« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 6 décembre 2023

Proxénitisme : L'indemnisation du travail forcé.

Une victime de la traite des êtres humains, contrainte à la prostitution, peut obtenir une indemnisation correspondant aux revenus de son travail sexuel qui lui ont été soustraits par son proxénète. La Cour européenne des droits de l'homme, dans un arrêt Krachunova c. Bulgarie du 23 novembre 2023, contredit ainsi la jurisprudence bulgare. Celle-ci refusait en effet une telle indemnisation au motif que la restitution des gains issus de la prostitution serait contraire aux "bonnes moeurs". C'est la première fois que la CEDH se prononce sur cette question et reconnaît que la victime de la traite des êtres humains a le droit de demander réparation de son dommage matériel par la personne l’ayant exploitée.

D'avril à août 2012, Daniela Krachunova a été contrainte de se prostituer par son proxénète qui la battait et la menaçait lorsqu'elle voulait arrêter cette activité. Elle s'est enfuie en 2013, mais il l'a retrouvée. Il lui a alors confisqué ses papiers et l'a contrainte à se prostituer de nouveau, cette fois en soustrayant la totalité de ses revenus, ne lui laissant que le strict minimum pour vivre et un peu d'argent de poche. En février 2013, Daniela Krachunova fut arrêtée et elle dénonça son proxénète qui fut condamné pénalement par les juges bulgares. Mais, bien que partie civile au procès, elle n'obtint qu'une réparation de 8000 € pour le préjudice moral qu'elle avait subi. Le préjudice matériel, quant à lui, ne fut pas indemnisé, alors même que les revenus de la prostitution sont imposables en droit bulgare et que cette activité n'est pas expressément considérée comme une infraction.


La définition de la traite


L'article 4 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme interdit l'esclavage et la traite des êtres humains. Comme le Protocole de Palerme additionnel à la Convention des Nations Unies sur la traite des êtres humains, la Convention européenne définit la traite par trois éléments : une action, une finalité et des moyens. La CEDH vérifie donc que ces trois éléments sont présents dans l'affaire qui lui est soumise.

Il est clair que « l’action » et le « but » sont présents. Le tribunal pénal qui a condamné le proxénète a mis en lumière qu'il avait recruté la requérante à deux reprises et qu'il l'avait continuellement hébergée. Quant au but, il est également établi qu'il exploitait ses actes sexuels dans son intérêt purement personnel. Les "moyens" désignent les instruments de pression utilisés pour contraindre la personne à la prostitution et l'y maintenir. En l'espèce, même si la violence n'est pas démontrée dans le dossier, il est clair que le proxénète a profité de la jeunesse et de la pauvreté de Daniela Krachunova pour la placer dans une situation de totale dépendance, se présentant d'ailleurs volontiers comme son "protecteur". Cette dépendance a d'ailleurs été amplifiée par le fait que le proxénète ait retiré à la requérante la presque totalité de ses revenus ainsi que sa carte d'identité, limitant ainsi sa liberté de mouvement.

L'argument du consentement est écarté par la CEDH. Elle précise en effet que "le fait que la requérante ait pu, au moins initialement, consentir à se livrer au travail du sexe n'est pas déterminant". Comme elle l'avait affirmé à propos de la traite des enfants dans un arrêt Chowdury et autres c. Grèce du 9 septembre 2015, le consentement n'est pas pertinent si l'un des "moyens" de la traite a effectivement été utilisé, qu'il s'agisse de la violence ou d'autres pressions.

De ces éléments, la CEDH déduit que la requérante a effectivement été victime de la traite d'êtres humains, et que le dommage qu'elle a subi entre dans le champ de l'article 4 de la Convention européenne. Il lui reste alors à s'interroger sur la question essentielle soulevée par l'affaire. La victime de la traite peut elle réclamer à son proxénète une indemnisation pour perte de revenus ?

 


Bête de somme et de sommier. Félicien Rops. 1833 -1898

 

Le principe de l'indemnisation

 

La jurisprudence traditionnelle de la CEDH, issue notamment des arrêts Siliadin c. France du 26 juillet 2005 et Rantsev c. Chypre et Russie du 7 janvier 2010, reconnait que l'article 4 de la Convention impose aux États des obligations positives. Elles sont au nombre de trois, d'abord l'obligation d'interdire et de punir la traite, ensuite celle de protéger les victimes y compris potentielles, et enfin celle d'enquêter sur les situations de traite. La formulation manque quelque peu de précision, mais la CEDH a tout de même énoncé, dans l'affaire Chowdury, que la Convention des Nations Unies contre la traite contraint les États à prévoir un dispositif d'indemnisation des victimes. Dans cette affaire, elle a considéré que le faible montant de l'indemnisation accordée emportait, en soi, une violation de l'article 4.

Si le principe même d'une indemnisation est déjà acquis dans la jurisprudence, la question de la perte de revenus n'était pas encore résolue.


La perte de revenus


Pour admettre l'indemnisation de la perte de revenus, la CEDH s'appuie sur un principe formulé dès l'arrêt Artico c. Italie du 13 mai 1980. Il exige que les dispositions de la Convention soient interprétées de manière à rendre concrets et effectifs les droits qu'elle garantit. Il est exact que l'indemnisation de la perte de revenus subie par une victime de la traite ne figure pas dans les conventions internationales. Mais, d'une manière générale, la CEDH estime que les États ont l'obligation de permettre aux victimes des droits garantis par la Convention de demander et d'obtenir réparation. Ce principe a été rappelé dans l'arrêt Vanyo Todorov c. Bulgarie du 21 juillet 2020. Et dans une affaire récente V.C.L. c. Royaume-Uni du 16 février 2021, la CEDH énonce que les victimes de la traite doivent également être protégées a posteriori, en particulier en permettant leur rétablissement et leur réintégration dans la société. La possibilité de demander réparation de l'intégralité du préjudice subi répond, à l'évidence, à ces deux impératifs.

A ces éléments s'ajoute une considération liée à l'efficacité même de la lutte contre la traite. La Cour fait en effet observer que le fait de permettre aux victimes de récupérer les gains perdus et volés par les trafiquants peut contribuer à empêcher ces derniers de profiter des fruits de leurs infractions.

Tous ces éléments conduisent donc la Cour à sanctionner le droit bulgare qui refusait d'indemniser la perte de revenus des victimes de la traite. Il peut paraître surprenant que le système juridique d'un État européen puisse encore considérer que des considérations purement morales empêchent la victime d'être indemnisée. Car si elle est indemnisée avec l'argent de la prostitution, c'est d'abord son argent, celui qu'elle a gagné, combien difficilement, et qui lui a tout simplement été volé.



1 commentaire:

  1. La CEDH est conduite, à juste titre, à sanctionner la législation d'un Etat dont le moins que l'on puisse dire est qu'elle est choquante à plus d'un titre. Tout est bien qui finit bien. ... dans le cas d'espèce.

    Cci étant dit, il faut bien être conscient que la jurisprudence de la CEDH n'est pas exempte de critiques sur des sujets sensibles : respect du délai raisonnable (8 ans ?), présence d'un juge national de l'Etat qui est attaqué, qui plus est ayant participé à la délibération de la juridiction nationale, invention de motifs farfelus pour tenter de déclarer irrecevable une requête portant sur un sujet sensible pour l'état poursuivi.... Et cette liste n'est pas exhaustive.

    Compte tenu de ce qui précède, il est bon que la France ait décidé de ne pas suivre les recommandations de la Cour qui prenait fait et cause pour un ressortissant ouzbèke (gentil terroriste) en expulsant ce triste sire vers la case départ. Ce n'est qu'un début et cela pourrait donner le signal d'un vent de contestation des 46 états membres de décisions incompréhensibles en matière de sécurité, sujet dont on sait qu'il est sensible dans le contexte actuel.

    Une fois encore, un retour d'expérience sur le fonctionnement de la CEDH au cours des décennies passés nous paraît incontournable. Les juges strasbourgeois ne sont pas infaillibles. Ce n'est pas en subissant les problèmes qu'on leur trouve une solution. C'est plutôt en les anticipant. Vaste programme.

    RépondreSupprimer