presse est organisée selon le régime répressif. Les responsables d'un organe de presse n'ont pas à déclarer préalablement les informations qu'ils ont l'intention de diffuser, que le journal soit édité sur support papier ou sur internet. Il est donc impossible d'envisager un contrôle préalable du respect du droit à l'oubli. 

Reste à s'interroger sur les difficultés techniques de cette mise en oeuvre du droit à l'oubli. 
  • Il est impossible d'envisager une interdiction pure et simple de diffuser des données relatives au passé judiciaire d'une personne (voire un blocage des pages concernées sur internet) . Ce serait évidemment une atteinte absolue à la liberté de presse qui ne peut être réalisée que par un juge, c'est à dire a posteriori. L'anonymisation des données est donc la seule solution, si ce n'est que les organes de presse vont certainement s'opposer à une mesure à la fois contraignante et coûteuse.  Au demeurant, le droit à l'oubli disparaît juridiquement avec le décès de son titulaire, ce qui implique une actualisation constante des archives du journal. 
  • Au bout de combien de temps une information qui rend compte de l'actualité judiciaire deviendra t elle une information qui porte atteinte au droit à l'oubli ? La réponse à cette question est évidemment impossible, dans la mesure de l'impact médiatique de chaque affaire judiciaire est différent.
  • Quels seront les critères permettant de distinguer une publication dans l'intérêt public du (culture, recherche historique etc..) et une publication destinée simplement à faire monter les ventes en rappelant un fait divers racoleur ?
A toutes ces questions, il est pratiquement impossible d'apporter des réponses. Le droit à l'oubli reste un droit du cas par cas, de l'appréciation soigneuse des intérêts qui s'opposent, de la subtilité de l'analyse juridique. Un droit de haute couture et non pas de prêt à porter. Un droit qui doit incomber au juge, et à lui seul. 

* Le premier article consacré au droit à l'oubli : R. Letteron, Le droit à l'oubli, Revue du droit public, 1996, n° 2, p. 385 et s. Disponible en PDF, sur demande à : noslibertes.veillejuriridique@gmail.com

mercredi 16 novembre 2011

Le tribunal des conflits et le principe de célérité


Le 17 octobre 2011, le Tribunal des conflits a rendu deux décisions qui, a priori, n'ont vraiment aucun rapport avec les libertés publiques mais qui vont finalement contribuer à une meilleure mise en oeuvre du principe de célérité de la justice.

La première décision porte sur la légalité d'une redevance instituée par un syndicat intercommunal, relative à l'enlèvement des ordures ménagères, la seconde sur celle de cotisations interprofessionnelles versées par les exploitants agricoles en rendues obligatoires par des arrêtés interministériels. Dans chacun des cas, un litige était intervenu devant le juge judiciaire.

Pour résoudre le litige qui lui est soumis, il arrive que le juge judiciaire ait besoin d'apprécier la légalité d'un acte administratif. Tel est le cas en l'espèce puisque aussi bien les redevances que les cotisations interprofessionnelles avaient été fixées par des actes de nature réglementaire.

Le Tribunal des conflits, aiguilleur des contentieux

Le juge judiciaire a-t-il le droit d'apprécier la légalité d'un acte administratif ? C'est toute la question posée au tribunal des conflits, dont le rôle est précisément de résoudre les problèmes de compétence.  Composé à parité de membres du Conseil d'Etat et de la Cour de cassation, présidé par le garde des sceaux, il doit désigner au requérant la juridiction compétente, l'orienter vers le bon juge, opération souvent bien délicate dans notre pays.

La loi des 16-24 août 1790 a en effet mis en place un dualisme juridictionnel qui interdit au juge judiciaire de "troubler, de quelque manière que ce soit, les opérations des corps administratifs". Cette disposition a permis de fonder l'existence de la juridiction administrative, aujourd'hui constitutionnalisée depuis une célèbre décision du Conseil constitutionnel du 23 janvier 1987. L'administration française a donc l'immense avantage d'être jugée par "son" juge qui applique "son" droit, le droit administratif.

A priori, tout cela semble simple. Au juge administratif le contentieux de la puissance publique, au juge judiciaire celui qui règle les litiges entre particuliers. Mais la frontière entre les deux ordres de juridiction n'est pas toujours clairement fixée. Il arrive que le législateur, dans un souci de "bonne administration de la justice" unifie des contentieux entiers. C'est ainsi que tous les accidents dans lesquels des véhicules administratifs sont impliqués relèvent du juge judiciaire. Mais le tribunal des conflits conserve un rôle important, en particulier lorsque le juge judiciaire a besoin, pour résoudre un litige, de savoir si un acte administratif est légal ou illégal.

Le renvoi préjudiciel

Depuis l'arrêt Septfonds rendu par le tribunal des conflits le 16 juin 1923, il est interdit au juge judiciaire d'apprécier la légalité d'un acte administratif, qu'il soit réglementaire ou non. La seule exception  autorise le juge pénal à effectuer ce contrôle de légalité,  lorsque l'issue du procès dépendait précisément de cette appréciation (TC 1951 Avranches et Desmarets). En dehors du champ pénal, le juge judiciaire doit donc surseoir à statuer en demander au juge administratif d'apprécier la légalité de l'acte. Ce "renvoi préjudiciel" peut retarder, parfois de plusieurs années, l'issue d'un litige.

C'est précisément cette jurisprudence de 1923 qui est battue en brèche par les deux décisions du 17 octobre 2011. Si le principe général demeure que le juge judiciaire doit surseoir à statuer jusqu'à ce que la question préjudicielle de la légalité de l'acte soit tranchée par le juge administratif, le tribunal des conflits tolère désormais une exception " lorsqu'il apparaît manifestement, au vu d'une jurisprudence établie, que la contestation peut être accueillie par le juge saisi au principal". Autrement dit, le juge judiciaire peut apprécier la légalité de l'acte administratif lorsque la solution est évidente, imposée par exemple par une jurisprudence constante du Conseil d'Etat.

Dans la décision SEAC du canton de Riez et de Moustiers et autres c. SIVOM du Bas Verdon, le tribunal des conflits confirme donc la compétence du juge judiciaire dans le contentieux de la redevance, précisant qu'il lui appartiendra d'apprécier lui même la légalité de cette redevance ou, le cas échéant, de saisir le juge administratif par un renvoi préjudiciel.

"Je suis pressé". Le lapin blanc.
Alice au pays des merveilles. Walt Disney. 1951

Appréciation de la légalité par rapport au droit de l'Union européenne

La seconde décision, Préfet de la région Bretagne, préfet d'Ille et Vilaine, SCEA du Chéneau c. Inaporc, présente un intérêt tout particulier, puisqu'elle porte sur l'appréciation de la légalité d'un acte administratif au regard du droit de l'Union européenne. Le juge judiciaire s'était en l'espèce estimé compétent sur le fondement de l'article 55 de la Constitution. Cette jurisprudence de combat allait à l'encontre de la décision CAMIF rendue par le tribunal des conflits le 4 novembre 1991, qui excluait, conformément à l'arrêt Septfonds, tout contrôle de la légalité d'un acte administratif par le juge judiciaire, refusant toute distinction entre l'appréciation d'un acte par rapport au droit interne ou au droit communautaire.

Le tribunal des conflits opère un revirement de jurisprudence, et affirme que cette nouvelle jurisprudence s'applique à tout contrôle de légalité, y compris lorsque l'acte est apprécié par rapport au droit de l'Union européenne. Pour parvenir à cette solution, il affirme que le principe de séparation des autorités doit désormais être concilié non seulement avec celui de "la bonne administration de la justice", ce qui était déjà le cas depuis la décision du Conseil constitutionnel du 23 janvier 1987, mais aussi avec le principe selon lequel "tout justiciable a droit à ce que sa cause soit jugée dans un délai raisonnable". La rapidité de la procédure devient donc un standard juridique permettant d'évaluer le choix d'un bloc de compétence. Sur ce double fondement, le juge judiciaire est désormais autorisé à apprécier directement la légalité de l'acte au regard du droit communautaire, y compris en opérant lui même un renvoi préjudiciel à la Cour de justice, sans passer par l'intermédiaire du Conseil d'Etat.

Cette jurisprudence organise ainsi l'articulation entre trois ordres juridiques, l'ordre judiciaire et l'ordre administratif en matière de compétence, mais aussi le droit de l'Union européenne dans la détermination des normes applicables.

En revanche, le fondement de cette jurisprudence nouvelle doit être recherché dans un quatrième ordre juridique, celui de la Convention européenne des droits de l'homme.

Célérité de la justice

L'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme ne figure pas dans les visas de ces deux décisions, mais il n'en demeure pas moins qu'il est présent, en filigrane. Il fait de la célérité de la justice un élément essentiel du droit au procès équitable, dès lors que toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue "dans un délai raisonnable". Or, le principe de séparation des autorités et le dualisme des ordres de juridiction tel qu'il existe dans notre pays, a des effets catastrophiques sur la durée des procédures. Les requérants ont souvent des difficultés à trouver le juge compétent, et les renvois préjudiciels, quelquefois dilatoires, provoquent une lenteur qui s'apparente quelquefois à un déni de justice.

L'étude des statistiques de la Cour européenne montre qu'entre 1959 et 2010, la France a été condamnée pour la lenteur de ses procédures dans 279 décisions, c'est à dire environ 40 % des décisions mettant en cause le droit français.

Cette réalité est évidemment prise en compte par le Tribunal des conflits et ses deux décisions du 17 octobre 2011 s'efforcent, autant que possible, de supprimer les renvois préjudiciels inutiles. Tant mieux pour les requérants.

mardi 15 novembre 2011

Les fêtes estudiantines soumises à autorisation ?

 Le Sénat débat actuellement d'une proposition de loi déposée le 8 avril 2011 par le sénateur Jean-Pierre Vial (UMP, Savoie) et d'un certain nombre de ses collègues. Le texte a pour objet "la prévention et l'accompagnement pour l'organisation des soirées en lien avec le déroulement des études". Le 8 novembre 2011, la commission des lois a procédé à l'examen du rapport de M. André Reichardt sur cette proposition, et a décidé .. de ne pas décider. Les sénateurs ont en effet estimé que la proposition n'était pas en état d'être votée et ils ont renvoyé le texte en commission pour susciter une réflexion nouvelle.

Qu'on ne s'y trompe pas. Il ne s'agit pas d'enterrer le texte pour cause de changement de majorité sénatoriale. Les débats qui ont eu lieu lors de la présentation du rapport Reichards montrent un véritable intérêt pour un sujet, d'autant que la récente affaire de bizutage à l'Université de Paris Dauphine incite à la vigilance en ce domaine. Le seul problème est que personne ne sait de quelle manière appréhender le phénomène.

L'alignement sur le régime des "rave parties" ?

La proposition de loi présentée par Jean Pierre Vial est très sommaire. Elle consiste, dans un article unique, à aligner le régime des fêtes estudiantines sur celui des "rave-parties". La loi n° 2001-1062 du 15 novembre 2001 a encadré ces évènements festifs, en les soumettant à un régime de déclaration préalable. Comme toujours dans ce cas, ce régime juridique est d'ailleurs susceptible d'évoluer vers un régime d'autorisation, puisque le préfet peut toujours menacer d'interdire le rassemblement. La négociation s'ouvre donc nécessairement entre les organisateurs et les autorités chargées de l'ordre public. Tout est négocié, le lieu de la fête mais aussi la présence des forces de l'ordre, d'une antenne médicale, les atteintes éventuelles à l'environnement etc.. Si les organisateurs ne tiennent pas compte des mesures demandées, la manifestation peut être interdite et le matériel saisi.

Certains pensent que la loi du 15 novembre 2001 a été un succès, dans la mesure où elle a permis de réduire considérablement le nombre de rave-parties et d'encadrer étroitement les rares manifestations qui ont subsisté. En revanche, cette loi a suscité le développement de ce qu'il est convenu d'appeler les "nouveaux rassemblements de personnes" (NRP ; voir sur ce point la table ronde organisée par le Centre de recherches de la gendarmerie nationale). Initiés par Facebook ou Twitter, organisés très rapidement, dépourvus d'équipe d'organisateurs identifiés, ces NRP échappent à toute structure institutionnelle et à tout contrôle préalable. Que l'on songe aux apéros géants ou aux "flash mobs", il s'agit dans tous les cas de rassemblements perçus comme spontanés, où, le plus souvent, des organisateurs invisibles désireux de susciter certaines addictions, manipulent joyeusement des jeunes qui n'y voient qu'un rassemblement festif.

La soumission des fêtes estudiantines au régime de déclaration des rave-parties présente certes l'avantage de définir un cadre juridique, et le responsable d'un établissement peut ainsi contraindre les organisateurs au respect de la procédure. Mais on peut penser, à l'inverse, que le risque est grand de voir ces mêmes organisateurs s'affranchir du cadre légal pour organiser ce qui ressemblerait fort à un "nouveau rassemblement de personnes". Dans ce cas, le remède est pire que le mal, car la manifestation trouve refuge dans une certaine forme de clandestinité, et les préoccupations d'ordre et surtout de santé publique ne sont plus prises en considération.

Picasso. L'étudiant à la pipe. 1914

Le rapport Daoust

La proposition de loi trouve son origine, au moins en partie, dans le rapport rédigé par Madame Martine Daoust, recteur de l'académie de Poitiers, intitulé "Soirées étudiants et week ends d'intégration". Ce travail avait été commandé par Madame Pécresse, alors ministre de l'enseignement supérieur,  à la suite de plusieurs accidents graves dus à la consommation d'alcool et de stupéfiants (comas éthyliques, tentatives de viol, défenestration etc..). Elle y préconise des opérations de "testing" durant les soirées, afin d'apprécier le respect des règles en vigueur et se déclare favorable à une intervention législative.

La proposition Vial ne répond que très partiellement aux attentes non seulement du rapport Daoust mais aussi des autorités chargées d'assurer l'ordre et la santé publique, et même des organisateurs qui ne refusent pas un système de déclaration préalable dès lors qu'il présente certaines garanties de souplesse.

Champ d'application de la loi

Les manifestations concernées sont définies de manière aussi large qu'imprécise. Il s'agit des "rassemblements à caractère festif d'étudiants ou d'autres usagers organisés en dehors des établissements exerçant des missions d'enseignements supérieur mais en lien avec le déroulement des études". Les "autres usagers" sont sans doute les élèves des grandes écoles qui n'ont pas le statut étudiant mais qui pratiquent largement les week ends d'intégration et autres manifestations festives. L'idée selon laquelle la soirée concernée doit avoir un "lien avec le déroulement des études" vise, à l'évidence, à exclure les soirées purement privées du dispositif de déclaration. La frontière risque d'être délicate à percevoir, d'autant que les étudiants trouveront toujours l'anniversaire de l'un d'entre eux pour invoquer le caractère privée de la fête. Par ailleurs, une soirée qui se déroule hors de l'établissement et sans la présence de ses responsables est elle, ou non, une soirée privée ? La question risque évidemment d'être posée. 

La limitation de ce dispositif aux étudiants introduit en outre une certaine forme de discrimination. Ne seront pas concernées les fêtes données durant les vacances. Avec des invitations réalisées par des réseaux sociaux, elles réunissent souvent un nombre très élevé de participants, mais ils ne sont pas des "étudiants", du moins pas à ce moment de l'année. Ne sont pas davantage concernés les enfants plus jeunes, alors même que la pratique du "binge drinking",  cette forme particulière d'alcoolisme visant une imprégnation aussi rapide que possible, se développe surtout parmi les élèves des établissements secondaires.

Binge Drinking

L'imprégnation alcoolique ne semble pas être la préoccupation directe de ce projet de loi. Or on sait que la plupart des difficultés viennent de ce "Binge Drinking" , alcoolisation paroxystique, qui suscite des comas éthyliques lors des "apéros géants", des bizutages cruels dans certains établissements, voire des accidents mortels lors de certaines fêtes. Ce problème de santé publique est absent du projet de loi qui n'envisage aucune politique de prévention dans ce domaine.

Quoi qu'il en soit, le projet de loi a le mérite d'exister et de susciter le débat au sein de la Haute Assemblée. Les mois qui viennent verront certainement de nouveaux développements dans ce domaine.

vendredi 11 novembre 2011

Aide au séjour irrégulier et droit au respect de la vie privée

Dans sa décision Mallah c. France du 10 novembre 2011, la Cour européenne oppose une fin de non-recevoir à tous ceux qui souhaitaient la voir sanctionner le "délit de solidarité". L'affaire offrait pourtant une occasion . presque trop belle. Le requérant n'était pas l'un de ces passeurs ou un marchands de sommeil qui exploitent la misère des étrangers, mais un ressortissant marocain résidant en France depuis plus de trente ans, avec son épouse et leurs cinq enfants. Il était accusé d'avoir hébergé son gendre en situation irrégulière car demeuré sur le territoire après l'expiration d'un visa de tourisme.

Un dossier idéal donc pour contester ce "délit de solidarité", construction doctrinale qui repose sur la distinction entre ceux qui apportent une aide au séjour irrégulier pour des motifs purement lucratifs et ceux qui sont mus par leur seule générosité.  Des mouvements associatifs comme le GISTI au film "Welcome", une revendication s'est donc développée, demandant que le caractère altruiste de la démarche soit considérée comme une cause exonératoire de la responsabilité pénale.

La Cour refuse pourtant d'entrer dans ce débat, qu'elle laisse à la compétence des Etats et des juges internes.

Charlot. The Immigrant. 1917

Le "délit de solidarité" n'existe pas

Le "délit de solidarité" est mentionné par les militants associatifs, par les journalistes, par les dialoguistes des films, voire par certains juristes. Et pourtant, il n'existe pas. Le droit positif ne connaît que l'article L 622-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (CESEDA); aux termes duquel  "toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l'entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d'un étranger en France sera puni d'un emprisonnement de cinq ans et d'une amende de 30 000 euros". Cette disposition trouve son origine dans l'article 21 de l'ordonnance du 2 novembre 1945, réécrite à de nombreuses reprises. Au fil des ans, le législateur a néanmoins formulé quelques atténuations à la sévérité de ce texte, d'abord au profit de la famille de l'étranger en situation irrégulière, puis des personnes ou associations "menant des actions nécessaires à la sauvegarde de la vie ou de l'intégrité physique de l'étranger", autrement dit ayant une activité spécifiquement humanitaire (art. L 622-4 CESEDA)

En l'espèce, l'argument "familial" ne pouvait être reçu. L'article L 622-4-1 exclut les poursuites pénales à l'égard du conjoint de l'étranger en situation irrégulière, à la condition que le couple réside dans le même  lieu, ainsi que "les ascendants ou descendants de l'étranger, de leur conjoint, des frères et soeurs de l'étranger ou de leur conjoint". Cette liste limitative exclut donc le lien familial qui unit le beau-père à son gendre, et les poursuites qui ont été diligentées contre M. Mellah ne sont pas illégales au regard du texte de la loi.

L'article 8 de la Convention

Pour mettre en cause cette législation, le requérant invoque l'article 8 de la Convention, estimant que cette condamnation pour aide au séjour irrégulier porte atteinte à son "droit de mener une vie familiale normale". La Cour ne conteste pas ce fait et affirme même que les relations entre un beau-père et son gendre relèvent bien de la vie familiale, au sens de l'article 8, d'autant qu'en l'espèce les deux générations cohabitaient sous le même toit.

Si  la Cour reconnaît que les dispositions législatives françaises s'analysent effectivement comme une ingérence dans la vie privée de la personne, elle refuse de considérer cette ingérence comme illicite. D'une part, la loi française est parfaitement claire et prévisible. Monsieur Mellah ne pouvait ignorer qu'il commettait une infraction en hébergeant son gendre en situation irrégulière, puisque la loi énumère avec précision les liens de parenté susceptibles d'offrir une immunité pénale. D'autre part, cette législation a pour objets la protection de l'ordre public (la lutte contre l'immigration illégale) et la prévention des infractions (la répression des réseaux organisés qui aident les étrangers à entrer illégalement sur le territoire). En cela, la loi poursuit un but légitime justifiant l'ingérence de l'Etat dans la vie privée. 

La Cour ne s'interroge donc pas sur les motifs de l'aide apportée à l'étranger qui est au coeur du débat français. Pour les associations de défense des étrangers, cette loi présente un danger particulier, dans la mesure où elle condamne pour une infraction identique ceux qui sont motivés par l'appât du gain (passeurs ou marchands de sommeil) et ceux qui  sont poussés par la générosité et l'altruisme. 

Pour écarter cette question, la Cour se penche sur la manière dont, en l'espèce, a été apprécié l'équilibre entre l'atteinte à la vie privée du requérant et l'intérêt public poursuivi.  M. Mellah a effectivement condamné pour aide au séjour irrégulier, mais il a finalement été dispensé de peine, à la fois parce que son gendre était parvenu à régulariser sa situation et parce que son comportement reposait sur sa seule générosité.

On peut certes regretter une approche centrée sur les circonstances de l'espèce, au détriment d'une appréciation globale de la législation française (dans ce sens, voir la chronique de M. Hervieu sous la même décision,  CPDH). Il est vrai que les circonstances de l'espèce font quelquefois écran au développement d'une jurisprudence ambitieuse. Mais la Cour européenne n'est pas un "supra-parlement" et n'est certes pas fondée à prendre des arrêts de règlement. Elle doit aborder la question qui lui est soumise de manière plus pragmatique que dogmatique, car elle rend, elle aussi, une décision individuelle. Agissant ainsi, elle montre que l'important n'est pas seulement la loi, mais la manière dont elle est appliquée.