« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 29 février 2020

Les Invités de LLC : Serge Sur : L'article 49. 3 n'est nullement l'instrument d'un régime autoritaire


L’article 49. 3 n’est nullement l’instrument d’un régime autoritaire

Publié dans Le Monde, 27 février 2020

Serge Sur
Professeur émérite de droit public
de l’Université Panthéon-Assas (Paris 2)



Devant le blocage du débat sur la réforme du régime des retraites organisé à l’Assemblée nationale par quelques groupes d’opposition, le gouvernement envisage de plus en plus de recourir à la procédure constitutionnelle prévue par l’article 49 al 3. Ce texte, remontant aux origines de la Constitution, ce qu’il convient de préciser tant elle a subi de modifications, permet au gouvernement d’engager sa responsabilité sur le vote d’un projet de loi. Celui-ci est considéré comme adopté, sauf si l’Assemblée vote contre lui une motion de censure à la majorité absolue des députés. C’est dire que la délibération sur le texte est immédiatement remplacée, et qu’au minimum s’y superpose un débat sur l’existence du gouvernement et sur son éventuel renversement.

Les protestations contre cette perspective sont multiples et d’origines diverses, puisque même certains députés de la majorité s’y déclarent opposés, sans que l’on sache s’ils iront jusqu’à voter une éventuelle motion de censure. Si elle était adoptée, elle déboucherait probablement sur une dissolution, et lesdits députés seraient immanquablement battus. Voter contre le gouvernement serait pour eux suicidaire, mais on en est encore loin. Le gouvernement lui-même semble n’envisager le recours à l’article 49 al. 3 qu’avec réticence, redoutant une réaction hostile de l’opinion – car en réalité la question ne se pose pas devant l’Assemblée, mais beaucoup plus devant le pays. Elle appartient aux manœuvres pré-électorales en vue des présidentielles à venir. En effet, le recours à cette procédure suppose une décision du Conseil des ministres, et par-là du président, qui se trouvera ainsi en première ligne.


 Bataille parlementaire entre Edouard Philippe et Jean-Luc Mélenchon
Les Aventuriers de l'Arche perdue, Steven Spielberg, 1981. Harrison Ford

Il convient de remonter aux origines de la Constitution pour comprendre l’intérêt du mécanisme de l’article 49 al. 3. Il correspond à ce que l’on appelait à l’époque le « parlementarisme rationalisé », en tirant parti de l’expérience funeste de la IVe République. Dans ce régime, l’instabilité ministérielle était liée à l’absence de majorités constituées, qui s’effondraient sur elles-mêmes tous les six mois. Les gouvernements étaient à la fois fugitifs et impuissants. On a considéré en 1958 que l’absence de majorité parlementaire structurée était une caractéristique française, liée au multipartisme, et qu’il convenait d’y remédier en donnant au gouvernement les moyens de mettre l’Assemblée en face de ses responsabilités : ou approuver les textes proposés, ou renverser le gouvernement, ce qui l’exposait à la dissolution. C’est ce qui s’est passé en 1962, lorsque l’Assemblée a renversé le gouvernement Pompidou. Elle a été dissoute, et les élections suivantes ont renvoyé une solide majorité gaulliste. Le couple responsabilité politique du gouvernement – dissolution est un des éléments constitutifs d’un régime parlementaire, et c’est l’une des dimensions de la Ve République. C’est même ce qui distingue le régime parlementaire d’un régime d’assemblée, cette nostalgie et ce rêve permanents de nombre de constitutionnalistes et de partis politiques, combinant l’irresponsabilité et la toute-puissance.

Le gouvernement a-t-il réellement le choix ? La volonté d’obstruction de l’opposition, spécialement de La France insoumise, est éclatante, déclarée, revendiquée. Prolonger le débat, six mois, un an, n’y changerait rien. Des rappels au règlement aux sous-amendements, le temps pourrait être indéfiniment prolongé sans issue vraisemblable. Voilà qui souligne que l’Assemblée, que l’on présente souvent comme corsetée sous la Ve République, dispose d’armes de retardement voire de paralysie des décisions gouvernementales. Est-ce acceptable dans un régime parlementaire ? C’est typiquement une logique de régime d’Assemblée, qui est à l’opposé. C’est aussi privilégier la dimension délibérative de la constitution sur sa dimension décisionnaire, nécessaire à tout gouvernement. C’est aussi faire prévaloir la rue sur la représentation nationale. La France insoumise relaie à l’Assemblée les manifestations contre la réforme des retraites. En sabotant la procédure législative, elle est à la limite de la subversion.

Ainsi l’art. 49 al. 3 est un mécanisme caractéristique du régime parlementaire. Nombre de gouvernements d’orientations opposées l’ont utilisé. Il n’est nullement l’instrument d’un régime autoritaire, mais l’outil indispensable à la responsabilité du gouvernement, et même à celle de l’Assemblée. Elle ne peut en effet bloquer le fonctionnement des institutions sans risque pour elle-même, et ce risque est celui de la dissolution. Sa responsabilité est de voter la loi, non d’empêcher qu’elle soit votée. Face à une obstruction systématique d’une partie très minoritaire de l’opposition comme aux états d’âme de sa majorité, le gouvernement est pleinement dans son rôle en utilisant une arme que la constitution met à sa disposition.  Sans doute, lors de la révision de 2008, a-t-on limité la possibilité pour le gouvernement de l’employer, trace de la nostalgie du régime d’assemblée évoquée à l’instant. C’était une erreur, mais en l’occurrence rien ne s’oppose à son emploi. Est-ce démocratique ? Sans doute, puisque prévu par la Constitution, et qu’en toute hypothèse dans deux ans une élection présidentielle permettra de régler les comptes, éventuellement de revenir sur une réforme qui ne sera pas encore entrée en vigueur. Un référendum avant même cette élection ? On sait bien qu’il ne porterait pas sur la réforme, et que la procédure serait détournée. La seule solution, et c’est une bonne solution, consiste donc à placer l’Assemblée devant ses responsabilités.

2 commentaires:

  1. Excellente analyse qui remet le droit positif au centre du débat et qui nous change des approximations de nos journalistes moralisateurs !

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  2. Seul le Gouvernement est menacé par le 49.3. Or, on sait que c'est le Président, qui, en réalité et contrairement à la lettre de la Constitution, définit la politique de la Nation.Le Gouvernement servira éventuellement de fusible. On changerait les têtes mais pas la politique elle-même.

    Il devient de plus en plus clair qu'il faut mettre fin à la 5ème République.

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