« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 15 août 2022

Loi Avia : le retour


Il faut toujours se méfier des lois "portant diverses dispositions", surtout lorsqu'elles sont votées au mois d'août, à un moment où l'opinion est davantage préoccupée par la météo que par l'évolution du droit. Elles sont souvent le vecteur d'atteintes discrètes aux libertés, dont on s'aperçoit trop tard, à la rentrée. 

En l'espèce, la "loi portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne en matière de prévention de la diffusion de contenus à caractère terroriste en ligne" impose, dans un article unique, à tous les fournisseurs de services internet de retirer, sur seule demande de l'autorité administrative et dans un délai d'une heure, les contenus à caractère terroriste accessibles en ligne. Dans sa décision du 13 août 2022, le Conseil constitutionnel déclare cette disposition conforme à la Constitution. 

 

La mise en oeuvre d'un règlement européen

 

Sur le fond, il n'est évidemment pas question de contester cette possibilité offerte aux autorités publiques d'ordonner le retrait des contenus à caractère terroriste. Cette disposition se présente d'ailleurs comme la simple mise en oeuvre du règlement de l'Union européenne daté du 29 avril 2021 et relatif à la lutte contre la diffusion des contenus à caractère terroriste. Sans davantage préciser, ce texte européen confie à l'"autorité compétente" de chaque État membre la mission d'ordonner ce retrait. Mais la loi française, elle, traduit "autorité compétente" par "autorité administrative". En l'espèce, l'Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l’information et de la communication (OCLCTIC), sera compétent concrètement pour émettre des injonctions de retrait. Sans mettre en cause la qualité de son travail, force est de constater le caractère administratif de cette décision. 

D'un seul trait de plume, l'autorité judiciaire est tout simplement exclue de la procédure. Rappelons que ce texte est une "fausse" proposition de loi, présentée par des députés Renaissance, mais préparée par le gouvernement. Cette pratique, désormais habituelle, permet de le soustraire à l'avis du Conseil d'État.


Le précédent de la loi Avia


C'est bien dommage, car celui n'aurait pas manqué de rappeler le parcours pour le moins difficile de la célèbre loi Avia. Cette célébrité ne tient pas tant à son contenu qu'au fait qu'elle a été pratiquement intégralement annulée par le Conseil constitutionnel, dans une décision du 18 juin 2020. A l'époque, il avait déclaré inconstitutionnelle une disposition absolument identique, le non-respect du délai d'une heure par l'hébergeur étant passible d'une peine d'emprisonnement d'un an et de 250 000 € d'amende.

Pour le Conseil constitutionnel, en juin 2020, le retrait de contenus terroristes était, à l'évidence, une finalité licite. Mais en l'occurrence l'appréciation du caractère illicite des contenus reposait exclusivement sur l'appréciation de la police. En effet l'exigence de l'administration doit immédiatement être satisfaite, ce qui signifie qu'un éventuel recours de la part de l'hébergeur n'est pas suspensif. Le juge n'intervient donc pas immédiatement dans la procédure, et la censure repose sur une simple décision administrative. 

La loi examinée par le Conseil en août 2022 s'analyse ainsi comme un retour des dispositions de la loi Avia, abritées cette fois derrière le paravent européen. La seule différence réside dans la sanction, qui peut atteindre 4 % du chiffre d'affaires de l'entreprise concernée. Sur le fond, on constate que le Conseil constitutionnel se prononce dans un sens résolument contraire à sa décision de 2020. Comment peut-on expliquer un tel revirement, intervenu en deux ans ?

 


 Baby come back. The Equals. 1968

 

L'absence de "principe inhérence à l'identité constitutionnelle de la France"  

 

Contrairement à ce que l'on pourrait penser, il n'est pas question ici d'une quelconque supériorité de la norme européenne sur la Constitution. Le Conseil rappelle en effet que la loi portant transposition d'une directive ou adaptant le droit interne à un règlement européen "résultent d'une exigence constitutionnelle".  Le fondement de ces dispositions législatives se trouve donc dans la Constitution. 

Il invoque ensuite sa célèbre décision QPC du 15 octobre 2021 Société Air France,  dans laquelle il donne en effet un réel contenu juridique à la notion de '"principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France", principe que le législateur doit respecter, y compris lorsqu'il est appelé à mettre en oeuvre le droit de l'Union. Mais en l'espèce, le Conseil note que l'injonction de retrait des contenus terroristes ne viole aucun "principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France".  

 

L'intervention du juge judiciaire

 

Sans doute aurait-il pu statuer autrement car la séparation des pouvoirs pourrait fort bien être considérée comme un tel principe. Le droit français garantit généralement l'intervention d'un juge judiciaire lorsqu'il s'agit de censurer un contenu. En l'espèce, le Conseil constitutionnel se livre à un raisonnement quelque peu jésuitique. Il fait observer que le juge se prononce, puisqu'il existe un recours possible devant la juridiction administrative, recours facilité par la motivation de l'injonction de retrait et qui intervient dans les 72 heures. L'analyse est tout de même un peu courte. D'une part, ce recours n'intervient qu'a posteriori, une fois que le contenu a été retiré, procédure qui va à l'encontre du régime répressif qui caractérise la liberté d'expression. D'autre part, le Conseil semble considérer, implicitement, que le juge administratif relève du pouvoir judiciaire, affirmation quelque peu aventurée.

La lettre de saisine rédigée par des parlementaires LFI ne permettait guère, cependant, d'envisager la mise en oeuvre de la jurisprudence issue de la loi Avia. On ne saurait trop, à cet égard, leur conseiller de s'entourer des quelques vrais juristes. Ils s'appuient en effet exclusivement sur l'atteinte à la liberté d'expression qu'emporte la disposition litigieuse. Certes, il est incontestable qu'elle s'analyse comme une ingérence dans cette liberté, mais sa proportionnalité à la finalité recherchée ne fait aucun doute. Il y avait bien peu de chances que le Conseil voit une atteinte disproportionnée à la liberté d'expression dans une disposition dont le seul but était de lutter contre les contenus terroristes. Imagine-t-on un instant que le Conseil constitutionnel puisse invoquer la liberté d'expression au profit des terroristes ?

Ceci d'autant plus que le juge constitutionnel refuse de donner son plein effet à l'article 66 de la Constitution qui dispose que "l'autorité judiciaire, (est) gardienne de la liberté individuelle", faisant de cette protection une norme constitutionnelle. L'intervention du juge judiciaire devrait donc être de droit. Mais sa jurisprudence restrictive, allant contre le texte même de la Constitution, considère que la liberté individuelle se limite au principe de sûreté. Or, on ne voit pas comment il est possible de considérer que la liberté d'expression n'est pas une liberté individuelle. Le Conseil constitutionnel malmène ainsi le texte constitutionnel. 

On pourra aussi penser que le Conseil constitutionnel a changé depuis 2020. Trois nouveaux membres ont été désignés en février 2022, modifiant l'équilibre de l'institution au profit des amis de la majorité présidentielle. Sur ce point, il faut attendre d'autres décisions pour apprécier, de manière un peu plus informée, l'indépendance du Conseil constitutionnel.

 

 



3 commentaires:

  1. Comment faire confiance au Conseil constitutionnel dont l'indépendance et l'impartialité font objectivement défaut ? Il joue à la perfection son rôle d'idiot utile de l'exécutif, à de rares exceptions près.
    Pour mériter son qualificatif (une auto-proclamation) de patrie des droits de l'homme et des Lumières, il faudrait qu'un président de la République ait le courage de réformer notre Conseil inconstitutionnel afin de donner un minimum de garanties aux citoyens.

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  2. Le problème c'est surtout qu'aujourd'hui on nomme davantage des politiques proches de la retraite (ou qu'il faut recaser) que des professeurs de droit...

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