« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 29 août 2011

La présence de l'avocat durant la garde à vue : toujours plus !

La loi du 14 avril 2011 sur la garde à vue est à peine en vigueur qu’elle se trouve déjà contestée. LLC avait déjà attiré l’attention, en juin dernier, sur une certaine précarité des dispositions prévoyant un « avocat taisant », contraint au silence pendant l'audition, peu compatibles avec le projet de directive européenne et avec le droit issu de la convention européenne.


Aujourd’hui, la contestation s’incarne dans une nouvelle QPC, dont on observe qu’elle n’est pas déposée par une personne gardée à vue, mais par les avocats eux mêmes, en l’espèce le jeune barreau parisien. Ce dernier conteste devant le Conseil d’Etat la légalité de la circulaire du 23 mai 2011, recours  déposé moins de 9 jours après sa publication. C'est à l'occasion de ce recours qu'est déposée une QPC contestant les dispositions de la loi du 14 avril 2011. Autant dire qu’il s’agit pour la profession d’apparaître comme le protecteur unique des droits des citoyens gardés à vue. Et pour les jeunes avocats du Barreau de Paris, très nombreux, peut être trop, la garde à vue constitue une source de revenus non négligeable et qui peut sans doute être encore augmentée.. (voir LLC).

Sur le fond, les jeunes avocats demandent que l’avocat de la personne gardée à vue puisse poser des questions lors des interrogatoires, mais également qu’il ait accès à l’intégralité du dossier et soit présent lors des différentes confrontations et perquisitions.

Alors que la garde à vue suscite de multiples QPC, il est surprenant de noter que la loi du 14 avril 2011 n’a pas été déférée au Conseil constitutionnel. Sur ce point, cette QPC, dernière en date mais sans doute pas ultime, présente au moins l’avantage de provoquer le contrôle de constitutionnalité. 


Pour le moment, la jurisprudence du Conseil constitutionnel ne semble pas s’orienter vers une présence constante de l’avocat durant toutes les phases et toutes les activités liées à la garde à vue. Dans sa célèbre décision du 30 juillet 2010, relative à une précédente QPC , le Conseil affirme que l’absence de l’avocat pendant les interrogatoires constitue une « restriction aux droits de la défense imposée de façon générale ». Il ajoute cependant qu’elle s’impose « sans considérations des circonstances particulières susceptibles de la justifier ». A contrario, on est fondé à en déduire que certaines circonstances pourraient justifier l’absence de l’avocat pendant les interrogatoires, notamment « pour rassembler des preuves ou assurer la protection des personnes ».

Autant affirmer clairement que la présence de l’avocat est une nécessité de principe, mais pas une nécessité absolue et permanente.

La Cour européenne n’est d’ailleurs pas davantage dans une position aussi absolutiste. Dans une décision récente du 19 juillet 2011, Rupa c. Roumanie, elle estime que des déclarations faites par un gardé à vue en dehors de la présence de son avocat commis d’office peuvent être pris en considération dans la suite de la procédure. Le fait que l’avocat ait été peu présent et peu actif durant la garde à vue n’a pas davantage pour effet de porter atteinte à l’exercice des droits de la défense.

La Cour se montre également très réservée sur le droit d’accès au dossier par l’avocat d’une personne gardée à vue. Dans un arrêt Svipsta c. Lettonie du 17 février 2001, elle avait ainsi admis que cet accès, lorsqu’il est reconnu par le système juridique, soit temporairement limité pour des motifs légitimes liés au bon déroulement de l’enquête. La seule contrainte est que l’avocat dispose des pièces indispensables à la contestation de la légalité de la mesure privative de liberté.

On le voit, cette conception extensive de la présence de l’avocat durant la garde à vue ne rencontre, pour le moment, que peu d’écho dans le droit positif. Reste à se demander quelle sera la position du juge constitutionnel sur l’audition libre et sur l'avocat taisant… mais nous en aurons sans doute à en reparler.


lundi 22 août 2011

Le CV anonyme passe à la poubelle

Yazid Sabeg, le commissaire à la diversité et à l'égalité des chances, vient d'annoncer que le CV anonyme ne serait pas généralisé. 

En soi, la nouvelle ne présente pas un intérêt immense, mais le CV anonyme offre tout de même un exemple presque caricatural de ces réformes cosmétiques qui font de la lutte contre les discrimination un objet de communication, et rien d'autre. 

L'abandon de cette réforme n'est pas aussi surprenant que les conditions de son adoption. Car le CV anonyme est une obligation légale depuis la loi du 31 mars 2006 sur l'égalité des chances, qui reprenait alors une idée lancée par Claude Bébéar, dans un rapport de 2004. Le texte introduit dans le code du travail l'article L 1221-7 qui énonce : "Dans les entreprises de cinquante salariés et plus, les informations (…) communiquées par écrit par le candidat à un emploi ne peuvent être examinées que dans des conditions préservant son anonymat". 

Or, cette loi sur l'égalité des chances a été victime d'une sorte de malédiction. On se souvient qu'à la suite de manifestations de grande ampleur, le président de la République, à l'époque Jacques Chirac, avait demandé aux entreprises de ne pas appliquer ses dispositions portant sur le "Contrat  première embauche" (CPE). Dans la foulée, les entreprises en ont sans doute profité pour ne pas appliquer davantage celles relatives au CV anonyme, d'autant que le décret en Conseil d'Etat qui devait en préciser les modalités de mise en œuvre n'a jamais été publié.

Trois ans après le vote de la loi, notre actuel Président de la République a redécouvert le CV anonyme, peut être en lisant le Journal Officiel ? Quoi qu'il en soit, dans un discours à l'Ecole Polytechnique de décembre 2008, il déclare : "Je veux que le CV anonyme devienne un réflexe pour tous les employeurs". Il propose donc une expérimentation, idée fort originale, puisqu'il est peu fréquent de procéder à l'expérimentation postérieurement à la loi.. 

Quoi qu'il en soit, en novembre 2009, 49 entreprises acceptent de mettre en oeuvre pendant six mois le CV anonyme dans leur procédure d'embauche. Personne n'avait entendu parler des résultats … jusqu'à ce que Pôle Emplois se voie confier une nouvelle expérimentation, qui s'est déroulée dans 8 départements. Le bilan en a été confié au CREST qui a communiqué des résultats accablants. On y apprend que les candidats issus de l'immigration ont une chance sur 22 d'obtenir un entretien lorsque leur CV est anonyme, et une chance sur 10 lorsqu'il n'est pas anonyme. Les analystes pensent que les recruteurs sont plus indulgents sur les maladresses d'écriture ou les "trous" dans les CV quand ils connaissent les origines sociales de celui ou celle qui l'a rédigé. En bref, on s'aperçoit que les recruteurs ne sont pas nécessairement tous des vilains racistes.. 

On aurait peut être pu s'en douter et éviter le ridicule de ces expérimentations successives. Mais au-delà de l'anecdote, et avant que le CV anonymes échoue dans les poubelles de l'histoire, nous pouvons peut être tirer quelques leçons de ses péripéties.

D'une part, la lutte contre les discriminations est, avant tout un combat juridique pour l'égalité de traitement. Des textes existent pour sanctionner les employeurs qui pratiquent des discriminations à l'embauche, qu'elles soient fondées sur les origines, le sexe, l'âge ou les orientations sexuelles. C'est aussi un combat culturel, et il est sans doute plus utile d'apprendre aux jeunes postulants à rédiger correctement un CV plutôt que les inciter à l'anonymat. 

Ce CV anonyme est inutile, dans la mesure où il ne fait que repousser l'éventuelle discrimination jusqu'à l'entretien. Il est également dangereux, car il stigmatise ceux qui recourent à cet anonymat, puisque, par hypothèse, ils arrivent dans une procédure de recrutement avec "quelque chose à cacher".  Au lieu de lutter contre la discrimination, il la crée.  Mais le plus grave n'est-il pas de laisser croire aux victimes potentielles qu'il suffit d'un CV anonyme pour rétablir l'égalité ?  

D'autre part, l'aventure du CV anonyme témoigne d'un certain mépris de la loi. En 2006, le parlement est sollicité pour voter l'adoption du CV anonyme. Il participe alors à un "coup médiatique", la promotion d'une idée à la mode. Elle fait l'objet d'une sorte de consensus, illustré par la proposition n° 25 du Projet socialiste pour 2012, qui, lui aussi, propose la généralisation du CV anonyme.

La loi est votée sans que l'on connaisse réellement les conséquences de la réforme ainsi adoptée. C'est si vrai qu'après avoir voté ce texte, on va se préoccuper, trois ans après, de l'expérimenter… pour découvrir finalement qu'il était parfaitement nuisible aux intérêts mêmes qu'il voulait protéger.  Pendant cinq années, on nous a donc vanté les bienfaits d'une technique dont personne ne connaissait l'impact… 

Les bons sentiments ne font décidément pas une bonne législation. 



jeudi 18 août 2011

Le parquet européen, c'est pas demain la veille

Le 14 août 2011, l'Assemblée nationale a adopté une résolution européenne dans laquelle elle "souhaite la création d'un parquet européen compétent, dès l'origine, en matière de lutte contre la criminalité". ..




La "résolution européenne"

Devons nous en déduire que nos honorables parlementaires se sont réunis pendant le grand week end de l'Assomption pour se pencher sur l'approfondissement de l'espace pénal européen ? Certes non, car cette "résolution européenne" a été adoptée selon la procédure précisée dans l'article 151-7 du règlement de l'Assemblée. La Commission des affaires européenne peut en effet proposer des résolutions qui, selon leur thème, sont ensuite examinées par une commission permanente, celle qui est la plus compétente sur le fond. Celle qui nous intéresse, issue d'une initiative de M. Geoffroy (UMP Seine et Marne) et de Mme Karamanli (PS Sarthe) a donc été transmise à la Commission des lois. Celle-ci a alors le choix entre rejeter la proposition, l'inscrire à l'ordre du jour pour qu'un débat soit organisé, ou encore… ne rien faire. C'est cette dernière option qui a été choisie en l'espèce. Dans ce cas, la résolution est considérée comme adoptée à l'issue d'un délai de 15 jours après la transmission à la commission compétente. Et c'est ainsi qu'une résolution est adoptée le 14 août..

Une histoire ancienne...

Le fondement juridique de ce ministère public européen réside dans l'article 86 du traité de Lisbonne, entré en vigueur le 1er décembre 2009. Il prévoit la faculté "pour tout ou partie des Etats membres, d'instituer un parquet européen". Le rapport du Conseil d'Etat publiée en février 2011 sur cette question note cependant que la réflexion sur ce sujet a "près de 40 ans". En substituant les ressources propres des communautés aux contributions financières des Etats, le traité de Luxembourg de 1970 portait déjà en germe l'idée que les intérêts financiers de l'Union justifient la mise en place d'instruments de contrôle spécifiquement européens. Avec la construction de l'espace judiciaire européen, l'idée de créer un procureur européen a fait son chemin, à travers de multiples sommets et de multiples rapports, jusqu'au traité de Lisbonne.

Qui s'opposerait, à part quelques eurosceptiques pathologiques, à une idée aussi excellente ? Un parquet européen permettrait de lutter plus efficacement contre la criminalité transfrontière, qu'elle soit purement financière ou étendue à l'ensemble de la criminalité organisée. Surtout, un parquet européen contribuerait au rapprochement des systèmes pénaux autour de standards européens. A ce titre, il jouerait un rôle unificateur et formateur, surtout au moment précis où l'Union européenne se prépare à adhérer à la Convention européenne des droits de l'homme.

Alors pourquoi en sommes nous toujours à voter des résolutions pour vanter les bienfaits du parquet européen, sans pour autant dépasser le stade déclaratoire ?

Pieter Brueghel. Intérieur d'un cabinet de procureur
Un enjeu de pouvoir

On sait que le droit européen est partagé entre deux traditions. Les communautés européennes, et notamment le droit de la Cour de Justice, se sont construites à partir de la tradition continentale du droit écrit romano-germanique. Peu à peu, le droit de la "Common Law" d'origine anglo-saxonne a été également pénétré le droit européen, à travers notamment le droit pénal et les principes posés par la Cour européenne. De quel système s'inspirera l'institution du parquet eruopéen ? C'est évidemment un enjeu de pouvoir qui conditionne l'ensemble des négociations.

Obstacles juridiques

La réforme rencontre d'abord des obstacles juridiques. Le premier d'entre eux est l'étendue de la compétence de cette structure nouvelle. Le traité de Lisbonne mentionne les infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union, mais aussi à la "criminalité grave ayant une dimension transfrontière". Or on sait que la notion de "criminalité organisée" ou de "grande criminalité" n'est pas définie de la même manière par l'ensemble des Etats membres. Ces divergences conduisent à noter l'hétérogénéité des normes et des systèmes qui risque de susciter de grandes difficultés d'articulation entre le parquet européen et les droits nationaux.

Europe intergouvernementale ou intégration ?
Mais la plus grande difficulté est sans doute de nature politique. La création d'un parquet européen est en effet au cœur du débat entre la vision intergouvernementale de l'Union européenne et le souhait d'une intégration plus grande vers un système qui se rapproche du fédéralisme. Dans son rapport, le Conseil d'Etat ne s'y trompe pas, et plaide pour une vision quelque peu étriquée, qu'il appelle "réaliste" du procureur européen. A ses yeux, il est impossible d'envisager une institution unique, centralisée, ayant compétence ratione loci sur l'ensemble du territoire l'Union. Le "parquet réaliste" qu'il propose serait donc une institution collégiale, composée d'un représentant par Etat membre pour la décision d'engager les poursuites. Ensuite, ces poursuites seraient diligentées par des "délégués nationaux" décentralisés dans chaque Etat.

Cette proposition vise en réalité à replacer le procureur européen dans une perspective intergouvernementale, alors qu'il en est la négation même. Par son existence même, il remet en cause l'Europe des Etats pour privilégier l'intégration. Il considère en effet le territoire de l'Union comme un champ de compétence unique, alors que ce que l'on appelle l'"espace de liberté, de sécurité et de justice" initié à Tempere en 1999, s'est essentiellement traduit par la création d'Eurojust, c'est-à-dire d'une organisation intergouvernementale dont on connait par ailleurs la relative inefficacité. On ajoutera, pour faire bonne mesure, que la Grande Bretagne, dont on connaît l'attachement à l'Union européenne, ainsi que l'Irlande ont choisi de ne pas participer à la coopération judiciaire en matière pénale. Par les protocoles 21 et 22, elles ont cependant obtenu de pouvoir participer au Parquet européen, lorsqu'elles le souhaiteront, par une simple demande (clause "opt in").

Devant ces difficultés de la coopération intergouvernementale, on peut s'interroger sur les chances de la procédure d'adoption prévue par l'article 86 al. 1 TFUE. Il précise en effet que le Conseil peut créer le parquet européen "par voie de réglements" adoptés à l'unanimité. Or, les adhésions britannique, irlandaise, et probablement polonaise à cette réforme semblent bien peu probable. Pourquoi alors ne pas utiliser le système des coopérations renforcées, qui est autorisé par l'alinéa 2 de ce même article 86 ? Il permet à 9 Etats "motivés" de créer ce parquet européen… et d'amorcer un véritable espace judiciaire européen, même s'il est géographiquement plus réduit ?

A ce titre, le procureur européen constitue peut être le moyen de faire renaître une "petite Europe" mieux intégrée, dotée d'une gouvernance plus efficace... on rêve..

lundi 15 août 2011

"Omerta dans la police" : l'obligation de réserve des agents publics


Le tribunal administratif de Paris a rejeté, le 13 août, la  demande de suspension en référé de la mesure disciplinaire qui frappe madame Sihem Souid. Le 26 juillet dernier, le conseil de discipline avait proposé de lui infliger une sanction de 18 mois d'exclusion, dont 12 mois ferme, sanction réduite l'après midi même par le ministre de l'intérieur à 6 mois ferme, sans doute pour montrer sa grande clémence... 
L'origine de cette sanction réside dans la publication d'un livre "Omerta dans la police" paru en octobre 2010 aux éditions du Cherche Midi, écrit avec le soutien de Jean Marie Montali, directeur de la rédaction de France Soir. L'auteur y dénonçait un "climat délétère" dans les services de la police de l'air et des frontières (PAF) où elle exerçait ses fonctions, décrivant un univers de travail dominé par le racisme, l'homophobie et le sexisme.
La décision du  juge administratif ne présente, en soi, qu'un intérêt limité, dans la mesure où il ne se prononçait pas au fond, mais seulement sur des mesures d'urgence. Sur ce point, il n'est  pas surprenant qu'il ait refusé la suspension de la sanction. Les avocats de la plaignante avaient eu l'idée étrange d'invoquer le fait qu'elle se trouverait en "grande précarité" du fait de cette exclusion de six mois, alors même que les tirages de son livre sont excellents.
L'intérêt de cette affaire est bien davantage dans le débat qu'elle suscite sur l'obligation de réserve des agents publics. Plusieurs questions doivent être posées pour cerner cette notion.
1ère question : Mme Souid est-elle soumise à l'obligation de réserve ?
La réponse est incontestablement positive. L'article 25 du statut de lafonction publique soumet les fonctionnaires à un "devoir de discrétion" qui implique la non divulgation des faits, informations ou documents dont ils ont connaissance dans l'exercice de leurs fonctions. Ce devoir cède cependant, très logiquement, devant l'obligation de communiquer aux administrés les documents administratifs communicables au sens de la loi du 17 juillet 1978.
La notion de devoir de réserve est quant à elle d'origine jurisprudentielle.  Elle apparaît dès 1935, dans un arrêt du Conseil d'Etat Bouzanquet, pour fonder la sanction frappant un employé à la chefferie du Génie à Tunis, qui avait tenu des propos publics très critiques à l'égard de la politique du gouvernement.  Elle impose à l'agent une certaine retenue dans l'expression, lui interdit  d'utiliser sa fonction pour d'autres finalités que celles qui lui sont attachées, par exemple à des fins de propagande politique ou de dénigrement. La réserve apparaît ainsi comme un des instruments juridiques destinés à garantir la neutralité du service public. 

Il est vrai que Mme Souid, contrairement à ce qui été largement repris dans la presse, n'a pas la qualité de fonctionnaire. Elle est "agent de sécurité de la police nationale", ce qui signifie qu'elle a été recrutée avec un contrat de trois ans renouvelable. Elle a ensuite bénéficié de 14 semaines de formation avant de rejoindre les services de la police nationale pour y exercer des fonctions de soutien.
Bien qu'elle ne soit pas soumise au statut de la fonction publique, Mme Souid doit néanmoins respecter l'obligation de réserve. D'une part, la jurisprudence affirme que « le devoir de réserve s'impose à tout agent public. » ( par exemple : Conseil d'Etat, 13 mars 2006, Maison deretraite de Gerbeviller), qu'il soit fonctionnaire ou contractuel. D'autre part, le réglement général d'emploi de la police nationale (RGEPN) rappelle les droits et obligations de tous les personnels concourant aux missions de police, quel que soient leur statut, leur grade ou leur fonction. Signé par le ministre de l'Intérieur, il précise, dans son art. 113-10 que "l'obligation de réserve et de discrétion s'applique à tous les policiers et concerne tous les faits, les informations ou les documents dont ils ont une connaissance directe ou indirecte dans l'exercice ou à l'occasion de leur profession". Ce texte, actuellement l'arrêté du 6 juin 2006, s'impose par la voie hiérarchique à chacun des agents concernés. 

Dans ces conditions, il ne fait donc guère de doute que Mme Siad est effectivement soumise à l'obligation de réserve. 

2ère question : Les faits dont on accuse Mme Souid sont-ils constitutifs d'un manquement à l'obligation de réserve ?
La réponse sur ce point doit être plus nuancée. On peut évidemment considérer, et c'est la position du ministère de l'Intérieur, que le manquement à l'obligation de réserve a une nature purement objective, et serait constitué dès qu'une information concernant le service est divulguée, quelle que soit cette information. Selon cette définition étroite, le manquement à l'obligation de réserve est évidemment constitué.
On doit tout de même observer que cette position extrême n'est pas celle de la jurisprudence. Le juge considère au contraire que l'obligation de réserve ne pèse pas avec la même intensité sur chaque agent public. Ceux qui sont dans une position hiérarchique élevée (ambassadeur, préfet..) ou qui sont placés sous un statut particulier (militaires) y sont soumis de manière plus rigoureuse. En revanche, les agents subalternes et ceux qui disposent d'un mandat syndical bénéficient d'une plus grande liberté de parole (CE 18 mai 1956, Boddaert).
Si on reprend le cas de Mme Souid, on doit constater qu'elle est bien loin d'exercer une fonction supérieure, la mission des ADS relevant du soutien, et n'impliquant aucune participation directe à la mission de lutte contre la délinquance. Il est donc possible de considérer que l'obligation de réserve qui pèse sur elle ne lui interdit pas toute expression. 
Peut être serait il même possible de considérer que le dénonciation de comportements illégaux à laquelle elle se livre dans son livre remplit une mission d'intérêt général assez proche de l'action syndicale ?
3è question : La sanction infligée à Mme Souid est-elle proportionnée à la gravité du manquement à ses obligations ?
On sait que le juge administratif a tendance à accroître l'intensité de son contrôle sur les sanctions disciplinaires. Dans la célèbre affaire Matelly du11 janvier 2011, il a ainsi annulé la révocation d'un officier de gendarmerie, considérée comme "manifestement disproportionnée" par rapport aux faits reprochés à cet officier.
La comparaison entre les deux affaires est précisément très éclairante. Dans la décision Matelly, le manquement à l'obligation de réserve était d'autant plus évident que l'intéressé était soumis au statut des militaires, évidemment plus rigoureuse en ce domaine que le statut de la fonction publique civile. Et l'officier avait signé un article contestant ouvertement la politique du gouvernement en matière de regroupement des forces de sécurité. D'une certaine manière, il critiquait le droit existant, en l'espèce la loi du 3 août 2009 sur la gendarmerie.
Dans l'affaire Souid au contraire, l'intéressée est sanctionnée pour avoir dénoncé des comportements constitutifs d'infractions pénales (discrimination, harcèlement, etc..). Elle ne critique pas le droit existant, mais dénonce au contraire des violations du droit.
La question de la proportionnalité de la sanction est évidemment posée dans une telle situation. Mme Souid fait l'objet d'une exclusion de 18 mois, dont 12 avec sursis, l'une des sanctions les plus lourdes, derrière la révocation et la radiation des cadres.
4è question : Quelles sont les bornes de l'obligation de réserve ?
Se pose alors la véritable question de savoir quelles sont les bornes de l'obligation de réserve. Elle ne saurait évidemment pas contraindre un agent à un silence absolu. Dès lors que les procédures internes ne permettent pas de faire aboutir des plaintes portées contres ces comportements illégaux, doit-on nécessairement considérer comme illicite le fait de les porter sur la place publique ? L'utilisation des médias ne peut il jamais être le moyen de susciter une enquête qu'il a été impossible d'obtenir par d'autres moyens ? Sur ce plan, l'affaire Souid offre peut être au juge l'opportunité de préciser dans quels cas la liberté d'expression doit prévaloir sur l'obligation de réserve. 
La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme devrait inciter le juge à s'interroger sur cette question. En effet, dans une affaireGuja c. Moldavie du 12 février 2008, elle a été amenée à considérer qu'un fonctionnaire, même soumis à l'obligation de discrétion et de réserve, pouvait invoquer l'article 10 de la Convention européenne consacrant la liberté d'expression. Et sa décision est très éclairante : ".
"En ce qui concerne les agents de la fonction publique, qu’ils soient contractuels ou statutaires, la Cour observe qu’ils peuvent être amenés, dans l’exercice de leur mission, à prendre connaissance d’informations internes, éventuellement de nature secrète, que les citoyens ont un grand intérêt à voir divulguer ou publier. Elle estime dans ces conditions que la dénonciation par de tels agents de conduites ou d’actes illicites constatés sur leur lieu de travail doit être protégée dans certaines circonstances (…)". 

La Cour observe cependant que "la divulgation au public ne doit être envisagée qu’en dernier ressort, en cas d’impossibilité manifeste d’agir autrement (...). Dans un système démocratique, les actions ou omissions du gouvernement doivent se trouver placées sous le contrôle attentif non seulement des pouvoirs législatif et judiciaire, mais aussi des médias et de l’opinion publique. L’intérêt de l’opinion publique pour une certaine information peut parfois être si grand qu’il peut l’emporter même sur une obligation de confidentialité imposée par la loi "

Nul doute que si elle n'obtient pas satisfaction devant les juges internes, Mme Souid saura se souvenir de cette intéressante décision de la Cour européenne.. On ne peut s'empêcher de penser toutefois qu'il est tout de même fâcheux de laisser à la jurisprudence européenne le soin de résoudre un problème auquel le législateur devrait s'intéresser.

vendredi 12 août 2011

La citation du jour : Jefferson, les banques et les libertés



I believe that banking institutions are  more dangerous to our liberties than standing armies. If the  American people ever allow private banks to control the issue of  their currency, first by inflation, then by deflation, the banks and  corporations that will grow up around the banks will deprive the  people of all property until their children wake-up homeless on the  continent their fathers conquered.
Thomas Jefferson (Letter to the Secretary of the Treasury Albert Gallatin, 1802)

Marinus van Reymerswaele 1493-1567. Le banquier et sa femme
Traduction française:
« Je pense que les institutions bancaires sont plus dangereuses pour nos libertés que des armées entières prêtes au combat. Si le peuple américain permet un jour que des banques privées contrôlent leur monnaie, les banques et toutes les institutions qui fleuriront autour des banques  priveront les gens de  toute possession, d’abord par l’inflation, ensuite par la récession,  jusqu’au jour où leurs enfants se réveilleront, sans maison et sans toit, sur la terre que leurs parents ont conquis »

jeudi 11 août 2011

Cloud Computing et Patriot Act

Le Cloud Computing est à la mode, et l'entreprise moderne comme le particulier branché sont invités à utiliser cet "informatique dans les nuages". Au-delà de sa terminologie éthérée, le Cloud Computing est une technologie relativement simple : au lieu de stocker nos données sur notre disque dur, nous sommes invités à les confier à des serveurs distants. La technique est très tentante. D'une part, elle met les données à l'abri de l'accident toujours possible qui menace un disque dur. D'autre part, elle les rend accessibles de n'importe quel ordinateur, même peu puissant, connecté à internet. Elle offre enfin des possibilités de travail collaboratif qui dépassent de beaucoup notre bonne vieille communication par courriel. 

Supposons donc nos données les plus précieuses dans l'éther.  Est-il pour autant une zone de non droit ? 

Hélas non, car les fournisseurs de ce type de service sont américains, à commencer par Microsoft qui a sorti, en juillet, une nouvelle suite "Office 365" qui offre aux entreprise un outil de communication et de collaboration hébergé dans le  Cloud. La conséquence directe de cette situation est que Microsoft va acheminer vers ses serveurx et stocker les données de ses clients européens.. 

Or Microsoft, comme n'importe quelle entreprise d'Outre-Atlantique, est soumis au Patriot Act. On sait que ce texte, adopté par le Congrès américain a été voté le 25 octobre 2001, soit six semaines après les attentats du 11 Septembre. Il autorise toute une série d'atteintes à la vie privée, à la présomption d'innocence, au principe de sûreté. Et surtout il permet la communication aux autorités de police et de sécurité, sans aucune autorisation d'un juge, des informations d'une entreprise. En outre, le ForeignIntelligence Surveillance Act de 1978 modifié en août 2007 permet aux services compétents de se passer d'une autorisation judiciaire pour intercepter les communication d'éventuels suspects résidant à l'étranger. Peu importe donc que l'entreprise ait son siège en France, ses données, confiées à Microsoft, sont communicables aux autorités américaines sur la base dut Patriot Act  et du FISA

Inutile de préciser que cette communication aux autorités américaines se fait dans leplus grand secret, car le Patriot Act impose la confidentialité. La directive européenne sur la protection des données qui impose aux dépositaires de données à caractère personnel d'informer les personnes concernées en cas de divulgation n'est ici d'aucun secours. Par hypothèse en effet, elle ne saurait lier les autorités américaines. 

Magritte. L'oeil voit l'invisible

L'Union européenne ne semble d'ailleurs pas hostile à la transmission aux Etats Unis de données européennes. L'accord SWIFT avec les Etats Unis, entré en vigueur le 1er août 2010, donne déjà aux autorités américaines l'accès aux données bancaires européennes stockées sur le réseaux de la société Swift, dans le but de lutter contre le terrorisme. De même, l'accord PNR (Passengers Name Record) signé en 2007, prévoit la transmission aux Etats Unis de toutes les données relatives aux passagers des transports aériens, toujours pour lutter contre le terrorisme. 

On constate ainsi un véritable effet d'aubaine du terrorisme. Il autorise en effet l'administration américaine à entrer en possession des données les  plus sensibles des entreprises européennes… Alors, avant de se précipiter sur le Cloud Computing, les chefs d'entreprise comme les particuliers doivent peut être garder la tête froide, et les pieds sur terre…