« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 25 septembre 2011

La loi sur le voile face au militantisme judiciaire

Le tribunal de police de Meaux a condamné à des amendes de 120 et 80 € deux femmes portant le niqab , c'est-à-dire le voile intégral, dans des lieux publics. La décision a été largement commentée dans les médias, parce que cette  condamnation est la première intervenue depuis l'entrée en vigueur de la loi du 11 octobre 2010  interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public. Entendons nous bien, certaines femmes avaient déjà été verbalisées sur la voie publique, mais c'était la première fois qu'un dossier parvient au tribunal de police. 

Des condamnations fortement médiatisées

 Les médias s'y sont surtout intéressés car ils ont été alertés par l'association étrangement nommée "Touche pas à ma Constitution", qui s'est d'ailleurs engagée à payer toutes les amendes infligées sur le fondement de ce texte. Cette association n'est pas seulement riche, elle est aussi fort active. Alors que la loi était entrée en vigueur le 11 avril, ces deux jeunes femmes, déjà soutenues par l'association, se sont présentées entièrement voilées le 5 mai à la mairie de Meaux, la presse dûment alertée, pour offrir un gâteau au maire, M. Jean François Copé. Une telle provocation ne pouvait évidemment être ignorée, dans la ville même de l'initiateur de la loi, et ces jeunes femmes, refusant de s'acquitter de l'amende, ont finalement été déférées au tribunal.

Il est vrai que la loi est appliquée avec bienveillance par les autorités de police, qui préfèrent généralement sensibiliser les contrevenantes plutôt que les verbaliser. Qu'importe ! Les militantes du niqab, ou ceux qui les instrumentalisent, ont donc décider de provoquer les pouvoirs publics, afin d'obtenir des condamnations aussi médiatisées que possible. Celle-ci a d'ailleurs été l'occasion pour Mme Kenza Drider, l'une des contrevenantes, d'annoncer sa candidature à l'Elysée, le président de son comité de soutien étant précisément le responsable de l'association "Touche pas à ma Constitution".

Vers la Cour européenne des droits de l'homme

Au-delà de cette instrumentalisation de la justice, on doit s'interroger sur les motifs juridiques susceptibles d'expliquer cette course à la condamnation. Ils figurent dans les déclarations des contrevenantes et de leurs avocats qui annoncent leur intention de porter l'affaire devant la Cour européenne des droits de l'homme. Il est donc indispensable d'épuiser au préalable les voies de recours interne.

Un premier recours auprès de la Cour avait pourtant été introduit immédiatement après le vote de la loi, par un couple de Français musulmans, qui avait choisi de s'exiler en Grande Bretagne plutôt que de respecter la législation française. Une fois de l'autre côté du Channel, ils avaient saisi la Cour pour faire reconnaître le caractère "inutile, disproportionné et illégal" du texte, et obtenir en outre 10 000 livres de dommages-intérêts. Le problème est que ce recours n'était précédé d'aucune action contentieuse, ni en France, ni en Grande Bretagne. Pour le moment, la Cour n'a pas encore statué, mais on peut penser qu'elle utilisera la possibilité qui lui est désormais offerte de rejeter directement des requêtes manifestement irrecevables, particulièrement lorsque le requérant n'a pas épuisé les voies de recours internes. 

Nos deux requérantes de Meaux, et surtout l'association qui les soutient, ont donc décidé de reprendre la procédure un peu plus sérieusement.. 



Des chances de succès très minces

Les chances de succès devant la Cour européenne sont pourtant bien minces. Les requérantes s'appuient évidemment sur l'article 9 § 1 de la Convention qui énonce que "toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté (...) de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites". Bien entendu, le port du niqab peut être considéré comme un élément du droit de manifester sa religion, principe admis par la Cour dans sa décision Leyla Sahin c. Turquie du 28 novembre 2005.

Mais les requérantes auraient bien tort de considérer que cette seule invocation de l'article 9 § 1 suffirait à faire constater l'inconventionnalité de la loi française. Il y a en effet un article 9 § 2 qui permet aux Etats de mettre en oeuvre des restrictions à la liberté de manifester sa religion, dès lors qu'elles sont "prévues par la loi" et "constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d'autrui". De cette formulation, la Cour a déduit l'existence de trois conditions susceptibles de justifier une ingérence étatique dans la liberté de manifester sa religion.

La première condition, celle de l'intervention du législateur, ne pose aucune difficulté, dès lors que l'interdiction de dissimuler son visage dans les lieux publics est effectivement prévue par une loi, celle du 11 octobre 2010. 

La seconde condition est celle du "but légitime" poursuivi par cette législation. En l'espèce, il s'agit de l'ordre public. A une époque où la sécurité et la lutte contre le terrorisme apparaissent comme des priorités, il est difficile de contester une mesure qui peut être justifiée par le seul fait de ne pouvoir effectuer un contrôle d'identité sur une personne dont on ne voit pas le visage, ou de laisser entrer dans des bâtiments publics quelqu'un entièrement recouvert d'un vêtement susceptible de dissimuler un engin explosif.

La troisième condition repose sur la "nécessité" de la mesure "dans une société démocratique" c'est à dire de la proportionnalité entre le "but légitime" poursuivi et l'atteinte à la liberté religieuse qu'il impose. En simplifiant le propos de la Cour, on peut affirmer qu'elle n'admet que les atteintes strictement nécessaires à la poursuite de l'intérêt général.

La Cour européenne a été appelée à se prononcer sur  la loi du 15 mars 2004 sur le port des signes religieux à l'école. En l'espèce, deux très jeunes filles (elles entraient en 6è) s'étaient présentées voilées, à la rentrée 2004, dans leur collège de Flers, en présence de la présence de la presse également convoquée par différentes associations. Elles avaient ensuite refusé de retirer leur voile, y compris durant les activités sportives. Finalement exclues de l'établissement, elles avaient achevé leurs études par l'enseignement à distance. 

La Cour européenne a rendu le 14 décembre 2008 deux décisions identiques, Dogru c. France et Kervanci c. France, dans lesquelles elle rappelle qu'il incombe "aux autorités nationales de veiller avec une grande vigilance à ce que, dans le respect du pluralisme et de la liberté d'autrui, la manifestation par les élèves de leurs croyances religieuses à l'intérieur des établissements scolaires ne se transforme pas en acte ostentatoire, qui constituerait une source de pression et d'exclusion". Dans ces conditions, la Cour laisse aux Etats une grande latitude pour définir les principes gouvernant la liberté de manifester sa religion.  Sur ce point, cette décision est directement inspirée de l'arrêt Leyla Sahin c. Turquie du 10 novembre 2005, qui avait déjà admis la conformité à l'article 9 de la Convention de la loi turque interdisant le port du voile dans les universités de ce pays.

Dans le cadre du modèle français de laïcité, le fait de considérer que le port d'un foulard islamique n'est pas compatible avec la pratique du sport, pour des raisons d'hygiène ou de sécurité, n'est pas déraisonnable, affirme la Cour. En l'espèce, la mesure est tout à fait proportionnée à l'intérêt général poursuivi, d'autant que ces jeunes filles ont pu finalement poursuivre leurs études par correspondance et que les autorités françaises ont longuement négocié pour essayer de les maintenir dans le système scolaire . La Cour fustige d'ailleurs au passage "le refus de compromis de la famille et l'envie de ne se placer que sur le terrain juridique".

La loi de la République est donc la loi de la République... et la Cour européenne manifeste sa volonté de respecter le modèle français de laïcité, surtout face à des militants qui souhaitent davantage éprouver la résistance de l'Etat de droit que promouvoir les droits des femmes...

vendredi 23 septembre 2011

L'Elysée, la séparation des pouvoirs et le secret de l'instruction

Les mises en examen de Messieurs Thierry Gaubert et Nicolas Bazire ont suscité un communiqué officiel de l'Elysée dont l'objet essentiel est d'affirmer que le Président de la République ne connaît pas ces personnes, ou si peu. Sans entrer dans le commentaire politique de ce texte, on ne peut s'empêcher de constater une interprétation tout à fait surprenante de la séparation des pouvoirs et du secret de l'instruction.

Reprenons le texte de ce communiqué : "S'agissant de l'affaire dite de "Karachi", le nom du chef de l'Etat n'apparaît dans aucun des éléments du dossier. Il n'a été cité par aucun témoin ou acteur de ce dossier. Il est donc totalement étranger d'autant plus qu'à l'époque où il était ministre du Budget, il avait manifesté son hostilité à ce contrat comme cela apparaît dans les pièces de la procédures".

La séparation des pouvoirs

"Comme cela apparaît dans toutes les pièces de la procédure"...  Le chef de l'Etat aurait donc eu accès au dossier de l'instruction ? On ne peut pas y croire, car il s'agit là d'une violation du principe de séparation des pouvoirs garanti par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. L'article 64 de la Constitution fait d'ailleurs du Président de la République le "garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire". Principe essentiel, l'indépendance des juridictions se mesure à l'aune de celle de ses membres.

Dès sa décision du 9 juillet 1970, le Conseil constitutionnel a affirmé la valeur constitutionnelle du principe d'indépendance des juges. Il a annulé une disposition législative qui autorisait les élèves de l'école nationale de la magistrature à participer à des activités juridictionnelles avec voie délibérative. Quand bien même l'exercice serait utile à leur formation, il viole en effet le principe de séparation des pouvoirs, dans la mesure où ces élèves sont placés, pendant leurs études, sous l'autorité hiérarchique du directeur de l'école et du ministre de la justice. Or, il est impossible d'admettre que la fonction juridictionnelle soit exercée par des agents placés sous l'autorité de l'Exécutif.

En l'espèce, le fait que l'Elysée reconnaisse s'être procuré le dossier implique une ingérence dans le pouvoir judiciaire.

On objectera que cette indépendance du pouvoir judiciaire n'est pas absolue, puisque les magistrats du parquet restent soumis à l'Exécutif. Cette subordination est d'ailleurs vivement critiquée par la Cour européenne des droits de l'homme qui, dans une célèbre décision Moulin du 23 novembre 2010, a condamné la France, au motif que le procureur de la République ne constituait pas une "autorité judiciaire" au sens de la Convention.

Mais le communiqué de l'Elysée fait référence au dossier d'instruction de personnes mises en examen, évidemment aux mains du juge chargé d'instruire l'affaire de Karachi. Le principe de séparation des pouvoirs interdit évidemment tout contact entre l'Exécutif et le juge d'instruction, dont l'indépendance est garantie par la loi. N'a t il pas été question récemment de supprimer une institution aussi dérangeante ?



Le secret de l'instruction

En précisant que le nom du Président de la République ne figure pas dans le dossier, l'Elysée commet une violation du principe du secret de l'instruction. Celui-ci est garanti par l'article 11 du code de procédure pénale, et il a pour objet de protéger les droits de la défense et le principe de la présomption d'innocence. 

Bien sur, le secret de l'instruction est souvent battu en brèche, pour ne pas dire bafoué, par des journalistes qui savent se référer aux "sources judiciaires proches du dossier" et qui sont désormais largement protégés par la loi du 4 janvier 2010 sur le secret des sources, par des avocats aussi qui utilisent souvent l'opinion publique à l'appui des intérêts de leurs clients. 

Aux termes de l'article 11, toute personnes qui concourt à l'enquête ou à l'instruction est soumise au secret. Les magistrats sont donc les premiers concernés, mais il faut leur ajouter les greffiers, les officiers et agents de police judiciaires, les personnes requises (témoins, interprètes) et les experts nommés. En revanche, en sont dispensés les parties à l'affaire (personnes mises en examen, témoins assistés, parties civiles). De toute évidence, le Président de la République ne fait pas partie du groupe et n'est donc pas dispensé de respecter le secret de l'instruction. Les citoyens ne sont-ils pas fondés à attendre de lui un comportement vertueux dans ce domaine ? 

Il est vrai qu'il n'est pas fréquent que les communiqués de l'Elysée reconnaissent, avec une belle naïveté, de telles violations de principes qui constituent le socle de notre procédure pénale. 


jeudi 22 septembre 2011

L'expression syndicale, droit de l'homme ou du syndicat ?

La liberté d'expression syndicale est-elle une modalité d'exercice de la liberté d'expression détenue par chaque citoyen ou l'accessoire indispensable de l'exercice du droit syndical ? On serait tenté de répondre que la question est futile dès lors que l'expression syndicale peut librement s'exercer.

La Cour européenne des droits de l'homme réunie en Grande Chambre vient pourtant de relancer le débat dans une décision Palomo Sanchez et a. c. Espagne rendue le 12 septembre 2011. Appelée à statuer sur le licenciement d'un groupe de syndicalistes qui avaient diffusé un dessin et des articles particulièrement insultants pour des cadres de l'entreprise, la Cour estime en effet que cette sanction ne constitue pas une violation de l'article 10 de la Convention européenne relatif à la liberté d'expression. 

Cette décision a suscité en France un certain nombre de critiques. Dès lors que le licenciement d'un représentant syndical est beaucoup plus difficile que celui d'un salarié non protégé, on considère implicitement que cette rupture du contrat de travail ne saurait intervenir pour des motifs tirés de l'usage de leur liberté d'expression par ces représentants syndicaux. 

On retrouve l'écho de ce raisonnement dans les  protestations et autres "appels à rassemblement" qui circulent actuellement sur internet pour contester la condamnation en mars 2011 d'un représentant de SUD du ministère du travail,  pour "injures publiques envers une administration publique". Il avait en effet appelé, dans un texte largement diffusé, à "brûler l'INT" (Institut nationale du travail).  Ces prises de position illustrent une tendance à considérer l'expression syndicale comme un élément du droit syndical, bénéficiant d'une protection identique. De fait, cette catégorie particulière de la liberté d'expression serait un droit du citoyen, de l'"homme situé", pour reprendre une formule chère à  Georges Burdeau, c'est à dire un droit de l'individu défini à travers la relation qu'il entretient avec son travail. 

Affiche des Jeunesses ouvrières chrétiennes (JOC) 1936

L'analyse est séduisante, mais juridiquement fausse. La liberté d'expression,  syndicale ou non, est un droit de l'homme, attaché à l'individu, et désigne simplement une des conditions d'exercice de la liberté d'expression. C'est un droit de l'homme, attaché à l'individu, consacré par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qui considère "la libre communication des pensées et des opinions" comme "l'un des droits les plus précieux de l'homme".

De fait, la liberté d'expression, syndicale ou non, s'exerce dans le cadre des lois qui la réglementent. Selon le droit français, chaque citoyen a le droit de s'exprimer librement, à la condition de ne pas tenir des propos racistes, discriminatoires ou négationnistes, injurieux ou diffamatoires, toutes restrictions prévues par la rédaction actuelle de la célèbre loi du 29 juillet 1881 sur la presse. Il en est exactement de même pour les représentants syndicaux et l'article L 2142-5 du code du travail prévoit, en termes très clairs, que "le contenu des affiches, publications et tracts est librement déterminé par l'organisation syndicale, sous réserve de l'application des dispositions relatives à la presse". 

La Cour européenne ne dit pas autre chose, dans sa décision Palomo Sanchez. Elle se livre en l'espèce à une lecture de l'article 10 sur la liberté d'expression à la lumière de l'article 11 sur "la liberté d'association, y compris le droit de fonder avec d'autres des syndicats". Pour le juge européen, le droit syndical trouve ses limites dans la "bonne foi" qui doit exister dans les relations de travail. Une atteinte à l'honorabilité des personnes par des expressions grossièrement insultantes ou injurieuses a des effets perturbateurs sur ces relations, et justifient donc une sanction très lourde. 

Cette décision aura t elle pour effet de limiter la liberté d'expression syndicale ? On espère que non, car ce serait considérer qu'il n'est pas possible de diffuser ses idées, même les plus audacieuses, sans attaquer personnellement et de manière injurieuse des individus. 



mardi 20 septembre 2011

DSK face au choeur antique

Le 3 juin dernier, alors que DSK était encore emprisonné chez lui, portant un bracelet électronique, placé sous la surveillance constante de systèmes de vidéo-surveillance, il semblait indispensable de rappeler que le système pénal américain repose davantage sur un statut de l'accusé que sur un véritable respect de la présomption d'innocence. Celle-ci n'est pas ignorée, mais elle n'intervient que tardivement, après la mise en accusation par un jury. De fait, au moment où l'on nous exhibait avec complaisance le directeur général du FMI menotté, ses avocats n'avaient pas encore accès au dossier, et les services du procureur faisaient une enquête à charge, leur mission étant de trouver des éléments permettant la mise en accusation.

L'abandon des poursuites pénales aux Etats-Unis

A l'époque, une large partie de la presse française clamait son admiration pour la procédure pénale d'outre Atlantique. Quel magnifique exemple que ce procureur qui n'hésite pas à mettre en prison les puissants pour protéger les plus faibles... Ce beau discours, repris en choeur par les mouvements féministes, a cependant fait long feu, lorsque le procureur Vance a lui même reconnu que son dossier s'effondrait. 

Et voilà que DSK parle 24 minutes à la télévision.. 24 minutes, ce n'est pourtant pas bien long, surtout si on considère que tout le monde affirmait que la France entière attendait ses explications, et qu'il avait dû se taire pendant quatre mois, quatre mois durant lesquels il a fait l'objet de campagnes de presse souvent violentes. 

Quoi qu'il en soit, ces 24 minutes ont suscité des réactions analogues à celles de mai dernier, comme si personne n'avait rien appris. La justice américaine est toujours louée : quel magnifique exemple que ce procureur qui a su renoncer aux poursuites avec dignité, dès lors que la fiabilité de son témoin principal s'effondrait sous le poids de ses mensonges et que les rapports de police scientifique n'offraient aucune preuve convaincante !

Sans doute... mais le discours dominant d'aujourd'hui consiste à dire que DSK n'est pas "blanchi", que cet abandon des charges n'a rien à voir avec un non lieu, une relaxe ou un acquittement,  rien à voir avec quoi que ce soit de connu dans notre code pénal. En clair, DSK doit pouvoir être présenté comme coupable, d'une manière ou d'une autre.

Le déni médiatique de la présomption d'innocence en France

Examinons donc les termes employés. Les féministes affirment volontiers que DSK n'est pas "blanchi".  A leurs yeux, peu importe qu'il soit coupable ou innocent, il doit demeurer l'instrument d'une mobilisation féministe. On lui demande de s'excuser, encore et toujours, du crime commis envers Mme Diallo et, à travers elle, envers toutes les femmes. Et l'on affirme urbi et orbi que DSK n'est pas "blanchi". Ce terme est cependant dépourvu de contenu juridique, à l'exception du "blanchiment" d'argent, qui est sanctionné par le code pénal et qui n'a rien à voir avec l'affaire DSK.

On peut douter que de dignes représentantes d'associations féministes aient employé le verbe "blanchir" dans deux autres sens, l'un qui relève de la cuisine et qui désigne le fait de porter à ébullition un produit pour le refroidir ensuite, l'autre qui relève de la lessive, lorsque l'on lave du linge blanc. Ce dernier sens nous rapproche cependant du sens figuré qui renvoie à l'idée que les charges retenues contre un accusé sont désormais levées, lui permettant de redevenir un citoyen qui, comme tous les autres, bénéficie de la présomption d'innocence. N'est-ce pas le cas de DSK, dès lors que le procureur a renoncé à toute poursuite pénale ? 

Le directeur de la rédaction du célèbre "tabloïd" mis en cause par DSK affirmait ce matin, lors d'une émission spécialisée dans les discussions de comptoir, que cet abandon des poursuites n'est pas assimilable à un non-lieu. Sur le plan juridique, son ignorance n'affectait évidemment en rien son assurance.

Masques tragique et comique. Mosaïque romaine. IIè siècle apr. JC.

Le non-lieu se définit tout de même comme l'abandon d'une action judiciaire en cours de procédure par le juge, lorsqu'il s'aperçoit que les éléments rassemblés lors de l'enquête ne permettent pas de poursuivre l'instruction. Décidé par le juge, le non-lieu se distingue de l'opportunité des poursuites, qui permet au parquet d'abandonner les poursuites avant le projet. Bien entendu, les procédures américaine et française ne seront jamais totalement comparables. Dans la procédure inquisitoire française, la décision appartient au juge d'instruction. Dans la procédure accusatoire américaine, l'initiative est venue du procureur mais la décision a été finalement prise par le juge, dans le cadre d'une audience publique et contradictoire. En dehors de cette différence minime liée à l'absence de juge d'instruction, force est de constater que DSK a bénéficié de quelque chose qui ressemble fort à un non-lieu.

Ce rapprochement s'impose d'autant plus que la situation de DSK ne saurait être assimilée à une relaxe ou un acquittement, le premier prononcé par le tribunal correctionnel, le second par la Cour d'assises. Dans les deux cas, cependant, la décision est acquise à l'issue d'un procès, ce qui n'est évidemment pas le cas de DSK, puisque le procureur Vance a précisément décidé de ne pas aller au procès.

De ce fait, DSK, n'en déplaise aux sycophantes, se retrouve dans la position d'un citoyen bénéficiant de la présomption d'innocence. Et, jusqu'à présent, l'affaire Banon n'y change rien. En effet, la presse a fait preuve d'une remarquable absence de curiosité sur la procédure suivie. Pourquoi DSK a t il été entendu comme témoin et n'a t il pas été mis en garde en vue ? Tout simplement parce que cette procédure ne peut être mis en oeuvre que si les enquêteurs constatent l'existence d'"une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner l'intéressé d'avoir commis ou tenté de commettre une infraction punie d'une peine d'emprisonnement" (art. 62-2 cpp).  Ces raisons plausibles existent-elles ? La procédure suivie laisserait plutôt entrevoir la légèreté du dossier.

L'affaire DSK illustre ainsi une tendance générale à l'utilisation des termes juridiques à des fins purement politiques, voire polémiques. Ce n'est pas tant M. Strauss-Kahn qui en est victime que la justice elle-même, désormais considérée comme un simple instrument de communication.


dimanche 18 septembre 2011

Les peines plancher survivent à la QPC

On se souvient qu'en juin 2011, la chambre criminelle de la Cour de cassation avait transmis au Conseil constitutionnel une QPC posée par la société Locawatt, portant sur la constitutionnalité de l'article 530-1 du code de procédure pénale. Celui-ci fixe un minimum de peine, une peine plancher, que le juge doit prononcer lorsqu'il condamne une personne qui conteste une amende forfaitaire ou une amende forfaitaire majorée.

LLC avait alors attiré l'attention de ses lecteurs sur le dilemme auquel se trouvait confronté le Conseil constitutionnel. Soit il faisait prévaloir le principe constitutionnel d'individualisation de la peine, et, dans ce cas, il mettait en question le principe même des peines plancher. Soit il écartait le principe d'individualisation de la peine, admettait la constitutionnalité des peines plancher... au risque de malmener quelque peu l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

C'est cette seconde option qui a été choisie par le Conseil, à partir d'un argumentation à la fois juridique et pragmatique.

Le principe d'individualisation interprété a minima

Selon une jurisprudence constante, le principe d'individualisation des peines est déduit de l'article 8 de la Déclaration de 1789 : "la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires". Dans sa décision du 22 juillet 2005 portant sur la loi mettant en oeuvre le "plaider-coupable", le Conseil a même consacré "le principe d'individualisation des peines qui découle de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen". 

Il est vrai, et nous entrons dans le coeur du raisonnement du Conseil, que le principe d'individualisation des peines est loin d'être absolu. Dans une première décision sur les peines planchers, rendue sur la loi relative à la lutte contre la récidive le 9 août 2007, il considère que, compte tenu de la gravité de l'état de récidive légale, "l'instauration de peines minimales d'emprisonnement prononcées par la juridiction ne méconnait pas le principe de nécessité et d'individualisation des peines".  

Surtout, le Conseil considère que le principe d'individualisation est garanti de manière suffisante lorsque le juge conserve une possibilité, même minime, de moduler l'exécution de la peine. Dans une décision QPC du 29 septembre 2010, M. Thierry B., il est conduit à se prononcer sur la constitutionnalité de l'article L 234-13 du code de la route qui contraint le juge à prononcer l'annulation du permis de conduire avec interdiction de solliciter la délivrance d'un nouveau permis, lorsque les contrevenants sont récidivistes, auteurs d'infractions graves au code de la route. Le Conseil estime en l'espèce que le principe d'individualisation est respecté, dans la mesure où le juge peut librement apprécier la durée de l'interdiction dans la limite de trois ans. 

Dans l'affaire Locawatt, la situation juridique est à peu près identique. La disposition contestée n'établit pas une peine obligatoire ni une peine automatique, mais un seuil de peine. Le juge ne peut prononcer une peine inférieure au montant de l'amende forfaitaire ou de l'amende forfaitaire majorée. Rien ne lui interdit, en revanche, de dispenser l'intéressé de peine, si les trois conditions posées par l'article 132-59 du code pénal sont réunies (si le reclassement du coupable est acquis, le dommage causé réparé,  et si le trouble résultant de l'infraction a cessé). Il n'est pas davantage interdit au juge de moduler la peine entre le seuil ainsi imposé et le maximum encouru. 

Le principe d'individualisation est donc interprété a minima... mais il n'a pas disparu.


Caillebotte. Les raboteurs de parquet. 1875



L'argument pragmatique : la bonne administration de la justice

Disons le franchement. Le Conseil aurait sans doute été critiqué s'il avait déclaré inconstitutionnelle une loi prévoyant des peines-plancher pour sanctionner les chauffards, alors que, quelques années auparavant, il avait admis ces mêmes peines-plancher à l'encontre de multirécidivistes de droit commun..

On sait que la sécurité routière est considérée comme une priorité nationale, et que toute mesure visant à adoucir les peines infligées aux mauvais conducteurs est toujours mal perçue par les pouvoirs publics, et notamment par les services qui ont en charge cette sécurité. On se souvient de la levée de boucliers de septembre 2010, lorsque les sénateurs ont voté un amendement à la Loppsi 2, visant à réduire la durée de récupération des points perdus sur le permis de conduire..Nul doute que le Conseil ne souhaitait pas apparaître à son tour comme le protecteur des chauffards.

Une petite phrase de la décision témoigne de ce pragmatisme du Conseil. Il affirme en effet que "le législateur a, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice et pour assurer la répression effective des infractions, retenu un dispositif qui fait obstacle à la multiplication des contestation dilatoires". Les peines plancher ont donc pour objet de dissuader les recours dilatoires.

Le principe de bonne administration de la justice est certes sollicité pour justifier une préoccupation très pragmatique visant à ne pas encombrer les prétoires. Cette "bonne administration de la justice" est un "objectif de valeur constitutionnelle" surtout utilisé, sans fondement textuel bien défini, lorsqu'il s'agit d'unifier les règles de compétence juridictionnelle pour faciliter les démarches contentieuses du requérant, voire pour alléger certaines formes afin d'accélérer les procédures. Il est donc généralement invoqué dans l'intérêt de l'administré ou du requérant. Dans l'affaire Locawatt, le Conseil s'y réfère cependant dans l'intérêt de des autorités chargées de gérer un contentieux particulièrement abondant.

Cette décision illustre la difficulté pour le Conseil constitutionnel de concilier des intérêts contradictoires, ceux des pouvoirs publics qui veulent, à juste titre, des sanctions exemplaires en matière de sécurité routière, mais aussi ceux des justiciables qui doivent pouvoir contester la sanction qui les frappe.


vendredi 16 septembre 2011

M. Hortefeux, injures publiques, injures privées

Brice Hortefeux, a été relaxé le 15 septembre 2011 par la Cour d'appel de Paris dans l'affaire des "Auvergnats". Lors de l'Université d'été de l'UMP organisée à Seignosse dans le département des Landes, en septembre 2009, il discutait avec un groupe de militants, parmi lesquels M. Amine Benalia-Brouch présenté par une responsable locale du parti comme "notre petit Arabe". M. Hortefeux, alors ministre de l'intérieur, avait répondu : "Il en faut toujours un. Quand il y en a un, ça va. C'est quand il y en a beaucoup qu'il y a des problèmes". Il avait ensuite affirmé qu'il parlait des Auvergnats... 

Poursuivi par le MRAP, il avait été condamné à 750 € d'amende par le tribunal correctionnel en juin 2010 pour injures non publiques à caractère racial. A l'époque, les commentaires portaient surtout sur la condamnation du ministre de l'intérieur en exercice... mais personne ne s'était intéressé à la requalification de l'infraction, passant de l'injure publique qui est un délit (art. 23 de la loi du 29 juillet 1881)  à l'injure non publique qui est une contravention (art. R 624-5 c. pén.). Or, le débat en appel a précisément eu lieu à propos de cette requalification et des conséquences qu'elle emporte. 

L'injure 

La Cour d'appel ne conteste pas le caractère injurieux des propos tenus par M. Hortefeux. L'injure, au sens juridique du terme, est définie par l'article 29 al. 2 de la loi du 29 juillet 1881 comme "toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l'imputation d'aucun fait". L'article 33 de la même loi définit un peine de 12 000 € d'amende, qui peut être étendue à un an d'emprisonnement et/ou 45 000 € d'amende lorsque l'injure est prononcée "envers une personne ou un groupe de personnes, à raison de leur appartenance ou de leur non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée (...)". 

Le juge se penche d'abord  sur une phrase prononcée par M. Hortefeux que le MRAP considère comme injurieuse. En réponse à une militante qui affirme que le jeune Amine "parle l'arabe", est "catholique", "mange du cochon" et "boit de la bière", M. Hortefeux s'exclame : "Ah mais, ça ne va pas du tout, alors il ne correspond pas du tout au prototype alors. C'est pas du tout ça". La Cour fait observer que ces propos témoignent d'un "évident manque de culture" et que "le ministre, notamment en charge des cultes, s'offre un malheureux trait d'humour...". Aussi détestable soit-il, cet humour n'est pas considéré comme outrageant ou méprisant, dès lors que les personnes d'origine arabe se voient seulement imputer une pratique généralisée de la religion musulmane.

Il n'en est pas de même des autres propos poursuivis, ceux qui avaient précisément été réprimés en première instance :  "Il en faut toujours un. Quand il y en a un, ça va. C'est quand il y en a beaucoup qu'il y a des problèmes". Pour le juge, cette formule "qui vient conforter l'un des préjugés qui altèrent les liens sociaux, est outrageant et méprisant à l'égard de l'ensemble du groupe formé par les personnes d'origine arabe stigmatisées du seul fait de cette appartenance". L'injure est donc constituée. 

Mais s'il y a effectivement injure, pourquoi M. Hortefeux est-il finalement relaxé ? 

L'élément de publicité de l'injure

Selon l'article 23 de la loi sur la presse, le délit d'injures publiques est constitué lorsque les propos ont été "proférés dans les lieux ou réunions publics" ou exposés au regard du public par n'importe quel support, écrit, audiovisuel ou internet.

Les critères définissant le caractère public de l'injure sont au nombre de deux.

Le premier est l'absence de communauté d'intérêts entre les participants à la réunion. La terrasse d'un restaurant est ainsi considérée comme un lieu public (Cass. Crim. 15 mars 1983) car ceux qui y sont installés n'ont pas de lien entre eux. En revanche, une injure  figurant sur un document distribué aux seuls membres d'un parti politique n'est pas "publique" au sens de la loi car elle ne sort pas d'un groupe fermé (Cass. Crim. 27 mai 1999). Le second critère est le caractère intentionnel de la publicité. En clair, il faut qu'il existe une intention coupable de rendre publics les propos injurieux. Si les propos ont été tenus dans un lieu public, mais sans aucune volonté de publicité, le délit n'est pas constitué.




En l'espèce, le juge observe qu'il existe une communauté d'intérêts entre les participants à l'Université de l'UMP, et qu'ils pouvaient espérer que les propos de M. Hortefeux ne sortiraient pas du petit groupe qui les a entendus. Et il est vrai que la scène a été filmée à l'issue des acteurs. De fait, la publicité réalisée est donc dépourvue de tout caractère intentionnel.

Sur ce point, la position de la Cour est tout à fait soutenable... mais la position inverse l'aurait été tout autant. En effet, nul ne pouvait ignorer, parmi les dirigeants de l'UMP présents à cette manifestation, que les journalistes avaient été autorisés à y assister, et que les propos tenus risquaient fortement de sortir du cercle des militants..

Quoi qu'il en soit, le juge opère une requalification d'injure publique en injure non publique, et il en tire toutes les conséquences.

Irrecevabilité du recours du MRAP

L'article 48 al. 1 de la loi du 29 juillet 1881 autorise les associations régulièrement déclarées depuis au moins cinq ans, et se proposant par ses statuts "d'assister les victimes de discrimination" à se porter partie civile dans un certain nombre de délits de presse, notamment ceux liés au négationnisme, à la haine raciale, à l'injure publique.... mais pas à l'injure non publique. De fait, dès lors que l'injure incriminée n'est pas publique, le recours du MRAP devient tout simplement irrecevable. Elle ne serait recevable que dans l'hypothèse où la qualification d'injure publique serait retenue, ce que la Cour de cassation pourrait éventuellement décider si elle était appelée à se prononcer.

Et M. Hortefeux est en conséquence relaxé. Il va pouvoir se consacrer avec sérénité à la préparation de la campagne du Président de la République.