« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


Affichage des articles triés par pertinence pour la requête Morice. Trier par date Afficher tous les articles
Affichage des articles triés par pertinence pour la requête Morice. Trier par date Afficher tous les articles

mardi 28 avril 2015

La liberté d'expression de l'avocat, hors du prétoire

L'arrêt Morice c. France rendu par la Cour européenne des droits de l'homme réunie en Grande Chambre le 23 avril 2015 affirme que la condamnation en diffamation prononcée à l'encontre de l'avocat Olivier Morice porte atteinte à l'article 10 de la Convention européenne. Un avocat, comme n'importe qui d'autre, a le droit de participer à un débat d'intérêt général, surtout lorsqu'il s'agit de débattre de l'indépendance de la justice, dans le cadre très médiatisé de l'affaire Borrel.

L'affaire Borrel


Le juge Borrel, détaché comme conseiller technique auprès du ministre de la justice de Djibouti dans le cadre d'accords de coopération, fut retrouvé mort en 1995. Son corps à demi-carbonisé gisait en contrebas d'une route isolée de ce pays, à quelques mètres de sa voiture. Les autorités djiboutiennes ont rapidement conclu au suicide. En France au contraire, à la suite de la plainte de madame Borrel, les autorités judiciaires ont estimé que les conditions suspectes de ce décès justifiaient une instruction judiciaire, instruction qui n'est toujours pas achevée.

En juin 2000, les juges M. et L.L. furent dessaisis après un recours d'Olivier Morice contre leur refus d'organiser une reconstitution des faits.  Le juge P. désormais chargé de l'instruction, rédige, dès son entrée en fonctions, un procès-verbal mentionnant qu'une cassette vidéo réalisée à Djibouti pendant un déplacement des juges à Djibouti n'a pas été versée au dossier et n'est pas référencée comme pièce à conviction. Cette cassette a finalement été remise au juge P., à sa demande, par la juge M., dans une enveloppe adressée à cette dernière. Un mot manuscrit signé du procureur de Djibouti y figurait également, présentant l'action de madame Borrel et de ses avocats comme une "entreprise de manipulation" et s'achevant sur ces mots pour les moins familiers : "Je t'embrasse. Djama"

L'action en diffamation


S'appuyant sur ces faits consignés par le juge P., Maître Morice dénonce auprès du Garde des Sceaux un "comportement parfaitement contraire aux principes d'impartialité et de loyauté" des magistrats qui ont mené l'instruction de 1997 à 2000. Il demande en conséquence une enquête de l'Inspection générale des services judiciaires. Quelques jours plus tard, dans une interview au Monde, il évoque "l'étendue de la connivence" entre le procureur de Djibouti et les juges français. En même temps, il rappelle qu'il avait déjà obtenu auparavant le dessaisissement de la juge M. et la condamnation de l'Etat pour faute lourde, des pièces relatives au procès de la Scientologie ayant à l'époque mystérieusement disparu du dossier dans son cabinet. Immédiatement les juges M. et LL déposent plainte contre Olivier Morice, contre l'auteur de l'article et contre le journal Le Monde.

Les juges français, de la Cour d'appel de Rouen en 2008 à la Cour de cassation en 2009, ont condamné Olivier Morice pour diffamation envers un fonctionnaire public (art. 30 de la loi du 29 juillet 1881). Celui-ci a donc saisi la Cour européenne en invoquant une double violation de la Convention. D'une part, il estime qu'il y a eu violation de l'art. 6 § 1 : le principe d'impartialité a été violé car un des conseillers à la Cour de cassation ayant à juger sa cause avait auparavant exprimé publiquement son soutien à la juge M. D'autre part, il invoque une atteinte à l'article 10, c'est-à-dire à la liberté d'expression.

Jean-Louis Forain (1852-1931). Avocat parlant à sa cliente


Substitution de motifs entre la Chambre et la Grande Chambre


L'originalité essentielle de l'arrêt, du moins celle qui saute aux yeux les moins avertis, est la présence sur le site de la Cour d'un document intitulé "Questions et réponses sur l'arrêt de Grande Chambre Morice c. France". Ses auteurs, c'est-à-dire ceux qui sont chargés de communiquer sur la jurisprudence de la Cour, éprouvent donc le besoin d'expliquer...

En effet, la Chambre d'abord saisie de la Cour européenne avait conclu, le 11 juillet 2013, à une violation de l'article 6 § 1 et rejeté l'atteinte à l'article 10, estimant que l'avocat s'était effectivement rendu coupable de diffamation. En revanche, la Grande Chambre, tout en maintenant la violation de l'article 6 § 1, considère aujourd'hui que l'avocat a usé normalement de sa liberté d'expression, dans la mesure où il participait au débat public sur l'impartialité des juges.

Pour comprendre cette divergence, il convient de préciser que la Grande Chambre n'est pas une juridiction d'appel. Elle est saisie de deux manières. La première est un dessaisissement  de la Chambre par elle-même, lorsque l'affaire soulève une question grave d'interprétation de la Convention ou risque de conduire à une contradiction de jurisprudence entre deux chambres. La seconde est une procédure de "renvoi" à la demande des parties. Il ne s'agit pas d'un appel, car la Grande Chambre est libre d'accepter ou non ce renvoi pour des motifs qui n'ont rien à voir avec les intérêts des requérants et qui sont liés aux nécessités de sa propre jurisprudence.

En l'espèce, il s'agit d'un renvoi à la demande du requérant, qui souhaitait placer le débat, non pas sur le terrain du principe d'impartialité, mais sur celui de la liberté d'expression, et plus précisément de la liberté d'expression des avocats.

L'impartialité objective


La décision de la Grande Chambre reprend une jurisprudence constante qui distingue l'impartialité subjective de l'impartialité objective. L'atteinte à la première est constituée lorsqu'il est démontré qu'un juge a cherché à favoriser un plaideur. Dans l'arrêt Remli c. France du 23 avril 1996,  elle sanctionne ainsi la décision d'une Cour d'assises jugeant un accusé d'origine algérienne, l'un des jurés ayant tenu, hors de la salle d'audience mais devant la presse, des propos racistes.

Dans l'affaire Morice, la Cour sanctionne un manquement à l'impartialité objective, c'est-à-dire à l'apparence d'impartialité que doit avoir un tribunal, apparence indispensable à la confiance qu'il doit inspirer. C'est ainsi qu'elle interdit l'exercice de différentes fonctions juridictionnelles par un même juge, dans une même affaire (par exemple : CEDH, 22 avril 2010 Chesne c. France). En l'espèce, c'est la composition du tribunal qui est en cause, puisqu'un conseiller qui avait auparavant manifesté son soutien aux juges M. et L.L. y siégeait. La violation de l'article 6 § 1 n'est donc pas contestable.

La liberté d'expression


La Grande Chambre donne satisfaction au requérant en déclarant que sa condamnation pour diffamation constitue aussi une violation de l'article 10 de la Convention, et emporte donc une atteinte excessive à sa liberté d'expression. D'une façon générale, l'article 10 autorise l'ingérence des autorités de l'Etat, y compris judiciaires, dans la liberté d'expression. Pour être licite, cette ingérence doit cependant répondre à un but légitime et être "nécessaire dans une société démocratique".  Autrement dit, la Cour apprécie si cette ingérence est "proportionnée au but légitime poursuivi" et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier sont "pertinents et suffisants".

La contribution au débat d'intérêt général


En l'espèce, la Cour note que sa propre jurisprudence se montre très réticente à admettre de telles ingérences lorsque les propos tenus relèvent d'un "sujet d'intérêt général". Dans son arrêt Roland Dumas c. France du 15 juillet 2010, la Cour affirme que des propos relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire relèvent d'un tel "sujet d'intérêt général", quand bien même le procès ne serait pas terminé, quand bien même ces propos seraient particulièrement graves, voire hostiles.

La Cour européenne a déjà été saisie, à deux reprises, du débat auquel a donné lieu l'affaire Borrel. Dans deux arrêts  July et Sarl Libération du 14 février 2008, puis  Floquet et Esménard du 10 janvier 2012, la Cour s'est prononcée sur des actions en diffamation introduites par les deux mêmes juges d'instruction mis en cause cette fois par des journalistes. Dans les deux, la Cour a estimé que le débat sur l'impartialité de la justice est un débat d'ordre général. Elle est cependant parvenue à des résultats différents sur le fond. Dans le cas Floquet et Esménard, elle a rendu une décision d'irrecevabilité, estimant qu'une partie des propos tenus par les requérants ne reposaient pas sur des faits précis. Dans le cas July et Sarl Libération, la Cour a, au contraire, sanctionné la condamnation des requérants, la manière dont ils avaient relaté les faits reposant sur des faits avérés.


La "base factuelle"


Cette jurisprudence montre que la violation de l'article 10 ne peut être constatée que si les accusations formulées à l'encontre du système judiciaire, même si elles ne s'accompagnent pas de preuves au sens judiciaire du terme, doivent être étayées par des éléments factuels indiscutables. En l'espèce, la Cour s'appuie naturellement sur le procès-verbal du juge P., pour affirmer que la cassette enregistrée à Djibouti ne figurait pas dans le dossier d'instruction et qu'elle a été finalement transmise au juge dans des conditions bien éloignées des règles de la procédure pénale. De même, la Cour fait observer que le requérant avait effectivement obtenu le dessaisissement de la juge M. dans l'affaire de la Scientologie, élément avéré par le dossier pénal.

Non seulement la "base factuelle" des accusations d'Olivier Morice ne fait pas défaut, mais les faits accablants à l'encontre des juges L.L. et M. sont au contraire fort nombreux, et leur seul rappel suffit à montrer que l'avocat ne se borne pas à faire état d'une animosité personnelle. Il intervient donc dans un "débat d'intérêt général", comme un citoyen désireux de dénoncer une atteinte à l'impartialité de notre système judiciaire. 

L'avocat, hors du prétoire


Précisément, l'avocat intervient comme un citoyen. Il est hors du prétoire, et non pas dans le prétoire. Olivier Morice, par son recours devant la Cour européenne, et sa demande de renvoi en Grande Chambre, entendait évidemment obtenir la reconnaissance d'un droit aussi étendu que possible à la liberté d'expression de l'avocat. 

D'une manière générale, la Cour se montre très tolérante à l'égard des propos tenus durant une audience, depuis sa jurisprudence Nikula c. Finlande du 21 mars 2002.  Pour les propos tenus en dehors du prétoire, elle se montre plus nuancée. Elle protège ainsi avec davantage d'intensité les propos liés à la défense d'un client, considérant que cette défense peut aussi se développer devant la presse (CEDH, 13 décembre 2007, Foglia c. Suisse).

Dans le cas des propos tenus par Olivier Morice, il est clair qu'il ne s'agit pas directement de la défense de sa cliente. A l'époque où ils interviennent, le dossier a été transmis à un autre juge d'instruction et la partie civile n'a donc plus d'intérêt direct dans le différend qui oppose l'avocat aux deux juges. La Cour en déduit donc que l'avocat intervient comme un professionnel de la justice qui a parfaitement le droit de critiquer le fonctionnement du service public judiciaire. Participant au débat d'intérêt général, fondant ses propos sur une base factuelle, il doit donc être protégé par l'article 10. 

L'arrêt Morice est donc un demi-succès, car Olivier Morice obtient satisfaction sur le fondement de la liberté d'expression, motif unique de sa demande de renvoi en Grande Chambre. C'est aussi un demi-échec car il ne parvient pas à faire consacrer un principe général  de liberté d'expression absolue de l'avocat, quel que soit l'objet de son intervention. En revanche, la Cour rappelle que le débat sur l'impartialité de la justice présente un intérêt général et qu'il doit se développer librement. Espérons que la Cour n'aura pas à le rappeler une quatrième fois à propos de l'affaire Borrel, et que cette instruction pourra, enfin, être menée à terme.

jeudi 22 décembre 2016

La liberté d'expression de l'avocat

Le 16 décembre 2016, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation a mis fin à l'affaire Morice en ordonnant la cassation sans renvoi de l'arrêt de la Cour d'appel de Rouen rendu le 16 juillet 2008. Elle reconnait ainsi le droit de l'avocat de critiquer l'action judiciaire des juges et en fixe le cadre.

L'affaire Borrel


L'origine de l'affaire remonte à 1995, lorsque le juge Bernard Borrel, conseiller technique auprès du ministre de la justice de Djibouti dans le cadre d'accords de coopération, est retrouvé mort. Son corps à demi-carbonisé git en contrebas d'une route isolée de ce pays, à quelques mètres de sa voiture. Les autorités djiboutiennes ont rapidement conclu au suicide. En France au contraire, à la suite de la plainte de madame Borrel, conseillée par Olivier Morice, les autorités judiciaires ont estimé que les conditions suspectes de ce décès justifiaient une instruction judiciaire. 

En juin 2000, les juges M. et L.L. sont dessaisis après leur refus d'organiser une reconstitution des faits.  Le juge P. désormais chargé de l'instruction, rédige, dès son entrée en fonctions, un procès-verbal mentionnant qu'une cassette vidéo réalisée à Djibouti pendant un déplacement des juges à Djibouti n'a pas été versée au dossier et n'est pas référencée comme pièce à conviction. Cette cassette a finalement été remise au juge P., à sa demande, par la juge M., dans une enveloppe adressée à cette dernière. Un mot manuscrit signé du procureur de Djibouti y figurait également, présentant l'action de madame Borrel et de ses avocats comme une "entreprise de manipulation" et s'achevant sur ces mots pour les moins familiers : "Je t'embrasse. Djama"

La condamnation pour diffamation


A l'époque, Le Monde fait état des critiques d'Olivier Morice contre les deux juges qui ont omis de verser au dossier la cassette vidéo. L'avocat dénonce alors « un comportement parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté , et ajoute que le mot manuscrit "démontre l’étendue de la connivence qui existe entre le procureur de Djibouti et les magistrats français".  Sur plainte des deux juges mis en cause, l'avocat est condamné pour complicité de diffamation par le tribunal correctionnel de Nanterre qui considère que "la mise en cause professionnelle et morale très virulente des magistrats instructeurs (...) dépasse à l’évidence le droit de libre critique légitimement admissible".   

Le requérant conteste cette condamnation en s'appuyant sur l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit la liberté d'expression. Une longue procédure suit, marquée par deux recours en cassation, le premier décidant la cassation pour vice de procédure, le second rejette le pourvoi et confirme donc la condamnation. La décision du 16 décembre 2016 est donc la troisième, intervenue après une demande de révision introduite par Olivier Morice. 

Cette fois, l'Assemblée plénière casse effectivement la condamnation, estimant que les propos tenus par l'avocat dans Le Monde "ne dépassaient pas les limites admissibles de la liberté d’expression d’un avocat dans la critique et le jugement de valeur portés sur l’action des magistrats et ne pouvaient être réduits à la simple expression d’une animosité personnelle envers ces derniers". Cette cassation intervient sans renvoi, ce qui signifie que la justice renonce finalement à poursuivre Olivier Morice, après seize années de procédure.

 Voutch. Tout se mérite. 2013

La suite de la décision de la Cour européenne des droits de l'homme

 

Il est vrai qu'elle n'a pas d'autre choix. L'arrêt du 16 décembre est en effet la conséquence logique d'un arrêt rendu par la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l'homme le 23 avril 2015.  Elle affirme que la condamnation du requérant pour diffamation emporte une violation de l'article 10 de la Convention. D'une façon générale, l'article 10 autorise l'ingérence des autorités de l'Etat, y compris judiciaires, dans la liberté d'expression à la condition qu'elle soit prévue par la loi, qu'elle réponde à un but légitime et soit "nécessaire dans une société démocratique".  Autrement dit, la Cour estime en l'espèce que l'ingérence dans la liberté d'expression d'Olivier Morice est disproportionnée par rapport au but poursuivi. 

Pour la Cour européenne, deux critères sont susceptibles d'être pris en compte pour apprécier l'étendue de la liberté d'expression de l'avocat.

L'avocat hors du prétoire


Le premier se fonde sur le lieu où le lieu où les propos ont été tenus. La Cour se montre très tolérante à l'égard des paroles prononcées durant une audience, depuis sa jurisprudence Nikula c. Finlande du 21 mars 2002.  Pour les propos tenus en dehors du prétoire, elle se montre plus nuancée, ce qui ne l'empêche pas de protéger ceux directement liés à la défense d'un client, considérant même que cette défense peut aussi se développer devant la presse (CEDH, 13 décembre 2007, Foglia c. Suisse). En l'espèce, Olivier Morice s'est exprimé dans la presse, mais il faut bien reconnaître que la citation contestée ne visait qu'indirectement la défense de sa cliente et concernait surtout deux juges d'instruction déjà écartés de la procédure. Ce critère est donc écarté d'autant plus facilement par la Cour qu'elle dispose d'un second élément.

Le débat d'intérêt général


La référence à un débat d'intérêt général constitue le second critère justifiant l'intervention de l'avocat. Dans son arrêt Roland Dumas c. France du 15 juillet 2010, la Cour affirme que des propos relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire relèvent d'un "sujet d'intérêt général", quand bien même le procès ne serait pas terminé, quand bien même ces propos seraient particulièrement graves, voire hostiles.

La Cour européenne a déjà été saisie, à deux reprises, du débat auquel a donné lieu l'affaire Borrel. Dans deux arrêts  July et Sarl Libération du 14 février 2008, puis  Floquet et Esménard du 10 janvier 2012, la Cour s'est prononcée sur des actions en diffamation introduites par les deux mêmes juges d'instruction mis en cause cette fois par des journalistes. Dans les deux cas, la Cour a estimé que le débat sur l'impartialité de la justice est un débat d'ordre général. Elle est cependant parvenue à des résultats différents sur le fond. Dans le cas Floquet et Esménard, elle a rendu une décision d'irrecevabilité, estimant qu'une partie des propos tenus par les requérants ne reposaient pas sur des faits précis. Dans le cas July et Sarl Libération, la Cour a, au contraire, sanctionné la condamnation des requérants, la manière dont ils avaient relaté les faits reposant sur des faits avérés.

En l'espèce, les propos reprochés à Olivier Morice concernent le fonctionnement du pouvoir judiciaire et le déroulement de l’affaire Borrel, affaire qui empoisonne le système judiciaire depuis de nombreuses années. A ce titre, ils s'inscrivent dans un débat d'intérêt général, "ce qui implique un niveau élevé de protection de la liberté d’expression".

Des faits précis


Encore faut-il cependant que des faits précis soient invoqués à l'occasion de ce débat. C'est précisément ce que fait Olivier Morice qui, dans Le Monde, s'élève contre le fait qu'un film de la reconstitution du décès du juge Borrel n'ait pas été versé au dossier, et qu'il ait été finalement transmis avec une lettre personnelle mettant en cause la partie civile. Conformément à une dialectique souvent formulée par la Cour, il ne s'agit donc pas d'un jugement de valeur mais d'une déclaration de fait. Dans ce cas, la Cour européenne considère donc que la liberté d'expression de l'avocat doit être protégée.

L'Assemblée plénière de la Cour de cassation, dans sa décision du 16 décembre 2016, fait une analyse sensiblement identique. Plutôt que la distinction entre jugement de valeur et déclaration de fait, elle préfère se référer à "l'expression d'une animosité personnelle" que les propos de maître Morice ne contiennent pas. En effet, il se prononce sur un ton mesuré et met en cause, non pas tant des personnes que la manière dont elles ont instruit une affaire. A cet égard, son intervention dans Le Monde doit donc être protégée par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme.

De cette décision, on ne doit donc pas déduire que l'avocat peut désormais injurier les juges. Au contraire, on doit au contraire retenir que les avocats ne peuvent tenir des propos dépassant le commentaire admissible sans un solide fondement factuel. Les juges sont donc invités à apprécier les propos tenus, non pas tant par le contenu injurieux ou diffamatoire, que par leur contexte, leur médiatisation, la passion suscitée par l'affaire etc. Que l'on ne s'y trompe pas : il ne s'agit pas de conférer à l'avocat une absolue liberté d'expression, mais bien davantage de le considérer comme un citoyen susceptible de participer à un débat sur la justice. Rien de plus, mais rien de moins.



Sur la liberté d'expression  : Chap 9 du manuel de libertés publiques.

dimanche 30 décembre 2018

"Nique la France " et le débat d'intérêt général

Le 11 décembre 2018, la chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu une décision qui témoigne de l'imprégnation du droit européen dans la protection de la liberté d'expression. L'affaire à l'origine de cet arrêt est presque caricaturale, car elle porte sur des propos qui non seulement n'attirent aucune sympathie, mais au contraire suscitent rejet ou indignation. 

En 2010, dans sa chanson "Nique la France", le groupe de rap ZEP traite ainsi les "Français de souche" de "nazillons", "Bidochons décomplexés", "gros beaufs qui ont la haine de l'étranger". Il ajoute, pour faire bonne mesure :  "c'que je pense, de leur identité nationale, de leur Marianne, de leur drapeau et de leur hymne à deux balles, j'vais pas te faire un dessin, ça risque d'être indécent, de voir comment je me torche avec leurs symboles écoeurants". Enfin, il affirme : "Le racisme est dans vos murs et dans vos livres scolaires, dans vos souv'nirs, dans votre histoire, dont vous êtes si fiers. Omniprésents, il est banal et ordinaire, il est dans vos mémoires et impossible de s'en défaire". Ces quelques extraits ne constituent qu'une petite partie d'un texte entièrement tourné vers ce type de provocation.


Un second pourvoi



L'association Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l'identité française et chrétienne (AGRIF) a porté plainte pour injure raciale. Dans un premier temps, le tribunal correctionnel, puis la Cour d'appel de Paris, avaient considéré que le terme " Français de souche" ne renvoyait pas un "groupe de personnes" identifiées au regard "de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée", aux termes de l'article 33 de la loi du 29 juillet 1881. La Cour de cassation, intervenant dans un premier arrêt le 28 février 2017, avait rejeté cette interprétation, estimant que les références aux représentations de la République, drapeau et hymne national notamment, permettaient l'identification d'un groupe précis, à savoir "les personnes appartenant à la nation française". 

Après renvoi de l'affaire à la Cour d'appel de Lyon, celle-ci avait donc condamné pour injure, en janvier 2018, le groupe de rap à un euro symbolique de dommages et intérêts, et au paiement des frais de justice engagés par l'Agrif. La décision de la Cour de cassation du 11 décembre 2018 est donc issue d'un second pourvoi, initié celui-là par le rappeur contre sa condamnation. 

Cette seconde décision de 2018 témoigne d'une complète rupture par rapport au premier pourvoi de 2017. Cette fois, la Cour ne recherche plus si les "Français de souche" peuvent être identifiés comme un groupe au sens de la loi de 1881. Elle se place résolument sur le terrain de la liberté d'information telle qu'elle est définie par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), interprétant l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

Pierre Alechinsky. la liberté, c'est d'être inégal

Le débat d'intérêt général



De manière purement prétorienne, la CEDH a en effet créé la notion de "débat d'intérêt général", permettant de justifier certains propos tenus dans la presse qui, propos qui sans cette justification, seraient susceptibles de donner lieu à des poursuites. 

L'usage le plus fréquent de cette jurisprudence se trouve dans l'atteinte à la vie privée. La famille princière de Monaco est ainsi à l'origine de plusieurs arrêts, d'abord une décision Von Hannover du 7 février 2012, qui affirme que la santé du prince Rainier de Monaco relève d'une contribution au débat d’intérêt général, ensuite un arrêt du 12 juin 2014 qui reprend cette jurisprudence pour justifier la révélation de l'enfant caché du Prince Albert. Mais la référence au débat d'intérêt général est aussi utilisée en dehors de la presse people, par exemple dans l'arrêt Morice c. France du 23 avril 2015 pour rappeler dans qu'une discussion sur le fonctionnement de la justice constitue, en soi, un tel débat. Dans l'affaire Morice, le plaignant était un avocat français condamné pour diffamation envers un fonctionnaire public, après avoir évoqué, dans une interview au Monde, la connivence entre le procureur de Djibouti et des juges français, lors de l'instruction liée à l'assassinat du juge Borrel. 

De la diffamation à l'injure, il n'y a qu'un pas et c'est précisément ce pas que franchit la Cour de cassation, dans sa décision du 11 décembre 2018. Elle affirme que "compte tenu du langage en usage dans le genre du rap, les propos poursuivis, pour outranciers, injustes ou vulgaires qu'ils puissent être regardés, entendent dénoncer le racisme prêté à la société française, qu'elle aurait hérité de son passé colonialiste, et s'inscrivent à ce titre dans le contexte d'un débat d'intérêt général". Ce ne sont donc pas les propos tenus qui, en tant que tels, sont d'intérêt général, mais le débat sur le racisme dans la société française qu'ils entendent susciter. La Cour se fonde donc sur l'intention des auteurs, appréciation certes subjective mais qui présente l'avantage d'autoriser une expression volontairement grossière ou caricaturale pour diffuser un message qui relève de la liberté d'opinion. La Cour de cassation applique cette jurisprudence et considère donc que "Nique la France" relève bel et bien du débat d'intérêt général.

La Cour pose tout de même une limite à cette tolérance particulière dont bénéficient les artistes. Leur liberté d'expression ne saurait en effet aller jusqu'à "l'appel ou l'exhortation à la discrimination, la haine ou la violence contre quiconque", ce qui serait "excéder les limites" de la liberté d'expression. Autrement dit, le débat d'intérêt général peut permettre d'échapper à des poursuites pour atteinte à la vie privée, injure ou diffamation, mais pas aux infractions d'incitation à la discrimination.

Cette utilisation de la notion de débat d'intérêt général témoigne d'un véritable phénomène d'acculturation du droit européen dans le droit français. Celui-ci, sans doute influencé par le droit américain du Premier Amendement, repose sur un postulat libéral et une liberté d'expression aussi large que possible, les ingérences de l'État demeurant extrêmement réduites. Or, depuis une quarantaine d'années, le législateur français a choisi une voie totalement opposée, visant à multiplier les lois destinées à lutter contre les "discours de haine" ou toutes les formes de discrimination. De toute évidence, les contentieux vont se multiplier et le débat d'intérêt général sera invoqué dans le but de revenir à une vision libérale de la liberté d'expression, évidemment sous le contrôle du juge, mais pourquoi pas changer de juge et de procédure ? En matière de liberté d'expression en effet, de solides dommages et intérêts accordés lors d'une audience civile sont parfois bien plus efficaces que des amendes pénales fort modestes qui ne font que donner de la publicité aux propos dénoncés. Qui en effet se serait intéressé à la chanson "Nique la France" si elle n'avait pas fait l'objet de poursuites ?



Sur les délits de presse : Chapitre 9 section 2 § 1 A du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.






mardi 12 mars 2019

Diffamation et emprisonnement

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans un arrêt du 7 mars 2019 Salluti c. Italie, sanctionne un système juridique qui permet qu'une condamnation pour diffamation soit assortie d'une peine de prison, même légère, lorsque les propos tenus n'avaient pas de contenu discriminatoire. 

En 2007, Alessandro Salluti est rédacteur en chef du journal italien Liberoun quotidien plutôt conservateur créé par le groupe Berlusconi. Le 17 février, la Stampa publie un article relatant l'histoire d'une jeune fille de treize ans qui aurait été contrainte d'interrompre sa grossesse, sous les pressions conjuguées de ses parents et du juge des tutelles (giudice tutelare) qui est compétent pour autoriser l'intervention. Plus tard dans cette même journée, un démenti est diffusé, mentionnant qu'il n'y avait eu aucune pression sur cette jeune fille qui avait décidé seule de subir une IVG. Le lendemain, deux articles sont pourtant publiés dans Libero, l'un sous pseudonyme l'autre signé d'un journaliste, reprenant cette fausse information et accablant particulièrement le juge des tutelles. On constate ainsi que les "Fake News" ne sont pas un phénomène nouveau, qu'elles ne sont pas nécessairement liées à l'usage d'internet, et pas davantage limitées à la période électorale comme semble le penser le législateur français.

Quoi qu'il en soit, le juge italien porte plainte devant les tribunaux milanais et obtient la condamnation du journaliste pour diffamation en 2011. Quant au rédacteur en chef, seul requérant devant la CEDH, il est déclaré coupable de diffamation pour l'article publié sous pseudonyme, et de diffamation "aggravée" puisqu'il  n'a pas contrôlé ce qui était publié dans Libero (Omesso controllo). Condamné à une amende en première instance, il a ensuite vu sa peine considérablement alourdie en appel, l'amende se transformant en un emprisonnement de quatorze mois, sanction à laquelle il faut ajouter des dommages et intérêts passés de 10 000 € à 30 000 €. Après la confirmation de cette peine par la Cour de cassation italienne en novembre 2012, il a saisi la CEDH. 

M. Salutti n'a finalement fait que vingt et un jours de prison, son emprisonnement ayant été transformé en assignation à résidence après une grâce présidentielle. Il estime tout de même qu'une telle sentence privative de liberté porte atteinte à la liberté de presse garantie par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme. Et la CEDH lui donne raison.

Trompettes de la renommée. Georges Brassens. 1962


Les conditions de l'ingérence dans la liberté de presse

 


Selon les principes posés par l'article 10, une ingérence du système juridique dans la liberté d'expression peut être licite si elle est prévue par la loi, si elle poursuit un but légitime et enfin si elle "nécessaire dans une société démocratique". En l'espèce, les deux premières conditions sont à l'évidence remplies : les infractions figurent dans le code pénal italien, et elles ont un but légitime qui est de protéger la réputation et les droits des tiers, en l'espèce la jeune fille, ses parents et le juge des tutelles qui a autorisé l'IVG. 

Reste la question de la "nécessité dans une société démocratique". Dans l'arrêt Morice c. France du 23 avril 2015, la CEDH énonce que l'ingérence est nécessaire si elle répond à un "besoin social impérieux" et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ».

En l'espèce, la nécessité d'une condamnation ne fait guère de doute. La CEDH rappelle que la réputation du juge des tutelles a été gravement mise en cause par les deux articles publiés par Libero. Le rédacteur en chef a par ailleurs violé les principes déontologiques de la presse en omettant de vérifier les informations publiées. Il est donc responsable de leur contenu erroné, et l'infraction liée à cette absence de contrôle est également jugée nécessaire. Sur ce point, la Cour reprend sa jurisprudence  Belpietro c. Italie du 24 septembre 2013 qui affirmait déjà l'obligation pour le directeur d'un journal de refuser la publication d'assertions diffamatoires.


Contrôle de proportionnalité




Mais le point qui pose problème est la lourdeur de la peine infligée, que la Cour sanctionne comme disproportionnée par rapport au but légitime poursuivi. En soi, l'existence d'une peine de prison, surtout assortie du sursis, n'est pas entièrement impossible en matière de délit de presse. Dans l'arrêt du 17 décembre 2004 Cumpana et Mazare c. Roumanie, la CEDH en jugeait déjà ainsi dans le cas des "discours de haine" et d'incitation à la violence. A ses yeux, l'emprisonnement pour diffamation ne saurait donc être qu'exceptionnel, lorsque l'atteinte aux droits des tiers est particulièrement grave. Ce n'est pas le cas quand un rédacteur en chef a simplement fait preuve de négligence dans ce domaine, principe déjà affirmé dans l'affaire Belpietro. La CEDH considère donc qu'une telle sanction est disproportionnée, en l'absence de circonstances d'une exceptionnelle gravité. Elle condamne l'Etat italien à verser 12 000 € au rédacteur en chef de Libero, en réparation du préjudice moral qu'il a subi.

Les autorités italiennes avaient anticipé cette issue et abrogé les dispositions législatives permettant d'assortir une condamnation pour diffamation d'une peine de prison. Cette évolution témoigne d'une tendance lourde au sein des Etats membres du Conseil de l'Europe, visant à exclure les peines de prison en matière de délits de presse, sauf cas exceptionnels.

Reste à s'interroger sur ces cas exceptionnels. Pour la Cour européenne, il s'agit des discours de haine et de l'incitation à la violence, formules employées par l'arrêt Cumpana et Mazare c. Roumanie. En droit français, la diffamation est sanctionnée par une amende, sauf dans l'hypothèse où elle intervient dans un but discriminatoire. Dans ce cas, l'article 32 al. 2 de la loi du 29 juillet 1881 prévoit une peine qui peut aller jusqu'à un an de prison et 45 000 € d'amende. L'emprisonnement n'est possible que dans cette hypothèse, qui rejoint le "discours de haine" de l'arrêt Cumpana et Mazare c. Roumanie.

Cette analyse des "cas exceptionnels" justifiant l'emprisonnement permet de constater l'existence d'un critère moins ouvertement affiché, mais néanmoins bien présent. Ce caractère exceptionnel s'apprécie en effet implicitement au regard de l'ordre public. Une diffamation discriminatoire ne porte pas atteinte à une seule personne mais à l'ensemble de celles et ceux qui sont dans la même situation. En diffamant une seule personne, c'est l'ensemble de la communauté nationale que l'on diffame, que l'on atteint dans son unité et dans sa cohésion. Pourquoi ne pas l'affirmer clare et intente ?.



Sur la diffamation : Chapitre 9 section 2 § 1 A du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.






dimanche 19 novembre 2017

Les cumuls de Laurent Fabius

Laurient Fabius est nommé Haut Référent pour la gouvernance environnementale par l'ONU. On ne sait pas exactement quelles seront ses fonctions, si ce n'est qu'il s'agit d'"inciter les gouvernements à s’unir et à agir pour les générations futures", formule employée par Erik Solheim, directeur du Programme des Nations Unies pour l'environnement (PNUE).  Le nouveau Haut Référent s'est empressé de convoquer les journalistes pour leur expliquer sa nouvelle mission. Il a alors prononcé des paroles qui laisseront des traces dans l'Histoire, affirmant qu'il y a aujourd'hui "alerte rouge pour la planète". Toute la presse s'est fait l'écho de cette nomination et de ces propos sans nul doute visionnaires.

En revanche, personne n'a semblé surpris que le Président du Conseil constitutionnel exerce des fonctions auprès des Nations Unies. Il est vrai que l'intéressé avait déjà vainement tenté, lorsqu'il avait nommé au Conseil en janvier 2016, de conserver la présidence de la COP 21, affirmant que les deux fonctions étaient "compatibles". Membre du Conseil d'Etat, il est probable que le cumul des fonctions administratives et juridictionnelles ne le choquait pas outre mesure. Mais Ségolène Royal, alors ministre de l'environnement, ne l'entendait pas de cette oreille et le nouveau Président du Conseil constitutionnel s'était vu contraint de se consacrer à sa nouvelle mission. Aucune voix discordante ne se fait entendre aujourd'hui, et l'ancien ministre des affaires étrangères semble donc pouvoir s'extraire du cadre, sans doute trop étriqué à ses yeux, de la juridiction constitutionnelle pour retrouver un espace universel plus à sa mesure. 

Il convient tout de même de s'interroger sur l'articulation entre ces deux fonctions et sur le régime d'incompatibilités existant. L'intéressé, dans le but de prévenir toute objection, fait valoir que la fonction de Haut Référent est à la fois "honorifique et bénévole". Il ne dit rien sur les incompatibilités imposées par l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, comme si ce texte de droit interne devait tout simplement être écarté. 

Une fonction publique


Il entend cependant demeurer président du Conseil constitutionnel, et à ce titre il demeure soumis aux contraintes posées par cette ordonnance. Observons à ce propos que le régime des incompatibilités est identique pour tous les membres nommés du Conseil, le Président n'étant sur ce point qu'un primus inter pares. Dans son article 4, l'ordonnance du 7 novembre 1958 affirme ainsi que l'exercice des fonctions de membre du Conseil est "incompatible avec toute fonction publique et toute activité professionnelle ou salariée". Ce principe est ensuite décliné, et il est précisé qu'un membre du Conseil ne peut pas être aussi membre du gouvernement, du parlement, du Conseil économique, social et environnement, ou encore Défenseur des droits. Pour Laurent Fabius, l'interprétation de cette disposition est simple : la fonction de Haut Référent n'est pas une "fonction publique" au sens de l'article 4, dès lors qu'elle est "bénévole". 

Il s'agit là d'une affirmation qui ne repose sur aucun fondement juridique sérieux. Nommé par l'ONU, Laurent Fabius, Haut Référent, demeure placé sous l'autorité des Nations Unies, et ses fonctions s'exercent sous la responsabilité de l'Organisation. Même s'il n'est pas rémunéré, il bénéficie de frais de fonctionnement, d'une équipe pour l'assister, et ses voyages sont pris en charge. Entre lui et l'ONU existe donc un lien juridique incontestable. Son rôle consiste, rappelons-le, à "inciter les gouvernements" à s'unir pour l'environnement. Il intervient donc pour le compte d'une personne publique internationale, l'ONU, afin d'établir des relations avec les représentants des Etats. Il paraît donc impossible de qualifier sa fonction de privée et elle doit donc être considérée comme une fonction publique, même bénévole. 

L'article 4 de l'ordonnance représente donc un véritable obstacle juridique au cumul exercé par Laurent Fabius, mais ce n'est pas la seule disposition qui soit maltraitée.



Le Devin Plombier, à la fois devin et plombier. Les Shadocks. Jacques Rouxel 1966

L'impartialité


L'article 1er du décret du 13 novembre 1959 sur les obligations du Conseil constitutionnel impose à ses membres de "s'abstenir de tout ce qui pourrait compromettre l'indépendance et la dignité de leur fonctions" (art. 1er). Certes, les fonctions de Haut Référent n'ont rien d'indigne. N'y a t il pour autant aucun risque d'atteinte à l'indépendance des fonctions d'un membre du Conseil constitutionnel ? Monsieur Fabius est-il assuré de ne jamais rencontrer de lobbies ? Peut-on considérer que le jour où le Conseil constitutionnel sera appelé à statuer sur la constitutionnalité d'une loi relative à l'exploitation des gaz de schiste ou encourageant les énergies non renouvelables, aucune pression, aucune influence ne se fera sentir sur son président ? Il n'est évidemment pas question d'accuser Laurent Fabius de céder aux pression des lobbies.. mais le soupçon de conflit d'intérêt suffit à semer le doute sur l'impartialité d'une décision.

L'impartialité d'une juridiction, aux yeux de la Cour européenne des droits de l'homme, ne s'apprécie pas seulement au regard des conflits d'intérêts démontrés, de la volonté clairement établie de favoriser une partie. Elle est également appréciée à l'aune de l'apparence de la juridiction. Il ne faut pas seulement qu'elle soit impartiale, il faut aussi qu'elle en ait l'air. C'est la définition même de l'impartialité objective consacrée par la Cour européenne, celle qu'elle formule en ces termes dans sa célèbre décision Morice c. France de 2015 : "En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l'importance. Il y va de la confiance que les tribunaux d'une société démocratique se doivent d'inspirer aux justiciables, à commencer par les parties à la procédure".

Le fait que le Président du Conseil constitutionnel soit également Haut Référent, nommé par les Nations Unies, pourrait-il être considéré comme un manquement à l'impartialité objective ?  Rien n'est certain, mais force est de constater que la CEDH accepte de se pencher sur la conformité à l'article 6 § 1 de la convention européenne des droits de l'homme de la procéder suivie devant une cour constitutionnelle. Il suffit pour cela que le juge constitutionnel soit appelé à se prononcer sur un droit ou une obligation de caractère civil ou sur une accusation en matière pénale. Autrement dit, le Conseil constitutionnel doit respecter le droit à un juste procès, et donc le principe d'impartialité, depuis qu'il est conduit à juger des questions prioritaires de constitutionnalité. L'hypothèse d'une censure par la Cour européenne, motivée par l'absence d'impartialité d'objective du Conseil constitutionnel dans la procédure de QPC n'est donc pas entièrement à exclure.

L'obligation de réserve


Enfin, la question demeure posée de la manière dont Laurent Fabius devra gérer son obligation de réserve. L'article 7 de l'ordonnance de 1958 interdit en effet aux membres du Conseil de prendre une position publique "sur des questions ayant fait ou susceptibles de faire l'objet de décisions du Conseil constitutionnel". Comment pourrait-il savoir que tel ou tel sujet qu'il évoque comme Haut Référent ne donnera pas lieu ensuite à une saisine du Conseil ? L'élargissement constant du contentieux constitutionnel avec la QPC rend l'obligation de réserve plus contraignante, d'autant plus en l'espèce que l'on peut penser que le Haut Référent sera appelé à prendre publiquement position sur de nombreux sujets.

Dans le cas présent, toutes ces questions ne sont pas résolues, tout simplement parce qu'elles ne sont pas posées. Le Président de la République pourrait certes s'appuyer sur l'article 5 de la Constitution qui fait de lui le garant du fonctionnement régulier des pouvoirs publics pour intervenir dans ce domaine, mais il ne semble pas intéressé par la question. Il en est de même du gouvernement, et l'actuel ministre de l'environnement se montre plus discret que Ségolène Royal.

En l'absence d'autre réaction, la seule autorité susceptible d'intervenir est le Conseil constitutionnel lui-même. Il dispose pour cela d'une arme lourde. Il l'a rappelé il y a à peine trois mois, lorsqu'il a pris fermement position contre la nomination de M. Mercier par le Président du Sénat. On se souvient que l'intéressé avait fait l'objet d'une enquête préliminaire pour détournement de fonds publics par le Parquet national financier. Rappelant les termes de l'article 1er du décret du 13 novembre 1959, le Conseil constitutionnel avait alors rappelé qu'il peut, "le cas échéant, constater la démission d'office de l'un de ses membres". Ce communiqué avait suscité le retrait immédiat de M. Mercier, Il est vrai que Laurent Fabius ne fait, quant à lui, l'objet d'aucune enquête et que son honnêteté n'est pas en cause, mais c'est aux membres du Conseil d'apprécier les actes susceptibles de porter atteinte à l'indépendance et l'impartialité de l'institution. L'arme est lourde, mais c'est la seule. Elle rappellerait aux parangons de l'Etat de droit qu'ils doivent donner l'exemple de son respect.


Sur l'indépendance et l'impartialité du Conseil constitutionnel : Chapitre 3 section 2 § 1 A du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier

dimanche 17 mars 2019

La nomination des juges en Islande, et en France

L'arrêt Guomundur Andr Astradsson c. Islande, rendu le 12 mars 2019 par la Cour européenne des droits de l'homme, sanctionne la procédure de désignation des membres d'une cour d'appel récemment créée dans ce pays. La décision pourrait passer inaperçue, car l'Islande est un petit pays, et l'organisation de ses juridictions n'intéresse sans doute pas beaucoup les commentateurs. Elle devrait au contraire susciter leur intérêt, et même l'inquiétude des autorités françaises.

M. Astradsson a été condamné à dix-sept mois de prison et au retrait définitif de son permis de conduire pour avoir conduit sous l'empire de produits stupéfiants avec un permis suspendu. Cette condamnation a été confirmée par la nouvelle cour d'appel, dont les membres venaient d'être désignés. Pour contester la sanction qui le frappe, le requérant invoque l'irrégularité de la  composition de cette juridiction et l'atteinte à l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantit le droit à un tribunal indépendant et impartial. La CEDH lui donne satisfaction, car l'un des juges n'avait pas été désigné selon une procédure conforme à la loi islandaise et au principe d'indépendance et d'impartialité des juges protégé par l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme.


Les profondeurs du classement




Conformément à la loi créant la nouvelle cour d'appel, les candidats aux 15 postes de juge ouverts pour constituer la juridiction ont été évalués par un comité d'experts, qui a ensuite transmis un classement à la ministre islandaise de la justice. Le juge A.E. , celui qui a ensuite statué sur l'affaire Astradsson, se trouve classé 18è, et son nom ne figure donc pas dans la liste des 15 candidats retenus. La ministre va toutefois proposer au parlement la nomination des 11 premiers candidats, puis celle des candidats respectivement classés 17è, 18è, 23è et 30è dans cette évaluation. En juin 2017, le parlement approuve la proposition du ministre.  La Cour Suprême islandaise, saisie fin 2017 par deux candidats classés entre la 12è et la 15è place et donc finalement évincés, a reconnu l'irrégularité de la procédure. En revanche, en mai 2018, saisie cette fois de la procédure appliquée à M. Astradsson, elle estime que cette irrégularité n'est pas suffisamment substantielle pour justifier son annulation. C'est précisément cette décision que la CEDH considère comme une violation de l'article 6 § 1.

Délibération des experts chargée de désigner les juges de la cour d'appel islandaise
Danse folklorique islandaise 

Le principe de séparation des pouvoirs




La CEDH, et c'est tout l'intérêt de la décision, s'appuie directement sur le principe de séparation des pouvoirs. Le texte organisant le recrutement des juges avait en effet pour finalité de soustraire ce processus de désignation à toute influence de l'Exécutif, la ministre de la justice devant transmettre au parlement la liste établie par la commission d'experts, afin que ces nominations soient ensuite confirmées. Or la ministre s'est arrogée le pouvoir discrétionnaire de modifier le classement. Le parlement, quant à lui, a confirmé les nominations, et donc admis l'atteinte à la séparation des pouvoirs.

Dès 1978, la Commission des droits de l'homme affirmait déjà, dans une décision Zand c. Autriche, que "l'organisation judiciaire dans une société démocratique ne doit pas dépendre du pouvoir discrétionnaire de l'Exécutif mais être définie par une loi votée par le parlement". Par la suite, la CEDH a réaffirmé ce principe à plusieurs reprises (par exemple dans l'arrêt Morice c. France du 23 avril 2015) rappelant que le fait qu'un tribunal soit composé selon une procédure organisée par la loi est entièrement lié aux principes d'indépendance et d'impartialité garantis par l'article 6 § 1.

La Cour rappelle, dans sa décision de Grande Chambre Ramos Nunes de Carvalho E SA c. Portugal du 8 novembre 2018, "le rôle croissant de la notion de séparation du pouvoir exécutif et de l’autorité judiciaire dans sa jurisprudence". De la même manière, elle affirme la nécessité de "protéger l'indépendance du pouvoir judiciaire" (CEDH, 23 juin 2016 Baka c. Hongrie). 


Indépendance et impartialité



En l'espèce, la CEDH observe que la Cour Suprême islandaise a reconnu l'irrégularité de la procédure de désignation des juges, sans pour autant considérer que cette irrégularité pouvait être suffisamment substantielle pour vicier l'ensemble d'une affaire pénale. Dès lors que cette irrégularité s'analyse comme une remise en cause de la séparation des pouvoirs, la CEDH considère au contraire qu'elle est nécessairement substantielle. A ses yeux, les poursuites pénales ont été exercées contre M. Astradsson par une juridiction qui n'est ni indépendante, ni impartiale. 

Elle n'est pas indépendante, car les quatre juges ajoutés par la ministre peuvent être soupçonnés d'avoir et de conserver des liens avec elle. La Cour observe que leurs compétences ont certes été examinées par la commission d'experts, mais qu'elle a été conduite à écarter leur candidature. Autrement dit, aucune autorité indépendante n'a jugé que leurs mérites les appelaient aux fonctions auxquelles ils ont été appelés.
Surtout, la CEDH constate un manquement à l'impartialité objective. La CEDH affirme, dans une jurisprudence constante et notamment dans l'arrêt Morice c. France de 2015 : "En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l'importance. Il y va de la confiance que les tribunaux d'une société démocratique se doivent d'inspirer aux justiciables, à commencer par les parties à la procédure". La Cour d'appel islandaise, composée de juges qui n'avaient pas tous les mêmes garanties de compétences, ne pouvait pas inspirer une confiance totale au justiciable et il convient donc de sanctionner cette situation.

La décision Astradsson conduit évidemment à s'interroger sur la situation française. D'une certaine manière, la situation du parquet a été résolue à l'insatisfaction générale, puisque, depuis son célèbre arrêt Moulin c. France de 2010, la CEDH refuse de considérer ses membres comme des magistrats au sens de la Convention européenne des droits de l'homme, dès lors qu'ils demeurent hiérarchiquement soumis au pouvoir exécutif. Certes, on aurait pu espérer que les autorités françaises allaient tenir compte de cette jurisprudence en supprimant ce lien entre le parquet et l'Exécutif, mais elles ont préféré maintenir les choses en l'état et assumer le fait que la Cour européenne considère le procureur comme un fonctionnaire ordinaire.

Reste à poser la question du Conseil constitutionnel. Celui-ci s'est qualifié lui-même de "haute juridiction" et il a, sur cette auto-qualification, obtenu de pouvoir saisir la Cour européenne pour avis sur le fondement du Protocole n° 16 à la Convention européenne des droits. de l'homme. Or ses membres sont nommés sans que leurs compétences soient évaluées par qui que ce soit, et surtout pas par une commission d'experts indépendants. Au contraire, ils sont nommés en fonction de leur proximité amicale ou politique avec l'autorité de nomination, en tout cas à partir de critères qui n'ont rien à voir avec leurs compétences juridiques. Certains ont même reconnu leur parfaite ignorance dans ce domaine. Dans de telles conditions, on attend avec impatience que la composition du Conseil constitutionnel soit contestée devant la CEDH. Et c'est très possible, car, depuis un arrêt Soto Sanchez c. Espagne du 25 novembre 2003, la CEDH affirme que les dispositions de l'article 6 § 1 s'imposent aux juridictions suprêmes. Tout cela laisse augurer d'amusants contentieux.


Sur l'indépendance et l'impartialité des juges : Chapitre 4 section 1 § 1 B du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.