« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 14 mai 2019

Diffamation : Ne tirez pas sur le Chérif !

Le 10 mai 2019, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation a déclaré irrecevable la plainte pour diffamation engagée par un Etat étranger devant les tribunaux français. Il ne peut davantage demander une réparation civile sur ce fondement. L'analyse trouve son origine dans les termes mêmes de l'article 32 al. 1 de la loi du 29 juillet 1881 qui punit d'une amende de 12 000 € "la diffamation commise envers les particuliers". Un Etat n'est pas un particulier et il ne peut donc invoquer ces dispositions. Le raisonnement a l'air simple, mais la décision révèle pourtant d'autres éléments de complexité.


Une brouille diplomatique



D'abord, on doit noter qu'elle s'inscrit dans un contexte de brouille diplomatique. Lors de la marche du 11 janvier 2015 organisée après les attentats de Paris, un ancien boxeur marocain, Zakaria Moumni, avait estimé, dans plusieurs interviews à la télévision, que les représentants du royaume du Maroc n'avaient pas leur place dans cette manifestation. Il affirmait avoir été torturé par le responsable du contre-espionnage marocain et il avait d'ailleurs porté plainte pour torture en 2014 devant les tribunaux français. Inutile de dire que ces propos n'ont pas été appréciés à Rabat, et le royaume du Maroc a déposé plainte, à la fois contre M. Moumni et contre les différents organes de presse ayant relayé ses déclarations. 

Les juges du fond déclarent les plaintes irrecevables, s'appuyant évidemment sur  l'article 32 al. 1 de la loi du 29 juillet 1881. La décision n'est pas surprenante car, dans une décision récente du 7 mai 2018, la Chambre criminelle avait déjà déclaré irrecevable la plainte de l'Azerbaïdjan, dirigée contre un député français qui avait eu l'outrecuidance de déclarer que ce pays "se comporte comme un Etat terroriste". Il convient toutefois de distinguer sur ce point la plainte pénale de la constitution de partie civile, qui ne vise qu'à obtenir réparation d'un préjudice. Un Etat étranger est en effet recevable à se porter partie civile, et la jurisprudence en offre des exemples. C'est ainsi qu'Israël a pu faire valoir une demande de dommages et intérêts dans une affaire d'abus de confiance et que l'Iran a pu intervenir dans une procédure dirigée contre des personnes qui avaient dégradé son ambassade à Paris.

L'irrecevabilité de la plainte du royaume du Maroc s'inscrit ainsi dans une jurisprudence bien établie. Mais après la décision de la Cour d'appel de janvier 2018, ses défenseurs ont formé un pourvoi en cassation et déposé en même temps une question prioritaire de constitutionnalité (QPC).

QPC et égalité devant la loi



Cette QPC s'interrogeait sur la conformité à la Contitution de l'article 32 al. 1 de la loi du 29 juillet 1881 en invoquant une atteinte à l'égalité devant la loi. A leurs yeux, l'Etat français peut engager des poursuites, "notamment par l'intermédiaire de ses ministres", en diffamation en cas d'atteinte porté à sa réputation résultant de propos portant atteinte à l'honneur ou à la considération de ses institutions, corps constitués ou administrations publiques. En revanche, un Etat étranger ne peut faire de même devant les tribunaux français, faute de pouvoir être considéré comme un "particulier" au sens de la loi.

Par une ordonnance de septembre 2018, le Premier président de la Cour de cassation a décidé de renvoyer le pourvoi à l'Assemblée plénière qui, dans un arrêt du 17 décembre 2018, a refusé le renvoi de la QPC au Conseil constitutionnel. Pour l'Assemblée plénière, la QPC était dépourvue de "caractère de sérieux", dès lors qu'il n'existe aucune différence de traitement entre la France et les autres Etats. La France, en tant que telle, ne saurait déposer une plainte en diffamation. Et le chef du contre-espionnage marocain, ou le ministre qui est son supérieur hiérarchique, pouvaient, quant à eux, déposer cette plainte devant les tribunaux. A moins que le dossier ait été particulièrement vide ?  M. Moumni aurait-il pu invoquer l'exception de vérité à propos des tortures dont il dit avoir été victime, ou aurait-il pu simplement pu arguer de sa bonne foi en se fondant sur les poursuites pénales qu'il avait suscitées ?

Rappelons que la CEDH, dans un arrêt de Carolis et France Télévision c. France du 21 janvier 2016, sanctionnait les juges français qui avaient condamné pour diffamation envers un prince saoudien les auteurs d'une émission consacrée aux liens entre les attentats du 11 septembre 2001 et les dirigeants de ce pays. Aux yeux des juges européens, une telle condamnation portait une atteinte excessive à la liberté de l'information. Mais à l'époque le requérant était un prince saoudien et pas le Royaume d'Arabie Saoudite.

Quoi qu'il en soit, la refus de renvoyer la QPC a pour conséquence immédiate le rejet du premier moyen articulé par le royaume du Maroc qui invoquait également la rupture d'égalité.



Milky Way. Leo Mc Carey, 1935, Harold Lloyd

Le Maroc et la Cour européenne des droits de l'homme



Dans son second moyen, le Maroc invoque une violation de l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Le Maroc estime en effet être privé du droit d'accès à un tribunal, élément du droit à un juste procès et il développe un certain nombre d'arguments en ce sens.

Le droit de l'Etat de protéger sa réputation existe en droit international. L'atteinte à son honneur et à sa réputation peut constituer un fait internationalement illicite susceptible d'engager la responsabilité d'un Etat qui n'a pas pris les sanctions qui s'imposaient. Le 12 décembre 2001, l'Assemblée générale des Nations Unies a ainsi voté une résolution 56/83 déclarant que l'Etat est tenu de réparer intégralement le préjudice, "tant matériel que moral", causé par un fait internationalement illicite.   Cette résolution pourrait peut-être offrir au Maroc un accès au juge dans le cadre d'un recours devant la CIJ, mais elle n'impose aucune obligation au droit interne des Etats. Surtout, l'assemblée plénière fait observer qu'aucune disposition de la convention européenne, ni aucun arrêt de la CEDH, n'évoque l'existence d'un droit pour un Etat de se prévaloir de la protection de sa réputation pour limiter l'exercice de la liberté d'expression.

Mais précisément un Etat tiers à la convention peut-il s'en prévaloir ? Dès lors qu'il n'est pas partie à cette convention, le recours ne peut être admis que s'il est possible de considérer que le Maroc, du moins dans l'affaire en question, "relève de la juridiction" de la France. Or la France n'exerce aucun imperium sur le Maroc. Et le fait que le Maroc, pour plaider en France, ait renoncé à son immunité de juridiction ne lui fait pas perdre sa qualité d'Etat. En outre, l'autoriser à invoquer la Convention européenne conduirait à considérer qu'il est titulaire des droits et libertés protégés la convention, alors même qu'il ne l'a ni signée ni ratifiée, aboutirait à lui reconnaître le droit de plaider contre la France pour violation de ceux-ci. Or un tel recours n'est pas autorisé entre les Etats parties à la Convention. Pourquoi serait-il autorisé à un Etat qui ne l'a ni signée ni ratifiée ?

L'assemblée plénière arrive ainsi à la conclusion que le moyen n'est pas recevable, tout simplement parce que l'Etat marocain, en tant que tel, n'est pas fondé à l'invoquer. Par conséquent, la question de l'accès au juge du royaume du Maroc n'est pas étudiée au fond : "à supposer que la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales puisse être invoquée". Peu importe le fond, puisqu'il n'appartient pas au royaume du Maroc d'invoquer la convention.

Cette analyse sanctionne finalement une tentative de détournement de la Convention européenne des droits de l'homme par un Etat tiers, que l'on n'avait peut-être jamais vu aussi actif dans le domaine des droits de l'homme. Dans son rapport, l'avocat général Cordier insiste sur le fait qu'autoriser le Maroc à s'appuyer sur la Convention irait à l'encontre de son esprit. Elle a en effet pour objet de protéger les droits des individus contre les abus de l'Etat et non pas de protéger l'Etat contre les individus. En l'espèce, le Maroc a essayé d'utiliser le système judiciaire français comme la convention européenne contre l'un de ses ressortissants. Il a essayé et il n'a pas réussi.. Quant à l'ancien boxeur, il a la satisfaction d'avoir renvoyé dans les cordes les autorités marocaines.


Sur la diffamation : Chapitre 9 section 2 § 1 A  du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.

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