« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


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lundi 29 avril 2019

L' Algérie évolue, la Cour européenne des droits de l'homme aussi

Dans son arrêt de chambre rendu le 29 avril 2019 A.M. c. France, la Cour européenne des droits de l'homme estime que le renvoi vers du requérant vers l'Algérie n'emporte pas, en soi, une violation de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme, qui interdit la torture et les traitements inhumains ou dégradants.

A.M., ressortissant algérien, s'est installé en France en 2008. Il a été condamné en 2015 pour participation à des actes terroristes. Cette condamnation était fondée sur les liens qu'il avec entretenu avec Al Qaida au Maghreb Islamique (AQMI). En 2013, il avait projeté de rejoindre clandestinement un camp d'entrainement de cette organisation, et lui avait soumis des projets d'attentats visant notamment le musée du Louvre et la Tour Eiffel.  Sa peine de six ans d'emprisonnement pour association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte terroriste est alors accompagnée d'une peine complémentaire d'interdiction définitive du territoire français. 


Les procédures engagées



Le problème est que l'intéressé redoute d'être poursuivi en Algérie, également pour des faits liés au terrorisme. Libérable en mars 2018, il va donc engager deux séries de recours pour essayer d'échapper à son renvoi en Algérie. D'une part, il conteste la décision administrative fixant son pays de destination, d'abord par un référé devant le tribunal administratif de Lyon, puis par un recours au fond devant celui de Lille. Il n'a pas fait appel de l'échec de son référé, mais l'appel contre le jugement de rejet au fond est actuellement pendant devant la Cour administrative d'appel de Douai. D'autre part, il a formé une demande d'asile, évidemment rejetée par l'OFRPRA puis par la CNDA, son recours en cassation n'étant pas encore jugé. 


L'épuisement des recours internes



On pourrait penser que l'intéressé n'a pas satisfait à la condition d'épuisement des voies de recours internes, mais la CEDH se montre nuancée sur cette question, et distingue selon les instances en cours. Elle estime que cette condition n'est pas remplie dans le cas du référé dirigé contre le choix du pays de destination, car le Conseil d'Etat, intervenant en urgence, aurait dû se prononcer dans un délai de six jours, c'est à dire avant la libération de l'intéressé. A.M. "n'a donc pas fait tout ce qui était en son pouvoir pour obtenir avant sa libération la suspension de l’arrêté fixant son pays de destination". En revanche, elle considère que cette condition est remplie pour le contentieux de l'asile, dès lors que les tribunaux se sont déjà prononcés sur le fond de la requête. Elle estime donc la requête recevable.

Sur le fond, la CEDH, conformément à sa jurisprudence F.G. c. Suède du 23 mars 2016, se concentre sur les conséquences prévisibles de l’expulsion du requérant vers le pays de destination, compte tenu de la situation générale dans ce pays et des circonstances propres à l’intéressé.

Un prophète. Jacques Audiard, 2009. Karim Leklou, Mohamed Makhtoumi



La situation en Algérie



Au regard de la situation algérienne, la décision semble s'analyser comme un revirement par rapport à une jurisprudence issue de l'arrêt Daoudi c. France du 3 décembre 2009 et en vigueur jusqu'à l'arrêt M.A. c. France du 1er février 2018. Au moment de l'affaire Daoudi, la Cour décrit une Algérie des années 2007 à 2009, dans laquelle les services de sécurité se livrent à la torture, situation dénoncée aussi bien par les ONG comme que par le Département d'Etat américain. Dans l'affaire M.A. c. France, c'est cette fois l'Algérie des années 2009 à 2015 qui est décrite, la menace terroriste étant utilisée pour justifier un recours très fréquent à la torture. Durant cette même période, la Cour remarque que les autorités algériennes ont refusé toute visite des organes et experts des Nations Unies compétents en matière de droits de l'homme.

La situation politique et juridique décrite dans l'arrêt du 29 avril 2019 est bien différente. La CEDH prend note de la révision de la Constitution algérienne en 2016, qui renforce certains droits fondamentaux et a entrainé la dissolution de la police politique. Certes, tous les problèmes sont loin d'être résolus, mais la plupart des rapports indépendants, et notamment ceux du Comité des droits de l'homme des Nations Unies, qui a pu se rendre sur place, ne font plus état de tortures à l'encontre de personnes liées au terrorisme. Par ailleurs, aucune des personnes remises par la France à l'Algérie pour répondre de ce type de faits n'a allégué avoir subi de tels traitements. 


La situation de l'intéressé



La situation personnelle de l'intéressé est considérée avec davantage de distance par la Cour. Il est vrai que les autorités françaises ont produit une note des autorités algériennes, datée de novembre 2018, et mentionnant que A.M. ne fait actuellement l'objet d'aucune poursuite judiciaire en Algérie, et que son casier judiciaire est vierge. La Cour en déduit que le risque de tortures est pour le moins réduit. Rien n'interdit en revanche aux autorités algériennes, d'engager des poursuites contre l'intéressé dès qu'il aura mis le pied sur le sol algérien, et de le placer en détention provisoire. Si la CEDH a pour mission d'empêcher le renvoi des personnes vers des pays qui pratiquement la torture, son rôle n'est pas d'empêcher qu'elles soient poursuivies pour des faits liés au terrorisme.

Contrairement à ce qui a été affirmé par certains commentateurs, la décision n'est pas un "spectaculaire revirement" de jurisprudence. En effet, ce n'est pas la jurisprudence de la CEDH qui a évolué, c'est la situation en Algérie, rendant possibles les mesures d'expulsion vers ce pays. C'est sans doute la raison pour laquelle le renvoi en Grande Chambre, s'il n'est pas totalement exclu, demeure peu probable, en l'absence de réelle contradiction jurisprudentielle. A sa manière, la Cour salue et encourage l'évolution en cours en Algérie et affiche une volonté de normalisation, voire un soutien discret à un processus de renforcement de l'Etat de droit. 


Sur la sortie des étrangers du territoire : Chapitre 5 section 2 § 2 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.

 

dimanche 2 mars 2014

Les Invités de LLC : Julian Fernandez : Ianoukovitch à la CPI ? Faux-semblants et vrais défis.


Si la Cour pénale internationale présentait un bilan égal à son poids médiatique et aux multiples projections qu’elle suscite encore, elle deviendrait sans nul doute un candidat de choix au prix Nobel de la Paix. Censée incarner la dissuasion judiciaire et être un volet utile de la responsabilité de protéger, elle se contente pour l’instant d’être l’objet de contestations et manipulations plurielles. Elle réussit même l’exploit d’avoir été hier honnie par le Nord (au moins par les Etats-Unis) et aujourd’hui par le Sud (au moins par l’Union africaine). Seule l’Europe et une coalition d’ONG demeurent des appuis solides à ses ambitions. C’est maigre, d’autant que certains – comme la France – sont tentés d’imposer une croissance zéro à son budget, qui s’élève quand même à plus de 100 millions d’euros par an. 

La première juridiction pénale internationale permanente, dont le Statut constitutif est entré en vigueur en 2002, ignore jusqu’à présent les crises qui justifieraient une ingérence judiciaire (Irak, Sri Lanka, Syrie, Palestine, etc.). Surtout, les huit situations africaines qui lui ont été déférées correspondent finalement à des intentions à la pureté discutable. Le Conseil de sécurité l’a saisie de crimes commis au Darfour ou en Libye, avant de s’en désintéresser rapidement lorsque l’écho des massacres a faibli ou que la légitimation d’une future intervention militaire n’était plus nécessaire. Quatre Etats l’ont également alertée pour des crises dont ils étaient eux-mêmes victimes (pratique des « auto-référés » : RdC, République centrafricaine, Ouganda, Mali). Mais ils ne semblent la tolérer que le temps qu’elle marginalise les opposants au pouvoir en place. Enfin, son premier Procureur, qui croyait alors bénéficier du soutien des autorités en cause (Kenya et Côte d’Ivoire), l’a saisie de sa propre initiative avec des résultats guère plus probants, bien au contraire

Dans ces conditions, la CPI n’a rendu qu’une poignée de décisions, en première instance, dans des affaires qui ne concernent que quelques chefaillons de milices en RdC. Son troisième jugement (seulement !), annoncé toutefois comme le plus intéressant, est d’ailleurs attendu pour le 7 mars 2014. Mais, alors que l’on critique sa passivité, sa lenteur, et surtout, son focus exclusif sur l’Afrique, voilà qu’une crise sur le continent européen survient – la première d’une telle ampleur depuis Sarajevo ? Il n’a pas fallu longtemps pour que l’ombre de la Cour soit projetée sur les évènements en Ukraine, entre intérêts politiques bien compris et obstacles juridiques bien réels.  

L'Ukraine comme situation devant la Cour : Un Win Win sur le dos des victimes ?



On peine encore à bien apprécier ce qui se joue actuellement en Ukraine. S’oriente-t-on vers un coup d’Etat suivi d’une sécession de la Crimée ? L’échec de l’accord d’association avec l’UE a servi de prétexte à une mobilisation populaire massive qui dénonce les dérives du pouvoir de Victor Ianoukovitch. Les troubles ont dégénéré suite au refus de l’opposition de participer à un gouvernement d’union nationale et au décès de plusieurs manifestants dans des affrontements avec la police. La crise connaît un premier sommet fin février avec la mort de plusieurs dizaines de personnes à Kiev lors de la seule journée du 20 février et la fuite de Ianoukovitch, destitué par un Parlement désormais aux mains de l’opposition. Dix ans après la révolution orange, on assiste en quelque sorte à un remake botté. Les acteurs ne semblent pas tout à fait les mêmes tant la coalition des mécontents comprend cette fois ci une composante extrémiste indéniable. En toute hypothèse, plutôt que de respecter l’accord de sortie de crise, les opposants ont fait le coup de force. C’est ici que la CPI entre en scène. 

Le nouveau parlement dont le président est devenu le chef d’Etat par intérim a logiquement cherché à crédibiliser une prise de pouvoir dont la régularité est pour le moins douteuse. L’enjeu est important, la technique classique. Dans son ouvrage Falsehood in War-Time : Propaganda Lies of the First World War, Arthur Ponsonby recensait déjà les moyens employés pour gagner le front des opinions. L’un d’entre eux consiste à dénoncer les atrocités commises par l’autre camp et à disqualifier ainsi les adversaires. Le recours à la CPI représente alors une opportunité sans précédent de légitimer sa rébellion. La juridiction peut être un allié précieux, qui plus est aux yeux d’Européens sensibles à la vie et l’œuvre de cette institution et qui pourraient s’interroger sur les méthodes d’opposants qu’ils soutiennent pourtant depuis l’origine. Et la CPI n’est pas la CEDH. Si plusieurs requêtes ont déjà été déposées devant la Cour européenne des droits de l’homme par les manifestants de la place Maidan victimes de la répression du pouvoir (voir par exemple Derevyanko c. Ukraine), elles ne représentent pas les mêmes enjeux. Les demandeurs y dénoncent notamment un manquement aux articles 2 et 3 de la Convention. De telles démarches, qui peuvent être parfaitement recevables, ne vont cependant pas aboutir immédiatement. La CPI se situe sur un autre niveau, le terrain pénal, et elle peut séduire par son souffle plus « impactant ». En somme, accuser le président déchu de crimes contre l’humanité et annoncer qu’on en saisit la CPI ne coûte pas cher. L’impact médiatique, en revanche, peut rapporter gros. Alors que Victor Ianoukovitch continue d’affirmer être encore le seul président légitime, que Vladimir Poutine a demandé à la Chambre haute du Parlement russe d’approuver une intervention armée en Ukraine jusqu’à la « normalisation » de la situation, il est urgent de disqualifier l’ancien protégé de Moscou. 

De son côté, la Cour pénale internationale peut saisir l’occasion de tordre le cou aux accusations de « néo-colonialisme » dont elle est victime. Incapable jusqu’à présent de se saisir ou d’être saisie d’une situation extra-africaine, la Cour souffre d’un problème d’image. Malgré l’existence d’examens préliminaires sur des crimes commis en Colombie, en Afghanistan ou ailleurs, les événements en Ukraine pourraient enfin être l’occasion de sortir de son pré carré. Ce n’est pas la situation rêvée car la CPI prendrait encore le risque d’être perçue comme servant les intérêts de l’Europe occidentale. Et s’attirer les foudres de la Russie ne serait pas des plus judicieux. Mais dans un monde idéal, la Cour n’aurait pas de problèmes de perception. Et, dans les conditions actuelles, l’Ukraine présente plus de garanties que bien d’autres Etats puisque sa coopération aux enquêtes, à la protection des témoins ou à la remise des accusés peut être présumée. En effet, les nouvelles autorités ne semblent pas (encore) être responsables d’atrocités. Elles n’auraient rien à craindre de l’indépendance affichée de la Cour. 

Bref, si elle n’a pas officiellement réagi, nul doute que la Cour s’intéresse à la résolution du Parlement ukrainien qui entend la saisir de la situation. Plus précisément, le texte adopté mardi 25 février prétend saisir la Cour des crimes contre l’humanité commis par les hauts dignitaires ukrainiens entre le 30 novembre 2013 et le 22 février 2014. L’acte dénonce la mort d’une centaine de manifestants, plusieurs milliers de blessés, le recours à des traitements inhumains et dégradants (l’emploi de canons à eau alors que la température extérieure est inférieure à 10°), un certain nombre de disparitions forcées, la persécution systématique des partisans de l’ONG Euromaidan, etc  

Xavier Gorce. Les Indégivrables.


L'Ukraine comme situation devant la Cour : Une perspective improbable juridiquement

 
A ce stade, on peut identifier deux séries d’obstacles juridiques à ce qu’une telle volonté, à supposer qu’elle ne soit pas seulement un coup médiatique sans lendemain, puisse prospérer et déboucher sur l’ouverture d’une enquête. Il est d’ailleurs raisonnable de considérer que le droit sert ici la cause de la prudence politique. A l’examen, en effet, rien ne dit qu’une telle saisine puisse produire des résultats tangibles (les suspects trouveraient certainement refuge en Russie, les victimes n’en seraient que plus frustrées) et ne pas être contre-productive en cristallisant les rancœurs d’une population divisée mais pas encore séparée (la justice contre la paix ?).

Une première série de difficultés tient à la qualité d’Etat non partie au Statut de Rome. En effet, l’Ukraine a bien signé la convention instituant la CPI mais ne se l’est pas encore rendue opposable. Elle a entrepris des démarches en ce sens mais sa cour constitutionnelle a considéré en 2001 que le Statut n’était pas conforme à la norme suprême de son ordre interne. L’article 124 de ce texte prévoit notamment que l’administration de la justice relève de la compétence exclusive des juridictions nationales. En cas d’inconstitutionnalité, l’article 9 dispose sans surprise que la ratification ne peut intervenir qu’après la révision des clauses non conformes. Des amendements ont été préparés mais pas encore adoptés. L’Ukraine demeure donc aujourd’hui en dehors du cercle des parties à la Cour (122 Etats). Comme les exactions en cause ont été commises par des Ukrainiens sur leur territoire, il ne reste que deux voies possibles pour saisir la CPI, conformément aux articles 12 et 13 du Statut de Rome : une résolution du Conseil de sécurité (improbable évidemment) et une acceptation ad hoc de la compétence de la Cour par les autorités ukrainiennes (article 12-3 du Statut). 

En effet, par une déclaration déposée auprès du Greffier, cet Etat peut ainsi consentir à ce que la Cour exerce sa compétence à l’égard du crime dont il s’agit, rétroactivement (mais pas au-delà de l’entrée en vigueur objective de son Statut). Libre ensuite au Procureur de solliciter l’ouverture d’une enquête. La technique a déjà été expérimentée par la Côte d’Ivoire. En l’espèce, l’Ukraine n’a pas encore, à notre connaissance, formellement notifié à la Cour cette acceptation. Une telle absence explique le silence de la CPI eu égard à la résolution du Parlement. Si elle venait à être effectuée, on pourrait s’interroger sur sa validité interne, quand bien même elle pourrait être opposable à la Cour. En effet, il n’est pas évident que les réserves de la juridiction constitutionnelle puissent être ainsi contournées, ni d’ailleurs que les autorités actuelles sont habilitées à engager le pays dans son ensemble. L’ensemble serait-il de nature, le cas échéant, à ouvrir une cause de nullité pour un futur gouvernement ou à remettre en cause la prise en compte de cet acte unilatéral à la CPI ? C’est un autre débat.

Une seconde série de difficultés tient à la suite éventuelle de la procédure. C’est déjà se placer dans la perspective où les réserves énoncées plus haut sont levées. Une fois alerté, le Bureau du Procureur, conformément à l’article 15 du Statut de Rome, ouvre une enquête préliminaire et, au terme de celle-ci (il n’y a pas de délai imparti pour se prononcer ce qui explique que certains examens se prolongent depuis plusieurs années), il peut solliciter auprès de la Chambre préliminaire l’autorisation d’ouvrir une enquête. C’est seulement une fois cette ouverture obtenue que l’on peut parler d’une véritable saisine de la Cour, de l’existence d’une nouvelle situation. Fatou Bensouda, Procureur de la CPI, pourra ensuite proposer des affaires, solliciter la délivrance de mandats d’arrêts, etc. Dans l’immédiat cependant, il lui faudrait démontrer qu’il existe bien une « base raisonnable pour ouvrir une enquête ». Trois conditions doivent être réunies, aucune ne semble satisfaite dans le cas ukrainien.

Le Procureur va d’abord apprécier si des crimes qui relèvent de la compétence de la Cour semblent bien avoir été commis dans la crise qu’on lui soumet. Ce n’est pas pure formalité, surtout ratione materiae. Or, en l’espèce, on ne peut invoquer, faute d’un conflit armé, l’incrimination crime de guerre. Ne restent que les chefs de génocides (a priori hors-sujet) et de crimes contre l’humanité. On se souvient, dans un cas sans doute beaucoup plus grave, de la polémique sur la qualification de crimes contre l’humanité des troubles électoraux au Kenya fin 2007 (la Chambre préliminaire n’a validé qu’à deux voix contre une le test, avec une très belle opinion dissidente du Juge Kaul). En ce qui concerne l’Ukraine, si les éléments matériels ne sont pas discutables (détentions arbitraires, meurtres, etc.), les éléments contextuels exigés seront bien plus difficiles à établir (les actes doivent être « commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancées contre toute population civile et en connaissance de cette attaque [] », article 7 du Statut). Pour le reste, on observera seulement qu’une acceptation de la compétence de la Cour s’entend de tous les crimes relevant de cette compétence et commis dans le cadre de la situation (quels qu’en soient les auteurs). C’est au menu pas à la carte.

Le Procureur doit ensuite considérer la complémentarité de la Cour. On le sait, la CPI n’a pas la primauté sur les juridictions nationales compétentes. Elle n’intervient que par défaut (article 17). Dans son examen préliminaire, ici un peu artificiel, le Bureau devra notamment apprécier la volonté et la capacité des autorités ukrainiennes à poursuivre les responsables présumés (qui n’ont pas encore été identifiés). Or, cet Etat n’a pas encore vu son système judiciaire s’effondrer. Il est vrai que la Cour a déjà admis qu’un Etat puisse lui déléguer un cas qu’il ne souhaite pas traiter judiciairement lui-même. Une telle pratique n’en demeure pas moins contraire à l’esprit du Statut de Rome.

Enfin, même si le Procureur constate que des personnes ont été victimes de crimes relevant de la compétence de la Cour, encore faut-il qu’ils soient suffisamment graves pour mériter de lui être soumis. Evidemment, la gravité est le plus subjectif des critères. La quantité de victimes fournit une première indication mais elle n’est pas irrésistible. La qualité des personnes visées, casques bleus par exemple, a pu également jouer. On se contentera ici de rappeler que le Procureur, en 2006, avait reconnu que plusieurs dizaines de civils avaient bien été victimes d’actes de torture dans le cas des crimes commis par les soldats britanniques en Iraq mais que l’exigence de gravité n’était pas pour autant satisfaite. En Ukraine, l’échelle est-elle suffisamment haute pour justifier l’intervention de la Cour ? Il est permis d’en douter et, pour l’instant, de ne pas le regretter.  

Julian Fernandez
Professeur de droit public à l'Université de Lille 2 


vendredi 22 mai 2015

Enfants nés à l'étranger d'une GPA : normalisation en cours

Le 13 mai 2015, le tribunal de grande instance de Nantes a ordonné au procureur de la République de cette ville la transcription sur les registres d'état-civil des actes de naissance de trois enfants nés en Ukraine, en Inde et aux Etats-Unis d'un père français et d'une mère porteuse. Observons d'emblée que ce recours à la gestation pour autrui (GPA) était en l'espèce le choix de couples hétérosexuels, couples dont la femme n'était pas en mesure, pour des raisons médicales, de porter un enfant. Ces décisions montrent donc, une nouvelle fois, que le débat sur la GPA est totalement indépendant de celui sur les droits des couples homosexuels.

La jurisprudence Mennesson


A dire vrai, le jugement n'a rien de surprenant. Dans deux importantes décisions Mennesson c. France et Labassee c. France rendues le 26 juin 2014, la Cour européenne avait déjà affirmé que l'intérêt supérieur des enfants nés aux Etats Unis d'une gestation pour autrui (GPA) était d'avoir un état civil français, élément de leur identité au sein de la société de notre pays. Le tribunal de Nantes applique donc purement et simplement la jurisprudence de la Cour européenne.

De son côté, le Conseil d'Etat a adopté une position très proche dans un arrêt du 12 décembre 2014, dirigé contre la circulaire Taubira du 25 janvier 2013 qui porte sur la délivrance de certificats de nationalité française aux enfants nés à l'étranger de parents français, y compris « lorsqu’il apparaît, avec suffisamment de vraisemblance qu’il a été fait recours à une convention portant sur la procréation ou la gestation pour le compte d’autrui ».  L'article 18 du code civil énonce qu'"est français l'enfant dont l'un des parents au moins est français". Dès lors que sa filiation avec un Français est établie, sa nationalité française est un droit, quelles que soient les circonstances de sa naissance, circonstances dont il n'est en aucun cas responsable. Dans ce cas, le Conseil d'Etat s'appuie sur le droit au respect de la vie privée de l'enfant, le droit d'avoir la nationalité de ses parents et de pouvoir l'attester étant précisément un élément de cette vie privée.

Certes, la jurisprudence du Conseil d'Etat concerne la nationalité, mais le raisonnement peut parfaitement s'appliquer à l'état-civil. Le fait, pour un enfant, d'avoir un état-civil américain, ukrainien ou indien alors qu'il réside en France avec ses parents ne porte-t-il pas atteinte de la même manière à sa vie privée ?

La construction jurisprudentielle semble donc solide, et on peut s'étonner que le procureur de Nantes ait cru bon d'annoncer un appel contre la décision du TGI. S'agit-il d'une démarche purement idéologique manifestant une opposition personnelle à la GPA ? Ce n'est pas impossible, à moins qu'il espère le maintien par la Cour de cassation de sa jurisprudence antérieure à l'arrêt Mennesson de la Cour européenne.

La position traditionnelle de la Cour de cassation


Saisie le 17 décembre 2008 de l'affaire Mennesson, la Cour de cassation avait développé un raisonnement aussi simple qu'implacable : dès lors que la naissance est l'aboutissement d'un processus frauduleux comportant une convention de GPA, tous les actes qui en résultent sont entachés d'une nullité d'ordre public. Par la suite, cette position bien peu soucieuse de l'intérêt supérieur de l'enfant avait été confirmée dans deux décisions du 13 septembre 2013, dans lesquelles la première Chambre civile avait  refusé la transcription sur les registres de l'état civil français de l'acte de naissance d'enfants nés d'une GPA à Mumbay (Inde). 
Cette sévérité résultait d'une application rigoureuse de l'adage "Fraus omnia corrumpit", depuis longtemps intégré dans la jurisprudence de la Cour de cassation, et qui lui permet de prononcer la nullité de tous les actes issus d'une fraude. Le problème est tout de même que la fraude, qu'elle soit civile ou pénale, se définit par la volonté de nuire, ce qui n'est pas le cas en l'espèce. Les parties à un contrat de gestation pour autrui n'ont pas réellement le désir de nuire à qui que ce soit, seulement celui de mettre un enfant au monde.
Depuis la décision Mennesson, celle rendue par la Cour européenne des droits de l'homme en 2014, la Cour de cassation n'a pas eu l'occasion de se prononcer sur l'état-civil d'un enfant né d'une GPA à l'étranger. Le procureur de Nantes pouvait donc espérer que la juridiction suprême française maintiendrait sa position, envers et contre tous.

Gelück. Le Chat 1999,9999. 1999


Vers une évolution jurisprudentielle ?



Rien n'est moins sûr, du moins si l'on en croit les informations diffusées dans la presse, à propos de deux pourvois que la Cour de cassation devrait prochainement examiner. Ils sont dirigés contre deux décisions rendues par la Cour d'appel de Rennes à propos de l'état-civil d'enfants nés par GPA en Russie. Le 19 mai, le procureur près la Cour de cassation, Jean-Claude Marin, a fait savoir qu'il demanderait l'inscription de ces enfants à l'état-civil français. Reprenant l'argument du Conseil d'Etat, il affirme que "le droit au respect de la vie privée de l’enfant justifie que son état civil mentionne le lien de filiation biologique à l’égard de son père à condition que ce lien soit incontestablement établi". En d'autres termes, il suffira d'une expertise biologique prouvant la filiation paternelle avec un Français pour que l'inscription soit acquise.

Si les réquisitions du procureur sont suivies, la Cour de cassation fera un grand pas en avant dans le sens de la jurisprudence européenne. Il demeure tout de même deux interrogations.

La première réside dans cette répugnance un peu surprenante, que la Cour de cassation partage avec le Conseil d'Etat, à l'égard de la notion d'intérêt supérieur de l'enfant. Or, cette notion figure dans la Convention de 1989 relative aux droits de l'enfant, pourtant signée et ratifiée par la France. Son article 3 énonce que dans "toutes les décisions qui concernent les enfants (...) l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale". De toute évidence, les juges suprêmes internes préfèrent se référer à une notion tirée du droit interne, en l'espèce celle de vie privée. 

La seconde interrogation porte sur la situation des couples qui ont besoin non seulement d'une mère porteuse mais aussi d'une fécondation hétérologue. Autrement dit, ils ne peuvent procréer qu'avec des gamètes données par un tiers, soit par insémination avec donneur (IAD), soit par fécondation in vitro. Ces pratiques sont parfaitement licite en droit français. Or, l'exigence d'un lien de filiation biologique risque de conduire à interdire la reconnaissance de l'état-civil de l'enfant, s'il est né à la suite d'un tel don. L'objet d'une telle exigence n'est évidemment pas d'exclure les couples homosexuels, car rien ne les empêche de procéder à l'insémination de la mère porteuse avec les gamètes de l'un des conjoints. Cette exigence conduit cependant à empêcher la reconnaissance de l'état-civil français d'un enfant né par GPA à l'étranger d'un père stérile. Doit-on établir une discrimination uniquement fondée sur cette stérilité, alors que l'intervention d'un donneur est parfaitement licite ? C'est la question actuellement posée. Ceci dit, elle ne résout pas le problème du procureur de Nantes dont la position se trouve singulièrement affaiblie par l'annonce du procureur près la Cour de cassation.

D'une manière générale, ces hésitations jurisprudentielles, voire ces combats d'arrière-garde, ne modifient guère un mouvement global qui tend à reconnaître aux enfants nés à l'étranger par GPA les mêmes droits que les autres enfants nés de parents français. C'est, en soi, une évolution favorable. L'intérêt supérieur de l'enfant ne constitue peut-être pas le fondement de la jurisprudence mais il en est la conséquence.