« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 6 septembre 2016

Dire que le Premier ministre fume la moquette relève de la liberté d'expression

Dans un arrêt du 30 août 2016 Medipress-Sociedade Jornalistica LDA c. Portugal, la Cour européenne des droits de l'homme se penche une nouvelle fois sur l'équilibre entre la liberté de presse et les droits de l'individu.

Le magazine Visao, que la société requérante a acquis en 2008, avait publié en octobre 2004, un article intitulé "L'éveil du Président". L'article s'en prenait vigoureusement au Premier ministre de l'époque, Pedro Miguel de Santana Lopes, accusé de vouloir faire adopter une nouvelle législation sur le droit de média, imposant notamment l'application du principe du contradictoire à tout commentaire politique. L'article se terminait par ces quelques mots bien sentis : "« S’agirait-il d’un délire provoqué par la consommation de drogues dures ? D’une nouvelle originalité portugaise ? Ou tout simplement d’une bavure innommable ? »

Deux ans après avoir achevé son mandat en 2005, l'ancien Premier ministre a engagé une action en responsabilité dirigée à la fois contre le journal et contre l'auteur de l'article. Il considérait que ces propos lui imputant la consommation de drogues dures portaient atteinte à sa réputation, d'autant qu'une rumeur circulait à l'époque lui attribuant une telle addiction. Il a obtenu satisfaction des tribunaux portugais et Medipress-Sociedade Jornalistica LDA a dû verser 30 000 € de réparation à l'ancien Premier ministre. Elle porte donc son recours devant la Cour européenne, estimant que cette condamnation porte atteinte à la liberté d'expression, garantie par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

La Cour européenne estime que cette condamnation emporte effectivement une atteinte disproportionnée à la liberté d'expression. Elle ne se fonde pas directement sur le "débat d'intérêt général" mais préfère se placer sur le terrain de la distinction entre jugement de valeur et déclarations de fait.

Réputation et vie privée


Rappelons qu'aux termes de l'article 10, une ingérence dans la liberté d'expression peut être licite si elle est prévue par la loi, si elle poursuit un but légitime et si elle se révèle nécessaire dans une société démocratique. En l'espèce, nul ne conteste, pas même les juges portugais, que l'article contesté contient une ingérence dans la vie privée de l'ancien Premier ministre. Il n'est pas davantage contesté que cette ingérence est prévue par la loi, le code civil portugais autorisant l'action en responsabilité en cas d'atteinte à l'honneur et à la considération d'une personne. Dans une jurisprudence constante, et récemment dans son arrêt Almeida Leitao Bento Fernandes c. Portugal du 12 mars 2015, la Cour affirme en effet que la protection de la réputation constitue un élément de la vie privée et qu'elle constitue donc un but légitime autorisant une restriction à la liberté d'expression.

La seule question réellement posée à la Cour européenne dans l'arrêt Medipress-Sociedade Jornalistica LDA est donc celle de la proportionnalité entre le droit à la réputation de l'ancien Premier ministre portugais et la liberté de presse. Il n'est pas surprenant que la Cour ait privilégié la liberté d'expression.

Le débat d'intérêt général


Sa motivation aurait pu se limiter au rappel de la notion de "débat d'intérêt général" qui permet de justifier les intrusions de la presse dans la vie privée des personnes. Dans deux arrêts du 14 janvier 2014, Ojala et Etukeno Oy c. Finlande et Ruusunen c. Finlande, la Cour considère que les juges finlandais n'avaient pas à prononcer la saisie d'un livre écrit par une femme qui racontait sa liaison avec le Premier ministre. Ils pouvaient  se borner à interdire les passages portant sur la vie sexuelle ou intime du couple. Pour la Cour, l'histoire de cette liaison contribuait donc à un débat d'intérêt général. Dans l'arrêt Medipress-Sociedade Jornalistica LDA,  la Cour aurait pu simplement affirmer que le journaliste participait à un débat d'intérêt général en contestant, même en termes un peu vifs, le projet développé par le Premier ministre de modifier le droit de la presse. Le fait de l'accuser "d’un délire provoqué par la consommation de drogues dures" serait alors considéré comme une figure de style donnant à l'article un ton pamphlétaire qui n'est pas illicite.  

Antoine. Un éléphant me regarde. 1966

Exagération et provocation 


La Cour européenne affirme précisément que les critiques de la presse peuvent s'exercer avec une certaine vivacité. Dans une formule désormais classique, elle énonce que "la liberté journalistique comprend le recours possible à certaine dose d'exagération, voire de provocation" (CEDH, 26 avril 1995, Prager et Oberschlick c. Autriche).

Par ailleurs, la Cour considère que la critique de la presse peut être plus intense à l'égard d'un homme ou d'une femme politique qu'à l'égard d'un simple citoyen. L'engagement politique a pour effet d'exposer son auteur, de placer sa vie, y compris sa vie privée, sous un contrôle permanent de la presse. Il ne peut l'ignorer et doit, au moins dans une certaine mesure, l'accepter.

La décision Brasilier c. France du 11 avril 2006 offre un exemple réjouissant de ce raisonnement. Le requérant est un candidat malheureux aux élections législatives de 1997, très malheureux même car, dans la circonscription du 5è arrondissement de Paris où il était opposé à Jean Tiberi, il s'est aperçu qu'aucun des 60 000 bulletins à son nom n'avait été déposé dans les bureaux de vote. Il organise donc une manifestation où il brandit une banderole portant l'inscription : "Tiberi, tu nous casses les urnes". L'intéressé porte plainte pour diffamation, mais M. Brasilier est relaxé sur la plan pénal et condamné à verser 1 euro symbolique à Jean Tiberi sur le plan civil. La Cour européenne estime pourtant que cet euro est de trop, car un adversaire politique doit avoir la possibilité de discuter la régularité d'une élection et que, dans ce cas, "la vivacité des propos est plus tolérable qu'en d'autres circonstances".

Le problème est que la Cour reconnaît que le magazine Viseo  "jouit d'une certaine crédibilité auprès du public". Il n'a pas un ton habituellement pamphlétaire et se veut plutôt sérieux et mesuré. 


Information factuelle  ou jugement de valeur


C'est peut-être pour cette raison que la Cour va décaler un peu son analyse et rappeler que la presse a des droits, mais aussi des "devoirs et des responsabilités". L'information sur des questions d'intérêt général est donc subordonnée à une condition de bonne foi, ce qui signifie que l'article doit reposer sur des informations exactes (CEDH, 21 janvier 1999 Fressoz et Roire c. France). La question est alors posée de savoir si l'accusation de "délire provoqué par la consommation de drogues dures" formulée à l'encontre du Premier ministre relève d'une information factuelle ou d'un jugement de valeur, distinction initiée dès l'affaire De Haes et Gijsels c. Belgique du 24 février 1997.

Pour le requérant, il s'agit d'une affirmation factuelle mettant en cause sa probité et reprenant d'ailleurs des rumeurs malveillantes. C'est sensiblement la position adoptée par les juges portugais. Pour le journal, il s'agit d'un jugement de valeur qui s'inscrit dans un article dont la tonalité générale est extrêmement critique. 

La Cour européenne adopte cette seconde thèse. Dans l'affaire Brasilier, elle avait estimé que le "Tiberi, tu nous casses les urnes" relevait à l'évidence du jugement de valeur, faisant toutefois observer qu'il avait une origine factuelle, le Conseil constitutionnel ayant annulé l'élection de l'intéressé pour fraude électorale. En l'espèce, la situation est plus délicate car la consommation de drogues dures imputée au ministre ne repose sur aucune base factuelle. La Cour préfère donc insister sur le caractère ironique de ce propos que les juges portugais ont refusé de voir, les prenant au pied de la lettre. Elle en avait fait de même dans un arrêt du 6 novembre 2007 Lepovic c. Serbie, à propos d'un élu local, accusé d'avoir dépensé l'argent de manière "presque insensée", formule qui, aux yeux de la Cour, ne mettait pas en cause sa santé mentale, mais traitait, ironiquement, de son honnêteté.

A l'issue du raisonnement de la Cour, on retrouve donc ce fameux débat d'intérêt général qui permet de faire prévaloir la liberté de presse, débat d'intérêt général qui peut être développé sur le ton satirique. La solution d'espèce est évidemment satisfaisante mais elle n'interdit pas de se poser des questions sur l'avenir de cette jurisprudence. Elle repose sur des faits, et sur l'appréciation que fait la Cour du caractère ironique ou non de l'article. Le sens de l'humour est-il identique à Lisbonne, à Belgrade et à Strasbourg ? On attend avec impatience les suites de cette jurisprudence pour le savoir et pour rire un peu.





1 commentaire:

  1. "L'humour a toujours été contre le pouvoir quels que soient les régimes" (Coluche).

    Votre commentaire de l'arrêt de la CEDH appelle au moins trois conclusions.

    1. La première est que les femmes et les hommes politiques manquent sérieusement d'humour pour ce qui les concerne. Par contre, elles et ils n'en manquent pas pour faire passer des vessies pour des lanternes auprès des électeurs dont ils briguent les suffrages. C'est pourquoi elles et ils n'ont jamais milité pour l'inscription du droit imprescriptible à l'humour aussi bien dans la constitution française que dans la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ou dans la convention des droits de l'homme du Conseil de l'Europe, voire dans l'un de ses protocoles.

    2. La deuxième est que les peuples, censés être souverains, devraient être consultés simultanément sur tout notre vieux continent par référendum pour obtenir la reconnaissance du droit à l'humour comme un droit inaliénable de la femme et de l'homme en tant que facteur de sécurité et de paix entre les peuples. La définition du périmètre de ce droit devrait être confiée à une constituante de l'humour uniquement composée de citoyens et d'humoristes. Politiques et juristes en seraient exclus.

    3. La troisième, qui est le corollaire de la précédente, est que le droit au sérieux devrait être condamné fermement car assimilé à un délit de manque de savoir-vivre. Dans cette période de judiciarisation des pensées et des arrière-pensées des citoyens, ceci relève de l'évidence. Comme dit l'autre : "les c. osent tout, c'est même à cela qu'on les reconnait". Ceci pourrait être transposé aux femmes sérieuses et aux hommes sérieux.

    "L'inverse de l'humour, ce n'est pas le sérieux, c'est la soumission" (Guy Bedos). On en voit les dérives, les ravages de nos jours. Il suffit de se reporter à certains de vos derniers posts ! Merci pour ce moment... d'humour grâce à l'exégèse du droit positif portugais et européen.

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