Par une décision du 23 décembre 2011, le Conseil d'Etat a renvoyé au Conseil constitutionnel une QPC portant sur l'article 706-88-2 du code de procédure pénale, dont la rédaction est issue de la loi du 14 avril 2011 relative à la garde à vue. Ce texte prévoit que, lorsqu'une personne est gardée à vue pour une ou plusieurs infractions liées au terrorisme ou à la grande criminalité, le juge des libertés et de la détention ou le juge d'instruction peut décider qu'elle sera assistée par un avocat "désigné par le bâtonnier sur une liste d'avocats habilités, établie par le bureau du Conseil national des barreaux".
Dès le mois d'octobre, le Conseil national des barreaux, par la voix de son Président, s'était élevé contre ce dispositif et on pouvait penser que ce désaccord allait se concrétiser par le dépôt d'une QPC. Le 24 octobre, LLC avait annoncé que celle-ci interviendrait sans doute à l'initiative d'une personne poursuivie. En réalité, les avocats n'ont pas eu besoin d'attendre un contentieux. Ils ont tout simplement contesté la légalité du décret du 14 novembre 2011 organisant l'application des dispositions nouvelles, et profité de ce contentieux pour déposer une QPC.
Il est vrai que la légalité du décret est, en soi, parfaitement contestable. Le texte réglementaire impose en effet que le nombre des avocats désignés par le bâtonnier soit égal ou inférieur à 10 % des inscrits au Barreau. Cette restriction, non prévue par la loi, pourrait entraîner l'illégalité du texte réglementaire pour incompétence. De la même manière, un moyen tiré de la non conformité au principe de libre choix du défenseur, tel qu'il est reconnu par la Convention européenne des droits de l'homme, a de bonnes chances de prospérer.
Le libre choix du défenseur
La QPC permet d'envisager la conformité du texte aux libertés publiques, et plus particulièrement au principe du libre choix du défenseur. A priori, l'article 706-88 al. 2 lui porte une atteinte évidente puisqu'il impose à la personne gardée à vue de choisir son avocat dans une liste préalablement établie. La seule difficulté réside dans l'absence de consécration de ce principe par une norme de valeur constitutionnelle.
Il figure dans la loi, y compris celle du 14 janvier 2011, qui prévoit que, dès le début de la garde à vue, la personne peut demander à être assistée par un avocat. "Si elle n'est pas en mesure d'en désigner un ou si l'avocat choisi ne peut être contacté", un avocat commis d'office peut être désigné par le bâtonnier. La loi fait donc prévaloir le libre choix du défenseur sur toute autre modalité de désignation.
De son côté, la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit dans son article 6 § 3 :que "tout accusé a droit notamment à se défendre lui-même ou avoir l'assistance d'un défenseur de son choix". Dans l'état actuel du droit, c'est donc la Convention européenne qui garantit le libre choix du défenseur, et non pas une norme constitutionnelle.
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Les bons vivants. Gilles Grangier. 1965.Bernard Dhéran, Andréa Parisy, Darry Cowl. |
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Les restrictions au libre choix de l'avocat
Reste que ce principe est loin d'être absolu. Dans un arrêt Croissant c. Allemagne du 25 septembre 1992, la Cour précise que des atteintes au libre choix du défenseur peuvent intervenir "lorsqu'il existe des motifs pertinents et suffisants de juger que les intérêts de la justice le commandent".La Cour admet donc des restrictions à ce libre choix, par exemple lorsque les frais de représentation sont supportés par l'Etat dans un système d'aide judiciaire.
L'atteinte au libre choix doit être justifiée par "les intérêts de la justice", et c'est précisément le point qui pose problème dans le cas de l'article 706-88 al. 2 du code de procédure pénale. Ce dernier reste muet sur les motifs qui ont conduit le législateur à prévoir une liste d'avocats habilités par les Barreaux pour assister les personnes suspectées d'infractions liées au terrorisme ou à la grande criminalité.
Seul le rapport de l'Assemblée nationale sur le projet de loi justifie cette mesure par deux séries d'arguments a contrario : "Le premier risque résidera dans la possibilité que la personne gardée à vue soit assistée par un avocat défendant la même cause idéologique qu'elle. Le risque de fuites serait alors considérable. Le second risque sera, compte tenu de la personnalité, de la dangerosité et des moyens dont disposent certains auteurs d'actes de terrorisme que des pressions soient exercées par les personnes gardées à vue sur les avocats désignés pour qu'ils préviennent leurs complices ou fassent disparaître des preuves". On ne peut affirmer plus clairement que les motifs de la restriction au libre choix de l'avocat sont liés à l'absence de confiance accordée aux défenseurs par le législateur. Cette méfiance fonde une procédure qui ressemble beaucoup à un régime préventif. La liberté de choix de l'avocat est, en quelque sorte, soumise à une forme subtile d'autorisation préalable. A cet égard, la procédure nouvelle marque une rupture par rapport au régime répressif traditionnel qui prévoit des sanctions très lourdes à l'encontre de l'avocat qui entrave le déroulement d'une enquête, mais ne croit pas opportun de lui faire un procès d'intention.
Sur un plan plus concret, on doit s'interroger sur la manière dont les Barreaux sont censés mettre en oeuvre une telle disposition. Pour dresser la liste des avocats "défendant la même cause idéologique" qu'un mouvement terroriste, ils devront inévitablement ficher les opinions politiques de leurs membres, ce qui est évidemment contraire aux dispositions de la loi du 6 janvier 1978 sur l'informatique, les fichiers et les libertés.
De même, pour désigner les avocats susceptibles de subir des "pressions", il apparaît indispensable de faire l'analyse des vulnérabilités des avocats. Les Barreaux doivent-ils se transformer en officines de renseignement, dès lors qu'ils sont fondés à délivrer une "habilitation" ? La question se pose de manière très concrète, puisque, dans beaucoup de dossiers d'infractions liées au terrorisme, figurent des informations provenant du renseignement. Comment des Barreaux, qui ne disposent eux-mêmes d'aucune sorte d'habilitation, seraient-ils compétents pour habiliter leurs membres à connaître des informations classifiées, et bien entendu, à réaliser l'enquête qui précède cette habilitation ?
Les motifs qui fondent la restriction ainsi posée au libre choix de l'avocat semblent peu en rapport avec "les intérêts de la justice" et on a un peu le sentiment que le législateur se borne à renvoyer aux Barreaux une question qui l'embarrasse.
La faiblesse même des arguments développés à l'appui de cette procédure offre au Conseil constitutionnel l'opportunité de reconnaître valeur constitutionnelle au principe du libre choix du défenseur. Saisira-t- il cette occasion ?
La QPC est une arme à double tranchant, à manier avec la plus grande précaution si on ne veut pas se tirer une balle dans le pied...Pour certains un peu de tactique ne nuirait pas... :-/ Merci pour cet article, extrêmement intéressant, comme toujours. Je me régale depuis que j'ai découvert votre blog.
RépondreSupprimerMerci de votre commentaire, et de vos compliments..
RépondreSupprimerSur le fond, tout à fait d'accord avec vous. L'offensive des Barreaux contre la garde à vue s'est traduite par des QPC désordonnées et qui n'ont pas toujours eu les résultats attendus. Au contraire, le Conseil constitutionnel a permis la dissociation entre le principe des droits de la défense et la présence de l'avocat...