« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 12 septembre 2011

Les porteurs de balise

Les séries américaines nous montrent aujourd'hui des enquêtes menées par de belles jeunes femmes ultra-diplômées, où les suspects sont identifiés et finalement arrêtés grâce aux ressources des ordinateurs et aux connaissances infinies de spécialistes de police scientifique et technique. De manière souvent caricaturale, ces feuilletons témoignent cependant du développement des nouvelles technologies qui interviennent à tous les stades de l'enquête et de l'instruction. 

Deux affaires récentes ont mis en lumière l'utilisation par les services de police de balises de géolocalisation. Placées par exemple sous le véhicule d'un suspect, elles permettent de le suivre à la trace sans courir le risque, inhérent à toute filature traditionnelle, d'être repéré. De même, la balise va donner aux forces de police l'opportunité de choisir le moment et le lieu d'une éventuelle arrestation, avantage appréciable lorsqu'il s'agit d'assurer un flagrant-délit, voire tout simplement de garantir la sécurité des riverains. Il ne viendrait à l'idée de personne de contester aux autorités de police l'utilisation de technologies qui présentent tant d'avantages pour des enquêtes criminelles.

Dans son édition des 10 et 11 septembre, Libération rappelle que la police avait placé une balise GPS sous la Mercedes du militant autonome Julien Coupat de Tarnac. Cette balise avait révélé un premier arrêt à coté de la voie du TGV, puis un second arrêt près d'une rivière dans le lit de laquelle on retrouva ensuite plusieurs objets susceptibles d'être utilisés pour saboter une caténaire (novembre 2008). De son côté, France Soir revient sur la mort de la jeune policière municipale de Villiers-sur-Marne, Aurélie Fouquet (mai 2010). Un GPS placé par la police sous un fourgon volé aurait en effet permis l'arrestation d'un membre du commando à l'origine de son décès. 

Dans les deux cas, les avocats des prévenus invoquent l'illégalité de l'utilisation de ces balises GPS pour contester l'ensemble des procédures diligentées contre leurs clients.  Et les malheureux policiers ou gendarmes chargés des enquêtes sont contraints d'utiliser ces technologies en catimini, sans les mentionner sur les procès verbaux.. Le résultat est que dans l'affaire Coupat, l'avocat n'hésite pas à porter plainte pour "faux en écriture publique". N'est-ce pas le rôle de l'avocat de faire feu de tout bois pour défendre son client... sans état d'âme ?


Quoi qu'il en soit, en l'espèce, les avocats ont raison. L'utilisation des balises de localisation dans l'enquête judiciaire se trouve placée à peu près dans la même situation que les écoutes téléphoniques... avant la loi de 1991. C'est dire qu'elles relèvent du non-droit. 

L'analogie se précise si l'on examine la conformité de cette utilisation aux dispositions de la Convention européenne des droits de l'homme. Comme nous le rappelions récemment, la loi française du 10 juillet 1991 sur les interceptions de sécurité a été votée sous la pression bienfaisante de la Cour européenne. Celle-ci avait en effet annulé des procédures reposant sur des preuves apportées par des écoutes. A ses yeux, toute interception des communications doit être "prévue par la loi", dès lors qu'il y avait atteinte à la vie privée des personnes. 

La Cour a développé une jurisprudence absolument identique en matière d'utilisation des balises GPS. Dans une décision du 2 septembre 2010, Uzun c. Allemagne, la Cour a en effet été saisie de la conformité à la Convention de l'utilisation d'une balise pour repérer et appréhender deux hommes qui furent ensuite condamnés pour leur participation à divers attentats terroristes en 1995. Certes, la Cour reconnaît que le recours au GPS entraîne une atteinte à la vie privée moins importante que l'écoute téléphonique car "elle donne moins d'informations sur la conduite, les opinions ou les sentiments de la personne qui en fait l'objet". En l'espèce, elle admet donc l'ingérence dans la vie privée qu'elle considère comme relative bénigne au regard de l'intérêt de la poursuite et de l'arrestation d'individus soupçonnés de crimes graves. Elle exonère  donc les autorités allemandes de toute responsabilité. 

La Cour a reconnu la possibilité d'utiliser le GPS pour la localisation de suspects dans une enquête criminelle et on pourrait donc penser que tout va pour la mieux, et que la France peut se prévaloir de cette sympathique jurisprudence. Il n'en rien, car la Cour précise que l'utilisation des balises GPS, tout comme l'écoute téléphonique, doit être "prévue par la loi". C'est le cas en Allemagne... mais ce n'est pas le cas en France. 

Si les autorités françaises souhaitent échapper à des nouvelles condamnations par la Cour européenne, il est urgent de légiférer dans ce domaine. Il suffirait de modifier la loi du 10 juillet 1991 pour étendre son champ d'application au repérage par balise de géolocalisation. Et les avocats se verraient contraints de chercher d'autres moyens à l'appui de leur défense..

samedi 10 septembre 2011

Les polices municipales ont accès au fichier des véhicules volés

Un arrêté du 18 août 2011 autorise les polices municipales à accéder au fichier des véhicules volés (FVV) géré par les ministères de l'intérieur et de la défense. Ce texte est passé pratiquement inaperçu, et il n'est guère mentionné dans la presse et sur internet que pour se féliciter des progrès qu'il apporte dans la lutte contre le vol de véhicules. Il permettra en effet aux policiers municipaux de participer au signalement des véhicules volés, voire de procéder à l'interpellation des voleurs. 

Jusqu'à aujourd'hui, le FVV était utilisé par les services de police et de gendarmerie, mais aussi par les autorités judiciaires, les douanes, les services de police étrangers liés à la France par des accords de coopération, les organismes de coopération internationale en matière de police judiciaire, et même les compagnies d'assurance ayant passé convention avec le ministère de l'intérieur. On observe d'ailleurs que ces différentes autorités ont su se montrer efficaces, puisque l'ONDRP, grand oracle de la statistique officielle de la délinquance, déclare que les vols de véhicules ont diminué de 5,7 % entre 2009 et 2010 (les statistiques pour 2011 ne sont pas encore publiées).

On nous dit que la décision du ministère de l'intérieur d'ouvrir le fichier aux policiers municipaux repose sur des considérations purement factuelles. Ces personnels sont en effet amenés à contrôler un grand nombre de véhicules quotidiennement puisque, aux termes de l'article L 2212-2 du Code général des collectivités locales, ils sont compétents pour "tout ce qui intéresse la sûreté et la commodité du passage dans les rues, quais, places et voies publiques". 


Bonnie and Clyde. Arthur Penn. 1967. Warren Beatty et Faye Dunaway

On doit cependant observer que les policiers municipaux ne sont pas officiers de police judiciaire (OPJ) ni même agents de police judiciaire (APJ). L'article 21 du code de procédure pénale les classe seulement parmi les agents de police judiciaire adjoints (APJA). Leur compétence judiciaire se limite à rendre compte à leurs chefs hiérarchiques des infractions dont ils peuvent avoir connaissance et à "recueillir les éventuelles observations du contrevenant". Il est vrai que l'arrêté du 18 août ne leur donne accès au FVV que "dans les limites du besoin d'en connaître". Mais en quoi consiste donc ce "besoin d'en connaître", dès lors que le statut d'APJA leur interdit de mener des enquêtes de police judiciaire ? 


On ne peut s'empêcher de penser que l'Exécutif s'efforce, de manière plus ou moins subreptice, de renforcer les compétences des policiers municipaux, alors même que la loi du 15 avril 1999 ne leur accorde que des pouvoirs restreints, essentiellement limités à la police administrative. Cette évolution est évidemment le fruit d'un certain désengagement de l'Etat, qui préfère laisser aux collectivités territoriales la responsabilité de la sécurité locale plutôt que renoncer à réduire les effectifs de police et de gendarmerie. 

L'élargissement constant des compétences attribuées aux policiers municipaux se heurte cependant à une réelle réticence des juges. 

Le Conseil d'Etat avait ainsi annulé le 2 septembre 2009 un premier décret du 22 septembre 2008 autorisant les policiers municipaux à utiliser le pistolet à impulsions électriques (Taser). Il sanctionnait ainsi l'absence de formation à l'utilisation d'une telle arme. Dans un second arrêt du 1er juin 2011, il a finalement validé un second décret sur l'usage du Taser du 26 mai 2011, non sans avoir contrôlé de manière très méticuleuse que ce texte précisait les conditions d'emploi et de contrôle de l'arme, ainsi que l'exigence de formation pour ses utilisateurs. 

Le Conseil constitutionnel, quant à lui, pose le problème essentiel de ce recours aux policiers municipaux en matière de police judiciaire. Dans sa décision du 10 mars 2011 sur la Loppsi 2, il censure deux articles relatifs aux pouvoirs des policiers municipaux. Le premier conférait la qualité d'agent de police judiciaire à certains policiers municipaux sans qu'ils soient mis à disposition des officiers de police judiciaire. Le second autorisait les agents de police municipale à effectuer des contrôles d'identité. Le Conseil estime alors que ces deux dispositions violent l'article 66 de la Constitution, qui impose que la police judiciaire soit placée sous la direction et le contrôle de l'autorité judiciaire. C'est donc le principe de séparation des pouvoirs qui fonde la décision, le Conseil rappelant qu'une activité de police judiciaire ne saurait être placée sous le contrôle d'une autorité administrative, en l'espèce l'exécutif communal.

Derrière un simple arrêté reposant sur une volonté affichée d'améliorer la lutte contre le vol de véhicules se cache donc un tout autre débat..celui de la garantie de la séparation des pouvoirs.




jeudi 8 septembre 2011

Transposition du "Paquet Télécom" et vie privée

La loi du 22 mars 2011 "portant diverses dispositions d'adaptation de la législation au droit de l'Union européenne" a autorisé le gouvernement à légiférer par ordonnance pour assurer la transposition du troisième "Paquet Télécom", c'est à dire de deux directives européennes du 25 novembre 2009. Chacun sait que le recours aux ordonnances de l'article 38 permet d'agir rapidement, malheureusement au détriment du débat parlementaire. 

L'ordonnance du 24 août 2011 sur les communications électroniques est donc le résultat de ce travail gouvernemental réalisé sur habilitation législative. Elle comporte nombre de dispositions techniques destinées notamment à améliorer la gestion des fréquences rédioélectriques et à préserver la sécurité des réseaux. Elle vise également à assurer une meilleure protection des consommateurs, en imposant des délais pour la mise en oeuvre de la portabilité des numéros de téléphone (c'est à dire de la possibilité de changer d'opérateur sans changer de numéro) et en prévoyant le recours à un médiateur indépendant en cas de conflit entre un abonné et un opérateur. 

En matière de protection de la vie privée, l'ordonnance ne bouleverse pas le droit existant mais s'efforce d'empêcher certains abus.

Protection des données personnelles

L'ordonnance étend aux communications électroniques les dispositions de la loi du 6 janvier 1978 Informatique et Libertés relatives aux données personnelles. Tout abonné d'un service électronique doit donc être informé de toute collecte et conservation de telles informations, et de la possibilité de s'y opposer. 

Un nouvel article 34 bis de la loi du 6 janvier 1978 impose désormais aux opérateurs d'informer à la fois la CNIL et la personne qui en victime en cas de "violation" de données à caractère personnel. Le terme de "violation" renvoie à la destruction, la perte ou l'altération de données, ainsi que leur divulgation ou leur accès non autorisés. La seule exception à cette obligation d'information de l'intéressé réside dans l'hypothèse où ces données sont cryptées et incompréhensibles pour les tiers. Même dans ce cas, la CNIL peut cependant vérifier l'effectivité de cette précaution et mettre en demeure l'opérateur, s'il y a lieu, de procéder à son obligation d'information.

Ces dispositions garantissent à la personne le droit d'être informée d'une éventuelle dissémination d'informations personnelles mais ne la protègent pas réellement contre une telle menace. C'est sans doute la raison pour laquelle l'ordonnance autorise les pouvoirs publics à diligenter des audits de sécurité auprès des différents opérateurs, audits qui seront réalisés par des experts indépendants. 

Protection contre les cookies

L'article 37 de l'ordonnance tire les conséquences de ce principe général d'information de l'intéressé. Il doit ainsi être averti de "toute action tendant à accéder aux informations stockées" dans son ordinateur, ou à l'inverse,  à y "inscrire de nouvelles informations". Cette formulation un peu obscure renvoie tout simplement à l'installation de "cookies", logiciels espions, qui observent la navigation sur internet, le plus souvent à des fins de démarchage commercial. 

Protection contre les spams

De la même manière, la prospection commerciale par voie de courriers électroniques est désormais prohibée, sauf si la personne visée a préalablement exprimé son consentement (art. 34 du Code des postes et télécommunications électroniques). Tous les messages publicitaires doivent d'ailleurs comporter une adresse permettant au destinataire de transmettre une demande visant à faire cesser ces envois (art. L 121-15-1 du code de la consommation).

On ne peut qu'adhérer à de telles dispositions... mais il reste à s'interroger sur les moyens de les rendre effectives. 

Pour les opérateurs situés en France, ou éventuellement dans l'Union européenne, les poursuites seront possibles, et l'ordonnance prend soin de créer des infractions pénales nouvelles, notamment en cas de non respect de l'obligation d'information sur la violation de données personnelles. Mais comment empêcher un opérateur situé dans un pays exotique bien éloigné de l'Union européenne de nous envoyer des spams ou de placer des cookies dans notre ordinateur ? Pour le moment, la question demeure sans réponse.

mardi 6 septembre 2011

L'information du demandeur d'asile



Un décret du 29 août 2011 a pour objet d'améliorer de manière substantielle l'information du demandeur d'asile. Il comporte deux innovations essentielles.
  • La première énonce le principe selon lequel le premier d'entretien du demandeur d'asile devant l'OFPRA, à la frontière, fait l'objet d'un rapport écrit qui comprend une série d'informations essentielles : identité, nationalité, pays traversés ou dans lesquels il a séjourné, demandes d'asile antérieures, motifs justifiant sa demande d'asile. Une copie de ce rapport est transmise à l'intéressé. 
  • La seconde impose que l'étranger maintenu dans un centre de rétention soit "informé, sans délai, et dans une langue dont il est raisonnable de penser qu'il la comprend" des règles de procédure gouvernant la demande d'asile, de ses droits et obligations ainsi que des aides dont il peut bénéficier durant cette procédures. La même règle s'applique d'ailleurs au demandeur d'asile déjà admis à résider sur le territoire français. 
La transmission du compte rendu d'entretien

La transmission du rapport écrit de l'entretien réalisé à la frontière constitue une innovation, dans la mesure où l'administration estimait traditionnellement que l'étranger n'avait pas encore, à ce stade, le statut de demandeur d'asile. Elle considérait qu'il s'agissait alors d'une "demande d'entrée au titre de l'asile", qui ne supposait le respect d'aucune procédure particulière liée à la demande d'asile. 

L'information "dans une langue dont il est raisonnable de penser qu'il la comprend"

Pour le demandeur, cette référence un peu étrange à une "langue dont il est raisonnable de penser qu'il la comprend"constitue incontestablement une amélioration de son information. Dans la situation antérieure, le demandeur d'asile recevait simplement un Guide du demandeur d'asile disponible en 6 langues, sans que l'on sache s'il comprenait l'une de ces langues. En revanche, le décret ne veut pas faire peser sur l'administration une obligation trop lourde, imposant une information dans la langue natale du demandeur. Compte tenu de la diversité des langues et dialectes parlés par les demandeurs d'asile, il serait irréaliste d'imposer à l'Etat une contrainte aussi lourde sur le plan financier. Elle permettrait en outre au demandeur de gagner du temps en demandant une information dans une langue particulièrement rare... Pour éviter ces inconvénients, on a donc choisi la voie du "juste milieu" qui impose à l'Etat une obligation de moyen, c'est à dire la diffusion d'une information dans la langue du pays d'origine du demandeur ou d'un pays dans lequel il a séjourné.



Ces apports, aussi techniques soient-ils, sont loin d'être négligeables. Ils renforcent en effet de manière substantielle le principe du contradictoire, notamment en amont de la demande d'asile proprement dite.  

On observe cependant que cette évolution est le résultat attendu d'un arrêt du Conseil d'Etat du 10 décembre 2010, Cimade et autres. La Haute Juridiction délivrait alors au gouvernement une injonction de prendre, dans un délai de quatre mois,  les actes indispensables à la transposition d'une directive européenne du 1er décembre 2005 relative à des normes minimales concernant les procédures d'octroi et de retrait du statut de réfugié dans les Etats membres. Le texte est donc enfin en vigueur, huit mois après l'arrêt du Conseil d'Etat, soit le double du délai imposé par le juge... et presque six années après la publication de la directive européenne. La France est toujours le pays des droits de l'homme. 

lundi 5 septembre 2011

Secret défense : la Cour de cassation suit..

La Cour de cassation emboîte le pas au Conseil d'Etat. Un semaine après la Haute juridiction administrative, elle vient à son tour d'accepter la transmission d'une QPC sur la constitutionnalité des dispositions législatives organisant le secret de la défense nationale. 

Sans reprendre l'analyse juridique déjà effectuée à propos de l'arrêt de transmission du Conseil d'Etat, il convient néanmoins d'observer que la Cour vise directement l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du Citoyen. Le Conseil constitutionnel devra donc se prononcer au regard du principe même de la séparation des pouvoirs.. le coeur du problème. 


dimanche 4 septembre 2011

Ecoutes téléphoniques et petites fadettes

Le Monde dénonce avec vigueur la surveillance électronique dont l'un de ses journalistes, Gérard Davet, aurait fait l'objet en juillet 2010 dans le cadre de l'affaire Bettencourt. Ces écoutes auraient permis à la DCRI d'identifier David Sénat, un membre du cabinet de Madame Alliot-Marie, alors Garde des Sceaux, soupçonné d'avoir communiqué à la presse un certain nombre d'éléments du dossier. 

Il est vrai que le ministre de l'Intérieur de l'époque, M. Hortefeux, avait alors prononcé ces paroles fortes, de nature à rassurer le monde de la presse : "La DCRI, ce n'est pas la Stasi ou le KGB. L'objectif de la DCRI n'est pas de suivre les journalistes". Son successeur, M. Guéant, se montre plus nuancé. Il reconnaît aujourd'hui que ses services ont effectué des "repérages de communications téléphoniques", afin de "rechercher l'auteur de la divulgation à l'intérieur de l'administration (...), ce qui est tout à fait scandaleux". 

Qu'entend-il par "repérage de communications téléphoniques" ? De toute évidence, il s'agit du recours à un procédé qui consiste à se faire communiquer la facture détaillée (fadette) d'un abonné pour connaître ses correspondants. Aux yeux du ministre, ce "repérage" est anodin, sans réel impact sur les libertés publiques. 

Le ministre se trompe cependant car, en l'espèce, la communication des fadettes est tout aussi illicite que l'écoute téléphonique "à l'ancienne".

La loi de 1991 et les interceptions de sécurité

Sans reprendre l'intégralité du dispositif de la loi du 10 juillet 1991, il convient de rappeler que ce texte a été voté sous l'influence de la Cour européenne des droits de l'homme qui annulait toutes les écoutes judiciaires demandées par les juges français, au motif que l'ingérence dans la vie privée qu'elles supposent n'était pas organisée par une règle de droit suffisamment précise (CEDH 24 avril Kruslin et Huvig). L'objet essentiel de la loi de 1991 est donc d'abord de garantir un fondement légal incontestable aux écoutes judiciaires, demandées par un juge d'instruction "lorsque les nécessités de l'information l'exigent".

Mais la loi de 1991 crée aussi un fondement juridique aux "interceptions de sécurité", c'est à dire aux écoutes décidées par l'administration. Pratique aussi ancienne que le téléphone, l'interception de sécurité est définie par son objet qui est "de rechercher des renseignements intéressant la sécurité nationale, la sauvegarde des éléments essentiels du potentiel scientifique et économique de la France, ou la prévention du terrorisme, de la criminalité et de la délinquance organisées et de la reconstitution de ligues dissoutes (...)". 

De nature préventive, l'interception de sécurité est initiée par les autorités politiques et administrative, sans que la personne écoutée puisse bénéficier des garanties de la procédure pénale. La loi s'efforce cependant de poser quelques garde-fous. Le premier est la centralisation, puisque toutes les écoutes doivent être autorisées par le Premier ministre, qui contrôle ainsi étroitement l'action du gouvernement dans ce domaine. Le second consiste à limiter le nombre d'interceptions effectuées chaque années, ce qui contraint les autorités à faire des choix entre les préoccupations de sécurité publique justifiant une telle pratique. Le troisième réside dans l'avis de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité, autorité en principe indépendante. Il est vrai que le Premier ministre peut écarter un avis défavorable de la CNCIS.

Ces garanties sont bien modestes, et laissent subsister une large marge de pouvoir discrétionnaire de l'administration. Elles ont pourtant conduit l'Exécutif à vouloir s'émanciper des contraintes posées par la loi de 1991.



L'accès aux fadettes


L'accès aux factures détaillées auprès des opérateurs permet, comme le dit précisément le ministre de l'Intérieur, un "repérage" des individus. En simplifiant quelque peu, on peut affirmer que l'Exécutif, contraint de passer par la CNCIS pour accéder au contenu des conversations téléphoniques, va essayer de contourner celle-ci pour avoir accès au contenant, c'est à dire aux données techniques des communications.

Le Premier ministre s'appuie, pour accéder librement aux fadettes, sur l'article 20 de la loi de 1991 qui offre aux autorités de police la possibilité de s'affranchir de toute contrainte de procédure, lorsqu'il s'agit d'"assurer, aux seules fins de défense des intérêts nationaux, la surveillance et le contrôle des transmissions empruntant la voie herzienne".


Ce fondement juridique semble bien fragile, sauf à considérer que l'affaire Bettencourt touche à la "défense des intérêts nationaux". Quant au téléphone du journaliste du Monde, il est tout de même peu probable qu'il emprunte la voie herzienne..

Au regard du droit positif, ce "repérage" semble donc totalement illicite. Il faut cependant noter que le Canard Enchaîné avait affirmé, en septembre 2010,  connaître l'existence d'une délibération de la CNCIS datée du 21 janvier 2010, qui dispenserait l'administration de toute formalité pour l'obtention de facturations détaillées et de données de géolocalisation auprès des opérateurs. Par la suite, une lettre du directeur de cabinet du Premier ministre, intervenue le 17 février 2010, aurait autorisé les services de police à accéder aux fadettes de n'importe qui, sans informer qui que ce soit..

Le conditionnel s'impose, d'autant que le Canard affirme que ces textes sont classifiés. Leur existence serait cependant très inquiétante. Une délibération de la CNCIS et une lettre d'un haut fonctionnaire ne relèvent même pas du pouvoir réglementaire. Leur valeur juridique est celle d'une simple circulaire... ce qui leur interdit purement et simplement d'aller à l'encontre de dispositions législatives. Une pratique très attentatoire à la vie privée des personnes repose ainsi sur des fondements aussi incertains que secrets.

Dans l'état actuel du droit, on doit donc considérer que les autorités politiques et administratives ont accès aux fadettes... parce que l'Exécutif en a décidé ainsi. Et cette affaire illustre malheureusement une tendance générale qui consiste à affirmer devant les médias son attachement à la loi, tout en violant ses dispositions dans la plus grande opacité.