« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 12 août 2022

Le juge Alito ou la réaction religieuse en pleine lumière


Un article signé de Linda Greenhouse dans le New York Times du 12 août mentionne, et commente, une conférence prononcée par le juge Samuel Alito, membre de la Cour Suprême américaine. Cette causerie était organisée par la faculté de droit de l'Université Notre Dame, à Rome. Elle ne peut qu'intéresser un lecteur français, car nul n'ignore que notre pays connaît actuellement un retour des querelles religieuses. 

Deux mouvements bien distincts s'affrontent en Europe et dans notre pays, parfois ouvertement, le plus souvent de manière plus larvée. L'un, le plus ancré historiquement dans notre histoire, s'est construit autour du principe de laïcité, incarné dans la loi du 9 décembre 1905. Afin de mettre fin aux querelles religieuses, il entend placer l'État à l'abri de l'influence des religions, et le principe de neutralité constitue l'instrument essentiel de sa mise en oeuvre. L'autre, beaucoup plus récent, est le fruit d'un entrisme du "sécularisme" américain. Initié par des colons souvent persécutés dans leur pays d'origine, il vise, dans une perspective contraire, à protéger les religions des ingérences de l'État. Celui-ci doit se garder de toute mesure qui pourrait être perçue comme hostile à l'égard d'une religion, au point de tolérer des "accommodements" qui autorisent les croyants à afficher leur religion dans l'espace public et  leur milieu professionnel.

Le juge Alito assume pleinement cette approche américaine qu'il pousse à son paroxysme, tout simplement parce qu'il vit dans la peur. Il dénonce le déclin de la pratique religieuse aux États-Unis et l'arrivée de nouvelles valeurs qui n'ont rien à voir avec les valeurs traditionnelles portées par les religions. C'est ainsi qu'il a fulminé une opinion dissidente sous l'arrêt de la Cour Suprême Obergefell v. Hodges, qui reconnaissait, le 26 juin 2015 un droit constitutionnel au mariage des couples de même sexe. Il regrettait alors que ceux qui étaient hostiles à une telle évolution ne puissent que "chuchoter leurs pensées dans le sanctuaire de leur domicile, mais qu'ils ne puissent exprimer leur opinion en public, par crainte d'être traités de bigots et traités comme tels".

On pourrait évidemment s'abstenir d'aller plus loin dans l'analyse et considérer le juge Alito comme prodigieusement réactionnaire, malheureux dans son époque et nostalgique d'une autre, celle où précisément on pouvait punir pour blasphème, voire faire monter sur le bûcher, celles et ceux qui n'étaient pas en harmonie avec la religion dominante. Mais ce serait trop simple car on trouve des échos du propos du juge Alito jusqu'en Europe et dans notre pays.

 

La liberté religieuse

 

Pour le juge Alito, la liberté religieuse est la plus fondamentale des libertés, et elle est menacée. Observons qu'il ne mentionne jamais la liberté de conscience, se référant uniquement au libre exercice du culte. Le droit français, quant à lui, opère une distinction claire entre la liberté de conscience et la liberté de culte. Or la liberté de conscience, celle qu'ignore souverainement le juge Alito, a un champ très large. La croyance en Dieu, quel qu'il soit, n'est qu'une des convictions protégées. Font également l'objet d'une protection, avec la même vigueur, l'agnosticisme et l'athéisme, le droit d'avoir des convictions, et celui de ne pas en avoir. Le libre exercice des cultes est également protégé, mais il s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent, c'est-à-dire, en France, dans le respect du principe de laïcité.

Précisément l'influence américaine conduit à écarter la liberté de conscience pour se concentrer sur la liberté de culte souvent qualifiée de "liberté de religion" ou "liberté religieuse". Ceux qui n'ont pas de convictions sont alors purement et simplement exclus de l'analyse. Ils sortent de l'écran radar. Lors de la toute récente affaire du burkini de Grenoble, le maire, Éric Piolle (EELV) a ainsi justifié la délibération du conseil municipal autorisant le port de ce vêtement dans les piscines par la volonté de respecter la "liberté religieuse", sans se soucier des citoyens grenoblois qui préfèrent le principe de laïcité. La formule était d'ailleurs pour le moins malheureuse puisqu'elle a offert au juge des référés la preuve de l'atteinte au principe de laïcité. Il n'empêche que le maire invoquait la "liberté religieuse", notion englobante d'inspiration américaine, alors que le juge des référés s'appuyait sur le principe de laïcité, issu de la législation française. On pourrait s'amuser de voir un élu écologiste développer une analyse proche de celle d'un juge américain particulièrement réactionnaire, mais c'est ainsi.

 


Pas de Boogie Woogie. Eddy Mitchell. 1977

Archives de l'INA


La supériorité de la liberté religieuse


Le juge Alito ne se limite pas à évoquer la liberté religieuse, il affirme aussi sa supériorité par rapport à toutes les autres libertés protégées par le droit américain. Pour lui, la religion mérite un "traitement spécial" qui ne saurait se satisfaire d'une simple protection par le Premier Amendement. Ainsi dénonce-t-il un système qui traite la religion "comme n'importe quel attachement personnel, par exemple encourager son équipe sportive préférée, pratiquer un hobby ou suivre un artiste ou un groupe populaire".  

Le juge Alito affirme clairement la supériorité de la liberté religieuse, et même de la liberté de culte sur toutes les autres. Il affirme ainsi que la liberté religieuse ne s'exerce pas seulement dans l'espace de la vie privée, "dans votre église, votre temple ou votre synagogue, mais lorsque vous êtes dehors, dans l'espace public, en plein jour, quand vous avez mieux à faire que vous conduire comme un bon citoyen séculier". A ce titre, la supériorité de la liberté de culte doit être protégée contre les atteintes dont elle pourrait être victime. 

La position du juge Alito n'est finalement pas très éloignée de celle de monseigneur Barbarin, alors archevêque de Lyon qui déclarait en août 2012 : "Notre désir est que la loi n'entre pas dans des domaines qui dépassent sa compétence. Un parlement est là pour trouver du travail à tout le monde, pour s'occuper de la sécurité, de la santé ou de la paix. Mais un parlement, ce n'est pas Dieu le Père". La supériorité de la liberté religieuse ne saurait en effet reposer que sur l'idée que la loi de Dieu est supérieure à celle de l'État. En France, cette conviction est celle d'un archevêque isolé et qui a d'ailleurs connu bien des malheurs après avoir prononcé ces propos malencontreux. Elle ne trouve aucun écho dans le droit positif.

 

La "clause de la religion la plus favorisée"

 

Précisément, comment faire pour affirmer juridiquement la supériorité de la liberté religieuse sur les autres libertés également protégées par le Premier Amendement ? Le juge Alito trouve la solution dans la "clause de la religion la plus favorisée".  L'idée est inspirée de la clause de la nation la plus favorisée qui existe dans les traités commerciaux, clause par laquelle chaque État signataire s'engage à accorder à l'autre partie tout avantage qu'il accorderait à un État tiers. Pour Alito, la "clause de la religion la plus favorisée" signifie que chaque fois que le gouvernement, pour quelque motif que ce soit, accorde à un groupement laïque un avantage quelconque, le fait de ne pas offrir le même avantage à un groupe religieux serait présumé inconstitutionnel. On imagine évidemment les avantages, notamment fiscaux, dont pourraient ainsi bénéficier les groupements religieux, surtout à une époque où la majorité de la Cour Suprême est conservatrice.

 

La tentation du blasphème

 

Cette supériorité accordée à la liberté religieuse conduit à envisager sérieusement la sanction du blasphème. En effet, le simple principe d'égalité devant la loi n'apparaît alors plus suffisant pour protéger cette liberté. Il devient nécessaire d'invoquer systématiquement le principe de non-discrimination pour obtenir le respect de la "clause de la religion la plus favorisée". Et, de fait, tout mouvement religieux pourrait invoquer la non-discrimination lorsqu'il estime avoir été victime de diffamation. On en vient alors, doucement, à admettre que des propos anti-religieux, ou simplement a-religieux soient sanctionnés au nom de la supériorité de la liberté religieuse.

Cette tentation existe en Europe. Il est vrai que la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) affirmait, depuis son arrêt Otto-Preminger Institut c. Autriche du 20 septembre 1994, que les croyants "doivent tolérer et accepter le rejet par autrui de leurs croyances religieuses et même la propagation de doctrines hostiles à leur foi", formulation qui devrait faire frémir le juge Alito. Mais sans doute apprécie-t-il davantage l'arrêt E.S. c. Autriche du 25 octobre 2018, par lequel la CEDH ne voit pas d'atteinte à la liberté d'expression dans l'infraction de "dénigrement de doctrine religieuse", figurant dans le code criminel autrichien et passible d'une peine de six mois d'emprisonnement.  La Cour affirme certes le caractère particulier d’une jurisprudence qui s’applique dans un État dont la population pratique massivement la religion catholique. Il n'empêche qu'elle laisse ainsi subsister, étrangement le blasphème comme instrument de puissance d’une communauté religieuse ultra-majoritaire. 

Cette tentation du blasphème ne concerne pas vraiment le droit français, du moins en l'état actuel des choses. On ne peut s'empêcher de penser, toutefois, qu'elle reprend de la vigueur dans l'opinion. On pourrait multiplier les exemples, avec les propos de ceux qui pensent que les journalistes de Charlie Hebdo ou Samuel Paty l'avaient "bien cherché". Même une Garde des Sceaux déclarait en 2020, alors que Mila était harcelée pour avoir tenus des propos hostiles à l'islam, que l’insulte contre une religion constituait « évidemment une atteinte à la liberté de conscience ». Cette Garde des Sceaux avait-elle conscience de ressusciter le blasphème ? Peut-être, si l'on considère qu'elle est ensuite revenue sur ses propos. Aujourd'hui Salman Rushdie est victime de ce retour du blasphème, de cette affirmation de la supériorité de la liberté religieuse sur toutes les autres libertés, y compris le droit à la vie ? Qu'en pense le juge Alito ?

 

 Sur le principe de laïcité : Chapitre 10 du Manuel

2 commentaires:

  1. Bossuet écrivait : « Le plus grand dérèglement de l’esprit, c’est de croire les choses parce qu’on veut qu’elles soient et non parce qu’on a vu qu’elles sont en effet » (De la connaissance de Dieu et de soi-même).
    A cet égard nous ne pouvons que recommander la lecture de deux tribunes sur le site boulevard Voltaire consacré à l'agression de Salman Rushdie sous les plumes d'Arnaud Florac et de Stéphane Buffetaut. Tout y est dit et bien dit...

    RépondreSupprimer
  2. Le défaut de la Cour Suprême américaine est la circonstance que ses juges sont nommés à vie. Les américains sont donc en présence d'une poignée d'individus qui sont en mesure d'imposer leur propre idéologie pour des périodes longues à tout un pays.

    RépondreSupprimer