« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 27 juin 2013

Le mariage pour tous, et l'obstacle de la hiérarchie des normes

Rue 89 attire l'attention sur l'obstacle opposé par certaines conventions bilatérales à la mise en oeuvre de la loi du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux personnes de même sexe. Dans sa rédaction issue de ce texte, l'article 202 alinea 2 du code civil énonce que "deux personnes de même sexe peuvent contracter mariage lorsque, pour au moins l'une d'elles, soit sa loi personnelle, soit la loi de l'Etat sur le territoire duquel elle a son domicile ou sa résidence le permet". Le législateur français a adopté cette disposition pour permettre aux étrangers partageant la vie d'un Français ou d'une Française de se marier, alors même que le droit de leur pays d'origine n'autorise pas le mariage pour tous. Rien de plus logique, puisqu'il s'agit d'assurer le respect du principe non discrimination devant le mariage. 

Les étrangers et la liberté du mariage

Rappelons que le Conseil constitutionnel, depuis sa décision du 13 août 1993, consacre la "liberté du mariage" comme ayant valeur constitutionnelle, car elle est "une des composantes de la liberté individuelle". Dix ans plus tard, le 20 novembre 2003, le Conseil a également rattaché la liberté du mariage à la "liberté personnelle", et donc aux articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Dans les deux cas, le mariage a été consacré comme liberté, précisément dans le but d'apprécier la constitutionnalité de dispositions législatives soumettant l'octroi de la carte de résident au conjoint étranger à une condition de délai après l'union matrimoniale, un an en 1993 et deux ans en 2003. Dans les deux cas, le juge constitutionnel a estimé que ces délais ne portaient pas une atteinte excessive à la liberté du mariage.

La liberté du mariage existe donc aussi bien pour les nationaux que pour les étrangers, et c'est bien ce qu'affirme l'article 202 alinéa 2 du code civil. 

Les conventions bilatérales sur l'application du droit personnel

Tout serait parfait, si la France, bien avant que le mariage pour tous soit à l'ordre du jour n'avait signé et ratifié une série de conventions bilatérales avec la Pologne, le Maroc, la Tunisie, le Laos, le Cambodge, le Vietnam, l'Algérie, Madagascar et les Etats de l'ex-Yougoslavie. Lorsqu'un ressortissant de ces Etats veut contracter mariage avec un Français, c'est le droit du mariage de son pays d'origine qui s'applique. D'une manière générale, ces conventions sont relativement anciennes (par exemple, 1967 avec la Pologne et 1981 avec le Maroc) et conclues avec des Etats jadis colonisés par la France ou donnant lieu à une coopération juridique approfondie.

Aujourd'hui, ces conventions viennent porter atteinte à la liberté du mariage et introduire des discriminations. En effet, les couples homosexuels dont l'un des membres est originaire de l'un ou l'autre de ces onze pays se voit refuser l'accès au mariage, dès lors que l'union entre deux personnes de même texte est interdite dans leur pays d'origine. Le témoignage de Lise, sur Rue 89, qui a "fait l'erreur de tomber amoureuse d'une Polonaise" est particulièrement éclairant. Elle montre que la convention franco-polonaise n'a pas pour effet d'entrainer l'absence de reconnaissance du mariage en Pologne, ce qui ne serait pas très grave, mais qu'elle interdit bel et bien la célébration du mariage. 
La vie d'Aldèle. Abdellatif Kechiche. 2013. Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos
La hiérarchie des normes

Pourquoi cette rigueur ? Tout simplement parce que la hiérarchie des normes impose la supériorité du traité sur la loi. Dès lors que le traité impose l'application du droit polonais, la loi Taubira se trouve écartée. La règle est implacable et il est impossible de surmonter l'obstacle par la voie législative. On pourrait qualifier la situation comme une sorte de "zugzwang", puisque les autorités françaises n'ont pas d'autre solution que de refuser l'accès au mariage, au nom de la supériorité du traité et du respect des engagements internationaux. Mais agissant ainsi, elles établissent un régime discriminatoire au détriment de certains ressortissants étrangers. 

Il convient évidemment de s'interroger sur les moyens de sortir de cette situation. Certes, certaines conventions, comme celle liant la France et la Maroc, comportent une clause d'ordre public qui autorise le juge à écarter la convention, lorsque l'une de ses dispositions n'est pas conforme à l'ordre public français. Il faudrait donc saisir le juge préalablement à chaque mariage, et cette solution ne pourrait être appliquée que s'il existe une clause d'ordre public. D'autres, comme précisément la convention franco-polonaise, sont renouvelables par tacite reconduction, en l'espèce tous les cinq ans. Il faudrait alors attendre le moment opportun et dénoncer le traité archaïque. La procédure risque de susciter quelques difficultés diplomatiques et de se révéler fort longue, surtout pour ceux ou celles qui attendent depuis longtemps de pouvoir se marier.  Ces solutions ponctuelles sont donc bien peu satisfaisantes.

Les recours possibles 

Il n'est évidemment pas possible d'envisager un recours devant le Conseil constitutionnel, dès lors que ce dernier n'est pas juge de la conformité des traités à la Constitution. Les couples concernés doivent donc envisager d'autres recours devant les juges du fond et, le cas échéant, devant la Cour européenne des droits de l'homme. Ces possibilités sont parfaitement résumées dans la circulaire adressée par le ministre de l'intérieur aux élus le 13 juin 2013.

Le juge judiciaire peut être saisi, soit à la suite d'une demande adressée au procureur d'ordonner la célébration du mariage et demeurée sans effet, soit pour demander la cessation d'un refus qui s'analyse comme une voie de fait, c'est à dire une atteinte particulièrement grave aux libertés.  Rappelons en effet que le Conseil constitutionnel considéré le droit au mariage comme l'élément de la liberté "individuelle" ou "personnelle".

A cette occasion, le juge pourrait trouver dans une telle affaire l'opportunité de réaffirmer la jurisprudence de la Cour de cassation. Depuis sa décision Pauline Fraisse du 2 juin 2000, celle-ci reconnaît en effet que "l'article 55 de la Constitution ne s'applique pas dans l'ordre interne aux dispositions de nature constitutionnelle". Autrement dit, la supériorité des traités sur la loi trouve son fondement dans la Constitution, plus précisément dans son article 55. Rien n'interdit donc de faire prévaloir la norme constitutionnelle sur le traité, et, en l'espèce, d'écarter la convention bilatérale, car elle emporte une violation du principe d'égalité devant la loi. 

Une autre solution consisterait, pour les juges du fond, à s'appuyer directement sur la Convention européenne des droits de l'homme, et le principe de non discrimination qu'elle garantit, pour affirmer sa supériorité sur la convention bilatérale. La question du conflit de normes entre deux conventions internationales serait ainsi résolue. Rien n'interdirait d'ailleurs aux juges du fond de concilier les deux démarches, en se référant à la fois à la Convention et au principe d'égalité figurant dans la Constitution.

Supposons cependant que les juges du fond ne profitent pas de cette opportunité de développer une jurisprudence novatrice, et se bornent à refuser la célébration du mariage, en s'appuyant sur la convention bilatérale qui y fait obstacle. Une fois épuisées les voies de recours internes, les couples pourront alors saisir la Cour européenne des droits de l'homme. Et celle-ci constatera probablement que le droit applicable est discriminatoire et donc non conforme à la Convention européenne des droits de l'homme. Les autorités françaises pourront alors s'appuyer sur la Convention européenne pour écarter un traité bilatéral, et la question de la hiérarchie des normes sera enfin surmontée. Là encore, ce sera long, et il ne faut pas espérer que le droit polonais, qui refuse toujours l'IVG, rendra le recours sans objet en adoptant une loi sur le mariage pour tous. Mais les chances de succès à l'arrivée sont tout de même importantes. Espérons que Lise et sa compagne se lanceront dans le combat.



1 commentaire:

  1. Comment utiliser le droit positif non pour la défense des droits de l'Homme mais dans un but purement idéologique.

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