« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 22 novembre 2015

Les invités de LLC : Serge Sur : Etat d'urgence : l'urgence de la réforme constitutionnelle


La seconde contribution du débat, ouvert par LLC, sur la révision constitutionnelle relative à l'état d'urgence est rédigée par Serge Sur, Professeur émérite à l'Université Panthéon-Assas.


A la suite des massacres du 13 novembre et des réactions qu’ils ont suscitées, deux questions d’ordre constitutionnel ont été immédiatement soulevées. D’abord, l’état d’urgence aussitôt mis en œuvre sur une base simplement législative doit-il acquérir un statut constitutionnel en étant formellement inscrit dans le texte du pacte fondamental ? Ensuite, le moment est-il opportun pour procéder à une révision constitutionnelle, dans une situation de crise qui pourrait fermer le débat ? Il s’agit là de questions de politique juridique, liées à la recherche d’une efficacité maximale contre le terrorisme sans pour autant sacrifier outre mesure les protections juridiques des droits et libertés individuelles.

Le droit des circonstances exceptionnelles, droit banal


Observons d’abord que tous les systèmes juridiques connaissent, de façon préconçue ou non, des régimes de circonstances exceptionnelles qui permettent de porter atteinte à la légalité ordinaire. C’est vrai en droit international : légitime défense, compétences et pouvoirs du Conseil de sécurité correspondent à un droit d’exception. C’est le cas également des différents registres du droit interne : circonstances exceptionnelles du droit administratif, force majeure, état de nécessité du droit privé… C’est vrai aussi du droit constitutionnel, avec  pour la France l’article 16 et l’article 36 relatif à l’état de siège. Au fond, la légalité ordinaire est un droit du petit temps, des jours paisibles, de la vie simple et tranquille, et ces droits d’exception un droit du gros temps, de la tempête.

Un trait commun de tous ces régimes est qu’ils ont pour but et pour objet de permettre un retour aussi rapide que possible au droit commun, qu’ils mettent provisoirement de côté, au moins partiellement, mais pour mieux le rétablir. Il faut donc les concevoir non comme un échec du droit, mais bien au contraire comme un mécanisme de sauvegarde qui tend à son rétablissement. Naturellement, politique juridique encore, un équilibre doit être assuré, une adéquation entre les situations, les mesures prises et le maintien dans toute la mesure possible des règles ordinaires. Convenablement organisé et mis en œuvre, ce droit d’exception n’est nullement une porte ouverte à l’arbitraire. Il peut même être la meilleure manière de conserver un cadre juridique organisé et de revenir à l’ordre des jours.

Ces prémisses étant rappelées, quel est l’intérêt de prévoir formellement l’état d’urgence dans la Constitution française ? Et comment le faire ?

Trois situations, trois régimes


Deux articles concernent déjà des situations exceptionnelles, le célèbre article 16, pour certains la négation de l’ordre constitutionnel et pour d’autres son couronnement, et l’article 36 sur l’état de siège. Il semble logique d’y adjoindre un troisième régime, celui de l’état d’urgence. Les trois répondent en effet à des situations différentes et leur apportent des solutions distinctes : le premier concerne la survie même de l’Etat, le second l’hypothèse d’une guerre classique menaçant ou occupant le territoire. L’état d’urgence correspond quant à lui à des atteintes à la société civile, qui mérite de bénéficier des mêmes protections que l’Etat ou le territoire.

L’article 16 permet au président de concentrer tous les pouvoirs de la République dans des conditions de gravité extrême, où la décomposition de l’Etat, son existence même sont en jeu. On sait que l’effondrement de l’Etat en 1940 en est l’origine. Même si le risque aujourd’hui semble abstrait, pourquoi se priver de cette clause ultime de sauvegarde ? Même la Cour internationale de Justice a reconnu, dans un avis consultatif du 8 juillet 1996, que le droit à la vie des Etats pouvait ne pas exclure que l’on écarte les garanties fondamentales du droit humanitaire.

L’article 36 sur l’état de siège, qui organise le transfert des pouvoirs civils aux autorités militaires est une sorte de réplique de l’état de guerre impliquant des armées et des combats traditionnels. Il est tout à fait inadapté au terrorisme et autres atteintes aux sociétés civiles – ce qui ne veut pas dire que les forces armées n’aient pas leur rôle à jouer, mais toujours sous autorité civile, puisque l’on a affaire à une criminalité politique qui appelle des stratégies sécuritaires élargies.

A cela répond l’état d’urgence, qui permet d’investir l’autorité politique de responsabilités accrues et de pouvoirs de décision renforcés. Reste sans doute à les articuler avec des contrôles adaptés, notamment avec un rôle spécifique du parlement. Mais ce serait une erreur que de vouloir réunir ces trois régimes, avec l’arrière-pensée d’un assassinat par enthousiasme de l’article 16 et d’un désarmement sournois de la constitution. Aussi bien la confusion que l’hyper réglementation juridique seraient contre productives : pas davantage que le terrorisme n’est soluble dans les larmes, la politique n’est soluble dans le droit.   

Chappatte. International New York Times. 19 novembre 2015



Immuniser internationalement les régimes constitutionnels d’exception   


L’un des grands avantages de la constitutionnalisation est de faire échapper ces régimes aux contraintes des traités internationaux. On oppose souvent les règles relatives aux droits de l’homme, celles notamment de la Convention européenne, à toute législation d’exception. Mais en droit français le droit international ne s’applique qu’en vertu de la Constitution et ne saurait donc lui être supérieur. Tout juge qui ferait prévaloir une décision internationale sur la constitution commettrait une forfaiture. L’article 54 de la Constitution subordonne en outre formellement les traités aux règles constitutionnelles.

Alors on opposera la sagesse des juridictions internationales à l’arbitraire étatique : mais quid  de l’arbitraire de ces juridictions ? Pourrait-on modifier la constitution par la voie de traités internationaux ? Qui contrôle ces tribunaux ? Quels sont les recours ? Où est leur légitimité par rapport à l’ordre constitutionnel démocratique ? Quelles sont leur connaissance et leur capacité d’appréciation de situations qui leur sont étrangères ? Il est de bonne politique juridique que l’état d’urgence constitutionnalisé bénéficie du même privilège de juridiction que l’article 16 et l’article 36, puisque son contrôle efficace ne relèvera que de juridictions internes. Il appartiendra à la loi organique prévue de concilier des exigences qui ne sont qu’apparemment contradictoires.

Pour une révision constitutionnelle rapide

 

Il s’agit de politique juridique, non de spéculation doctrinale : la question de l’opportunité, ou du choix du moment d’une telle réforme est primordiale. Un argument souvent invoqué contre l’idée d’une réforme rapide est qu’un tel changement du pacte fondamental appelle une réflexion approfondie, des commissions, des débats, des controverses, la recherche d’un consensus. On ne réforme pas dans la précipitation et la rupture. Là encore, toute l’expérience nationale va contre cette idée, qui revient à étouffer les réformes, tout comme sur un autre plan la soumission aux traités internationaux enfermerait ces régimes dans un labyrinthe dont rien ne pourrait sortir.

La Constitution de 1958 ne sort-elle pas d’une crise, reprenant nombre de projets que la IVe République ne pouvait faire aboutir ?  La réforme de 1962 conduisant à l’élection du président au suffrage universel direct n’est-elle pas le fruit d’un attentat ? Lorsque, en 1971, le Conseil constitutionnel décide de contrôler le fond des lois par rapport au Préambule de la Constitution, ne modifie-t-il substantiellement l’équilibre des pouvoirs publics constitutionnels sans délibération collective préalable ?

Contre épreuve, les modifications concertées et réfléchies ont-elle été si heureuses ? Quid du quinquennat, dont on est loin d’avoir mesuré conséquences et inconvénients ? Et la réforme de 2008, issue de la Commission Balladur, qui affaiblit le Premier ministre en permettant aux ministres évincés de reprendre automatiquement leur siège au Parlement tout en limitant le recours à l’article 49 § 3 ? Qui ne dit rien de la place des règles internationales dans l’ordre interne, question s’il en est qui appellerait une clarification ? Qui institue certes la QPC mais ne modifie ni la composition ni la procédure du Conseil constitutionnel ?

En bref et puisqu’il faut conclure, la réforme constitutionnelle est non seulement opportune mais aussi urgente. Il faut saisir le momentum. Si elle n’intervient pas avant Noël, elle sera gravement compromise. Et pour être aussi efficace que visible, elle doit être simple : conférer à l’état d’urgence le même statut qu’à l’article 16 et à l’article 36, sans les confondre.

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