« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 15 juin 2012

Le rapporteur public, ou le Palais Royal assiégé

Le Conseil d'Etat, dans sa citadelle du Palais Royal, s'efforce de repousser bravement l'envahisseur. Et la vie n'est pas facile pour pour le camp retranché, car la Cour européenne mène l'assaut en plusieurs vagues. Elle menace une procédure contentieuse toujours marquée par les origines de la Haute Juridiction, conçue à une époque le Conseil d'Etat incarnait l'administration qui se juge, avant de devenir le juge de l'administration. Et le maillon faible de cette procédure, celui vers lequel les attaques sont dirigées, est précisément le rapporteur public, nouvelle dénomination de l'ancien commissaire du gouvernement.

Protégé derrière ses remparts, le Conseil se trouve aussi enfermé dans sa position défensive. Pourquoi remettre en cause une procédure contentieuse considérée comme parfaite ? Le Conseil d'Etat ne représente-t-il pas la perfection dans la protection de l'administré ? L'idée générale est donc de résister autant que possible aux assauts du juge européen, en acceptant des réformes minimalistes.

Après deux assauts successifs, la Cour européenne se prépare à en livrer un troisième qui pourrait être fatal à l'actuelle procédure.

Escarmouches

La première escarmouche est venue des arrêts Kress c. France du 7 juin 2001 et Martinie c. France du 12 avril 2006 qui ont sanctionné la présence du commissaire du gouvernement au délibéré. Dès lors qu'il était le dernier à s'exprimer lors de l'audience, sa participation au délibéré violait en effet l'égalité des armes et le respect du contradictoire. Un décret du 1er août 2006 a donc quelque peu amélioré la situation. D'une part, les conclusions sont communiquées aux parties qui peuvent y répondre par des observations orales. D'autre part, le commissaire du gouvernement est désormais exclu du délibéré, mais pas partout. Seuls les tribunaux administratifs et les cours administratives d'appel sont concernés par cette exclusion. Le Conseil d'Etat demeure, sur ce point, à l'abri de toute évolution, figé dans un isolement splendide. Son rapporteur est donc présent au délibéré, sauf dans l'hypothèse, fort rare, où l'une des parties demande qu'il en soit exclu.

Fortifications autour du Conseil d'Etat, assiégé par la Cour européenne


1er Assaut

Hélas, cette première victoire, au demeurant fort modeste, a donné des ailes à l'agresseur strasbourgeois. Dans l'affaire UFC Que Choisir de Côte d'Or c. France du 30 juin 2009, l'attaque a porté cette fois sur l'absence de communication aux parties de la note du rapporteur et du projet de décision. Là encore, c'est évidemment le principe d'égalité des armes qui se trouve menacé.

La situation était grave, mais pas désespérée. Les stratèges du Conseil d'Etat ont su réagir, en alliant l'anticipation et les opérations spéciales.

L'anticipation tout d'abord, car le Conseil d'Etat s'est empressé de faire publier le décret du 7 janvier 2009, qu'il avait lui même rédigé, afin que ce texte intervienne avant la délibération de la Cour européenne. Ce décret met en place l'une de ces réformes en profondeur qui témoigne de l'esprit novateur du Conseil d'Etat. Le "rapporteur public" succède à l'ancien "commissaire du gouvernement". Cette nouvelle dénomination permet certes de lever enfin l'ambiguïté attachée à cette fonction, qui la faisait parfois présenter comme la voix de l'Exécutif. Mais que ceux qui redoutaient un changement d'envergure soient rassurés. Le Conseil s'est borné à appliquer la tactique du Prince Salinas qui, dans Le Guépard, appelait "à tout changer pour que rien ne change". De fait , le rapporteur public ressemble comme un frère à l'ancien commissaire du gouvernement, et il prononce ses conclusions devant la juridiction de juge après avoir eu communication de la note du rapporteur et du projet d'arrêt.

Les opérations spéciales ensuite, car l'affaire UFC Que Choisir a finalement fait long feu. Il est vrai que le juge français devant la Cour, membre du Conseil d'Etat, s'était déporté pour laisser la place à un juge ad hoc,... lui-même ancien membre du Conseil d'Etat. Surtout, un peu mystérieusement, l'association requérante avait retiré le grief portant sur l'absence de communication du rapport du conseiller rapporteur et du projet d'arrêt. La Cour a donc rendu une décision d'irrecevabilité, sauvant in extremis la procédure contentieuse.

2è assaut

Après tous ces efforts, le Conseil d'Etat pouvait espérer avoir gagné la bataille, et sauvé le rapporteur public. Il n'en a rien été et la Cour européenne engage aujourd'hui un nouvel assaut avec l'affaire François Marc-Antoine, dans laquelle le requérant invoque la même violation du principe d'égalité des armes, puisqu'il n'a pas obtenu communication de la note du rapporteur et du projet d'arrêt.

Quelle sera la réaction de la citadelle assiégée face à ce nouvel assaut ? Bien sûr, le Conseil d'Etat peut  organiser des colloques destinés à montrer la supériorité de sa procédure contentieuse. Il peut aussi obtenir des tierces interventions diverses et variées destinées à en convaincre la Cour. Mais cette défense un peu désespérée risque fort d'être contre-productive. La nécessité d'une réforme d'envergure touche aujourd'hui l'ensemble du monde de la justice. L'indépendance du parquet est à l'ordre du jour, après cinq ans de résistance à la jurisprudence de la Cour européenne, et d'efforts pour maintenir un contrôle de l'autorité judiciaire par l'Exécutif. Le camp retranché du Palais Royal n'aurait il pas intérêt à tenter une sortie, voire à engager des négociations en vue d'une mise en conformité de sa procédure avec le principe du contradictoire ?


6 commentaires:

  1. Il me semble que la note de rapporteur et le projet d'arrêt n'ont aucun lien avec le rapporteur public...: la note du rapporteur, comme son nom l'indique, est rédigée par le rapporteur (tout court) et non par le rapporteur public.

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    1. Oui mais le rapporteur communique sa note et son projet au rapporteur public : c'est au nom du principe de l'égalité des armes que certains réclament d'être traités comme le rapporteur public et donc de se voir communiquer le travail du rapporteur.

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  2. Merci pour votre lecture, et pour votre commentaire. A dire vrai, je ne crois pas avoir assimilé les deux fonctions. Mais peut être n'ai je pas suffisamment expliqué cette distinction aux lecteurs ? En ce cas, merci d'avoir apporté cette précision.
    Bien cordialement

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  3. Ce n'est pas le prince Salinas qui propose de tout changer pour que rien ne change, mais son neveu Tancrède, ce qui ne donne pas excatement le même sens à la formule... Et puisque vous parlez d'égalité des armes, peut-être pourriez-vous présenter également les arguments (nombreux) qui militent pour que la note du rapporteur, qui relève des échanges internes à la juridiction à laquelle faut-il le rappeler appartient le rapporteur public (qui n'est pas une partie), reste précisément ce qu'elle est, à savoir un document de travail. Ou alors, comme le note justement Nicolas Boulouis dans l'excellente interview de quatre rapporteurs publics publiées par le blog droit administratif, il va falloir communiquer aux parties les échanges autour de la machine à café...

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  4. Que le Palais Royal soit une citadelle "sui generis" dans la République et que nombre de ses membres le vivent comme tel ne fait aucun doute !
    Il ne manque pas de sujets qui mériteraient une analyse de ce point de vue : dualité de fonctions, séparation statutaire quasi étanche avec les juridictions du fond, gestionnaire des tribunaux et cours et juge des actes qu'il prend les concernant, porte-avion de la "république " ...
    Autant de sujets bien peu abordés par la doctrine !

    Mais on peine à voir en quoi l'intervention du rapporteur public, qui n'est en aucune manière une partie mais bien un membre de la formation de jugement, poser un problème avec le droit au procès équitable.

    Pour l'ensemble des raisons évoquées, notamment, dans l'interview croisée, du blog droit administratif, il est même assez facile de soutenir que, en pratique, le rapporteur public ajoute un degré de qualité au procès équitable.

    Mais, pour des motifs qui tiennent très largement au fait que le Conseil d'Etat est (a été ?) une citadelle, ça n'est pas la position que la CEDH a jugé bon de prendre.

    La question est alors double :
    - est-il encore possible de convaincre la CEDH de cette évidence ?
    - si la réponse est non, que faire ?

    Vous, plaçant, semble-t-il, dans la seconde hypothèse, vous suggérez alors de se mettre en conformité.
    Mais si on supprime la possibilité de transmettre la note du rapporteur au rapporteur public, celui-ci ne pourra plus conclure, au mieux, que sur 1/4 des dossiers de chaque audience.
    Comment opère-t-on le tri ?
    Et le maintien de l'institution du rapporteur public en vaut-il alors encore la chandelle ?

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  5. Merci pour cet article.

    Une remarque : le rapporteur public ne communique pas ses conclusions, mais le sens de ses conclusions
    (depuis le décret de 2009). Dans les TA et CAA, cette communication se fait systématiquement, par un procédé informatique.

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