« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 26 juillet 2011

QPC : la "Journée de solidarité" et l'égalité devant les charges publiques


Le Conseil constitutionnel, doublement saisi d'une QPC par le Conseil d'Etat et la Cour de cassation, a statué le 22 juillet sur la constitutionnalité du dispositif législatif mettant en oeuvre la "journée de solidarité" en faveur de l'autonomie des personnes âgées.
Cette "journée de solidarité" a été instituée par la loi du 30 juin 2004, et codifiée dans le code du travail. Elle prend la forme d'une journée supplémentaire de travail non rémunéré. D'abord fixée au Lundi de Pentecôte, elle a ensuite été assouplie dans ses modalités . Elle peut donc se dérouler sur tout jour chômé ou férié autre que le 1er mai, voire être organisée par une nouvelle répartition des heures de travail, nouvelle répartition négociée avec les salariés.
Les requérants ont invoqué l'inconstitutionnalité de cette "journée de solidarité" , non pas dans ses modalités, mais dans son principe même. En limitant le champ d'application du dispositif aux salariés, fonctionnaires et agents publics non titulaires, le législateur exonère en effet de cette contrainte nouvelle les professions libérales et les retraités. Il y aurait donc atteinte au principe d'égalité devant les charges publiques.
Après avoir analysé les dispositions en cause, dont la complexité est sans doute un chef d'œuvre bureaucratique, le Conseil constitutionnel considère qu'elles n'impliquent aucune violation de l'égalité devant les charges publiques. Appliquant sur ce point la jurisprudentielle la plus traditionnelle, il observe que "le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu (…) que la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de loi qui l'établit".


Giovanni Battista Pittoni.
Suzanne et les vieillards
En l'espèce, le législateur a choisi de faire peser l'effort de solidarité sur les salariés du secteur public comme du secteur privé, car ils bénéficient de la garantie offerte par la durée légale légale du travail. En outre, le dispositif s'accompagne d'une imposition spécifique pesant sur les employeurs, ces derniers participant ainsi à l'effort de solidarité. Le Conseil constitutionnel reprend donc les principes dégagés par la célèbre jurisprudence Couitéas du Conseil d'Etat, et conclut que cette "journée de solidarité" n'implique aucun dommage anormal et spécial pour les salarié.
On verra dans cette jurisprudence une double confirmation. D'une part, le Conseil confirme les principes traditionnels définis par la jurisprudence du Conseil d'Etat dès 1923, et déjà constitutionnalisés. D'autre part, et conformément aux principes gouvernant son contrôle de constitutionnalité, il rappelle qu'il "n'a pas un pouvoir général d'appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement". Il ne lui appartient donc pas de rechercher si les objectifs assignés par le législateur auraient pu être atteints par d'autres moyens.
En clair, si la "journée de solidarité" n'apporte aucune aide concrète aux personnes âgées et constitue en fait une imposition déguisée, ce n'est pas au Conseil constitutionnel de le sanctionner, c'est à l'électeur…

En clair, si la "journée de solidarité" n'apporte aucune aide concrète aux personnes âgées et constitue en fait une imposition déguisée, ce n'est pas au Conseil constitutionnel de le sanctionner, c'est à l'électeur…


dimanche 24 juillet 2011

Avocat et garde à vue : la Cour européenne se convertit au réalisme

Dans une décision du 19 juillet 2011, la Cour européenne a enfin posé les limites du droit à l'assistance d'un avocat durant la garde à vue. En l'espèce, le requérant est un ressortissant roumain qui s'est refusé à un contrôle d'identité, a frappé un policier et dégradé son véhicule. Il a donc été arrêté, de manière peut être un peu musclée , et des poursuites pénales ont été engagées à son encontre.

Une partie de la décision, d'un intérêt limité, porte sur les mauvais traitements dont l'intéressé prétend avoir été victime. La Cour refuse de reconnaître l'existence de traitements inhumains et dégradants, en l'absence de preuve apportée par le requérant. Les autorités roumaines sont cependant sanctionnées, car M. Rupa s'était plaint d'avoir été battu dès la première audience pénale, et aucune enquête n'avait été diligentée pour vérifier ses allégations.

L'essentiel de la décision réside dans la violation invoquée du droit au procès équitable (art. 6 ). Elle proviendrait d'un ensemble de dysfonctionnements survenus lors de la garde à vue. M. Rupa se plaint en particulier d'avoir dû utiliser les services d'un avocat commis d'office, et qui n'aurait pas assuré la "continuité" de sa défense. Il a ainsi été amené à faire une déclaration hors de la présence de son conseil.

La Cour fait observer que M. Rupa a lui-même reconnu ne pas être en mesure de s'offrir les services de l'avocat de son choix, et qu'il a donc dû accepter un avocat commis d'office. Par la suite, au moment du procès pénal, le requérant a finalement pu solliciter les services des conseils de son choix, ce qui montre bien que les autorités roumaines n'avaient jamais eu l'intention de s'y opposer. Quant à l'audition faite hors la présence de son conseil, la Cour la considère comme un "acte isolé" qui n'a d'ailleurs eu aucune influence sur la procédure, le juge pénal s'étant toujours fondé sur les procès verbaux des auditions menées en présence de l'avocat.

En rejetant le recours de M. Rupa, la Cour fait preuve de pragmatisme. Nul n'ignore en effet que le recours à un avocat commis d'office, généralement prévenu au dernier moment et peu familier du dossier, n'est pas la solution idéale pour garantir les droits de la défense. Nul n'ignore non plus que dans la durée d'une garde à vue, il peut arriver que des propos soient échangés, surtout si l'avocat tarde à venir. D'une certaine manière, cette décision est rassurante, car elle tient compte des difficultés que présente aujourd'hui l'organisation de la garde à vue.

Si on s'en tient au cas français, les premiers bilans réalisés par le ministère de l'Intérieur et portant sur les 10 000 premières garde à vue "nouveau régime" ont montré l'importance de ces difficultés matérielles. Sur ces 10 000 gardes à vue qui ont eu lieu entre le 16 avril et le 2 mai, 4000 gardés à vue ont demandé l'assistance d'un avocat, soit 40 %. Surtout, il y a eu 889 carences, c'est-à-dire que des avocats sollicités ne se sont tout simplement pas présentés. Et ces chiffres excluent Paris et la petite couronne…

Bien sûr, on objectera que ces problèmes matériels sont provisoires, et que l'organisation des Barreaux permettra bientôt la prise en charge de l'intégralité des gardes à vue, d'autant que la rémunération des avocats est assurée sur le budget de l'Etat (voir sur LLC). Il n'empêche qu'il est bon de savoir que la Cour européenne n'est pas prête à utiliser le premier dysfonctionnement pour sanctionner l'intégralité d'une procédure.







samedi 23 juillet 2011

Cultes : l'éternelle jeunesse de la loi de 1905

Le 19 juillet, le Conseil d'Etat a rendu cinq décisions portant sur l'interprétation de la loi du 9 décembre 1905.

Observons d'emblée qu'il s'agit d'interpréter la loi de 1905 et non pas le principe même de laïcité. Celui-ci figure dans l'article 2 de la Constitution, selon lequel "la France est une République laïque. Elle respecte toutes les croyances". Le principe de laïcité suppose l'indépendance de la société civile à l'égard des institutions religieuses. Il repose finalement sur une idée simple : les convictions religieuses doivent demeurer dans la sphère privée.

La loi du 9 décembre 1905, de séparation des églises et de l'Etat, constitue l'instrument essentiel de  mise en œuvre du principe de laïcité. Elle définit les modalités d'organisation des cultes conformes au principe de laïcité. Dès lors que le Conseil d'Etat n'est pas juge de la constitutionnalité, il apparaît inévitable que son intervention dans ce domaine repose sur l'interprétation de la loi de 1905, et plus précisément aujourd'hui sur sa conciliation avec la libre administration des collectivités locales.

Dans ces décisions, la Haute juridiction aborde cette question avec libéralisme et pragmatisme.


Dans deux arrêts, la décision contestée porte sur l'acquisition d'un bien qui est utilisé dans l'exercice d'un culte. Tel est le cas de la commune de Trélazé, qui a contribué à l'achat et à la restauration d'un orgue pour l'église du village. Tel est le cas aussi de la ville de Lyon qui a subventionné la construction d'un ascenseur facilitant l'accès à la basilique de N.D. de Fourvière. Dans les deux cas, le juge a retenu l'intérêt général de ces deux opérations, la première permettant de développer l'enseignement de la musique et d'organiser des concerts, la seconde offrant aux personnes à mobilité réduite la possibilité d'accéder à un haut lieu du tourisme lyonnais. En d'autres termes, une décision prise par une commune est légale si elle répond à des motifs d'intérêt général, et tant mieux si, en prime, elle a pour conséquence de faciliter l'exercice d'un culte.

Les trois autres décisions, plus complexes, portent sur des biens communaux mis à disposition d'associations religieuses. C'est ainsi que la communauté urbaine du Mans a mis à disposition de la communauté musulmane un local spécialement aménagé pour l'abatage rituel de la fête de l'Aïd-el-Kébir.  De son côté, le conseil municipal de Montreuil a conclu avec une association musulmane un bail emphytéotique portant sur un terrain communal, dans le but d'y construire une mosquée. La ville de Montpellier a enfin décidé la construction d'une "salle polyvalente à caractère associatif" mise ensuite à la disposition de  l'"association des Franco-marocains" pour qu'elle soit utilisée comme lieu de culte.

Le juge admet la légalité de ces actes de mise à disposition, dès lors que les collectivités locales respectent deux conditions. D'une part, les décisions doivent reposer sur un intérêt public local. D'autre part, elles ne doivent pas pouvoir être considérées comme des libéralités accordées à un culte.
C'est ainsi que la mise à disposition d'un lieu d'abattage des ovins répond à une motivation d'hygiène publique, et sa légalité est acquise, dès lors que la redevance versée pour l'usage de cet équipement correspond exactement à son coût de fonctionnement. De même la mise à disposition d'un terrain communal par  bail amphytéotique  pour construire "un édifice cultuel ouvert au public" est autorisée expressément par l'ordonnance du 21 avril 2006 (art. L. 1311-2 du CGCT). Le Conseil d'Etat se borne donc à faire  observer que les bâtiments construits devront être rendus à la commune à la fin du bail, et qu'une redevance est perçue, bien que très modique pour tenir compte du fait que le locataire est une association sans but lucratif.

A contrario,  la décision de la  ville de Montpellier qui a construit une "salle polyvalente",  pour la mettre à disposition, deux ans plus tard et à titre gratuit,  d'une association musulmane ne répond pas aux critères posés par le Conseil. La Haute Juridiction fait observer que cette  construction a coûté  plus d'un million d'euros à la commune. Une somme aussi importante doit être considérée comme une libéralité accordée à un culte, en violation de  la loi du 9 décembre 1905.
Sur cette dernière affaire, on ne peut s'empêcher de penser que le juge a peut être été quelque peu agacé par la procédure suivie par la ville de Montpellier, qui a obtenu une majorité au Conseil municipal pour la construction d'une "salle polyvalente". Et deux ans plus tard, les élus, comme la population, se sont aperçus qu'ils avaient voté la création d'une mosquée...
Par ces décisions, le Conseil d'Etat offre aux collectivités locales une série de précisions relatives à leur intervention dans le domaine cultuel. Mais l'apport essentiel de ces décisions est sans doute de montrer l'immense qualité de la loi de 1905, qui demeure aujourd'hui le principe organisateur de la laïcité.
Ceux qui souhaiteraient modifier la loi de 1905 sont invités à y réfléchir à deux fois…


vendredi 22 juillet 2011

Secret public, secret privé. De Wikileaks aux écoutes anglaises


L'affaire des écoutes téléphoniques britanniques suscite un large écho en France. En cette période estivale, c'est même une aubaine : la fermeture du News of the World, l'arrestation de son ancien rédacteur en chef, le beau Hugh Grant prenant la tête d'une véritable rébellion des stars contre les procédés des tabloïds. Et par dessus tout, cette collusion entre les politiques, la police et le groupe Murdoch, qui finit par toucher le Premier ministre lui-même.

Au delà du scénario digne des meilleures séries télévisées, deux questions peuvent être posées.

La première est évidente : un tel scandale pourrait il se produire dans notre pays ? Poser cette question pourrait sembler superflu, et pourtant la protection de la vie privée est d'une intensité variable selon les pays. En Grande Bretagne, le droit à l'information l'emporte sur la vie privée et le News of the World pouvait, de manière licite, piéger des stars de la chanson en leur proposant d'acheter de la cocaïne, ou des membres de la famille royale acceptant de vendre l'accès à leurs proches...

En France, la technique de la « caméra cachée » est directement visée par l'article 226-1 du Code pénal qui condamne à un an d'emprisonnement et/ou 45 000 € d'amende le fait, « au moyen d'un procédé quelconque », de porter atteinte à l'intimité de la vie privée d'autrui « en captant, enregistrant ou transmettant, sans leur consentement de leur auteur, des paroles prononcées à titre privé ou confidentiel ». Le système français repose donc sur le consentement, ce qui rend illicite la captation et la diffusion d'une information obtenue par ruse. La loi du 17 juillet 1970 donne d'ailleurs au juge la possibilité de prescrire séquestres, saisies et tout autre moyen propre à faire cesser une atteinte à la vie privée, y compris en référé. Un journal peut donc être saisi, avant même sa parution, et ses responsables condamnés pénalement, et/ou contraints de payer de lourdes indemnités civiles à la victime.

Cette différence dans le traitement de la vie privée suscite une seconde question, d'ordre plus général, sur l'équilibre les secrets de l'Etat et ceux de l'individu. Sur ce point, les différences entre les systèmes juridiques sont moins sensibles.

Les secrets publics sont de mieux en mieux protégés, et l'affaire Wikileaks a montré que les Etats savaient se défendre contre les divulgations intempestives. Le secret d'Etat a alors été perçu comme une valeur en soi qu'il convenait de protéger. Et pas de pitié pour Julian Assange, considéré comme « l'ennemi public n° 1 » pour avoir violé les secrets de la diplomatie des pays occidentaux ! Ce retour du secret d'Etat n'est pas toujours aussi médiatisé, et bien des textes sont votés discrètement. C'est ainsi que la loi de programmation militaire française élargit l'opposabilité du secret de la défense nationale aux juges en classifiant, non plus des documents, mais des bâtiments entiers, désormais inaccessibles à une perquisition.

A l'inverse, la vie privée des personnes pénètre la sphère publique. « News of the World » offre une image caricaturale de cette évolution, car la publicité faite par les tabloïds vise surtout des personnes célèbres. Mais ne voit on pas aussi les informations de notre vie privée, celle du « simple quidam », stockées dans les fichiers de police ? Les législations antiterroristes, du Patriot Act américain, au Terrrorism Act anglais et jusqu'aux Lopsi 1 et 2 françaises, ont toutes pour point commun d'étendre les possibilités de collecte, de stockage, et d'interconnexions de données nominatives.

Ce recul de la notion de vie privée apparaît même dans nos activités quotidiennes. Car si les informations relatives à notre vie privée sont parfois collectées à notre insu, il nous arrive aussi de faciliter le travail de ceux qui réalisent ces captations.  Nos photos de famille ne sont-elles pas étalées avec complaisance sur Facebook ? Dans ce cas, le narcissisme de la victime rend possible l'atteinte à la vie privée.
Ceux qui s'étonnent ou s'inquiètent de ce déclin de la vie privée sont perçus comme des a-sociaux. On leur répond volontiers que si l'on n'a rien à se reprocher, on n'a forcément rien à cacher. Au secret de l'Etat s'oppose donc la transparence de la vie privée. S'agirait-il d'une nouvelle forme de totalitarisme ?


mercredi 20 juillet 2011

Offensive internationale contre Hadopi

L'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe publie un rapport sur la liberté d'expression sur internet. 

Il est rendu public moins de deux mois après celui rédigé par le rapporteur spécial des Nations Unies sur ce sujet, dont la conclusion essentielle était de "prier instamment les Etats d'abroger ou de modifier les lois de propriété intellectuelle actuelles qui permettent que des utilisateurs soient déconnectés de l'accès à internet, et de s'abstenir d'adopter de telles lois..". Autant dire que la loi Hadopi était directement visée, puisqu'elle permet de suspendre l'accès internet de ceux qui auraient opéré des téléchargements illégaux. 

Le rapport de l'OSCE va dans le même sens, en se livrant à une analyse comparative des différentes législations, à partir de questionnaires envoyés aux Etats membres.

A la question de savoir si la loi interne autorise les restrictions d'accès à internet, la France répond de maniËre positive, comme l'Azerbaïdjan, la Lettonie, la Lituanie, le Portugal, le Turkménistan et l'Ukraine. En revanche, 39 pays ne disposent pas d'une telle législation et 10 n'ont pas répondu à la question. 

Bien entendu, les autorités françaises ont pris soin de préciser que, selon la loi Hadopi, la suspension de l'accès à internet n'intervient qu'après plusieurs avertissements, et à la suite d'une décision de justice. Le système français reprend ainsi le principe de la "riposte graduée", largement débattu en matière de lutte contre le piratage et la protection des droits d'auteurs sur internet.

Pour le rapporteur de l'OSCE, comme pour celui de l'ONU, peu importe que la suspension d'accès soit le rÈsultat ultime d'une riposte graduée, peu importe aussi que la décision soit in fine prise par un juge. Le simple fait qu'elle puisse intervenir constitue une violation de l'article 19 § 3 du Pacte relatif aux droits civils et politiques de 1966. Celui-ci autorise en effet certaines restrictions à la liberté d'expression, à la condition qu'elles soient prévues par la loi, et qu'elles soient nécessaires à la poursuite d'un objectif d'intérêt général. Or, en l'espèce, les rapporteurs ne contestent pas la légitimité de la protection des droits d'auteur, mais considèrent que la suspension de l'accès internet porte une atteinte disproportionnée à la liberté d'expression. 

La conclusion du rapport sur ce point semble viser directement la loi Hadopi : "Le développement de dispositifs législatifs de type riposte graduée pour combattre le piratage sur Internet dans plusieurs pays est inquiétant. Alors que des pays ont un intérêt légitime à combattre le piratage, restreindre ou couper l'accès à Internet des internautes est une réponse disproportionnée qui est incompatible avec les engagements de l'OSCE sur la liberté de chercher, recevoir et diffuser l'information". 

Ce rapport ne manquera pas du susciter des débats en France. 

- D'une part, en condamnant "en bloc" le principe même de la "riposte graduée", il refuse de faire une distinction entre sanction administrative et sanction pénale. Il peut effectivement apparaître choquant de voir une autorité purement administrative interdire à une personne l'accès à internet. Une telle procédure serait contraire à la séparation des autorités et n'offrirait pas nécessairement toutes les garanties de la procédure contradictoire. En revanche, une sanction prononcée par le tribunal correctionnel est conforme à ces exigences. 

- D'autre part, cette "riposte graduée" porte-t-elle une atteinte aussi absolue que le rapporteur semble le penser à la liberté d'expression ? La personne dont la connexion est interrompue par la justice n'a t elle pas la possibilité de se rendre dans un cybercafé, ou d'utiliser la connexion d'un tiers ?

Enfin, il faut bien reconnaitre que le rapport de l'OSCE ne fait pas de propositions concrètes pour garantir le respect des droits d'auteur sur internet, en suggérant par exemple d'autres procédures ou d'autres sanctions. Tout au plus appelle-t-il à une concertation internationale sur cette question, ce qui relève largement du "Wishful Thinking".

lundi 18 juillet 2011

Les invités de LLC : Gérard-François Dumont : La recherche du "Vivre ensemble"





En droit international, il n’existe pas de définition unanimement acceptée de la notion de minorité nationale. Mais la notion de groupe humain minoritaire est utilisée dans divers documents internationaux, notamment dans la Convention-cadre du Conseil de l'Europe pour la protection des minorités nationales (ouverte à la signature depuis 1995). En outre, figure une définition dans la Recommandation 1201, adoptée le 1er février 1993 par l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, recommandation demandant aux États membres d'adopter un protocole additionnel concernant les droits des minorités à la Charte européenne des droits de l'homme. L'article 1er définit cinq conditions :

« L'expression « minorité nationale » désigne un groupe de personnes dans un État qui :
a. résident sur le territoire de cet État et en sont citoyens ;
b. entretiennent des liens anciens, solides et durables avec cet État ;
c. présentent des caractéristiques ethniques, culturelles, religieuses ou linguistiques spécifiques ;
d. sont suffisamment représentatives, tout en étant moins nombreuses que le reste de la population de cet État ou d'une région de cet État ;
e. sont animées de la volonté de préserver ensemble ce qui fait leur identité commune, notamment leur culture, leurs traditions, leur religion ou leur langue. »
    
Considérons donc un pays dont la géodémographie se caractérise par l’existence d’au moins une minorité nationale conforme à cette définition. Il existe plusieurs types d’inclusion.

Ainsi, dans les pays démocratiques, les personnes qui pensent appartenir à un groupe humain minoritaire bénéficient, pour préserver leur spécificité, des libertés existantes et notamment de la liberté associative, qui leur offre un cadre pour enrichir leurs liens et promouvoir leur reconnaissance par la société ou leur place dans la géopolitique interne et faire connaître leurs avis.

Cette inclusion des groupes humains minoritaires par la possibilité pour eux de bénéficier des mêmes libertés que les autres peut être illustrée par l’exemple des rapatriés en France, citoyens français qui ont dû quitter les anciennes colonies françaises au moment de leur accession à l'indépendance ou ultérieurement. Ces rapatriés n’ont jamais souhaité s’y organiser comme un parti politique distinct, mais ont créé nombre d’associations et constitué un réseau cherchant à préserver leurs liens et leur culture historique. 
    
Toujours dans les pays démocratiques, des groupes humains minoritaires peuvent considérer que la défense de leurs intérêts justifie de participer, en tant que tels, aux élections et notamment aux élections législatives. Cette voie est plus ou moins praticable selon le système électoral. Si ce dernier est fondé sur un découpage géographique selon de nombreuses circonscriptions, un groupe humain très présent seulement dans quelques régions du pays, voire une seule, peut obtenir une représentation parlementaire. Dans le cas d’un système de représentation proportionnelle nationale1, un groupe humain dont la localisation est dispersée sur l’ensemble du territoire peut obtenir des représentants au Parlement. 
    
Par la présence de représentants politiques, les groupes humains minoritaires concourent aux décisions nationales et internationales. Dans certains pays, cette représentation directe ou l’existence de tels groupes est institutionnalisée. En vue de reconnaître l’existence d’un groupe humain dans les institutions du pays, plusieurs possibilités existent, en effet, à travers des textes constitutionnels ou réglementaires : représentation politique minimale, organisation d’un corps électoral spécifique, reconnaissance d’une langue minoritaire… Prenons l’exemple de la Slovénie. Sa constitution de la république du 23 décembre 1991 contient l’Article 80 suivant : « Composition et élections : l'Assemblée nationale est composée de députés des citoyens slovènes et compte quatre-vingt-dix députés. Les députés sont élus au suffrage secret, direct, égal et universel. Un député pour chaque communauté nationale italienne et hongroise est toujours élu à l'Assemblée nationale ». La Slovénie dispose donc d’une reconnaissance institutionnelle de deux groupes humains minoritaires en leur accordant au moins un député chacun. 

Dans certains pays, une façon autre ou supplémentaire de reconnaître un groupe humain minoritaire consiste à donner un statut particulier à la langue de ce groupe. Par exemple, à Maurice, la constitution du 12 mars 1992 protège l’emploi de la langue française au sein de l’organe législatif dans un article 49 qui précise : «  La langue officielle de l'Assemblée est l'anglais, mais tout membre peut s'adresser à la présidence en français. » Les locuteurs de langue française sont donc traités comme une minorité qu’il s’agit de reconnaître tout en assurant la primauté d’une langue principale comme langue officielle de communication.
    
Les solutions politiques présentées ci-dessous consistent à donner des libertés aux personnes se sentant appartenir à un groupe humain minoritaire, qu’il s’agisse de la possibilité de bénéficier des mêmes lois que leurs compatriotes ou de libertés propres au groupe dans le souci de préserver la diversité humaine du pays. 

Distinguer « fin » et « objectif »
    
À l’examen de la situation des groupes humains minoritaires selon les pays, il apparaît clairement qu’à chaque fois, c’est essentiellement la conception idéologique du pouvoir politique, selon qu’il adhère ou non à une logique de fin, qui engendre les moyens. En effet, chaque fois qu’un pouvoir se voit tenu de décider d’une attitude vis-à-vis d’un groupe humain minoritaire résidant dans le pays, l’alternative est la suivante. Soit il met en place des modes d’inclusion : il peut fixer des règles permettant aux membres d’un groupe humain minoritaire de bénéficier des mêmes droits individuels, politiques ou associatifs que tous les autres citoyens, ou choisir un mode de reconnaissance juridique spécifique du groupe considéré. Soit il conduit des politiques d’exclusion dont l’éventail va de la négation de la diversité jusqu’à sa destruction violente par un génocide. 
    
À la lumière de ces exemples puisés dans la géopolitique des populations, il apparaît clairement que, dans la formule « La fin justifie-t-elle les moyens ? », le mot essentiel est le mot « fin ». C’est donc sur son sens qu’il faut s’interroger. Or il apparaît clairement une distinction fondamentale. Lorsqu’il y a recherche d’inclusion d’un groupe humain minoritaire dans une société, ce n’est pas une « fin » qui est recherchée, mais un « objectif ». Autrement dit, l’Etat sait que le « vivre ensemble », même s’il appelle par exemple des législations ou des mesures spécifiques, est un effort constant à poursuivre jour après pour. En revanche, les politiques d’exclusion visent non un objectif, mais une fin, donc un terme, une situation où le groupe humain minoritaire devrait se trouver hors d’état d’influence sur la société parce qu’il se trouverait totalement dominé, ses spécificités effacées ou son existence supprimée.

Gérard-François Dumont
Professeur à l'Université de Paris-Sorbonne