« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 23 septembre 2016

Le régime juridique du lien hypertexte

Le lien hypertexte présente un double visage. De manière positive, il peut être présenté comme le moyen le plus simple de mettre à la disposition du lecteur d'un site des éléments utiles, documents et illustrations diverses. D'un seul clic, le lecteur de Liberté Libertés Chéries peut ainsi lire les arrêts commentés ou les lois citées. De manière négative, le lien hypertexte peut aussi mettre à disposition, sur un seul clic, des éléments couverts par le droit d'auteur, les ayants-droit se trouvant largement démunis lorsqu'il s'agit de sanctionner une telle pratique. Le rôle du droit, en ce domaine, est de poser des règles simples assurant un équilibre entre la liberté de l'information et le droit d'auteur.

La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), dans un arrêt du 8 septembre 2016 GS Media v. Sanoma Media Netherlands BV, Playboy Enterprises International Inc., Britt Geertruida Dekker, marque une étape importante dans la recherche de cet équilibre.

Les faits à l'origine de l'affaire portent sur des photos coquines. Un site néerlandais d'information, Geenstijl publie un lien, en octobre 2011, vers des photos inédites du magazine Playboy, photos qui devaient paraître en décembre. Observons que Geenstijl n'est pas un blog confidentiel, loin de là. Il se présente comme publiant "des nouveautés, révélations scandaleuses et enquêtes journalistiques sur des sujets amusants et sur un ton de joyeuse plaisanterie". Il est consulté chaque jour par plus de 230 000 visiteurs, ce qui signifie qu'il est l'un des dix sites les plus fréquentés des Pays-Bas. En l'espèce, le lien pointe vers Filefactory, un site australien qui se consacre au stockage de données et qui était donc utilisé par Samona Media. Par la suite, l'éditeur utilisera d'autres hébergeurs, en vain car d'autres liens seront alors publiés par Geenstijl. Après avoir vainement demandé à Geenstijl le retrait des liens litigieux, Samona Media porte plainte pour infraction au droit d'auteur.

La communication au public


Devant les juges hollandais, l'entreprise requérante se fonde sur l'article 3 § 1 de la directive du 22 mai 2001 sur l'harmonisation de certains aspects du droit d'auteur dans la société de l'information. Elle impose aux Etats membres de prévoir pour les auteurs "le droit exclusif d'autoriser ou d'interdire toute communication au public de leurs oeuvres, par fil ou sans fil, y compris la mise à la disposition du public de leurs oeuvres de manière que chacun puisse y avoir accès de l'endroit et au moment qu'il choisit (...)". Toute "communication au public" d'une oeuvre est donc soumise au droit d'auteur et donc au consentement  préalable de l'auteur. En l'espèce, il n'y a pas consentement, et le lien est donc illicite, affirme donc l'entreprise requérante.

Dans un arrêt Svensson du 13 février 2014, la CJUE a estimé qu'un lien hypertexte renvoyant vers des contenus protégés par le droit d'auteur, librement disponibles, et dont la mise à disposition a été autorisée par l'auteur, ne constitue pas une "communication au public" au sens de la directive. A contrario, on doit en déduire qu'un lien publié sans son consentement ou celui de ses ayants-droit est une "communication au public" protégée par le droit d'auteur, raisonnement qui semble aller dans le sens des requérants.

A l'époque, la solution semblait s'imposer car, dans l'affaire Svensson, le lien hypertexte permettait au lecteur de contourner des restrictions d'accès mises en place par le site hébergeur. L'information devenait donc accessible à un "public nouveau" qui n'avait pas été envisagé par l'éditeur et l'auteur. L'atteinte à la propriété intellectuelle et commerciale était donc évidente. 

Dans l'affaire du 8 septembre 2016, la question est pourtant un peu différente, car les informations figurant sur le site d'accueil, en l'occurrence Filefactory étaient librement disponibles, sans que les titulaires des droits d'auteur, l'éditeur de Playboy et le photographe aient donné leur accord. C'est la raison pour laquelle la Cour Suprême des Pays-Bas a saisi la CJUE d'une question préjudicielle, lui demandant si le lien hypertexte vers un tel site constituait, ou non, une "communication au public" au sens de la directive de 2001.

Roy Lichtenstein. Finger Pointing. 1973


But lucratif, ou pas


La CJUE introduit alors une distinction nouvelle, de création purement prétorienne et absente de la directive de 2001, distinction reposant sur l'objectif poursuivi par celui qui a mis le lien hypertexte. S'il ne poursuit aucun but lucratif, il bénéficie d'une présomption de bonne foi.  On admet donc qu’il « ne sait pas, et ne peut pas raisonnablement savoir, que cette œuvre avait été publiée sur Internet sans l’autorisation du titulaire des droits d’auteur ». A l'auteur lésé de prouver la mauvaise foi de l'internaute, en montrant qu'il était parfaitement informé de cette absence d'autorisation. 

En revanche, si celui qui a créé le lien hypertexte poursuit un but lucratif, la présomption est inversée. Le responsable d'un tel site est censé savoir que ce lien permet d'accéder à une oeuvre illégalement publiée sur internet, en l'absence d'autorisation de l'auteur. A lui alors de prouver sa bonne foi, par exemple en fournissant une autorisation de l'auteur. Dans le cas contraire, le lien sera considéré comme une "communication au public" au sens de la directive de 2001. Dans l'affaire du 8 septembre 2016, il est évident que Geenstijl est un site largement financé par la publicité, et la CJUE en déduit que le lien contesté s'analyse comme une telle communication.

Les partisans d'une liberté totale de diffusion sur internet insistent sur la difficulté de cette distinction qui repose sur les objectifs du site. En réalité, elle est assez simple, et la jurisprudence sait depuis longtemps distinguer entre un but lucratif et un but non lucratif, par exemple en matière d'associations. Sur le fond, la CJUE consacre ainsi un régime juridique dual. Pour les sites marchands, soit qu'ils vendent des biens ou des informations, soit qu'ils vivent de la publicité, le droit d'auteur s'applique dans toute sa rigueur, tout simplement parce qu'ils sont censés connaître les règles gouvernant le droit d'auteur. Pour les blogueurs, ceux qui écrivent sur internet pour le plaisir et celui de leurs lecteurs, la règle est plus souple, parce qu'ils n'ont pas les moyens juridiques de savoir si l'autorisation avait, ou non, été donnée. Et leur imposer une telle contrainte reviendrait à tuer internet, ou plutôt à tuer toute activité spontanée sur internet. La CJUE parvient ainsi à trouver l'équilibre recherché. Il n'est pas parfait, mais il a le mérite d'exister.



2 commentaires:

  1. Décidément, les dieux sont tombés sur la tête ! Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans notre société numérique. Le moindre des paradoxes n'est-il pas qu'elle veuille tout et son contraire dans le même temps ?

    - D'une part, nous vivons sous le régime de la "dictature" de la transparence" si bien décrit par Mazarine Pingeot ("La dictature de la transparence", Robert Laffont, 2016) qui n'est en fait qu'une pseudo-transparence. On connait la chanson "Les Français veulent savoir".

    - D'autre part, nous vivons dans un régime de judiciarisation des pensées et des arrière-pensées si bien décrit en son temps par George Orwell ("1984"). Il n'y a qu'à voir l'hyperactivité de la XVIIème chambre correctionnelle du TGI de Paris pour en avoir une petite idée.

    A trop proclamer les Lumières, on récolte l'obscurantisme ! Nous n'attendions pas grand chose de la "révolution numérique" dans le domaine des libertés publiques. Nous sommes servis au-delà de toute espérance.

    "Un monde gagné par la technique est perdu pour la liberté" (Georges Bernanos, "La France contre les robots", 1947).

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  2. Cette distinction entre site à but lucratif ou non est subtile.
    Mais n'encourage-t-elle pas la création de sites "écrans"à but non lucratif comportant le lien litigieux et vers lesquels renverraient des sites à but lucratif ?
    Et comment qualifier les blogs hébergés à titre "gratuit" sur des serveurs se rémunérant par la publicité ?

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