« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 31 décembre 2016

La grâce et le doux veuvage

François Hollande a accordé, le 17 décembre 2016, une grâce totale à Jacqueline Sauvage qui est sortie de prison immédiatement. La décision a immédiatement suscité des commentaires aussi nombreux qu'excessifs. 

Les uns se félicitent de cette mesure. Ils insistent sur le fait que Jacqueline Sauvage est une victime, victime d'un mari violent, victime d'une justice qui a refusé de considérer qu'elle l'avait tué en état de légitime défense et qui persistait à lui refuser sa libération conditionnelle, alors qu'elle avait obtenu du Président une première grâce partielle. Les autres s'indignent, au motif que le Président fait fi de la décision des juges et remet en liberté une femme qui a été condamnée à dix années d'emprisonnement pour avoir tiré à trois reprises dans le dos de son époux et qui, selon les juges appréciant sa demande de libération conditionnelle, n'exprime aucun regret. 

Comme toujours dans ce type de débat, l'affrontement monte aux extrêmes, et certains n'hésitent pas à remettre en question le droit de grâce. Présenté comme un privilège régalien issu de l'Ancien Régime au même titre que le toucher des écrouelles, il devrait donc disparaître du droit positif d'un Etat moderne.

Pour le moment, le droit de grâce existe dans notre système juridique. François Hollande n'a fait qu'appliquer l'article 17 de la Constitution qui confère au Président de la République le droit de "faire grâce à titre individuel". Cette rédaction est issue de la révision de 2008, qui met fin aux grâces collectives. Celles-ci, devenues de plus en plus nombreuses des années, étaient en effet très contestées. Dépourvues de finalité humanitaire, elles visaient surtout à désengorger les prisons, en touchant entre 3000 et 4000 détenus par an. 

Une mesure individuelle


La grâce est donc désormais individuelle, et force est de constater que les Présidents n'en abusent pas. François Hollande ne l'a utilisée que trois fois. Une fois en 2014 pour permettre au plus ancien détenu de notre pays, de demander sa libération conditionnelle. Après trente huit ans de prison, l'intéressé a donc pu recouvrer une liberté très limitée, puisqu'il a été contraint au port d'un bracelet électronique pendant deux ans. Deux fois ensuite en faveur de Jacqueline Sauvage, d'abord en janvier 2016 pour lui permettre de demander sa libération conditionnelle, puis le 27 décembre pour décider sa libération définitive.

Certes, la grâce peut parfois avoir des motifs politiques. Mais là encore, les Présidents de la Vème République, n'ont pas abusé de la situation. Jacques Chirac a ainsi prononcé la grâce de José Bové et de Maxime Gremetz, l'un condamné pour avoir détruit des plans de riz OGM en 1999, l'autre pour avoir en 1998 pénétré en voiture dans un chapiteau où se tenait la cérémonie d'inauguration d'une autoroute. Dans les deux cas, la grâce présidentielle avait permis aux intéressés, d'ailleurs adversaires politiques du Président Chirac, de reprendre leur carrière politique. Il est vrai que Nicolas Sarkozy  a gracié le préfet Jean-Charles Marchiani qui avait été condamné pour trafic d'influence alors qu'il était membre du cabinet de Charles Pasqua. Cette utilisation politique de la grâce est, heureusement, demeurée isolée.

Nicolas Colombel.1644-1717. L'Idéal et la Grâce.


Un pouvoir propre du Président


Quoi qu'il en soit, la grâce est une pouvoir propre du Président de la République. S'il reçoit un dossier de la Chancellerie, la décision est la sienne et ne constitue pas un acte administratif susceptible de recours pour excès de pouvoir. Dans un arrêt du 3 septembre 1997, le Conseil d'Etat estime donc que le refus de grâce n'est pas un acte susceptible de communication au sens de la loi du 17 juillet 1978 sur l'accès aux documents administratifs.

Jeux de rôles 


Les motifs de la décision relèvent entièrement de l'appréciation discrétionnaire du Président. En l'espèce, on ne doute pas qu'il n'ait voulu faire acte d'humanité. Sans doute a-t-il pris en considération le fait que Jacqueline Sauvage avait déjà passé quatre années en prison. Condamnée à dix ans d'emprisonnement, elle avait donc déjà purgé une partie non négligeable de sa peine, presque celle qui lui aurait permis d'obtenir une libération conditionnelle, même sans la grâce présidentielle. 

Rappelons que les effets de la grâce sont limités. Il ne s'agit en effet que d'aménager la peine, la condamnation demeurant au casier judiciaire de l'intéressée. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle François Hollande avait d'abord opté pour une grâce partielle, laissant au pouvoir judiciaire le soin de prononcer la libération conditionnelle, ce qu'il a refusé de faire. 

Se fondant sur des motifs humanitaires sans se prononcer sur la culpabilité ni sur la peine, le Président est donc dans son rôle lorsqu'il décide finalement de prononcer une grâce totale. 

A dire vrai, les magistrats sont aussi dans leur rôle quand ils protestent. Ils ont le sentiment, sans doute justifié, que le Président les a laissés se prononcer sur la libération conditionnelle de l'intéressée, pour ensuite les désavouer, lorsque la décision ne lui a pas été favorable. Surtout, et c'est sans doute la cause essentielle de leur irritation, les avocates de Jacqueline Sauvage ont préféré renoncer au recours en cassation, à la fois contre la décision de la Cour d'assises statuant en appel et contre la décision de refus de liberté conditionnelle confirmée en appel. Elles pensaient, à juste titre, que la grâce présidentielle serait plus rapide, et plus efficace. L'usage veut pourtant, mais il ne s'agit que d'un usage sans réel fondement juridique, que la grâce soit accordée une fois que l'intéressé a épuisé les voies de recours. Les magistrats ont donc le sentiment que le dossier leur a été retiré, dans une sorte de pouvoir d'évocation qui rappelle étrangement l'Ancien Régime. 

Le rôle de l'opinion publique


Derrière ce débat juridique apparaît un autre débat, portant cette fois sur le rôle de l'opinion publique. Une chronique parue sur le blog La Plume d'Aliocha affirme ainsi que les médias sont élevés au rang de Cour Suprême. La formule est provocatrice, mais terriblement juste. Il ne fait aucun doute que les avocates de Jacqueline Sauvage ont préféré les pétitions et les demandes de grâce au débat juridique. Les associations féminises leur ont emboîté le pas avec allégresse et l'opinion publique a été prise à témoin, voire manipulée, tout au long de l'affaire.

Une soupape de sûreté


Sans doute, mais c'est aussi ce qui justifie peut-être l'usage de la grâce. Celle-ci peut être utilisée, en effet, en cas de dysfonctionnement du système judiciaire, en quelque sorte comme soupape de sûreté. 

Souvenons nous qu'Omar Raddad a fait l'objet d'une grâce partielle accordée par Jacques Chirac, le doute subsistant sur sa culpabilité dans le meurtre de Ghislaine Marchal. Souvenons nous aussi que le Président Emile Loubet a gracié le capitaine Dreyfus le 19 septembre 1899, la révision de sa condamnation n'intervenant qu'en 1906. L'erreur judiciaire existe, même si elle est rare, et la grâce est un moyen de permettra à l'intéressé d'être libéré avant le procès en révision, toujours extrêmement lent à intervenir.

Une victime de sa défense


Dans le cas de Jacqueline Sauvage, on peut aussi considérer qu'elle a été victime d'une erreur dans sa stratégie de défense. En privilégiant une défense de combat, ses avocates l'ont mise en danger en l'incitant à invoquer la légitime défense, voire la "légitime défense différée". 

Cette notion étrange est dépourvue de contenu juridique, tout simplement parce que la légitime défense implique une action immédiate et proportionnée. Envisager qu'elle puisse être différée relève de l'oxymore, mais pas de l'analyse juridique. La notion était sans doute séduisante pour les avocates et pour les juristes spécialisées dans les Gender Studies, mais elle n'avait aucune chance d'être retenue par une Cour d'assises. Aux yeux des jurés, une personne qui tire trois coups de feu dans le dos de son époux endormi n'agit pas en légitime défense. Sur ce plan, les soutiens de Jacqueline Sauvage ont été ses pires ennemis.

C'est d'autant plus vrai qu'elle aurait sans doute pu obtenir les circonstances atténuantes. Mais ses avocates n'ont pas plaidé en ce sens. En effet, les circonstances atténuantes permettent au juge d'apprécier la peine au regard du contexte dans lequel le crime a été commis. Il ne fait guère de doute que la peine de Jacqueline Sauvage aurait pu être réduite sur ce fondement, considérant l'importance et la durée des viols et violences dont elle et ses filles avaient souffert. Mais sa défense et ses soutiens ne voulaient pas d'une peine atténuée. Elles voulaient plaider l'acquittement et la légitime défense "différée". Elles voulaient que Jacqueline Sauvage soit considérée comme une victime et non pas comme l'auteur d'un crime. Considérée sous cet angle, Jacqueline Sauvage est effectivement une victime, mais une victime de sa défense. 

Derrière une mesure de grâce, on trouve donc toujours un contexte, une sorte de stratification d'erreurs diverses et variées. En l'espèce, ces erreurs ne sont pas celles du pouvoir judiciaire et, sur ce point, on peut comprendre son irritation. Mais ce n'est pas une raison pour que Jacqueline Sauvage ne bénéficie d'une mesure d'humanité. Elle passe donc les fêtes de fin d'année chez ses filles. Peut-être écoutera-t-elle ce poème de Jacques Prévert intitulé "J'attends", mis en musique par Vladimir Kosma et chanté par... Catherine Sauvage :


J'attends le doux veuvage j'attends le deuil heureux

Déjà mon amoureux lave le sang du meurtre dans les eaux de mes yeux



2 commentaires:

  1. === MEILLEURS VOEUX POUR LLC EN 2017 ===

    En complément de mon commentaire sur le sujet formulé sous forme de post scriptum à votre précédent post (j'avais anticipé votre analyse), je formulerai deux remarques qui se situent sur deux plans différents en théorie mais indissociables en pratique.

    1. SUR LE PLAN DU DROIT POSITIF

    Votre raisonnement est d'une implacable logique. Vous analysez, comme toujours avec élégance et précision, le rôle précis de chacun des acteurs de la chaîne pénale (concept pris dans son acception la plus large) dans cette douloureuse affaire : magistrats (instruction et parquet) ; avocats, associations, médias, opinion publique... Sans oublier le président de la République puisque c'est lui qui est mis en cause par certains (magistrats) et loués par d'autres (associations de soutien). Mais il arrive que la machine judiciaire se moque de la vérité. La neutralité absolue est impossible et au demeurant peu souhaitable. C'est pourquoi, il me parait utile que la dimension juridique soit parfois tempérée par une autre dimension plus insaisissable tant elle est frappée au coin de la subjectivité.

    2. SUR UN PLAN HUMAIN

    Face à une épreuve humaine comme seule la réalité peut en inventer et à une affaire où la bêtise le dispute à l'aveuglement, il est parfois utile de se référer aux écrits de nos anciens. D'autant plus que les magistrats ne sont pas coutumiers des "mea maxima culpa", y compris lorsque leurs erreurs judiciaires sont évidentes. Il est nul besoin de s'y appesantir. J'ai choisi un extrait d'un écrit de Joseph Kessel datant de 1926 ("En Syrie", Gallimard, Folio, 2016) qui me paraît parfaitement résumer la problématique de l'affaire de Jacqueline Sauvage :

    "... puisque c'est peut-être le seul moyen de mettre fin à cette injustice dont on ne sait si elle est plus imbécile que honteuse ou plus honteuse qu'imbécile".

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  2. Un mot sur les fameux "comités de soutien"...

    S'il s'était agi de comités de bouchers,charcutiers traiteurs, tout le monde aurait trouvé cela incongru ; mais pas lorsque c'est le fait d'acteurs de cinéma, d'amuseurs publics et autres saltimbanques.

    On nous prend vraiment pour des c... L'expression n'est pas élégante mais dans certains cas, c'est une figure de style parfaitement appropriée.

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