« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


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dimanche 27 septembre 2020

La mère est amère et le père perd ses re-pères : Filiation et changement de sexe


Dans un arrêt du 16 septembre 2020, la première chambre civile de la Cour de cassation confirme le rejet d'une demande de transcription de la reconnaissance de maternité d'une femme transgenre, Mme X. La décision semble étrange dans la mesure où ce lien biologique est bel et bien présent. Mais il s'agit, en l'espèce d'une filiation paternelle. 

Il convient d'expliquer un peu une situation tout-à-fait exceptionnelle. Mme Y et M. X. se sont mariés en août 1991 et ont eu deux enfants en 2000 et 2004. Par la suite, M. X. a pris conscience de son identité sexuelle féminine. Il a donc demandé un changement de sexe dans les actes de l'état civil, et il est devenu Mme X par un jugement de 2011. Le couple était toujours marié, union de deux femmes avant même l'intervention de la loi sur le mariage des couples de même sexe. Mais Mme X. n'a pas, à l'époque, achevé sa conversion sexuelle. En témoigne la naissance du troisième enfant du couple, en 2014. Mme X. entend donc avoir avec cet enfant un lien de filiation maternelle, conforme à son état civil, alors qu'il a été  conçu par la méthode artisanale, par ses gamètes masculins.

Le transsexualisme se définit comme un trouble de l'identité, le sentiment profond d'appartenir au sexe opposé, malgré un aspect physique en rapport avec le sexe chromosomique. La personne se sent victime d'une insupportable erreur de la nature, et ne peut vivre sans parvenir à une cohérence entre son psychisme et son physique. Elle doit donc changer de sexe et de prénom dans le registre d'état-civil. C'est exactement ce qu'a fait Mme X., et elle est ainsi la victime inattendue d'une jurisprudence libérale.

 

Victime d'une jurisprudence libérale

 

En effet, le changement de sexe est une opération de très longue durée. Pendant de nombreuses années, la jurisprudence, incarnée dans deux arrêts de la Cour de cassation intervenus le 13 février 2013. Dans les deux cas, la Cour refusait la modification de l'état-civil des requérants, au motif qu'ils ne produisaient pas "la preuve médico-chirurgicale" de leur changement de sexe. Autrement dit, le changement de sexe et de prénom ne pouvait être prononcé qu'à l'issue de longues années de traitement hormonal et de plusieurs interventions chirurgicales.

Mais tout a changé avec un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) du  6 avril 2017 A. P. Garçon et Nicot c. France. Pour la Cour, en subordonnant le changement d'état-civil à la preuve du "caractère irréversible du changement de l'apparence physique", le droit français portait une atteinte excessive à la vie privée des intéressés. Les juges ont alors abonné définitivement le critère de la stérilité, jusqu'alors largement utilisé pour démontrer l'effectivité de la conversion sexuelle. Cette jurisprudence libérale a été largement saluée, la personne n'étant plus contrainte durant de longues années de vivre dans un état civil ne correspondant pas à son identité profonde. La loi du 18 novembre 2017 de modernisation de la justice du XXIe siècle a finalement démédicalisé la procédure. Il est désormais possible de prouver le transsexualisme par tout autre moyen, comme le fait de se présenter publiquement comme appartenant au sexe revendiqué ou d'avoir déjà changé son prénom. Il n'est plus impossible de demeurer biologiquement un homme en se revendiquant psychologiquement comme une femme. 

Précisément, Mme X. est demeurée biologiquement un homme,  capable d'avoir un enfant. Et le problème est que la loi est parfaitement muette sur le cas des enfants nés pendant la période de conversion.

 

 

T'es plus dans l'coup, Papa. Ludivine Sagnier

 Huit Femmes. François Ozon. 2002

 

Les enfants nés pendant la période de conversion


La Cour d'appel de Montpellier, statuant sur cette même affaire le 14 novembre 2018, s'était trouvée face à une situation juridique inextricable. 

Il était impossible de répondre positivement à la demande de Mme X, qui désirait qu'un lien de maternité soit établi. La Cour d'appel constate que le droit positif ne reconnaît pas l'existence de deux liens de filiation de même sexe, dualité qui irait à l'encontre du principe "mater semper certa est". Seule subsiste alors l'adoption, mais Mme Y. déclare la refuser, ce qui est évidemment son droit le plus strict, la mère biologique pouvant toujours s'opposer à l'adoption de son enfant. Bien entendu, le couple écarte une solution par laquelle Mme X. se verrait contrainte d'adopter son enfant biologique.

Il n'était pas davantage possible d'imposer une filiation paternelle, même si celle-ci était conforme à la vérité biologique. Mme X. a désormais l'état civil d'une femme, et c'est au nom du respect de sa vie privée qu'elle a obtenu cet état civil. Lui imposer une identité sexuelle qui n'est plus la sienne reviendrait à porter atteinte à sa vie privée, alors même qu'elle continue les opérations de conversion sexuelle. 

 

Le refus du "parent biologique"

 

Devant cette situation inédite, la Cour d'appel de Montpellier avait fait oeuvre créatrice en décidant l'inscription de Mme X. sur l'acte de naissance de l'enfant comme "parent biologique", sans mention de sexe. Ce choix présentait l'avantage de faire en sorte que le troisième enfant d'une famille se trouve dans la même situation juridique que ses frères. Mais il ne satisfaisait pas la requérante qui voulait être reconnue comme mère de son enfant, conformément à sa nouvelle identité sexuelle.

La Cour de cassation, quant à elle, ne considère que le droit positif. Elle se borne à constater que la cour d'appel a créé une nouvelle catégorie juridique qui n'est pas prévue par la loi, le code civil ne connaissant que "le père" et "la mère". Quant à l'intérêt supérieur de l'enfant, il n'est pas si évident à établir. En effet, l'égalité au sein de la fratrie peut être invoquée par la Cour de cassation pour justifier le choix d'attribuer à celui né en 2014 une filiation identique à celle de ses frères nés avant 2011. Mais si l'intérêt de l'enfant exige qu'il ait une filiation établie à l'égard de ses parents, il n'est pas certain que son intérêt soit que cette filiation corresponde au sexe choisi par son parent transgenre. Pour la Cour, le choix d'une filiation paternelle correspond la réalité biologique et n'emporte pas de conséquences excessives sur la vie privée du parent transgenre qui n'est évidemment pas contraint de renoncer à sa nouvelle identité sexuelle.

Dans une telle affaire, il n'y avait sans doute pas de bonne solution. On peut toutefois regretter que la Cour de cassation n'ait pas cherché, elle aussi, à faire oeuvre constructive. Son avocat général l'y incitait pourtant, faisant observer que la loi bioéthique actuellement en cours de discussion, ouvrait l'assistance médicale à la procréation aux couples de femmes, imposerait bientôt une double filiation maternelle des enfants. Par ailleurs, il peut sembler étrange que la jurisprudence soit plus sévère à l'égard de Mme X., parent biologique de son enfant, qu'à légard de la mère d'intention d'un enfant né à l'étranger par gestation pour autrui. Dans un arrêt du 4 octobre 2019, la Cour de cassation a en effet accepté, après bien des réticences, la  transcription de la filiation maternelle des jumelles Mennesson, se pliant à l'avis de la CEDH qui affirmait, en avril 2019, que les parents sont ceux qui apportent aux enfants "l’environnement dans lequel ils vivent et se développent et (...) qui ont la responsabilité de satisfaire à leurs besoins et d’assurer leur bien-être". Mme X. n'a pas droit à un traitement identique, alors même que le couple n'a eu recours à aucune technique de gestation illicite en droit français.

Derrière cette rigueur se cache sans doute une volonté de susciter l'intervention du législateur, alors même que les débats sur les débats de la loi bioéthique ne sont pas clos. En renvoyant l'affaire à la cour d'appel de Toulouse, elle laisse le temps d'une évolution législative. Car le responsable de cette situation est le législateur qui ne s'est jamais réellement intéressé au statut des transgenres, laissant les juges élaborer un droit purement réactif, au fil des affaires qui se présentent à eux et des décisions de la CEDH.


jeudi 21 février 2013

Etat-civil des transsexuels, ou le genre mal aimé

Les droits des transsexuels sont aujourd'hui assez rarement évoqués, comme si le débat sur l'élargissement aux couples homosexuels du droit au mariage les reléguait au second plan. Les deux décisions rendues par la première chambre civile de la Cour de cassation le 13 février 2013, très peu commentées, en sont l'illustration. Dans les deux cas, les requérants sont nés de sexe masculin mais souhaitent ardemment changer de sexe. Ils ont donc fait assigner le procureur de la république pour que soit remplacée, sur leur acte de naissance, la mention "sexe masculin" par la mention "sexe féminin". 

Rappelons que cette modification de l'état-civil est aujourd'hui considérée comme une nécessité. Le transsexualisme se définit en effet comme un trouble de l'identité, le sentiment profond d'appartenir au sexe opposé, malgré un aspect physique en rapport avec le sexe chromosomique. La personne se sent victime d'une insupportable erreur de la nature, et ne peut vivre sans parvenir à une cohérence entre son psychisme et son physique. Elle doit donc changer de sexe et d'état-civil. 

La conversion physique, préalable au changement d'état-civil

Les deux décisions de la Cour de cassation affirment que le changement de sexe est un préalable au changement d'état civil. A chaque fois, la requête en rectification de l'acte de naissance est rejetée, au motif que le requérant ne produit pas "la preuve médico-chirurgicale" de son changement de sexe. En langage clair, cela signifie qu'un processus chirurgical irréversible doit avoir été mené à bien avant de pouvoir solliciter la modification d'état-civil. La transformation totale de l'apparence doit donc précéder l'acte juridique. 

Pour le juge, cette position ne porte pas atteinte au droit de mener une vie privée et familiale normale et ne constitue pas davantage une discrimination, dès lors que le changement d'état-civil est possible, après de nombreuses années de traitement hormonal et de chirurgie. Il s'agit en fait de résoudre un conflit de normes, entre la nécessité d'assurer la sécurité juridique et de garantir l'indisponibilité de l'état des personnes d'une part, et la protection de la vie privée d'autre part. Ce raisonnement n'est pas nouveau, et la Cour de cassation affirmait déjà, dans un arrêt du 7 juin 2012, que l'ablation des organes reproducteurs est un préalable indispensable au changement d'état-civil.

Le lac des cygnes. 
Les quatre petits cygnes
Chorégraphie de Matthew Bourne. Sadler's Wells Theater. Londres. 1995

Immobilisme de la jurisprudence

L'immobilisme de cette jurisprudence commence cependant à susciter des critiques. Elles reposent d'abord sur des considérations de fait, dès lors que le traitement médical de conversation se révèle extrêmement long. Pendant souvent plus d'une dizaine d'années, la personne demeure ainsi dans l'incertitude, persuadée d'appartenir à un sexe, et dotée d'une identité qui, au fil des années, lui correspond de moins en moins. Cette analyse a trouvé un écho dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, et plus particulièrement dans la décision Schlumpf c. Suisse du 8 janvier 2009. Contrairement à la Cour de cassation, celle-ci accepte en effet une dissociation entre les approches physique et psychologique du transsexualisme. Elle sanctionne alors le système d'assurance maladie suisse qui impose un délai trop long avant d'accepter le traitement de conversion, au mépris de la situation psychologique de l'intéressé. De son côté, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, dans sa résolution 1728 du 29 avril 2010, appelle les Etats membres  "à ce que les documents officiels reflètent l'identité de genre choisie, sans obligation préalable de subir une stérilisation". A la suite de cette recommandation, l'Allemagne, la Suède, l'Espagne, et la Suisse ont adopté des législations plus compréhensives, mettant fin à l'exigence d'interventions chirurgicales, préalablement au changement d'état-civil.

Les autorités françaises envisagent, de leur côté, une telle évolution. En décembre 2011, une proposition de loi a été déposée en ce sens par des parlementaires socialistes. Puisqu'il apparaît désormais que le changement du droit ne viendra pas d'une évolution jurisprudentielle, il serait peut être temps d'inscrire cette proposition à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale.


jeudi 13 avril 2017

Le changement d'identité sexuelle en quête de preuve

La Cour européenne des droits de l'homme le 6 avril 2017 A. P. Garçon et Nicot c. France, sanctionne le droit français relatif au changement d'identité sexuelle. En subordonnant le changement d'état-civil à la preuve du "caractère irréversible du changement de l'apparence physique", il porte, aux yeux de la Cour, une atteinte excessive à la vie privée des intéressés.

Le sentiment d'appartenir au sexe opposé


Le transsexualisme se définit comme un trouble de l'identité, le sentiment profond d'appartenir au sexe opposé, malgré un aspect physique en rapport avec le sexe chromosomique. La personne se sent victime d'une insupportable erreur de la nature, et ne peut vivre sans parvenir à une cohérence entre son psychisme et son physique. Elle doit donc changer de sexe et de prénom dans le registre d'état-civil. 

C'est précisément ce qu'ont demandé les requérants aux juges français. Mais leur demande a été rejetée parce qu'ils n'avaient pas engagé les traitements hormonaux et opérations chirurgicales témoignant du "caractère irréversible du changement de l'apparence physique". Si l'on écarte d'emblée la requête présentée par A. P., le premier des requérants, car elle est irrecevable, l'intéressé n'ayant pas épuisé les voies de recours internes, il reste deux recours, ceux de E. Garçon et S. Nicot, qui contestent la jurisprudence française.

La jurisprudence de la Cour de cassation

 

Celle-ci repose sur deux arrêts de la Cour de cassation intervenus le 13 février 2013. Dans les deux cas, elle confirme la décision des juges du fond qui avaient refusé la modification de l'état-civil des requérants, au motif qu'ils ne produisait pas "la preuve médico-chirurgicale" de leur changement de sexe. Autrement dit, le changement de sexe et de prénom ne peut être prononcé qu'à l'issue de longues années de traitement hormonal et de plusieurs interventions chirurgicales. Cette jurisprudence ne modifie pas de manière substantielle la formulation employée auparavant par un arrêt du 7 juin 2012 qui soumettait le changement d'état-civil à l'ablation des organes reproducteurs. 


Ma Loute. Bruno Dumont 2016. Bruno Lavieville et Raph

Le point d'aboutissement d'une jurisprudence ancienne


Le recours devant la Cour européenne avait toutes les chances d'aboutir. Depuis l'arrêt Rees c. Royaume-Uni du 17 octobre 1986, le juge européen considère que l'identité sexuelle constitue un droit attaché à la vie privée et donc protégé par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. L'affaire Christine Goodwin c. Royaume-Uni du 11 juillet 2002 est un nouveau tournant de la jurisprudence. La Cour oblige en effet les Etats membres à organiser, dans leur droit interne, une procédure de reconnaissance juridique de la conversion sexuelle. Titulaires d'un nouvel état-civil, les intéressés sont aussi titulaires des droits qui lui sont rattachés, y compris le droit au mariage.

Plus récemment, dans un arrêt Schlumpf c. Suisse du 8 janvier 2009, la Cour réalise une dissociation entre les approches physique et psychologique de ce que les médecins qualifient de "syndrome transsexuel". Elle sanctionne en effet le système suisse d'assurance maladie qui imposait un délai trop long avant d'accepter le traitement de conversion sexuelle, sans tenir compte de la situation psychologique de l'intéressé(e). A bien des égards, l'arrêt du 6 avril 2017 n'est donc que le point d'aboutissement d'une évolution engagée depuis bien longtemps. 

La présente décision marque ainsi l'abandon définitif du critère de la stérilité, jusqu'alors largement utilisé pour démontrer l'effectivité de la conversion sexuelle. La Cour fait observer que les traitements imposés pour parvenir à un tel résultat sont très lourds et touchent à l'intégrité physique de la personne. Or, selon sa propre jurisprudence, un tel traitement ne peut être prescrit qu'avec le consentement éclairé de la personne (CEDH, 16 février 2016, Soares de Melo c. Portugal). En matière de conversion sexuelle, la Cour considère qu'"un traitement médical n'est pas véritablement consenti, lorsque le fait pour l'intéressé de ne pas s'y plier a pour conséquence de la priver du plein exercice de son droit à l'identité sexuelle". Pour la Cour, les demandeurs se trouvent placés devant un choix impossible : soit subir une opération et un traitement stérilisant, soit renoncer à leur droit à l'identité sexuelle. De cette situation, la Cour déduit l'existence d'une atteinte à l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme.

Une preuve à reconstruire


L'arrêt est soigneusement motivé et on doit en déduire que la preuve du syndrome transsexuel par les actes médicaux n'est plus possible.  La Cour détruit donc le critère utilisé par les juges parce que les demandeurs se trouvent placés dans une situation impossible. Mais il faut reconnaître que ce sont désormais les juges qui se trouvent placés dans une situation également impossible. Car aucun autre critère n'est sérieusement proposé. Tout au plus la Cour évoque-t-elle le diagnostic psychiatrique permettant de constater la dystrophie de genre, c'est-à-dire le trouble de l'identité sexuelle. Il est certes indispensable, mais doit-il pour autant constituer l'unique critère à la disposition des juges ? Le risque est-il réellement inexistant de voir produire des expertises rapides conduisant à une procédure de changement d'état-civil que le demandeur lui-même pourrait ensuite regretter ? 

Surtout, les deux exigences posées par la Cour européenne semblent quelque peu contradictoires dans le cas précis évoqué par l'arrêt d'avril 2017. En effet, la Cour affirme que la stérilisation constitue une atteinte à la vie privée dans la mesure où elle n'est pas réellement consentie. En même temps, le maintien des capacités reproductives de l'intéressé contribue à le maintenir dans une identité sexuelle avec laquelle il déclare ne pas pouvoir vivre. De toute évidence, la relation entre la biologie, la psychologie et le droit demeure marquée par la complexité.


Sur le transsexualisme : Chap 8, section 1 du manuel de libertés publiques.

lundi 5 novembre 2012

Transsexualisme et changement d'état civil

Lors du conseil des ministres du 31 octobre 2012, Najat Vallaud-Belkacem, ministre des droits des femmes, a fait une communication sur le programme d'action contre l'homophobie et la transphobie. A dire vrai, la lutte contre les discriminations visant les homosexuels, combat actuellement illustré par la revendication en faveur du droit au mariage, tend à faire passer au second plan la situation des transsexuels.  Car eux aussi subissent des discriminations et se heurtent à un système juridique qui n'est guère bienveillant à leur égard.

Le transsexualisme peut être défini comme un trouble de l'identité, le sentiment profond d'appartenir au sexe opposé malgré une conformation physique en rapport avec le sexe chromosomique. Le transsexuel se sent victime d'une insupportable erreur de la nature, qui l'empêche de parvenir à une cohérence entre son psychisme et son corps. Il a donc un besoin intense de changer à la fois de sexe et d'état civil.

Au-delà de cette définition, la situation réelle des transsexuels est bien mal connue. On estime généralement que le transsexualisme concerne environ 50 000 personnes dans notre pays, sans que ces chiffres  trouvent leur origine dans des statistiques réellement fiables. La "dysphorie de genre" n'est plus considérée comme une maladie mentale, mais elle est assimilée à une affection de longue durée et les opérations de conversion sexuelle sont aujourd'hui prises en charge par la Sécurité sociale.


Viktor et Viktoria. Reinhold Schünzel. 1933

L'"irréversibilité de la transformation"

Notre système juridique ne refuse pas aux transsexuels le changement d'état civil. Dès 1992, dans un arrêt B. c. France, la Cour européenne avait estimé que le désir d'une personne de mettre son identité en rapport avec son apparence relève de son droit à la vie privée. La Cour de cassation, dans deux décisions d'assemblée plénière du 11 décembre de la même année, reprend ce principe. Elle précise néanmoins que, pour justifier un changement d'état civil, le transsexualisme doit être médicalement constaté et avoir donné lieu à une ou plusieurs opérations ayant modifié l'apparence physique de la personne. Le critère essentiel est celui de l'"irréversibilité de la transformation", c'est à dire concrètement l'ablation des organes reproducteurs. Dans une décision du 7 juin 2012, la Cour de cassation a réaffirmé ce principe, la transformation physique étant ainsi considérée comme le préalable indispensable au changement d'état civil.

Le changement d'état civil avant la conversion physique ?

Aujourd'hui, on voit apparaître l'idée que la modification de l'état-civil ne doit pas être le point d'aboutissement d'un parcours médical, mais bien davantage la conséquence d'une profonde crise identitaire. Cette modification d'état-civil pourrait donc intervenir plus tôt, accompagner la transformation physique au lieu de la suivre.

Dans sa décision du 8 janvier 2009 Schlumpf c. Suisse, la Cour européenne s'efforce déjà de dissocier l'approche physique du transsexualisme de son aspect psychologique. Elle sanctionne ainsi un régime d'assurance maladie trop rigide, qui imposait au demandeur un délai très long avant toute opération physique de conversion, sans tenir compte de sa situation psychologique.

L'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, dans sa résolution 1728 du 29 avril 2010, appelle désormais les Etats membres "à ce que les documents officiels reflètent l'identité de genre choisie, sans obligation préalable de subir une stérilisation" (...). A la suite de cette résolution, l'Allemagne, la Suède, l'Espagne et la Suisse ont adopté des règles nouvelles mettant fin à l'exigence d'interventions chirurgicales de conversion sexuelle comme préalable de la reconnaissance judiciaire du changement de sexe.

En France, une proposition de loi a été déposée par Madame Michèle Delaunay (PS, Puy de Dôme) et soixante-treize parlementaires socialistes le 23 décembre 2011 sur le bureau de l'Assemblée Nationale. Elle vise précisément à dissocier le changement d'état civil du parcours médical qu'impose la conversion sexuelle. Il est vrai qu'elle n'est guère satisfaisante, dans la mesure où elle impose seulement l'attestation de trois témoins choisis par l'intéressé pour fonder la demande de changement d'état civil. Rien ne permet donc de prouver réellement la situation psychologique du demandeur, et peut être serait il plus judicieux d'exiger un certificat médical attestant de la "dysphorie de genre" dont il souffre ? Quoi qu'il en soit, cette proposition de loi a le mérite d'exister, et il suffirait de l'inscrire à l'ordre du jour de l'Assemblée pour ouvrir le débat. Sans y être juridiquement obligé, le droit français pourrait ainsi s'inspirer des recommandations du Conseil de l'Europe.

mardi 31 janvier 2023

Neutralité de la CEDH sur le sexe neutre


Dans son arrêt Y. c. France rendu le 31 janvier 2023,  la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) estime que le refus des autorités françaises de remplacer la mention "sexe masculin" par la mention "sexe neutre" ou "intersexe" sur l'acte de naissance du requérant ne porte pas une atteinte disproportionnée à sa vie privée.  

Le requérant verse au dossier un dossier médical complet, montrant une mixité de ses caractères sexués, primaires et secondaires. La différenciation sexuée ne s'est pas réalisée in utero, au point qu'il fut impossible de déterminer à sa naissance s'il était un garçon ou une fille. Dépourvu de testicules ou d'ovaires, son corps n'a jamais produit d'hormones sexuelles et il n'est ni masculinisé, ni féminisé. Doté d'une silhouette plutôt féminine, mais déclaré à l'état civil comme un garçon il a dû subir un traitement hormonal lourd. Conservant l'aspect gynoïde et la silhouette très fine, il s'est donc retrouvé avec une barbe, et ce traitement n'a fait qu'accroître sa souffrance. 

Il doit en effet, en permanence, vivre en "faisant semblant d'être un homme", alors qu'il n'est ni un homme ni une femme. Il n'est donc pas constaté la réalité d'une discordance entre son identité juridique, masculine, et son identité biologique intersexuée, dont il revendique la reconnaissance par ma mention "sexe neutre" ou "intersexe" sur son acte de naissance.

 

Un trou noir des règles juridiques

 

Il ne fait aucun doute que l'identité sexuelle constitue un élément de la vie protégée, protégée par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. La Cour l'a déjà affirmé à de nombreuses reprises, en particulier dans l'arrêt A. P. Garçon et Nicot c. France du 6 avril 2017, à propos du changement d'identité sexuelle des transgenres.

Mais le cas de M. Y. , malheureusement pour lui, demeure dans une sorte de trou noir des règles juridiques. Alors qu'il est possible de changer d'identité de masculin à féminin, ou de féminin à masculin, il n'est pas possible d'obtenir une reconnaissance juridique, lorsque l'on n'est pas un homme, mais pas non plus une femme. L'article 57 du code civil ne prévoit que deux options, sexe masculin ou féminin. Il ajoute tout de même qu'en cas "d'impossibilité médicalement constatée de déterminer le sexe de l'enfant au jour de l'établissement de l'acte", le procureur de la République peut accorder un délai de 3 mois, afin d'opérer des contrôles médicaux. Mais à l'issue de ce délai, le problème demeure identique. Il faut déclarer l'enfant soit fille, soit garçon. 

 

Les procédures internes

 

M. Y. a pourtant, dans un premier temps, obtenu satisfaction des juges du fond. Le président du tribunal de grande instance de Tours, en août 2015, a ordonné de mentionner "sexe neutre" sur son état civil. Pour le juge, l'article 57 n'était pas applicable, puisqu'il suppose que l'on puisse déterminer le sexe de l'enfant, entre masculin et féminin. Or le sexe de M. Y. n'a jamais peut être déterminé, ce qui empêchait la mise en oeuvre de l'article 57. Le président ordonnait donc qu'il soit fait mention du "sexe neutre", invoquant la protection de la sphère d'autonomie de M. Y. ainsi que l'extrême rareté de sa situation, qui ne concerne qu'en 0, 1 % et 1, 7 % des naissances, selon les statistiques.

Mais la Cour d'appel d'Orléans a infirmé ce jugement en mars 2016. Elle estime qu'il n'appartient pas au juge du fond de créer une nouvelle catégorie sexuelle, seul le législateur pouvant intervenir dans ce domaine. Elle observe en outre que M. Y. a, jusqu'à présent, vécu dans une identité d'homme. Il est marié et a adopté un enfant. La Cour de cassation, dans un arrêt du 4 mai 2017, écarte sur les mêmes fondements le pourvoi déposé par M. Y. et affirme clairement que "la loi française ne permet pas de faire figurer, dans les actes de l'état civil, l'indication d'un sexe autre que masculin ou féminin".

 


 L'homme et la femme. Max Ernst. 1929

 

Absence de consensus

 

La CEDH doit donc apprécier si ce droit français, lacunaire, ne porte pas une atteinte excessive à l'article 8 de la Convention. Sa démarche est rendue plus compliquée par le fait que le requérant ne se plaint pas d'un acte d'une autorité publique, mais bien davantage d'une lacune du droit français qui, en tant que telle, aurait créé une situation attentatoire à la sa vie privée. Mais la Cour accepte, d'une manière générale, de considérer une affaire sous l'angle de l'opposition positive des États. Cela signifie qu'ils doivent assurer le respect effectif de la vie privée des personnes, plutôt que se borner à ne pas s'ingérer de manière excessive dans l'exercice de celle-ci.

Dans la mise en oeuvre des obligations positives qui lui incombent, l'État dispose d'une large marge d'autonomie, particulièrement dans les domaines qui ne donnent pas lieu à consensus au sein des États parties à la Convention européenne. Or la mention d'un "sexe neutre" est loin de faire consensus. Seulement cinq pays, l'Allemagne, l'Autriche, les Pays-Bas et Malte, l'admettent, dans leur système juridique. L'écrasante majorité des États, dont la France, ne connaissent que la distinction entre le sexe masculin et le sexe féminin. 

Cette absence de consensus n'a pas pour effet d'interdire à la Cour de se demander si le droit français opère une balance satisfaisante entre l'intérêt général et les intérêts de M. Y.  Elle reconnaît que la discordance entre son identité biologique et son identité juridique est une cause de souffrance pour le requérant. Elle écarte à ce propos l'argument de la Cour de cassation qui s'appuyait sur le comportement du requérant qui vivait une vie d'homme, marié et père d'un enfant adopté. Pour la CEDH, un tel raisonnement fait primer l'apparence physique et sociale sur la réalité biologique intersexuée du requérant. Elle dénonce alors une confusion entre la notion d'apparence et celle d'identité. En effet, l'identité d'une personne ne se réduit pas à l'apparence qu'elle prend aux yeux d'autrui. M. Y. n'a pas eu le choix. La mention d'un sexe masculin à l'état civil l'a contraint à "faire semblant d'être un homme". Ce faisant, la CEDH sanctionne une analyse qui n'était pas dépourvue de cynisme. Déclaré comme un enfant de sexe masculin, M. Y. était condamné à se comporter comme un homme... et se comportant comme un homme, il devait rester déclaré de sexe masculin.

 

Un appel au législateur

 

Et pourtant, la CEDH ne sanctionne pas les autorités françaises. Elle est sensible à l'argument selon lequel le fait d'admettre un "sexe neutre" reviendrait à admettre l'existence d'une nouvelle catégorie sexuelle et qu'un tel bouleversement juridique suppose l'intervention législateur et la modification de pans entiers du droit. Sur le fond, il est évident que la CEDH hésite à prendre une décision qui obligerait la France à modifier son système juridique pour y introduire une réforme importante. Il est clair qu'une telle évolution doit trouver son origine dans la volonté des représentants du peuple plutôt que dans celle d'une juridiction internationale. A cet égard, la décision peut être présentée comme une invitation faite au législateur français de légiférer dans ce domaine.

La lecture de la décision donne pourtant le sentiment que les exigences du respect de la vie privée de M. Y.  sont purement et simplement écartées. On ne peut que le déplorer surtout si l'on considère que la CEDH a fait beaucoup progresser la protection des personnes transgenres, notamment avec l'arrêt Garçon et Nicot c. France qui autorise le changement d'identité avant que la transformation physique soit achevée. Ceux qui veulent changer de sexe semblent ainsi mieux protégés que ceux qui n'ont pas de sexe et l'on doit se demander pourquoi ils sont plus mal traités. 

La raison d'une telle prudence, ou d'un tel abandon, réside sans doute dans des considérations de politique juridique. Imaginons un instant que la CEDH ait accueilli la demande de M. Y. et considéré qu'un "sexe neutre" devrait figurer dans notre système juridique. Les conséquences politiques auraient sans doute été importantes, et on aurait assisté à une nouvelle campagne contre la CEDH, souvent accusée d'être une dangereuse révolutionnaire en matière sociétale. Au moment où l'attachement à la Cour tangue quelque peu au sein des membres du Conseil de l'Europe, il n'est sans doute pas indispensable de créer une nouvelle crise. Et tant pis pour les 0, 1% de personnes qui n'ont pas la chance d'être soit un homme, soit une femme.


L'identité sexuelle : Chapitre 8 Section 1 du manuel sur internet 

mercredi 5 avril 2023

CEDH : le transgenre à transformations

Dans son arrêt du 4 avril 2023 O. H. et G. H. c. Allemagne, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) est saisie d'un cas très particulier. Le premier requérant O. H. veut être considéré dans les registres de l'état civil allemand comme le père du second requérant, G. H., né en 2013. Mais les choses ne sont pas simples. En effet, O. H., né de sexe féminin, a donné naissance à l'enfant, au moyen d'un don de gamètes, après avoir interrompu un traitement hormonal et être redevenu fertile. Mais il avait, dès 2011, c'est-à-dire avant la naissance de l'enfant, obtenu de l'état civil la transformation de son identité de genre, et les juges allemands avaient alors reconnu qu'il appartenait au sexe masculin. Aujourd'hui, il veut donc être considéré comme le père de l'enfant dont il accouché en 2013. 

La CEDH estime pourtant que les autorités allemandes n'ont pas porté une atteinte excessive à sa vie privée et familiale, ni à celle de l'enfant, en le mentionnant, dans les registres de l'état civil, comme mère de l'enfant. Un homme transgenre peut donc être indiqué comme mère, du simple fait qu'il a donné naissance. C'est précisément ce point qui est contesté par le requérant, en son nom et en celui de l'enfant mineur. Il y voit en effet une violation de l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, qui garantit le droit à la vie privée et familiale.

 

La jurisprudence Garçon et Nicot c. France

 

Il n'est pas contesté que l'article 8 impose des obligations positives aux État, parmi lesquelles figure le respect de l'identité de genre des individus. Ce principe a été rappelé dans une jurisprudence bien établie, en particulier l'arrêt Garçon et Nicot c. France du 6 avril 2017. La CEDH avait alors sanctionné le droit français qui subordonnait le changement d'état-civil à la preuve du "caractère irréversible du changement de l'apparence physique". Pour la Cour, cette exigence portait une atteinte excessive à la vie privée des intéressés. Cette jurisprudence a donc permis à des personnes d'obtenir plus rapidement un état civil conforme à leur identité de genre.

L'inconvénient de cette jurisprudence réside précisément dans la situation décrite dans l'arrêt O. H. et G. H. c. Allemagne. La transformation physique n'étant pas achevée au moment du changement d'état civil, rien n'empêche celui qui vient d'acquérir l'identité masculine, d'interrompre son traitement pour redevenir une femme, le temps d'une grossesse. On reconnaît toutefois que cet inconvénient est très marginal, car de tels choix sont rarissimes.

 

 

Calvin & Hobbes. Bill Watterson

 

Une large marge d'appréciation des États


Dans le cas présent, l'État bénéficie d'une large marge d'appréciation. La CEDH se montre en effet très respectueuse de l'autonomie des États lorsque des questions morales et éthiques sont en cause, et surtout lorsqu'elles n'ont pas, ou pas encore, suscité de consensus entre les parties signataires de la Convention européenne.

Cette marge d'appréciation ne devient plus étroite que lorsque la question posée porte sur un aspect particulièrement important de l'existence ou de l'identité d'une personne, principe rappelé dans l'arrêt S. H. et autres c. Autriche du 3 novembre 2011. De même, dans la célèbre affaire Mennesson c. France du 26 juin 2014,  la CEDH affirme que l'intérêt supérieur des enfants nés aux Etats-Unis d'une gestation pour autrui (GPA) est d'avoir un état civil français, élément de leur identité au sein de la société de notre pays. Dans son arrêt du 4 avril 2023, la Cour constate que la situation est bien différente. Le premier requérant ne conteste pas les inscriptions d'état civil le concernant mais celles concernant son enfant. Quant au second requérant, l'enfant, son identité de genre n'est pas en cause, mais seulement celle de son parent. En tout état de cause, sa filiation est parfaitement établie, même si elle est maternelle et non pas paternelle.

Enfin, la CEDH observe l'absence de consensus sur ces questions entre les États. Seuls cinq membres du Conseil de l'Europe ont prévu la mention dans les registres d'état civil du sexe reconnu, alors que la majorité des États continuer de considérer la personne ayant accouché d’un enfant comme étant la mère de celui‑ci. 

Cette large marge d'appréciation de l'État n'empêche évidemment pas la CEDH de se pencher sur le moyen essentiel articulé par les requérants. L'éventuelle atteinte à la vie privée et familiale doit être envisagée, dans le respect du principe général de primauté de l'intérêt supérieur de l'enfant.


L'intérêt supérieur de l'enfant


La CEDH observe que le contentieux relatif à l'enfant concerne son inscription sur le registre des naissances, ce qui signifie que la question de son bien-être n'est pas posée. En revanche, la justice allemande a largement fait référence à son droit de connaître ses origines, et à son éventuel désir de voir reconnaître la paternité de son père biologique. Or, reconnaître la paternité du parent qui a accouché revient à contraindre le père biologique à une action en désaveu de paternité, action qui n'est évidemment pas dans l'intérêt de l'enfant.

Surtout, la CEDH est sensible à l'argument de sécurité juridique invoqué par les autorités allemandes. Le rattachement d'un enfant à ses parents suivant leurs fonctions procréatrices lui permet en effet de bénéficier d'une filiation stable, avec un père et une mère qui ne changeront pas. Or, le risque d'un parent transgenre souhaitant annuler la décision de changement de genre est certes réduit, mais pas pour autant purement théorique. Cette filiation liée à la fonction procréatrice présente enfin l'avantage, aux yeux du droit allemand, d'empêcher la gestation pour autrui, prohibée dans le pays. Et l'on sait que la CEDH, notamment dans son arrêt Paradiso et Campanelli du 24 janvier 2017, estime que les États peuvent légitimement considérer cette interdiction comme relevant de l'intérêt général.

Cette décision ne va certainement pas bouleverser le droit français. La Cour de cassation a déjà été confrontée à une situation comparable et s'est prononcée dans une décision du 16 septembre 2020. A l'époque, elle était saisie du cas d'un couple marié, parents de deux enfants, couple dans lequel le mari avait demandé et obtenu un changement de genre avant d'achever sa conversion sexuelle. Ce couple désormais composé de deux femmes à l'état civil, avait pourtant conçu un troisième enfant. Et celui qui était devenu juridiquement une femme demandait que soit reconnu à on profit un lien de filiation maternelle. La Cour de cassation refuse. A ses yeux, le choix d'une filiation paternelle correspond à la réalité biologique et n'emporte pas de conséquences excessives sur la vie privée du parent transgenre qui n'est évidemment pas contraint de renoncer à sa nouvelle identité sexuelle. Quant à l'enfant, il ne subit aucun dommage particulier et aura, au contraire, la même filiation que les autres membres de sa fratrie.

La CEDH rejoint donc la Cour de cassation dans la recherche, non pas tant d'une vérité biologique reposant sur l'idée qu'un enfant doit avoir un père et mère, mais plutôt d'une sécurité de sa filiation. Dans une situation complexe, il est parfois utile de revenir aux concepts de base.



Le droit à l'identité de genre : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8, section 1.

jeudi 13 mars 2025

La rectification des données relatives à l'identité de genre


La décision Deldits rendue par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) le 13 mars 2023 marque l'aboutissement d'une évolution jurisprudentielle tendant à une meilleure reconnaissance de la transsexualité. De manière très concrète, la décision de la CJUE, intervenant après celle d'autres juridictions et notamment de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) met fin à une pratique de certains États subordonnant la reconnaissance par l'état civil d'un changement de l'identité de genre à la preuve d'un traitement chirurgical préalable.

Dans le cas présent, V. P. est une personne de nationalité iranienne qui a obtenu le statut de réfugié en Hongrie, durant l'année 2014. A l'appui de sa demande d'asile, V. P. avait invoqué sa transidentité et produit différentes attestations de gynécologues et de psychiatres. Tous affirmaient que si V. P. était né femme, son identité de genre était masculine. V. P. avait toutefois été enregistré comme femme dans les fichiers recensant les réfugiés. En 2022, V. P. avait déposé une demande auprès de l'autorité en charge de l'asile, visant à rectifier la mention de son genre et à modifier son prénom dans ces fichiers. Mais cette demande a été rejetée, car V. P. n'avait pas démontré avoir subi de traitement chirurgical de réassignation sexuelle. La situation de V. P. était d'ailleurs aggravée par le fait que, depuis 2020, la Hongrie, pays bien peu libéral dans ce domaine, a supprimé toute possibilité de reconnaissance juridique d'un changement d'identité de genre, y compris pour les ressortissants hongrois.

Sur le plan juridique, la demande de V. P. s'appuyait sur l'article 16 du règlement général de protection des données qui confère à la personne fichée "le droit d'obtenir du responsable du traitement, dans les meilleurs délais, la rectification des données à caractère personnel la concernant qui sont inexactes". La Cour de Budapest-Capitale, dans le cadre de ce contentieux, décide de surseoir à statuer et de poser à la CJUE une question préjudicielle portant sur l'interprétation de l'article 16. Contraint-il le droit national, au nom du principe d'exactitude, à corriger des données personnelles relatives au genre lorsqu'elles ont changé depuis l'inscription de la personne dans les registres ? Si la réponse est positive, les juges hongroises demandent alors si elles peuvent subordonner la modification à la preuve que l'intéressé à subi un traitement chirurgical de réassignation sexuelle. 

 

Le devoir de rectification

 

La réponse à la première question est positive. La CJUE rappelle que l'article 16 du RGPD "concrétise le droit fondamental" consacré à l'article 8 § 2 de la Charte européenne des droits fondamentaux, selon lequel toute personne a le droit d'accéder aux données collectées la concernant et, le cas échéant, d'en obtenir rectification. De fait, l'article 16 doit être lu à la lumière de l'article 5 du RGPD qui garantit le droit à l'exactitude des données. Cela signifie que toute donnée inexacte doit être effacée ou rectifiée sans tarder. Dans un arrêt Mousse du 9 janvier 2025, la CJUE rappelle d'ailleurs que ce droit de rectification constitue l'un des aspects essentiels du droit à la protection des données, et donc à la vie privée. 

L'autorité gestionnaire du fichier doit apprécier l'exactitude d'une donnée au regard de la finalité du fichier. En l'espèce, il s'agit d'un traitement recensant les titulaires du droit d'asile en Hongrie, et les données doivent être exactes au moment de leur collecte. Le sexe assigné à V. P. à sa naissance par l'état civil iranien n'est donc plus exact lorsque V. P. a demandé l'asile et il avait lui-même fait savoir qu'il souhaitait figurer dans le fichier avec une identité de genre masculine. Il était donc indispensable d'opérer la rectification, puisque les données étaient inexactes dès leur collecte.

Même si elle n'insiste pas beaucoup sur cette question, la CJUE sanctionne tout de même, en quelque sorte par ricochet, un droit qui écarte désormais tout changement de l'identité de genre sur l'état civil de l'ensemble des citoyens hongrois. Elle affirme ainsi qu'"un État membre ne saurait invoquer l’absence, dans son droit national, de procédure de reconnaissance juridique de la transidentité pour faire obstacle au droit de rectification". Dans une décision du 4 octobre 2024 Mirin, concernant la situation des transgenres en Roumanie, la Cour exige ainsi que la reconnaissance d'un changement d'identité dans un membre doit entrainer cette même reconnaissance dans les autres États. Certes, ce n'est pas le cas de V. P., de nationalité iranienne, mais ce peut être de n'importe quel ressortissant de l'Union européenne s'installant en Hongrie sur le fondement du principe de libre circulation.



Voutch

 

L'exigence d'un traitement chirurgical

 

La seconde question préjudicielle porte sur la possibilité ou non, pour les autorités hongroises, de subordonner le changement d'identité de genre à l'existence d'un traitement chirurgical de transformation sexuelle. Sur le plan strictement juridique, le problème posé est donc celui des moyens de preuve susceptibles de démontrer l'inexactitude des données conservées. Or, l'article 16 du RGPD est muet sur cette question. La Hongrie peut-elle en déduire qu'elle peut librement définir les règles de preuve du changement d'identité ?

La réponse de la CJUE est négative car il s'agirait alors d'écarter le principe d'exactitude, du moins pendant la période durant laquelle le traitement chirurgical n'est pas achevé. Or une dérogation à l'article 5 n'est envisageable, aux termes mêmes du RGPD qui si elle "respecte l’essence des libertés et droits fondamentaux et qu’elle constitue une mesure nécessaire et proportionnée dans une société démocratique pour garantir certains objectifs énumérés par ce même règlement ". Pour la CJUE, ces conditions ne sont pas remplies en l'espèce. 

Il apparaît d'abord que la limitation du droit de rectification ne repose, en Hongrie, sur aucune disposition législative. Ensuite, il est clair qu'elle porte atteinte au droit à la vie privée et à l'intégrité de la personne.

Surtout, la CJUE fait directement état de la jurisprudence de la CEDH.  Celle-ci considère, depuis un arrêt Garçon et Nicot c. France du 6 avril 2017, que le changement d'état civil n’est pas le point d’aboutissement d’un parcours médical mais doit l’accompagner. La loi française du 18 novembre2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle permet aujourd’hui de prouver le transsexualisme par tout autre moyen, notamment le fait de se présenter publiquement comme appartenant au sexe revendiqué ou d’avoir déjà changé son prénom.

Le dialogue des juges permet ainsi la création d'un standard européen libéral dans le domaine des droits et libertés des personnes transsexuelles, standard dont on ne rappellera jamais assez qu'il ne s'applique qu'aux personnes majeures, ayant suffisamment de maturité pour assumer pleinement le genre auquel elles veulent être rattachées. On assiste ainsi à une normalisation qui leur permet de mener une vie privée conforme à leur identité. De manière plus générale, se développe ainsi une approche psychologique et non plus uniquement médicale de la transsexualité. L'idée générale est qu'une personne qui se sent prisonnière du genre assigné à sa naissance a le droit de s'en délivrer et de vivre dans un corps où elle se sent bien. 

 

L'identité de genre  : Chapitre 8, section 1 § 2  du manuel de libertés publiques sur internet


dimanche 10 juillet 2022

Le Conseil constitutionnel et l'assistance médicale à la procréation


Il n'appartient pas au Conseil constitutionnel de faire des choix de société. Ces derniers relèvent exclusivement de la compétence du législateur.  Une telle constatation relève du lieu commun juridique, mais il est quelquefois utile de rappeler des vérités d'évidence. C'est ce que vient de faire le Conseil constitutionnel dans sa décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) le 8 juillet 2022, Groupe d'information et d'action sur les questions procréatives et sexuelles

Il était demandé au Conseil de se prononcer sur la conformité à la Constitution de l'article 2141-2 du code de la santé publique qui énonce : « L'assistance médicale à la procréation est destinée à répondre à un projet parental. Tout couple formé d'un homme et d'une femme ou de deux femmes ou toute femme non mariée ont accès à l'assistance médicale à la procréation (...)". Cette disposition, issue de la dernière loi bioéthique du 2 août 2021, est bien connue, car elle a libéralisé l'accès à l'AMP. Le "projet parental" auquel fait référence le législateur n'est plus seulement celui d'un couple hétérosexuel, mais peut être celui d'un couple de femmes ou d'une femme seule.

 

La GPA dans le droit français

 

Bien entendu, nul n'ignore que la société française, et heureusement s'accommode fort bien d'autres formes de couples, et notamment des couples homosexuels masculins qui ne bénéficient pas de cette réforme. Les causes sont d'ordre technique, car l'AMP, pour deux hommes, implique nécessairement le recours à la gestation pour autrui (GPA). Or la GPA n'est pas conforme à l'ordre public français, car, nous dit le droit positif, elle constitue une incitation à l'abandon d'enfant. L’assemblée plénière de la Cour de cassation, dans un arrêt du 31 mai 1991, considère ainsi « que la convention par laquelle une femme s’engage, fut-ce à titre gratuit, à concevoir et à porter un enfant pour l’abandonner à sa naissance contrevient tant au principe d’ordre public de l’indisponibilité du corps humain qu’à celui de l’indisponibilité de l’état des personnes »

Cette jurisprudence n'a jamais été remise en question, même si les juges se montrent aujourd'hui plus libéraux envers les enfants nés d'une GPA, en leur permettant d'avoir la nationalité du couple qui a eu recours cette technique ainsi qu'un lien de filiation clairement établi à l'égard de chacun de ses membres. Sur le plan législatif, rien ne permet d'entrevoir une évolution dans le sens d'une libéralisation de la GPA en faveur des couples homosexuels masculins. Une proposition de loi a même été déposée le 21 février 2022, suggérant d'ajouter une phrase à l'article 16-7 du code civil :  « La procréation ou la gestation pour autrui est interdite en France". Certes, ce texte n'a aucune chance de prospérer, mais il témoigne néanmoins du fait que la GPA demeure, en droit français, une sorte de tabou. On peut y recourir à l'étranger, mais pas chez nous. 


 C'était une fille. Maurice Chevalier, 1920

Les transgenres et l'AMP

 

Il était donc inutile d'attaquer la loi bioéthique du 2 août 2021 en se fondant sur une discrimination au détriment des hommes. L'association requérante a donc préféré invoquer une discrimination qui ne met pas en cause la GPA, et elle invoque le droit des transgenres. Depuis un arrêt Rees c. Royaume-Uni du 17 octobre 1986, confirmé par une décision B. c. France du 25 mars 1992, la CEDH considère que le droit d'une personne de mettre son identité en rapport avec son apparence relève de son droit à la vie privée. Dans un arrêt du 11 décembre 1992, la Cour de cassation prend acte de cette jurisprudence européenne et estime que, en cas de transsexualisme médicalement constaté, "le principe du respect dû à la vie privée justifie que son état civil indique désormais le sexe dont elle a l'apparence".

Si le changement d'état civil est acquis depuis longtemps, la jurisprudence récente a modifié le moment auquel il peut intervenir. En 1992, on considérait la transformation physique comme un préalable au changement d'état civil. La CEDH a sanctionné cette approche dans son arrêt Garçon et Nicot c. France du 6 avril 2017, et la loi du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice permet désormais d'obtenir le changement d'état civil, sans avoir achevé le processus physique de transformation. La conséquence de cette évolution est que des hommes transgenres qui ont obtenu le changement de sexe à l'état civil peuvent avoir conservé un appareil génital féminin. Ils peuvent donc avoir des enfants, alors même qu'ils sont déjà de sexe masculin pour l'état civil.

C'est précisément cette hypothèse, il est vrai fort rare, qu'envisage l'association requérante. Elle invoque une discrimination, dans la mesure où ces hommes transgenres se voient refuser l'accès à l'AMP sur la seule mention de leur sexe à l'état civil. 

Certes, mais le Conseil rappelle que le principe d'égalité ne s'oppose pas à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge au principe d'égalité pour des motifs d'intérêt général. Or, selon le Conseil constitutionnel, permettre le recours à l'AMP par des transsexuels n'ayant pas achevé leur transformation reviendrait à "reconnaître l'existence d'une nouvelle catégorie sexuelle"  empruntant au sexe masculin pour l'état civil et au sexe féminin pour l'AMP. Et le Conseil ajoute que l'invocation du principe d'égalité dans ce domaine "supposerait l'existence d'un droit". Or ajoute-t-il, "un enfant est une personne et ne saurait être l'objet d'un droit exigé".

 

Le Conseil n'est pas législateur

 

La décision se traduit ainsi par un effet boomerang souvent constaté dans le cas des recours déposés par des militants. Les requérants aboutissent en effet à un résultat totalement contraire à ce qu'ils espéraient. En l'espèce, le Conseil affirme clairement, qu'en l'état actuel du système juridique, l'AMP n'est pas un droit, mais seulement une technique médicale strictement encadrée par le législateur. De fait, ce ne sont pas seulement les transsexuels mais aussi les homosexuels masculins qui sont, en quelque sorte, les victimes de cette décision. Ils ne peuvent plus, en effet, revendiquer un droit à l'AMP.

Le Conseil constitutionnel n'exclut pas une évolution dans ce domaine, mais il précise qu'il ne lui appartient pas "de substituer son appréciation à celle du législateur sur la prise en compte, en cette matière, d'une telle différence de situation". Certains commentateurs se sont offusqués de cette formulation, présentée comme un refus de se prononcer sur cette question. A leurs yeux, il appartient au Conseil constitutionnel d'étendre l'accès à l'AMP au fur et à mesure que se révèlent de nouvelles demandes. 

Ce point de vue suscite tant de questions que l'on peut se demander si les conséquences d'une telle démarche ont été sérieusement envisagées. Peut-on sérieusement affirmer qu'un groupe de neuf personnes nommées selon des critères reposant exclusivement sur l'amitié politique est plus démocratique que les représentants du peuple élus au Parlement  ? A-t-on envie de voir apparaître une sorte de Cour Suprême proche de celle qui existe aux États-Unis, capable d'imposer son idéologie conservatrice au Congrès ? En affirmant qu'il ne saurait se substituer au législateur, le Conseil constitutionnel semble vouloir s'opposer à une telle dérive, et c'est une bonne nouvelle pour la démocratie. Reste qu'un débat sur cette question au parlement sera évidemment le bienvenu.


Sur les bénéficiaires de l'AMP : Chapitre 7 section 3 § 2 B  du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.





mardi 17 juillet 2018

Les Invités de LLC : Catherine-Amélie Chassin : Des droits de l'homme et des droits humains




Il est devenu à la mode de parler, non plus des « droits de l’homme », mais des « droits humains » , expression qui serait plus inclusive, moins sexuée, en tout cas aux yeux du Haut Conseil à l’égalité entre les hommes et les femmes dans une Note de 2015. Ainsi, la Ligue des droits de l’homme Belgique deviendra, le 10 décembre 2018, la Ligue des droits humains ; le 20 juin 2018, un amendement proposé à l’Assemblée nationale proposait de modifier le Préambule de la Constitution en évoquant les droits humains. Le texte désormais ne proclamerait plus l’attachement du Peuple français « aux Droits de l'homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu'ils ont été définis par la Déclaration de 1789 », mais aux droits humains. Le second temps serait alors ni plus ni moins que le changement de dénomination de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen – une étape qui n’est cependant pas annoncée par les auteurs de la proposition de révision constitutionnelle.

Pourtant au-delà des difficultés à réviser la DDHC, le changement sémantique de « droits de l’homme » à « droits humains » n’est pas neutre, loin s’en faut. Il se fonde sur une conception qui n’est pas celle de l’auteur des présentes lignes. Plusieurs arguments plaident, me semble-t-il avec poids, pour le maintien des droits de l’homme contre les droits humains, en dépit de l’air ambiant.

Plaidoirie pour les droits de l’homme

 

-  L’expression « droits de l’homme » vise les droits de l’homme, et non les droits virils. Ils se fondent sur le latin homo, et non le Vir. La différence est essentielle : conçus comme les droits de l’homo, les droits de l’homme concernent par essence tous les êtres humains quels qu’ils soient, nonobstant les différences de sexe, de couleur, d’opinions politiques, de nationalité, de religion, etc. Les droits de l’homme sont inclusifs de tout être humain, et ne tolèrent aucune distinction. Prétendre le contraire serait méconnaître ce que sont les droits de l’homme, et l’universalisme de la Déclaration de 1789 comme de celle de 1948.

-  L’expression « droits humains » laisse à supposer que certains droits ne sont pas humains. Or tout droit est par essence humain : les droits humains sont les droits reconnus par l’être humain. L’être humain étant le seul animal de la planète à avoir jugé utile de se doter de systèmes juridiques, les droits sont nécessairement tous humains, y inclus le droit des biens, le droit fiscal, le droit des sociétés, ou le droit des marchés publics, lesquels, aussi passionnants qu’ils puissent être, ne relèvent que de façon marginale des droits qui nous retiennent ici. 

- Les Anglais parlant de « Human Rights » et les Espagnols de « derechos humanos », les Français devraient parler de « droits humains ». L'argument tient à mes yeux à peu près aussi bien que celui consistant à dire que « responsability » et « responsabilité » ont la même signification en droit. Les internationalistes auront immédiatement saisi la nuance. Pour le cercle francophone, l’argument selon lequel les Canadiens parlent de droits humains doit également être nuancé : ne l’oublions, les Canadiens ont décidé d’appeler leur musée fédéral sur les droits de l’homme le Musée canadien pour les droits de la personne, alors même que les droits des personnes morales commerciales, ou des personnes morales de droit public, ne sont guère ciblées par ledit musée. Ces subtilités sémantiques entre le Français et le franco-canadien sont bien plus importantes qu’un survol rapide et/ou sélectif ne le laisserait penser.

- Surtout, remettre en cause la notion même de « droits de l’homme » est particulièrement dangereux. Les droits de l’homme ne sont pas assez inclusifs, est-il répété à l’envi. C’est donc reconnaître, par une inéluctable voie de conséquence, que les droits de l’homme ne seraient pas tous valables pour tous les êtres humains. L’expression serait sexuée, nous dit-on, écartant la distinction entre Homo et Vir : l’homonymie francophone entre Homme (Homo) et homme (Vir) est sans doute fâcheuse. Mais il est particulièrement grave d’admettre le postulat, véhiculé par certaines mouvances sulfureuses, selon lequel les droits de l’homme ne seraient pas universels. Car les droits de l’homme le sont, ils doivent l’être. 

Tintin et les Picaros. Hergé. 1976


Maintenir les droits de l’homme contre les déviances sectaires


L’ensemble de ces raisons expliquent en quoi il est si important de rejeter l’utilisation de la notion de « droits humains ». Accepter l’idée aboutit à remettre en cause trop de fondamentaux, c’est aller dans le sens des revendications sectaires : ainsi il y a quelques jours à Londres, des « féministes » britanniques ont-elles cru pouvoir revendiquer le droit d’exclure les femmes transgenres des baignades publiques, après en avoir obtenu l’exclusion de toute mixité hommes / femmes. Ces déviances, sinon ces dévoiements, sont liés à l’idée de ce que les femmes n’auraient pas les mêmes droits que les êtres humains. C’est là une aberration à laquelle on ne saurait raisonnablement souscrire. Les femmes, les enfants, les personnes handicapées, tous ont les mêmes droits au regard de la Déclaration universelle des droits de l’homme ou de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

Les êtres humains sont tous égaux. Ils sont des Homines, non des Viri. C’est en ce sens que doit être lu le Préambule de la Charte des Nations unies et son fameux « Nous, « Peuples des Nations Unies, résolus () à proclamer notre foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité des droits des hommes et des femmes ». Ce sont les homines auxquels renvoie la Déclaration universelle des droits de l’homme lorsqu’elle évoque, dans son Préambule, « tous les membres de la famille humaine ». L’auteur du présent billet croit trop dans les droits de l’homme pour admettre qu'ils soient fragilisés, amoindris, remis en cause, vidés de leur sens. 

Les droits de l’homme doivent être préservés, en tous lieux et en tous temps.

Catherine-Amélie Chassin, Maître de conférences, Université de Caen Normandie