« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 15 mai 2020

Covid-19 : Cour de cassation v. Conseil d'Etat, à propos du renvoi d'une QPC

Dans une décision du 13 mai 2020, la Chambre criminelle de la Cour de cassation décide de renvoyer au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), portant sur la conformité à la Constitution du 4è alinéa de l'article L 3136-1 du code de la santé publique. Cette disposition, issue de la loi du 23 mars 2020 créant l'état d'urgence sanitaire, prévoit qu'une personne verbalisée trois fois dans le même mois pour avoir violé les contraintes imposées lors du confinement,  peut être déférée devant le tribunal correctionnel. Cette triple verbalisation est donc, en tant que, telle constitutive d'un délit puni de six mois d'emprisonnement de de 3750 € d'amende. 

Il n'est pas question, à ce stade de la procédure, de s'interroger sur les chances de succès de cette QPC devant le Conseil constitutionnel, mais plutôt d'examiner les motifs de cette décision de renvoi. Un commentateur ne peut en effet manquer d'être surpris par la différence d'analyse entre la Cour de cassation et le Conseil d'Etat. Car ce dernier, conformément à sa pratique habituelle depuis la déclaration de l'état d'urgence sanitaire, avait écarté sans ménagement et surtout sans réelle motivation la même demande de renvoi. Dans une ordonnance du 4 avril 2020, M. Caulet, le juge des référés du Conseil d'Etat se bornait à affirmer que, en définissant ce délit, "le législateur n'a pas prévu des sanctions manifestement disproportionnées au regard de la gravité et de la nature des infractions réprimées". 

Se serait-il passé quelque chose entre le 4 avril, date de la décision du juge des référés du Conseil d'Etat, et le 13 mai, date de celle de la Cour de cassation ? Un problème de constitutionnalité aurait-il brutalement surgi ? Non, on a simplement changé de juge. La Cour de cassation, elle, trouve que la QPC présente un caractère sérieux, et elle invoque trois moyens à l'appui de sa décision de renvoi. 


L'atteinte au principe de légalité des délits et des peines



Le principe de légalité des délits et des peines trouve son fondement dans l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui énonce que "la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires". Certes, on pourrait considérer que la peine consistant à prononcer une peine d'emprisonnement à l'encontre d'une personne verbalisée à trois reprises n'est peut-être pas tout-à-fait une peine "nécessaire", dans la mesure où les établissements pénitentiaires ont été considérés comme des espaces où règne une promiscuité peu compatible avec les exigences sanitaires de protection contre le virus. 

Mais, plus simplement, la Cour s'interroge sur l'automaticité, non pas de la peine, mais de l'infraction. Elle note que "le législateur a créé un délit caractérisé par la répétition de simples verbalisations".  Les juges conservent un pouvoir de modération de la peine, voire une possibilité de dispense de peine, mais il n'empêche que ce délit nouveau est constitué de manière purement automatique, par une simple accumulation de contraventions.


Examen d'une QPC par le Conseil d'Etat
Non, je ne vois rien. Les Problèmes. 1965


L'incompétence négative



La Cour de cassation articule cette analyse avec un éventuel grief d'incompétence négative du législateur. Elle affirme en effet que les contraventions répriment la "méconnaissance d’obligations ou d’interdictions dont le contenu pourrait n’être pas défini de manière suffisamment précise dans la loi qui renvoie à un décret du Premier ministre". 

Aux termes de l'article 34 de la Constitution, la loi "fixe les règles concernant la détermination des crimes et délits ainsi que les peines qui leur sont applicables". Or, en l'espèce, les obligations ou les interdictions donnant lieu à contravention ne sont pas définies par la loi, mais renvoyées à un décret du Premier ministre, en l'occurrence l'article 3 du décret du 23 mars 2020

Le juge des référés du Conseil d'Etat ne voit pas plus loin et se borne à rappeler qu'une peine contraventionnelle peut être définie par le pouvoir réglementaire. Le délit, quant à lui, s'accompagne d'une peine de prison, et il est donc défini par le législateur, ce qui explique qu'il soit mentionné dans la loi du 23 mars 2020. La Cour de cassation, quant à elle, constate que les faits à l'origine du délit sont précisément ceux qui figurent dans le décret créant la contravention.

Et précisément, elle constate, avec un joli sens de l'Understatement, l'existence d'obligations ou d'interdictions " dont le contenu pourrait n’être pas défini de manière suffisamment précise dans la loi qui renvoie à un décret du Premier ministre". Qui a oublié en effet les personnes verbalisées pour avoir rédigé une attestation au crayon ou parce qu'elles utilisaient une bicyclette, alors que ces prohibitions ne figuraient ni dans la loi, ni dans le décret, mais sur un site internet ?

Le législateur semble ainsi avoir renvoyé au pouvoir réglementaire, voire à un site internet, la définition de comportements susceptibles d'envoyer leur auteur en prison. Or, le Conseil constitutionnel a rappelé, à plusieurs reprises et notamment dans sa décision QPC du 1er juin 2018, que le principe de légalité des délits et des peines impose au législateur de fixer lui-même le champ d'application de la loi pénale "en termes suffisamment clairs et précis pour exclure l'arbitraire". Dès sa décision du 5 mai 1998, le Conseil constitutionnel avait d'ailleurs sanctionné une disposition faisant dépendre le champ d'application de la loi pénale d'une décision administrative. Le Conseil d'Etat ne s'est pas arrêté à de tels détails, alors même que la notion d'acte administratif devrait lui être familière.


La présomption d'innocence



Enfin, la Cour de cassation invoque une éventuelle atteinte au principe de présomption d'innocence, sur lequel elle ne s'étend pas. Il est vrai que cette irrégularité est tellement énorme qu'il n'est guère besoin d'élaborer.

Une personne verbalisée dispose, en principe, d'un délai de quarante-cinq jour pour contester la contravention. Mais en l'espèce, le délit est constitué si elle a été verbalisée trois fois en un mois, ce qui signifie qu'elle risque d'être condamnée à une peine d'emprisonnement avant d'avoir pu contester les contraventions qui sont précisément à l'origine du délit. L'intéressé risque donc se retrouver en prison à cause de trois conventions, au regard desquelles il est toujours juridiquement innocent. Avouons que cette ignorance du droit par les auteurs de la loi offre un excellent motif d'inconstitutionnalité.

Mais une nouvelle fois, le juge des référés du Conseil d'Etat n'a rien voulu voir. Il est vrai que la présomption d'innocence n'était pas sa préoccupation immédiate. On se souvient qu'il n'avait trouvé aucune irrégularité dans la prolongation de la détention provisoire par une ordonnance réglementaire, mesure écartant pourtant l'intervention du juge pour maintenir en détention des personnes juridiquement innocentes. Cette même disposition a toutefois été retirée ensuite du projet de loi de prorogation de l'état d'urgence sanitaire, par crainte d'une éventuelle inconstitutionnalité. Ce qui est affirmé comme légal par le Conseil d'Etat pourrait donc se révéler finalement inconstitutionnel ?

La comparaison entre le Conseil d'Etat et la Cour de cassation est donc particulièrement éclairante. La crise du Covid-19 a montré une haute juridiction administrative faisant une confusion permanente entre moyens et motifs, les moyens développés par l'Exécutif devenant purement et simplement les motifs de ses décisions, moyens d'ailleurs stéréotypés qui donnent l'impression de décisions identiques. En revanche, la Cour de cassation, joue avec sérénité son rôle de garante de la liberté individuelle et des principes fondamentaux du droit pénal. On nous dit aujourd'hui que la crise sanitaire devrait changer beaucoup de chose... Et si elle ouvrait la réflexion sur la légitimité d'une juridiction administrative et sur l'intérêt d'un pouvoir judiciaire unique ?




3 commentaires:

  1. Votre analyse est très juste. La motivation de son renvoi par la chambre criminelle est, a priori, imparable. Le problème, c’est le Conseil constitutionnel dans sa composition actuelle, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il est d’une audace limitée en face du pouvoir politique. Son seul souci, qui lui permet quelques rares audaces, c’est de se trouver en phase avec la Cour européenne des droits de l’homme et donc de tenter d’anticiper ses décisions.

    Cette pépinière de fins juristes qu'est le Conseil d'Etat est manifestement au-dessus de la norme supérieure qu'est la Convention européenne des droits de l'homme du Conseil de l'Europe. Plus expert du tordu que du droit, il règne en maître sur le microcosme parisien au sein duquel il accapare tous les principaux rouages des cabinets ministériels et de la haute administration. D'où petit problème d'indépendance et d'impartialité.

    Mais, Dieu soit loué, nous sommes en possession du fameux Rapport Thiriez (conseiller d'Etat, au départ !) qui va mettre bon ordre dans la pétaudière du Palais-Royal

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  2. Il est temps peut être de se poser la question du devenir du conseil d état ... et pourquoi ne pas créer une chambre administrative au sein de la cour de cassation ....

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  3. "on a simplement changé de juge", écrivez-vous : on a surtout changé de période. La Cour de cassation était saisie depuis longtemps de cette question et a inscrit cette affaire après le confinement. Il devient alors plus facile de renvoyer au Conseil constitutionnel une infraction, aussi mal ficelée soit-elle, une fois que l'effectivité du recours était amoindrie par le changement de régime intervenu le 11 mai.

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