« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


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samedi 7 octobre 2017

Secret des sources et obligation de témoigner

L'arrêt Becker c. Norvège rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 5 octobre 2017 sanctionne pour violation de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme l'injonction faite à une journaliste de témoigner lors du procès pénal de la personne qui a été sa source. C'est la première fois que la CEDH affirme que le secret des sources peut être invoqué lors d'un procès qui n'est pas celui du journaliste.

Une journaliste manipulée


A l'origine de l'affaire, Cecilie Becker, journaliste à la version en ligne du quotidien norvégien Dagens Naeringsliv. En 2007, elle rédige un article sur la situation financière, qu'elle présente comme très mauvaise, de la société pétrolière norvégienne. Immédiatement, le cours de l'action chute. Mais l'information est fausse, et la bourse d'Oslo soupçonne rapidement une fraude sur les marchés financiers. En d'autres termes, Mme Becker a été informée, ou plutôt désinformée, par M. X. qui voulait tout simplement acheter des actions à bas prix et faire un confortable bénéficie en les revendant après la remontée du cours. Finalement, M. X. a été mis en examen, jugé et condamné pour cette fraude. 

La journaliste était, quant à elle, de bonne foi. Tout au plus peut-on lui reprocher une bonne dose de naïveté et une confiance si grande dans la fiabilité de sa source qu'elle a oublié de vérifier les informations communiquées. En un mot, elle a été manipulée. Quoi qu'il en soit, la jobardise n'est pas une infraction, et elle n'est pas pénalement poursuivie par les tribunaux norvégiens. En revanche, ils lui font injonction de témoigner dans la procédure diligentée contre M. X., ce qu'elle refuse absolument, invoquant la protection des sources.

Mme Becker conteste donc cette injonction mais les juges norvégiens écartent ses recours. A leurs yeux, le secret des sources ne peut plus être invoqué à un moment où l'identité de la source est parfaitement connue. En l'espèce, M. X est lui-même poursuivi devant les tribunaux et ne nie pas avoir livré les informations contestées à la journaliste. Il reconnaît être sa source, et le témoignage de Mme Becker est sollicité pour confirmer cette identification. Le raisonnement semble parfaitement fondé, mais la Cour va pourtant l'écarter et admettre que le secret des sources peut s'appliquer, alors même qu'il est passablement éventé.



Exemple de désinformation
Hergé. Les bijoux de la Castafiore. 1963

L'ingérence dans la liberté de presse


Nul ne conteste que l'injonction faite à la requérante s'analyse comme une ingérence dans la liberté d'expression d'une journaliste, garantie par l'article 10 de la Convention européenne. En effet, depuis l'arrêt Goodwin de 1996, le secret des sources est considéré comme l'une des conditions d'exercice de la liberté de presse. Cette ingérence peut néanmoins se révéler licite si elle est prévue par la loi, si elle répond à un but d'intérêt général et si enfin elle s'avère "nécessaire dans une société démocratique". Dans le cas présent, l'injonction de témoigner est prévue par le code pénal norvégien, et elle a pour but de réprimer une infraction.

Le débat juridique se concentre donc sur la dernière condition, celle qui repose sur la nécessité de l'ingérence dans une société démocratique. La Cour est ainsi conduite à apprécier la proportionnalité de la mesure d'injonction de témoigner à l'objectif poursuivi par les juges norvégiens.

La source de mauvaise foi


D'une manière générale, la CEDH a déjà amenée à se prononcer sur l'hypothèse dans laquelle la source est de mauvaise foi et vise tout simplement à manipuler la presse. Dans une affaire Financial Times Ltd et autres c. Royaume-Uni du 15 décembre 2009, elle a été saisie d'un cas assez proche dans lequel la presse belge s'était vue communiquer de fausses pièces soi-disant confidentielles sur le prix de vente d'une brasserie. En l'espèce, la Cour avait estimé que la mauvaise foi de la source ne saurait être le seul facteur à prendre en contact pour apprécier la conformité à l'article 10 d'une ingérence dans le secret des sources. Le droit du journaliste au secret n'est donc pas automatiquement levé, alors même qu'il a été manipulé par sa source.

Sans doute, mais la Cour ajoute immédiatement que le secret des sources a généralement pour objet de protéger la personne qui "aide la presse à informer le public sur des sujets d'intérêt général", formule employée par exemple dans l'arrêt Nordisk Film et TV A/S c c. Danemark du 8 septembre 2005. Tel n'est pas le cas en l'espèce, car M. X. a surtout l'intention de tirer profit d'une belle opération boursière. De cette situation particulière, la CEDH déduit que le secret des sources ne s'applique pas avec une intensité identique lorsque la source est de mauvaise foi.

Dès lors, la CEDH va simplement rechercher si le témoignage de Mme Becket était, ou non, nécessaire à l'enquête pénale visant sa source. Elle conclut par la négative, ce qui n'est guère surprenant, M. X. ayant été condamné avant même l'issue de recours engagé par la journaliste sur l'injonction de témoigner qui lui a été faite. Les juges norvégiens ont donc démontré, eux-mêmes, qu'ils n'avaient nul besoin de porter atteinte au secret des sources et qu'ils disposaient d'un dossier déjà substantiel pour prononcer cette condamnation. A l'issue du raisonnement, le secret des sources de Mme Becker est donc protégé, parce que personne n'en a plus besoin.

Secret des sources et blessure narcissique


L'arrêt apparaît donc comme un cas d'espèce, car on pourrait imaginer une situation dans laquelle le témoignage du journaliste est indispensable pour nourrir le dossier pénal d'une source indélicate. Rien ne dit que, dans ce cas, la Cour européenne ne déciderait pas d'écarter le secret des sources.

De manière plus générale cependant, l'arrêt pose un problème plus grave. La question posée doit-elle être celle de l'intensité du secret ou celle de la définition de la source ? La Cour décide que le secret pèse avec moins d'intensité lorsque la source est de mauvaise foi, mais la source indélicate est-elle encore une source ? En choisissant de maintenir cette qualification, même avec une protection réduite, la Cour laisse planer un doute fâcheux. Le secret des sources est d'abord le secret de la source elle même, souvent un lanceur d'alerte qui prend un risque pour diffuser une information d'intérêt général. En jugeant qu'il subsiste, alors même que la source est de mauvaise foi et a reconnu avoir manipulé la presse, la Cour fait du secret des sources une simple prérogative du journaliste qui ne veut pas que son propre rôle soit mis sur la place publique. Mais le secret des sources a t il réellement pour fonction de panser les blessures narcissiques ?



Sur le secret des sources des journalistes : Chapitre 9, section 2 § 2 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.


dimanche 21 octobre 2018

L'arrestation de Redoine Faïd, ou le journaliste comme poisson-pilote

Rédoine Faïd, évadé le 1er juillet de la prison de Réau, a été arrêté le 3 octobre 2018, à la satisfaction générale... enfin pas tout-à-fait, car une journaliste de BFM, Marie Peyraube, a appris à cette occasion qu'elle avait été utilisée comme poisson pilote par les services de police. Elle préparait en effet un reportage intitulé "Redoine Faïd, l'ennemi public n°1", retraçant l'ensemble de la "carrière" de l'intéressé. Elle rencontrait donc des personnes qui avaient été en contact avec lui, ses proches, ses amis, mais aussi ses avocats, des policiers etc... Cette agitation n'a pas échappé aux policiers chargés de l'enquête, et elle a fait l'objet d'une surveillance discrète, avec l'accord des juges, dans l'espoir de remonter jusqu'à Rédoine Faïd, d'autant qu'elle était "susceptible d'obtenir une interview du fugitif". 

Informé de cette mesure, BFM-TV "réclame des explications" à la police nationale et au procureur de la République de Paris. Dans un communiqué, la chaîne dénonce des "méthodes intrusives" et annonce son choix de s'associer à "toutes les voies de recours qui pourraient être engagées contre ce qui s'apparente à une violation de la loi sur la protection du secret des sources". La formulation témoigne d'un certain malaise. S'agit-il d'une violation du secret des sources ou d'une pratique qui s'en rapproche, qui s'y "apparente" ? 

Quoi qu'il en soit, le fondement juridique d'une telle revendication est bien mince, car les pratiques dont se plaint la journaliste et la chaine qui l'emploie ne peuvent être sanctionnées sur le fondement du secret des sources, du moins en l'état actuel de son régime juridique. 

Le secret de la source, ou du journaliste ?


La première difficulté réside dans le fait que le secret des sources est, comme son nom l'indique, un secret destiné à protéger la source, pas le journaliste. Dans un arrêt du 8 décembre 2005 Nordisk Film Ltd c. Danemark, la Cour européenne des droits de l'homme précise que le secret des sources a pour objet de protéger la personne "qui aide la presse à informer le public sur des sujets d'intérêt général",  Plus récemment, dans une décision du 5 octobre 2017 Becker c. Norvège, elle précise que ce secret est une prérogative exclusive de l'informateur, qui s'impose alors même qu'il peut être de mauvaise foi et vouloir manipuler le journaliste. 

La situation française est un peu différente car le secret des sources est revendiqué comme une prérogative du journaliste, et non pas de sa source. En l'état actuel du droit, le texte applicable au secret des sources est la loi du 4 janvier 2010, qui énonce que "le secret des sources des journalistes est protégé dans l'exercice de leur mission d'information du public". Le secret des sources est donc d'abord perçu comme un droit du journaliste, même si la source est censée en être bénéficiaire.

Dans le cas du reportage de BFM-TV, les sources de la journaliste peuvent être divisées en deux grandes catégories  de personnes.

D'une part, celles qui ont connu Rédoine Faïd, avant sa évasion, et qui ne semblent pas invoquer une quelconque confidentialité. Elles ont au contraire accepté de participer à une émission de télévision et de faire un témoignage public sur Rédoine Faïd. Si elles souhaitaient conserver la confidentialité de leurs propos sur ce ce personnage, il leur suffisait de refuser leur participation. D'autre part, et ce n'est évidemment qu'une hypothèse, on peut envisager le cas d'un informateur qui joue le rôle d'intermédiaire pour permettre l'interview du prisonnier en cavale. Dans ce cas, la source, a tout intérêt à exiger la confidentialité, tout simplement parce qu'elle est vraisemblablement auteur de l'infraction pénale prévue à l'article 434-1 du code pénal, c'est-à-dire du délit de non dénonciation d'une infraction (précisons toutefois qu'il ne peut être utilisé à l'encontre de la famille proche et du conjoint de l'intéressé). En l'espèce cependant, le communiqué de BFM-TV invoque le secret des sources, non pas dans le but de protéger une source d'éventuelles poursuites judiciaires, mais pour contester les investigations dont la journaliste a personnellement fait l'objet.

 Une tortue et son poisson-pilote

La loi du 4 janvier 2010



Le problème est que la loi du 4 janvier 2010 porte en elle sa propre restriction, car il est précisé que les autorités peuvent déroger au secret des sources, et donc faire porter leur investigations sur les communications des journalistes, lors cette dérogation est justifiée par un "impératif prépondérant d'intérêt public et si les mesures envisagées sont strictement nécessaires et proportionnées au but poursuivi". Les juges exercent un contrôle sur cette proportionnalité. Dans un arrêt du 6 décembre 2011, la Cour de cassation a ainsi estimé excessive la communication au procureur de la République des fadettes d'un journaliste du Monde dans le but d'identifier la source qui lui avait communiqué des transcriptions d'enregistrements des conversations téléphonique de Mme Bettencourt. Certes, la décision était intervenue bien trop tard, à un moment où le magistrat auteur de la fuite avait depuis longtemps été identifié et muté.

La présente affaire est pourtant bien différente, et il est probable que la Cour de cassation, si elle était saisie, ne parviendrait pas à la même conclusion. Il est délicat d'affirmer que que l'arrestation d'un criminel évadé ne constitue pas un "impératif prépondérant d'intérêt public". En outre, la source du journaliste dans l'affaire Bettencourt pouvait s'apparenter à un lanceur d'alerte intervenant dans l'intérêt public. Tel n'est évidemment pas le cas d'une personne qui s'entremet pour permettre l'interview de celui qui est considéré comme "L'ennemi public n° 1". Le but de la manoeuvre n'est pas de dénoncer un scandale, mais plutôt de faire gonfler l'audimat.

BFM-TV et sa journaliste auront donc sans doute bien des difficultés à faire condamner l'État pour avoir effectué des investigations destinées à identifier l'endroit où se cache un prisonnier évadé, surtout s'il est avéré qu'elles ont été menées à la demande de l'autorité judiciaire ou avec son accord.


La tentative de novembre 2016



La presse peut, au moins dans une certaine mesure, regretter sa trop grande gourmandise en matière de secret des sources. En effet, un amendement gouvernemental à la loi du 14 novembre 2016, amendement auquel la presse n'était sans doute pas étrangère, avait supprimé la référence à l'"impératif prépondérant d'intérêt public". La rédaction proposée se bornait à énumérer les infractions au nom duquel il était possible de porter atteinte au secret des sources. En matière criminelle, l'atteinte pouvait être justifiée par le double intérêt de la prévention et de la répression d'une infraction. En matière délictuelle, en revanche, seule la nécessité de prévenir l'infraction pouvait fonder l'ingérence. Surtout, la presse avait alors obtenu un élargissement considérable du nombre des personnes susceptibles d'invoquer le secret des sources, qui n'était plus limité aux journalistes titulaires d'une carte de presse mais pouvait s'étendre aux "collaborateurs de la rédaction", formulation qui permettait à un pigiste ou un stagiaire d'en bénéficier.

Cette conception absolutiste du secret a provoqué la censure du Conseil constitutionnel. Dans sa décision du 10 novembre 2016, il la sanctionne en effet au motif que le législateur n'a pas opéré "une conciliation équilibrée entre la liberté d'expression et la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la nation, la recherche des auteurs d'infraction et la prévention des atteintes à l'ordre public". Sans doute une manière élégante d'écarter les effets d'un lobbying si efficace qu'il en était devenu un peu trop visible. En l'état actuel des choses, le secret des sources demeure donc régi par la loi de 2010, texte qui est certainement loin d'être parfait.

Quoi qu'il en soit, BFM-TV et sa journaliste ne doivent rien regretter. Si la loi de 2010 ne leur permet pas d'invoquer le secret des sources, l'amendement de 2016 n'était guère plus utile. Le but de l'enquête n'était-il pas, en l'espèce, d'arrêter un criminel et de l'empêcher de commettre de nouvelles infractions, objectifs à la fois préventifs et répressifs ? Dès lors, la conclusion s'impose : BFM-TV pourrait peut-être envisager de renoncer à d'éventuels recours. La journaliste, quant à elle, n'a sans doute pas songé que sa recherche de Rédoine Faïd pourrait intéresser d'autres personnes que ses lecteurs. Ce rôle de poisson-pilote pourrait peut être permettre de la considérer comme un collaborateur occasionnel du service public ?

Sur le secret des sources : Chapitre 9, Section 2 § 2 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.


dimanche 24 septembre 2023

Le Fact Checking de LLC : Secret des sources v. secret défense.


Alors que les "États généraux de l'information" doivent s'ouvrir le 3 octobre 2023, la garde à vue subie par la journaliste Ariane Lavrilleux relance le débat sur le secret des sources. Journaliste indépendante travaillant notamment pour Disclose et Mediapart, elle a participé à l'enquête diffusée par Complément d'enquête sur "France Egypte, révélation d'une opération secrète" diffusée en 2021. L'objet de ses investigations était l'Opération Sirli, opération de renseignement conjointe franco-égyptienne. Alors que le but était officiellement de lutter contre le terrorisme, les autorités égyptiennes auraient détourné les moyens électroniques du renseignement militaire français pour identifier et exécuter des trafiquants et contrebandiers opérant à leurs frontières.

En 2021, le scandale annoncé a fait long feu, la presse n'étant pas parvenue à intéresser l'opinion à cette affaire compliquée. Cela n'a pas empêché le ministère des Armées de chercher la taupe, c'est-à-dire le militaire qui a divulgué à Ariane Lavrilleux les documents confidentiels dont elle fait état. On apprend aujourd'hui qu'un ancien militaire a été mis en examen pour "détournement et divulgation du secret de la défense nationale". Ce délit, prévu par l'article 413-10 du code pénal, punit de sept ans d'emprisonnement et 100 000 € d'amende celui qui, dépositaire d'une information couverte par le secret de la défense nationale, la porte à la connaissance du public ou d'une personne non qualifiée.

Précisément, Ariane Lavrilleux a été placée en garde à vue parce qu'elle ne dispose d'aucune habilitation l'autorisant à accéder et à publier des informations couvertes par le secret de la défense nationale, alors même qu'un informateur lui a confié des documents classifiés. A ce stade, elle ne semble pas avoir été mise en examen, mais elle pourrait l'être pour compromission du secret de la défense nationale, délit puni de cinq ans d'emprisonnement et 75 000 € d'amende par l'article 413-11 du code pénal.

Elle invoque évidemment le secret des sources et une campagne de presse en sa faveur insiste sur le caractère absolu de ce secret. Mais cette affirmation est fausse, car le secret des sources, en droit français, bénéficie d'une protection toute relative. Le secret de la défense nationale, en revanche, fait l'objet d'une définition et d'un régime juridique qui confèrent à ses titulaires une maîtrise totale des informations concernées. 

 

Le secret des sources, secret de la source ou du journaliste ? 

 

Selon la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), le secret des sources protège la personne qui "aide la presse à informer le public sur des sujets d'intérêt général", définition donnée dans l'arrêt du 8 décembre 2005, Nordisk Film Ltd c. Danemark. La décision Becker c. Norvège du 5 octobre 2017 ajoute que ce secret est une prérogative de l'informateur, quand bien même il serait de mauvaise foi et chercherait à manipuler le journaliste.

Le secret des sources peine à s'implanter dans le droit français, tout simplement parce que le monde de la presse le revendique comme un secret dont le titulaire n'est pas la source mais le journaliste. La protection de l'informateur demeure donc imparfaite, comme celle des journalistes victimes d'une législation encore embryonnaire. 

Le premier texte en la matière fut la loi du 4 janvier 1993 (art. 109 cpp). Elle autorisait le journaliste entendu comme témoin à taire ses sources devant un juge d’instruction. Mais ce droit au silence n’interdisait pas au juge d’obtenir les informations par d’autres moyens. Cette possibilité a toutefois été sanctionnée par la CEDH dans deux arrêts successifs, Martin c. France du 12 avril 2012, et Ressiot c. France du 28 juin 2013, tous deux rendus à propos de perquisitions concernant des journalistes.

La loi du 4 janvier 2010 se montre plus précise. Elle affirme que  "le secret des sources des journalistes est protégé dans l'exercice de leur mission d'information du public". Les autorités peuvent cependant y déroger, pour répondre à un « impératif prépondérant d’intérêt public et si les mesures envisagées sont strictement nécessaires et proportionnées au but poursuivi », formulation reprise dans un arrêt de la CEDH du 6 octobre 2020 Jecker c. Suisse.

« Impératif prépondérant d’intérêt public » ? La presse considérait, non sans fondement, que le flou de cette formule permettait aux juges d'écarter trop facilement le secret des sources. Elle a obtenu le dépôt d'un amendement gouvernemental à la loi du 14 novembre 2016 substituant à cet "impératif prépondérant" une énumération des infractions justifiant une atteinte au secret des sources.

L'idée n'était pas mauvaise en soi, mais le lobby de la presse a été un peu trop gourmand. Il a aussi obtenu que le secret des sources soit invocable non seulement par les journalistes, mais encore par les « collaborateurs de la rédaction », notion également très floue permettant au stagiaire ou l'archiviste d'invoquer le secret des sources devant un juge. Cette conception absolutiste du secret des sources, largement initiée par les journalistes eux-mêmes, a finalement provoqué la censure du Conseil constitutionnel, dans sa décision du 10 novembre 2016.

Hélas pour Ariane Lavrilleux, la décision du Conseil a eu pour conséquence de remettre en vigueur la loi du 4 janvier 2010 et, avec elle, l' « impératif prépondérant d’intérêt public ». Il est évident que, dans l'affaire pour laquelle elle a été mise en garde à vue, la protection du secret défense peut être considérée comme un tel "impératif"

 


Le bouclier Arverne. René Goscinny et Albert Uderzo. 1968

 

Le secret de la défense nationale


Le secret défense s'inscrit dans un cadre législatif et réglementaire et l'on sait que le Code pénal sanctionne sa violation dans un chapitre consacré aux "atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation". Le Conseil constitutionnel contrôle les lois sur le secret de la défense, sans toutefois attribuer à ce dernier une valeur constitutionnelle. Dans une décision QPC du 10 novembre 2011, il sanctionne ainsi une disposition de la loi de programmation militaire de 2009 qui permettait de classifier non plus seulement les documents et les informations mais encore les lieux. Il s'agissait alors d'empêcher purement et simplement toute perquisition, le juge d'instruction pénétrant dans un lieu classifié commettant d'emblée une compromission du secret défense. Comme les journalistes en matière de secret des sources, les autorités habilitées à gérer le secret défense s'étaient montré un peu trop gourmandes.

Le secret de la défense nationale souffre d'un défaut structurel. Il lui manque quelque chose d'essentiel : une définition. L'instruction générale interministérielle, dite IGI 1300 se borne à énoncer les "fondements" du secret : "Le secret de la défense nationale vise, au travers de mesures de sécurité physiques, logiques ou organisationnelles à protéger les informations et supports dont la divulgation ou auxquels l'accès est de nature à nuire à la défense et à la sécurités nationale". Il s'agit là d'une démarche téléologique, c'est-à-dire définissant une notion par son but. Autrement dit, pour l'IGI, une information est secrète lorsque sa diffusion est de nature à nuire à la défense. 

Le Code pénal, quant à lui, dans son article 413-9, le définit en ces termes : "Présentent un caractère de secret (...) les procédés, objets, documents, informations, réseaux informatiques, données informatisées ou fichiers intéressant la défense nationale qui ont fait l'objet de mesure de classification destinées à restreindre leur diffusion ou leur accès". C'est la mesure de protection qui crée la confidentialité. Autrement dit, un document est secret lorsque l'autorité compétente pour le classifier le considère comme tel. Cette fois, ce n'est plus vraiment une définition, mais une tautologie. On en déduit que le contenu du secret défense est à la discrétion de l'autorité de classement.

Les services de renseignement, lorsqu'ils sont confrontés à ce type d'observation, répondent que la définition du secret défense est introuvable, et qu'il est matériellement impossible de dresser une liste des intérêts protégés, d'autant que la notion de défense est aujourd'hui très large, intégrant notamment la défense économique. Dans le cas d'Ariane Lavrilleux, il est clair que les opérations menées par la Direction du Renseignement Militaire sont couvertes par le secret de la défense nationale, et que, juridiquement, il y a eu double compromission, d'abord par la source qui a livré les informations, puis par la journaliste qui les a diffusées.

Il n'en demeure pas moins que le droit du secret de la défense s'oppose frontalement au secret des sources. Le problème essentiel ne réside pas dans la définition du secret mais bien davantage dans l'impact qu'il a sur l'ensemble du droit processuel, et plus particulièrement sur le principe du contradictoire. Celui-ci exige qu'une pièce versée au dossier par une partie soit automatiquement transmise à l'autre. Pendant très longtemps, on a considéré que le secret de la défense nationale était opposable au juge qui était donc amené à instruire et à juger des affaires sans avoir accès aux pièces essentielles.

Aujourd'hui, on admet qu'un juge soit désigné dans une juridiction pour obtenir une habilitation et avoir communication des dossiers classifiés, lorsqu'ils sont indispensables à l'affaire en cours. Le problème est que, dans ce cas, la pièce remise au juge par une partie n'est plus communiquée à l'autre. C'est alors le principe du contradictoire qui est violé. Si on résume la situation, dans un cas le juge instruit une affaire sans avoir accès aux pièces, dans l'autre il a accès aux pièces mais le principe du contradictoire est la principale victime de la procédure. Certes, il existe bien une commission spéciale, la Commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN) qui peut être saisie par un juge à des fins de déclassification de certains documents. Mais son rôle demeure modeste. D'une part, l'administration n'est pas tenue de suivre ses avis. D'autre part, la CCSDN a souvent davantage tendance à protéger le secret qu'à pratiquer la transparence.

De cette analyse on peut déduire que le secret de la défense s'impose avec une puissance difficilement contestable, surtout par rapport à un secret des sources qui repose sur une législation inaboutie. Convaincus du caractère absolu du secret des sources, les journalistes tombent ainsi dans un piège redoutable. Il est d'autant plus dangereux que ni le militaire considéré comme une "taupe" ni Ariane Lavrilleux ne peuvent se revendiquer comme lanceurs d'alerte. La loi du 14 novembre 2016 place certes les journalistes à l'abri des poursuites pour recel d'informations divulguées par un lanceur d'alerte, mais celle du 21 mars 2022 ajoute que "sont exclus du régime de l'alerte les faits dont la révélation emporterait une atteinte au secret de la défense nationale (...)". Décidément, aucun secret n'est mieux protégé que le secret défense.

 

Lanceurs d'alertes et secret des sources : Chapitre 9, section 2 § 2 B du manuel de libertés publiques sur internet