Le procès des viols de Mazan, qui se déroule devant la cour criminelle d'Avignon, va bientôt arriver à son terme. Il reste encore à entendre les plaidoiries d'une multitude d'avocats chargés de défendre la cinquantaine d'accusés. Le premier d'entre eux, Dominique Pélicot, le mari, reconnait avoir drogué son ex-épouse pour l'offrir à des hommes durant une dizaine d'années. Les autres, ceux qui ont abusé de Madame Gisèle Pélicot à son insu, alors qu'elle était inconsciente au moment des faits, ont des stratégies de défense diverses. Il en est même certains qui n'hésitent pas à considérer que la victime, inerte, était consentante, dès lors qu'elle n'avait pas manifesté son absence de consentement.
Une telle stratégie de défense peut sembler particulièrement ignoble, mais ce n'est pas le sujet. Les avocats sont libres de plaider comme ils l'entendent, et il leur appartient d'apprécier eux-mêmes la défense qu'ils conseillent à leur client. Sur le plan juridique, la question qui se pose est celle de l'intégration de la notion de consentement dans la définition du viol. Déjà, le Garde des Sceaux et le président de la République se sont déclarés favorables à une telle évolution. A cet égard, le procès de Mazan devrait sans doute inciter les autorités à engager une réforme qui fait l'objet d'un relatif consensus.
Le viol est défini par l'article 222-23 du code pénal, qui punit de quinze années de réclusion criminelle 'tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu'il soit, ou tout acte bucco-génital commis sur la personne d'autrui (..) par violence, contrainte, menace ou surprise". Dans l'affaire de Mazan, l'existence même de la pénétration sexuelle n'est pas contestée.
Le viol par surprise
Contrairement à ce qui a pu être parfois affirmé, l'incrimination du mari ne pose pas de problème sérieux. Madame Pélicot a été victime de viols par surprise. Encore faut-il définir juridiquement la surprise. Celle-ci ne relève pas du domaine du sentiment, n'est pas de l'ordre de l'étonnement ou de la stupéfaction mais précisément de celui du consentement. Elle consiste à surprendre le consentement de la victime, et il ne suffit pas, comme l'a affirmé la Cour de cassation dans un arrêt du 25 avril 2001, de constater que la plaignante était "tombée des nues".
L'arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 23 janvier 2019 nous éclaire sur la définition de la surprise. En l'espèce, l'auteur des faits était inscrit sur un site de rencontres, où il se présentait comme Anthony L., un homme de 37 ans, 1, 78 m., architecte d'intérieur à Monaco. Avec l'annonce, une photo très avantageuse, en réalité l'image d'un mannequin trouvée sur internet. Intéressée par l'annonce, la plaignante prend contact et finit par accepter un étrange jeu de rôle. Dévêtue, les yeux bandés, les mains attachées, elle accepte un rapport sexuel durant lequel elle ne voit pas son partenaire. Ensuite, il lui détache les mains, lui ôte son bandeau, et elle découvre, selon sa propre description un "vieil homme voûté et dégarni à la peau fripée et le ventre bedonnant". La stupéfaction intervient donc après l'acte sexuel, quand l'intéressée découvre que le prince charmant n'était ni prince ni charmant.
La surprise est donc le résultat d'un subterfuge. Dans l'affaire de 2019, l'intéressé estimait qu'il n'avait commis aucun viol, puisque, au moment du rapport sexuel, sa victime était consentante, aucune violence ou contrainte n'ayant été exercée. Elle avait accepté l'étrange scénario, n'avait pas retiré le bandeau pour voir à quoi ressemblait cet étrange monégasque. A l'époque, les juges du fond, avaient estimé que la stupéfaction de la plaignante en découvrant son partenaire ne faisait pas disparaître le fait qu'elle avait librement consentement.
Mais précisément, c'est exactement cette défense qu'écarte la Cour de cassation, dans sa décision du 23 janvier 2019. Elle élargit la définition de la surprise, et estime que "constitue un viol le fait de profiter, en connaissance de cause, de l'erreur d'identification commise par une personne pour obtenir d'elle un rapport sexuel". L'élément de surprise est donc constitué par le stratagème.
Dans le cas de Madame Gisèle Pélicot, le stratagème est obtenu, non pas en trompant sa crédulité, mais en la droguant purement et simplement.
Artemisia Gentileschi. 1593-1652
La soumission chimique
La soumission chimique est un procédé connu que l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé définit comme "l'administration à des fins criminelle ou délictuelles de substances psychoactives à l'insu de la victime ou sous la menace". L'article 222-30-1 du code pénal reprend cette définition et punit de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 € d'amende "le fait d'administrer à une personne, à son insu, une substance de nature à altérer son discernement ou le contrôle de ses actes afin de commettre à son égard un viol ou une agression sexuelle". Le simple fait d'administrer la substance, même si l'agression n'a finalement pas lieu, peut, en soi, être incriminé. Un sénateur en a fait récemment l'amère expérience. Ajoutons que cette forme de stratagème fait encourir à l'auteur d'un viol une peine alourdie de vingt ans d'emprisonnement.
Le droit positif offre ainsi les instruments utiles pour punir Dominique Pélicot, le mari qui a administré la drogue à son épouse.
Les 50 sinistres personnages
Les cinquante sinistres individus qui ont abusé de Madame Gisèle Pélicot invoquent le fait qu'ils ne l'ont pas droguée eux-mêmes, voire qu'ils ignoraient l'absence de consentement. Bien entendu, l'argument est peu crédible, car l'inertie et l'inconscience de leur victime ne pouvait tout de même pas leur échapper.
Il est exact cependant que tout crime suppose un élément moral. Dans le cas du viol, il s'agit concrètement du fait que l'auteur sait, au moment de l'acte, qu'il commet une infraction. Des avocats ont ainsi affirmé qu'un viol, sans intention de le commettre, n'est pas un viol. Certes, cette défense est, en l'espèce, peu crédible, dans la mesure où l'inconscience de la victime ne peut laisser de doute sur son absence de consentement. En outre, des éléments du dossier connus montre que ces hommes recevaient des consignes du mari, leur enjoignant d'attendre dans leur voiture que son épouse soit endormie... et que le site sur lequel le mari offrait sa femme s'appelait "à son insu".
Il ne fait donc aucun doute que le droit positif permet de punir à la fois le mari, évidemment, mais aussi les cinquante hommes qui ont abusé de Madame Gisèle Pélicot.
Le consentement intégré dans la définition du viol ?
Quoi qu'il en soit, l'affaire permet d'ouvrir le débat sur l'intégration formelle de la notion de consentement dans la définition du viol. Elle aurait déjà l'avantage de mettre en oeuvre la Convention d'Istanbul sur la lutte contre les violences à l'égard des femmes qui, dans son article 36, stipule que "le consentement doit être donné volontairement comme résultat de la volonté libre de la
personne considérée dans le contexte des circonstances environnantes". Cette convention ayant été signée et ratifiée par la France, rien n'interdirait aux juges d'imposer la notion de consentement dans la définition du viol. Un projet de directive européenne allait dans le même sens, mais la France a refusé de modifier sa définition du viol.
Certes, l'intégration de la notion de consentement pourrait susciter des difficultés pour les juges. Dans la plupart des cas, le viol se déroule sans témoins. La victime pourra affirmer qu'elle n'a pas consenti, et l'auteur affirmer qu'elle a consenti, situation qui se heurte évidemment à des difficultés de preuve. On sait que, bien souvent hélas, les auteurs de viol n'hésitent à se défendre en affirmant que la victime était consentante.
Il n'empêche que l'exigence d'un consentement explicite aurait sans doute pour conséquence de ne plus faire peser sur la victime la charge de la preuve, dès lors qu'elle doit aujourd'hui montrer qu'elle n'a pas consenti, ce qui est loin d'être simple en particulier lorsqu'elle était en état de sidération au moment des faits ou lorsqu'elle a subi une contrainte morale. D'une façon générale, le fait d'imposer un consentement explicite à chaque étape de l'acte sexuel, même s'il est difficile à prouver, aurait sans doute pour conséquence de modifier les comportements, d'imposer de nouvelles pratiques reposant sur le respect de l'autre. Il pourrait aussi inciter davantage les victimes à porter plainte. Espérons que le courage et la dignité de Madame Gisèle Pélicot contribueront à changer les mentalités.