« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 5 novembre 2015

La rétention de sûreté, toujours critiquée et jamais abrogée

Le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL), Adeline Hazan, a publié, le 5 novembre 2015, un avis relatif à la rétention de sûreté. Cette procédure a pour objet de maintenir enfermés, à l'issue de leur peine, des criminels auteurs de crimes particulièrement graves et condamnés à une peine égale ou supérieure à quinze années d'emprisonnement. D'une part, sont concernés les criminels présentant un risque très élevé de récidive, en raison notamment de leur état psychiatrique. D'autre part, peuvent y être soumis ceux qui, astreints à une mesure de surveillance de sûreté après leur remise en liberté, ne l'ont pas respectée.

Ce n'est pas le premier avis du CGLPL sur le sujet. Le 6 février 2014, Jean-Claude Delarue, prédécesseur d'Adeline Hazan, avait déjà demandé des éclaircissements sur le régime juridique applicable à cette mesure et des améliorations de la prise en charge des personnes placées en Centre médico-judiciaire de sûreté (CSMJS), structure unique placée dans la prison de Fresnes. N'ayant pas obtenu de réponses satisfaisantes, le CGLPL demande aujourd'hui la suppression de la rétention de sûreté, suggestion qui va certainement susciter des réactions diverses.

La loi du 25 février 2008


La rétention de sûreté, en effet, est une des mesures phares de la politique pénale de Nicolas Sarkozy. Comme souvent à cette époque, une importante réforme  trouve son origine dans un fait divers. Le 15 août 2007, un enfant de cinq ans, Enis, est enlevé et violé à Roubaix. L'auteur du crime, Francis Evrard, venait de sortir de prison, où il avait purgé une peine de dix-huit de prison pour viol aggravé. Nicolas Sarkozy, récemment élu Président de la République, annonce immédiatement une loi pour empêcher les criminels sexuels "de recommencer de tels actes une fois purgée leur peine de prison". La loi Dati du 25 février 2008 adopte cette réforme, décidée dans la précipitation et sans aucune réflexion préalable sur son régime juridique et les conditions matérielles de sa mise en oeuvre. Cette double lacune est sans doute à l'origine de son échec.

Peine ou pas peine


Dans un arrêt O.H. c. Allemagne du 24 novembre 2011, la Cour européenne des droits de l'homme a considéré que le droit allemand pouvait adopter la rétention de sûreté, qui ne porte pas atteinte, en tant que telle, à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. La Cour considère toutefois qu'il s'agit d'une peine pénale, appréciation liée au fait qu'elle consiste à enfermer une personne en fonction de sa dangerosité et non pas à la soigner.

Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 21 février 2008, admet également la rétention de sûreté. A ses yeux au contraire, elle ne peut être considérée comme une "peine" au sens pénal du terme. En effet, elle n'est pas prononcée par une juridiction de jugement, mais, à la fin de la peine, par une juridiction régionale de rétention de sûreté. De plus, l'appréciation repose non sur la culpabilité passée de la personne, mais sur le danger qu'elle représente dans l'avenir. 

The House of the Rising Sun. Animals. 1964

Le principe de non-rétroactivité


Toutefois, de manière un peu inattendue, le Conseil estime que le principe de non-rétroactivité doit tout de même s'appliquer à la rétention de sûreté, "eu égard à sa nature privative de liberté, à la durée de cette privation, à son caractère renouvelable sans limite et au fait qu'elle est prononcée après une condamnation par une juridiction.  

Cette soumission de la réforme au principe de non-rétroactivité a considérablement réduit son impact. La première conséquence est que seules les personnes condamnées après l'entrée en vigueur de la loi du 28 février 2008 ont pu faire l'objet d'une telle mesure. Le rapport du CGLPL mentionne ainsi que seulement cinq personnes ont été placées en Centre médico-judiciaire de sûreté (CSMJS) depuis 2008. La seconde conséquence est qu'il appartient à la Cour d'assises, au moment de la condamnation, de déclarer que l'intéressé sera susceptible, à l'issue de sa peine, de faire l'objet d'une telle mesure. Or, depuis 2008, seulement sept décisions de Cours d'assises ont mentionné une telle possibilité, la dernière en date concernant Tony Meilhon, condamné à vingt-deux ans de prison incompressibles pour le meurtre de Laetitia Perrais. 

Le critère de la "dangerosité"


Le régime juridique gouvernant la rétention de sûreté repose sur l'appréciation de la "dangerosité" future de la personne. C'est du moins ce qu'affirme la circulaire de la Direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) du ministère de la justice du 17 décembre 2008. Qu'il s'agisse d'assurer l'enfermement d'un condamné pour lutter contre la récidive ou de celui qui a enfreint une mesure de surveillance de sûreté, le choix de la rétention doit reposer sur sa "particulière dangerosité".

C'est évidemment l'élément de faiblesse essentiel du dispositif législatif. Le CGLPL fait d'ailleurs observer que les cinq personnes actuellement retenues au CSMJS de Fresnes ont toutes été placées dans cet établissement pour avoir violé une mesure de surveillance de sûreté. Autrement dit, la procédure est utilisée comme une sanction du non-respect des obligations imposées à un condamné, le critère de la "dangerosité" étant, en pratique, écarté, tout simplement parce que l'appréciation d'une dangerosité purement hypothétique est impossible. 

Les soins


Au-delà des difficultés juridiques, la rétention de sûreté rencontre aussi des difficultés pratiques, au point que le CGLPL estime que "le dispositif ne remplit pas l'ensemble des missions assignées par la loi".  L'article 706-53-13 du code de procédure pénale (cpp) prévoit en effet que la personne placée en rétention doit se voir proposer "de façon permanente, une prise en charge médicale, sociale et psychologique destinée à permettre la fin de cette mesure". Le problème est que le Centre de rétention est physiquement isolé de l'Etablissement public national de santé de Fresnes. Les personnes retenues ne font l'objet d'aucun projet médical, social ou psychologique et sont placées dans un isolement total. 

Une telle situation viole l'article 706-53-13 du code pénal, et le risque d'une sanction par la Cour européenne des droits de l'homme est particulièrement élevé. En effet, dans un arrêt James, Wells et Lee c. Royaume-Uni du 18 septembre 2012, la Cour a sanctionné le droit britannique qui prévoyait une rétention identique, au motif que les personnes retenues n'étaient pas mises en mesure de participer à des programmes de réinsertion appropriées. Or, il est clair que le traitement médical et psychiatrique constitue le premier pas, même s'il n'est pas nécessairement suffisant, vers la réinsertion.

Devant une telle situation, le CGLPL demande donc l'abrogation de la loi de 2008, ce qui évidemment n'exclut pas une réflexion sur un autre type de rétention, plus adaptée aux exigences posées par les jurisprudences conjointes du Conseil constitutionnel et de la Cour européenne des droits de l'homme. 

L'improbable abrogation


On observe tout de même que le CGLPL a publié son avis un mois après son adoption, car les ministres de la justice et des affaires sociales disposaient d'un mois pour répondre. Or, les services du CGLPL n'ont reçu aucune réponse, tant il est vrai que personne ne veut être accusé de vouloir faire libérer de dangereux récidivistes. Imaginons un instant que la loi soit abrogée, et qu'un crime atroce soit ensuite commis par l'un de ceux qui auront ainsi été remis en liberté... Ce cauchemar doit certainement peser sur le silence des ministres compétents.

On peut comprendre qu'ils jugent préférable d'oublier l'avis du CGLPL plutôt que modifier une loi qui s'applique à cinq personnes et ne permet pas de lutter efficacement contre la récidive, mais dont l'intérêt unique est de satisfaire les préoccupations sécuritaires des citoyens. Il leur restera ensuite à gérer le risque juridique que représente le recours de l'une ou de l'autre des personnes placées en rétention. C'est tout de même moins stressant.

Sur la rétention de sûreté : Chapitre 4, section 2, C du manuel de libertés publiques sur internet.

lundi 2 novembre 2015

Comment a-ton osé géolocaliser Nicolas Sarkozy ?

Le juge d'instruction chargé de l'affaire dite "Air Cocaïne" a osé demander les fadettes des téléphones de Nicolas Sarkozy et leur géolocalisation durant deux mois, en mars et avril 2013, au moment où 700 kilos de cocaïne ont été découverts dans un avion, à Punta Cana.  Rappelons que deux instructions sont étroitement imbriquées dans cette affaire, d'une part celle portant sur le trafic de drogue ouverte à Marseille, et celle ouverte à Paris en décembre 2014 sur l'abus de biens sociaux lié au fait que Nicolas Sarkozy a peut-être voyagé gratuitement dans un avion affrété par son ami Stéphane Courbit.

Quoi qu'il en soit, ces mesures d'instruction suscitent l'irritation de Maurice Herzog, l'avocat de l'intéressé, qui dénonce "une chasse à l'homme" et déclare vouloir "demander des explications".  Ces propos sont repris par les membres du parti "Les Républicains", du moins ceux qui comptent parmi les fidèles de l'ancien Président. ils estiment que cette procédure a pour seul but de l'empêcher de se représenter aux élections présidentielles. C'est en même temps, à leurs yeux, une intolérable atteinte à la fonction présidentielle et à vie privée.

Ces discours ne sont pas nouveaux. Dès que Nicolas Sarkozy est entendu ou visé par une instruction pénale, ils sont repris en boucle par les médias.

L'inviolabilité du Président en exercice


Ecartons d'emblée l'atteinte à la fonction présidentielle, argument formulé par ceux qui ont oublié que Nicolas Sarkozy n'est plus Président de la République depuis mai 2012. Or seul le Président de la République en exercice bénéficie des termes de l'article 67 de la Constitution. Il ne lui offre pas, contrairement à ce que certains affirment, un statut d'irresponsabilité pénale, mais statut d'inviolabilité qui interdit aux juges de prendre quelque mesure que ce soit à son encontre avant la fin de ses fonctions. A l'issue de son mandat, cette inviolabilité prend fin et sa responsabilité peut donc être engagée. C'est exactement ce qui se produit à l'égard de Nicolas Sarkozy, et si de nombreuses procédures ont été engagées à son encontre après mai 2012, c'est qu'elles n'ont pas pu l'être durant son mandat. 

L'atteinte à la vie privée


Toute mesure d'enquête ou d'instruction emporte une atteinte, plus ou moins importante à la vie privée. Sur ce point, il importe peu que l'intéressé ait été Président de la République, car sa vie privée est protégée comme celle de n'importe quel individu.

Dans un arrêt Uzun c. Allemagne du 2 septembre 2010, la Cour européenne estime que la pose d'une "puce" sur le véhicule d'un suspect dans le cadre d'une enquête pénale constitue effectivement une ingérence dans la vie privée des personnes. Cette ingérence est néanmoins licite, dans la mesure où elle est prévue par la loi et répond à un "besoin social impérieux", compte tenu de la gravité des infractions en cause. 

La loi du 28 mars 2014 relative à la géolocalisation

 

En l'espèce, l'ingérence dans la vie privée est prévue par la loi du 28 mars 2014 relative à la géolocalisation. Elle introduit dans le code de procédure pénale (cpp) un article 230-32. Cette intervention législative ne comble pas un réel vide juridique, car les juges autorisaient auparavant le recours à la géolocalisation dans les enquêtes et instructions pénales en les fondant sur l'article 81 cpp qui permet au juge d'instruction de procéder, d'une manière générale, à "tous les actes d'information qu'il juge utiles à la manifestation de la vérité".

Le nouveau texte se montre plus précis, en affirmant qu'il "peut être recouru à tout moyen technique destiné à la localisation en temps réel, sur l'ensemble du territoire national, d'une personne, à l'insu de celle-ci, d'un véhicule ou de tout autre objet, sans le consentement de son propriétaire ou de son possesseur, si cette opération est exigée par les nécessités d'une enquête ou d'une instruction" portant sur des infractions particulièrement grave punies d'au moins trois ans d'emprisonnement pour un délit et cinq ans pour un crime. Tel est le cas aussi bien pour le trafic de produits stupéfiants que pour l'abus de biens sociaux.

Dans tous les cas, la mesure de géolocalisation doit être décidée par un juge indépendant. C'est ainsi que la Cour de cassation, dans une décision du 22 octobre 2013, a annulé une procédure de géolocalisation demandée par le procureur dans le cadre d'une enquête sur un trafic de stupéfiants. La question ne se pose pas dans le cas de la géolocalisation visant Nicolas Sarkozy, demandée par un juge d'instruction, magistrat dont l'indépendance n'est pas contestée. 

La proportionnalité de l'ingérence dans la vie privée


Le "besoin sociaux impérieux", quant à lui, est apprécié par la proportionnalité entre l'ingérence dans la vie privée et les intérêts en cause. Dans un arrêt du 22 novembre 2014, la Chambre criminelle avait ainsi jugé licite une mesure de géolocalisation, en l'espèce une puce placée sur le véhicule des suspects, prise dans le cadre d'un trafic international de stupéfiants. La situation est donc tout à fait proche de celle de l'affaire "Air Cocaïne". 

Hergé. L'Affaire Tournesol. 1956

Les deux instructions


Les discours de protestation, comme souvent, sont donc bien éloignée de l'analyse juridique... Il reste tout de même un élément que l'avocat de Nicolas Sarkozy semble vouloir exploiter. A ses yeux, son client n'est soupçonné "que" de complicité d'abus de biens sociaux et non pas de participation au trafic de stupéfiants. Il ajoute que, lorsque le juge d'instruction découvre des faits nouveaux incitant à envisager l'existence d'une autre infraction, il ne peut procéder qu'à des "vérifications sommaires" uniquement destinées à permettre l'ouverture d'une seconde instruction. 

Ce n'est pas aussi simple. Une jurisprudence constante, rappelée très récemment dans un arrêt du 23 juin 2015, affirme que "les officiers de police judiciaire qui, à l'occasion de l'exécution d'une commission rogatoire, acquièrent la connaissance de faits nouveaux, peuvent, avant toute communication au juge d'instruction des procès-verbaux qui les constatent, effectuer d'urgence des vérifications sommaires pour en apprécier la vraisemblance". L'hypothèse renvoie donc au cas d'une perquisition où les policiers ou gendarmes qui en sont chargés découvrent ces faits nouveaux. Dans le cas de Nicolas Sarkozy, c'est le juge et non pas les policiers chargés d'exécuter la commission rogatoire qui trouve ces faits nouveaux liés à l'abus de biens sociaux.

Il faut reconnaître qu'en l'espèce une nouvelle instruction a bel et bien été mise en oeuvre à Paris, cette fois pour abus de biens sociaux. Le juge marseillais ne peut donc être accusé de vouloir conserver cette instruction.

Une instruction à charge et à décharge


Au contraire, il convient de rappeler qu'un juge d'instruction instruit à charge et à décharge, y compris lorsqu'il consulte des fadettes ou utilise la géolocalisation. Il n'y a donc rien de surprenant à ce qu'il s'assure, par la consultation de la liste des correspondants de Nicolas Sarkozy et par la géolocalisation de ses téléphones, y compris sans doute celui détenu par Paul Bismuth, qu'il n'avait rien à voir avec ce trafic. A ce jour, on peut penser que si Nicolas Sarkozy n'est pas entendu dans cette affaire, sans doute parce qu'il n'y a pas lieu de l'entendre, l'enquête ayant permis de l'innocenter complètement. Il n'en est peut-être pas de même dans le cas de l'abus de biens sociaux, mais c'est une autre histoire, ou plutôt une autre instruction. 

Derrière ces postures tragi-comiques se cache un certain mépris à l'égard du principe d'égalité devant la loi. Car Nicolas Sarkozy n'est pas victime d'un acharnement judiciaire, contrairement à ce qu'affirment ses amis. Il est tout simplement traité comme n'importe quel citoyen qui peut se trouver, un jour ou l'autre, au coeur d'une instruction pénale. Pour éviter ce type de petits agacements, la meilleure solution est sans doute de payer son billet avant de monter dans un avion.


jeudi 29 octobre 2015

Appel au boycott et liberté d'expression : Où est Charlie ?

La Chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu, le 20 octobre 2015, une décision qu'elle n'a pas fait figurer parmi les "derniers arrêts mis en ligne", ceux sur lesquels elle attire l'attention des lecteurs de la page d'accueil de son site. La décision porte pourtant sur la question fortement débattue de l'appel au boycott, que la Cour refuse de rattacher à la liberté d'expression. 

En 2009 et 2010, des militants du mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) ont participé à différentes actions appelant au boycott des produits israéliens pour protester contre l'occupation des territoires palestiniens et les atteintes aux droits de l'homme commises dans ces mêmes territoires. Parmi ces actions, des interventions dans des supermarchés alsaciens, destinées à sensibiliser à cette cause les consommateurs. Ces militants ont été poursuivis pour "provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence envers un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance à une ethnie, une race, une religion ou une nation déterminée", infraction prévue par l'article 24 de la loi du 29 juillet 1881. Ils ont chacun été condamnés à 1000 € d'amende avec sursis, condamnation confirmée par la Cour d'appel de Colmar le 27 novembre 2013. 

Devant la Cour de cassation, ils invoquent l'atteinte à la liberté d'expression garantie par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme. 

Le refus de faire prévaloir la liberté d'expression


En l'espèce, la Cour refuse de faire prévaloir la liberté d'expression. Elle affirme que l'action visait à discriminer les produits venant d'Israël, incitant à les consommateurs à ne pas acheter ces marchandises "en raison de l'origine des producteurs et fournisseurs lesquels, constituant un groupe de personnes, appartiennent à une nation déterminée, en l'espèce Israël, qui constitue une nation au sens du droit international". Aux yeux de la Cour, l'appel au boycott est "un acte positif de rejet, se manifestant par l'incitation à opérer une différence de traitement à l'égard d'une catégorie de personnes, en l'occurrence les producteurs de biens installés en Israël". L'élément matériel de l'infraction est donc établi. 

A la lecture de ce raisonnement, on se réjouit qu'une telle jurisprudence n'ait pas été en vigueur à une époque où le boycott contre l'Afrique du Sud était un moyen de lutte contre l'Apartheid. Surtout, la formulation n'est pas dépourvue d’ambiguïté. Dans un premier temps, la Chambre criminelle affirme que les producteurs visés appartiennent à une "nation déterminée", avant de préciser que sont victimes de cette provocation à la discrimination tous ceux qui "sont installés en Israël". La formulation laisse penser que les entrepreneurs "installés" en Israël appartiennent nécessairement à cette "nation", ce qui est loin d'être évident. 

Quoi qu'il en soit, la Chambre criminelle reprend une jurisprudence constante, formulée exactement dans les mêmes termes dans un arrêt du 22 mai 2012, pour des faits identiques. D'autres décisions pourraient être citées, et on se prend à penser que les militants favorables au boycott d'Israël sont systématiquement poursuivis.

Les circulaires successives


C'est effectivement le cas. Une circulaire signée du ministre de la Justice, à l'époque madame Alliot-Marie, enjoignait déjà, en février 2010, aux procureurs de poursuivre systématiquement les appels au boycott de l'Etat d'Israël. Cette circulaire a ensuite été reprise dans un autre texte, signé cette fois de Michel Mercier le 15 mai 2012, soit deux jours avant qu'il ne quitte ses fonctions. Depuis l'alternance, force est de constater que Madame Taubira n'a pas abrogé ou modifié ces circulaires. Différentes analyses juridiques ont pourtant montré que leur légalité est loin d'être certaine.
On observe d'abord qu'elles ne portent pas sur la mise en oeuvre d'un délit qui serait constitué par des appels au boycott d'Etats dont la politique est critiquée. Elles ne visent que le boycott visant les produits en provenance d'Israël, les autres Etats ne faisant l'objet d'aucune circulaire spécifique. La date de la première est d'ailleurs fort intéressante, puisqu'elle intervient après l'opération militaire israélienne "Plomb durci" qui a fait plus de 1300 victimes dans la population palestinienne. Cette circulaire n'emporte-t-elle pas une rupture d'égalité devant la loi en visant expressément les militants hostiles à la politique de l'Etat d'Israël vis à vis des territoires palestiniens ? 

Par ailleurs, la légalité de cette circulaire pose un autre problème. Comment en effet peut-on considérer comme illicite une action qui n'a d'autre objet que permettre au consommateur d'assumer un choix licite ? Entre deux produits, un israélien et un en provenance d'un autre pays, l'acheteur est toujours libre d'acheter le second. En quoi ce choix peut-il être qualifié de discriminatoire ? Et sans discrimination, il n'y a évidemment pas de provocation à la discrimination. 

Ce doute sur la légalité de ces circulaires est certainement à l'origine d'une véritable opposition des juges du fond. Alors même que la jurisprudence de la Cour de cassation était déjà fixée, et parfaitement conforme aux prescriptions des différentes circulaires, le tribunal de Pontoise, le 20 décembre 2013, a ainsi prononcé la relaxe de militants appelant au boycott de produits israéliens par des actions dans les supermarchés, situation identique à celle de l'arrêt du 20 octobre 2015.

Il est vrai que ces circulaires expliquent que des poursuites soient systématiquement diligentées à l'encontre des militants appelant au boycott à l'égard des produits en provenance d'Israël. Elles ne permettent pas de fonder la décision de la Chambre criminelle. Pour apprécier si les condamnations pour provocation à la discrimination sont conformes à l'article 10 de la Convention européenne, elle s'appuie sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme.
Au pays des Charlie. Martin Handford. Où est Charlie ? 2011.


La Cour européenne et l'appel au boycott


Nul ne conteste que la condamnation emporte une "ingérence" dans la liberté d'expression des militants concernés. Une telle ingérence peut cependant être justifiée si elle est "prévue par la loi", dirigée vers un ou plusieurs "buts légitimes" et "nécessaire dans une société démocratique".

Dans son arrêt du 16 juillet 2009 Willem c. France, la Cour européenne s'est prononcée sur une situation proche, mais pas tout à fait identique. Le maire de Séclin avait en effet été poursuivi et condamné sur le même fondement, pour avoir déclaré en conseil municipal le boycott par sa commune des produits en provenance d'Israël, en particulier les jus de fruit. L'élu fut condamné à 1000 € d'amende, condamnation confirmée par le Cour de cassation en 2004. 

La Cour européenne considère que l'ingérence dans la liberté d'expression du maire est "prévue par la loi", en l'occurrence l'article 24 de la loi du 29 juillet 1881. Le "but légitime" existe également à ses yeux, dès lors qu'il s'agit de protéger les droits d'autrui, en l'espèce les producteurs israéliens. 

La "nécessité" de l'ingérence est plus délicate. En effet, la Cour observe qu'un homme politique, même local, doit bénéficier d'une liberté d'expression plus étendue, principe déjà énoncé dans l'arrêt Mamère c.France du 7 novembre 2006. Il représente en effet ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts. Pour toutes ces raisons, "on ne saurait restreindre le discours politique sans raison impérieuse". En l'espèce pourtant, la Cour européenne considère, comme les tribunaux français, que l'élu n'a pas été condamné pour ses opinions, mais pour une provocation à un acte discriminatoire. 

De la part d'une juridiction qui défend une conception très large de la liberté d'expression, une telle affirmation peut surprendre. La Cour européenne n'a t elle pas affirmé, à de nombreuses reprises, que  l'article 10 de la Convention, celui-là même qui consacre la liberté d'expression, protège aussi les propos ou les dessins qui "heurtent, choquent ou inquiètent", quel que soit le message considéré (Par exemple : CEDH, 25 juillet 2001, Perna c. Italie) ? Selon la jurisprudence de la Cour, on aurait donc le droit de traiter le Premier ministre israélien de criminel de guerre, mais pas d'appeler au boycott. 

Rien ne dit cependant que la jurisprudence Willem serait maintenue dans le cas d'un requérant qui ne serait pas un élu local. En effet, la Cour européenne prend bien soin d'affirmer "qu’en sa qualité de maire, le requérant avait des devoirs et des responsabilités. Il se doit, notamment, de conserver une certaine neutralité et dispose d’un devoir de réserve dans ses actes lorsque ceux-ci engagent la collectivité territoriale qu’il représente dans son ensemble. A cet égard, un maire gère les fonds publics de la commune et ne doit pas inciter à les dépenser selon une logique discriminatoire". La précision est importante, car le maire n'a pas seulement fait un appel au boycott. Il a aussi annoncé des mesures de boycott engageant le budget de sa commune. Les militants associatifs qui distribuent des tracts dans les supermarchés ne violent aucune obligation de réserve et n'engagent en aucun cas les finances publiques. Il ne reste donc qu'à espérer que le requérant fera un recours devant la Cour européenne des droits de l'homme.

Au-delà de l'analyse juridique, l'arrêt de la Chambre criminelle suscite évidemment un certain malaise. Il y a quelques mois, en janvier 2015, des millions de Français, des chefs d'Etats, et même le Premier ministre israélien, défilaient en criant "Je suis Charlie". Il s'agissait alors d'affirmer la puissance de la liberté d'expression, y compris l'expression la plus provocatrice, face à ceux qui voulaient la faire disparaître. Aujourd'hui, on voit la juridiction suprême de l'ordre judiciaire considérer que l'appel au boycott ne relève pas de la liberté d'expression. Où est Charlie ?


 Sur les restrictions à la liberté d'expression : Chapitre 9 section 3 du manuel de libertés publiques



lundi 26 octobre 2015

La CNIL et le pilori numérique

La lecture du Journal Officiel est parfois intéressante, surtout le 23 octobre 2015. Le décret du 21 octobre 2015, publié ce jour là, organise ainsi une sanction très particulière qui peut être prononcée à l'encontre des employeurs ayant recours au travail illégal. Il s'agit d'appliquer l'article 8 de la loi du 10 juillet 2014 qui autorise le juge à prononcer, en plus d'une amende prévue par la loi, une peine complémentaire consistant en la publication du nom du coupable, pendant une durée de deux ans, sur un site internet spécifique. Dans la même livraison du Journal Officiel, la CNIL publie sa délibération du 17 septembre 2015, portant avis sur ce même décret.

La comparaison entre les deux textes est édifiante, car le moins que l'on puisse dire est que l'avis de la CNIL n'est pas favorable. Elle affirme d'ailleurs qu'elle "prend acte" des dispositions introduites par l'article 8 de la loi de 2014, "sur lesquelles elle n'avait pas été consultée avant l'adoption de la loi". La CNIL n'est donc pas de bonne humeur, et on sent qu'elle aurait nettement préféré être consultée sur la loi plutôt que sur le décret qui la met en oeuvre.

Il est vrai que la procédure prévue par l'article 8 de la loi du 10 juillet 2014 est inédite. Certes, les juges peuvent toujours ordonner l'affichage d'une condamnation ou sa publication dans la presse écrite ou électronique, peine complémentaire prévue par l'article 131-10 du code pénal. Mais le caractère infamant de cette mesure s'efface rapidement, sous le simple effet de la périodicité de la publication. Bientôt, la trace de cette mesure ne subsiste plus que dans les archives où elle peut être retrouvée mais essentiellement par ceux qui la cherchent, et donc la connaissent déjà. Dans le cas présent, la situation est toute différente, car le nom des coupables doit subsister deux longues années sur un site spécifiquement consacré à cette forme moderne de pilori. 

Une peine complémentaire


Observons d'emblée que cette publication pose d'abord le problème de son moment. La CNIL constate qu'elle est décidée par le juge du fond et immédiatement applicable. En d'autres termes, sera donc publié le nom d'une personne qui a fait appel ou s'est pourvue en cassation contre sa condamnation. Il est vrai que le décret prévoit que ces procédures en cours seront mentionnées sur le site, mais il n'en demeure pas moins que la personne est présentée comme coupable. 

Si l'on considère les délais de recours dans notre pays, on peut penser que la durée de deux ans sera achevée au moment où l'intéressé sera jugé en appel, et peut être relaxé. Autrement dit, la peine complémentaire sera pleinement exécutée au moment où cette relaxe interviendra. Dans ce cas précis, une éventuelle QPC pourrait inviter le juge constitutionnel à se prononcer sur le respect du principe du double degré de juridiction. En tout état de cause, on peut penser que, dans une telle hypothèse, des actions en responsabilité seront engagées, compte tenu de la gravité du préjudice causé à la réputation de la personne. 

Mais le problème posé par cette peine n'est pas seulement lié à sa procédure. Sur le fond, différents principes sont en cause, et la CNIL estime que l'arbitrage entre eux n'est pas satisfaisant. Elle affirme ainsi qu'un "juste équilibre entre le caractère public d'une décision de justice et sa libre accessibilité sur internet doit être recherché pour éviter une atteinte excessive aux droits des personnes, au nombre desquels figurent en particulier le respect de la vie privée et la préservation des chances de réinsertion". 



La publicité des décisions de justice


La Commission fait remarquer que le casier judiciaire automatisé, qui constitue "la mémoire des condamnations prononcées publiquement", est en France l'un des fichiers les mieux protégés. Il n'est accessible qu'aux personnes concernées par les condamnations, aux juridictions et, d'une manière générale, aux organismes bénéficiant d'un droit d'accès sur le fondement d'une disposition législative. Cette confidentialité s'explique par la volonté d'assurer la réinsertion d'une personne, en interdisant par exemple à un éventuel employeur de se renseigner sur son passé judiciaire.   

Le décret du 21 octobre 2015 conduit ainsi à une situation surprenante. Un condamné qui a commis un crime particulièrement affreux il y a trente ans, et qui a purgé sa peine, bénéficie de la confidentialité de sa condamnation. En revanche, une personne condamnée pour avoir employé illégalement des salariés, infraction certes grave mais pas aussi grave que si elle les avait assassinés, voit son nom affiché sur internet et accessible à tous. 

Hergé. Le Lotus Bleu. 1946.


Droit à l'oubli numérique v. Protection des données


Derrière cette question apparaît celle du droit à l'oubli numérique, droit nouveau qui emporte deux obligations. D'une part, il autorise toute personne justifiant de son identité à exiger la suppression des données personnelles la concernant figurant sur le net, y compris, bien entendu, les données judiciaires. D'autre part, il contraint les gestionnaires de sites à effacer les données personnelles à l'issue d'un certain délai, même sans demande expresse des intéressés. En termes simples, le droit à l'oubli consacre un droit à l'incognito sur le net et un droit d'effacer ses traces. 

Sur ce point, le décret du 21 octobre 2015 est la négation même du droit à l'oubli. Or, s'il est vrai que le projet de directive européenne consacrant le droit à l'oubli tarde à être adopté, la Cour de justice de l'Union européenne est intervenue pour combler le vide juridique. La CNIL cite ainsi l'arrêt de Grande Chambre du 9 novembre 2010 Volker und Markus Schecke GbR et Hartmut Eifert qui, sans porter directement sur des informations judiciaires, présente cependant un caractère connexe. Il s'agissait en effet, de la publication, sur un site spécifique, des noms des bénéficiaires de fonds européens agricoles, mesure que la CJUE considère comme disproportionnée, la protection des données personnelles devant prévaloir sur l'objectif de transparence de l'utilisation de ces fonds.

De la même manière, dans sa célèbre décision du 13 mai 2014 Google Spain SL, la CJUE impose à Google le respect du droit à l'oubli, c'est-à-dire en l'espèce le droit au déréférencement dans le moteur de recherche. En 1998, les biens du demandeur, lourdement endetté, avaient fait l'objet d'une vente sur saisie immobilière. Quatorze années plus tard, ces informations apparaissaient encore dans le moteur de recherche, alors même que la situation financière de l'intéressé était désormais parfaitement saine. La CJUE exige alors du moteur de recherche la mise en place d'une procédure de déréférencement, aujourd'hui largement utilisée.

La Cour de Justice donne, en quelque sorte, le mode d'emploi de sa jurisprudence. Elle affirme  qu'il convient d'apprécier la situation concrète de la personne qui demande la suppression des données et la Cour invite à fonder cette appréciation sur "la nature de l'information en question et de sa sensibilité pour la vie privée de la personne concernée ainsi que de l'intérêt du public à disposer de cette information, lequel peut varier, notamment en fonction du rôle joué par cette personne dans la vie publique". 

Un appel à QPC


C'est précisément ce que fait la CNIL dans son avis préalable au décret. Elle fait observer que la transparence des décisions de justice s'accompagne de leur anonymat, principe désormais acquis et mis en oeuvre dans l'ensemble de l'Union européenne. En l'absence de cet anonymat, le principe de transparence ne saurait prévaloir sur la protection des données personnelles. 

Reste à s'interroger sur le maintien d'une telle disposition dans le droit positif. La loi du 10 juillet 2014 a non seulement été adoptée sans que l'avis de la CNIL ait été sollicité, et n'a pas davantage été soumise au Conseil constitutionnel. Il ne fait guère de doute qu'un chef d'entreprise cloué au pilori numérique par l'effet de ses dispositions ne manquera pas de déposer une question prioritaire de constitutionnalité. A sa manière, par la publicité apportée à son avis, la CNIL l'y encourage.

Sur le droit à l'oubli numérique : Chapitre 8, section 1, § 4 du manuel de libertés publiques.


samedi 24 octobre 2015

Une cloche sonne, sonne... au Conseil d'Etat

Dans un arrêt de cassation rendu le 14 octobre 2015, le Conseil d'Etat relance une terrible affaire de sonnerie de cloches à laquelle la doctrine donnera sans doute un large écho.

Mme C. et M. B. ont acheté, en 2004, une maison située face à l'église, dans le joli village de Boissettes (Seine et Marne). Hélas, ils se sont vite aperçus que les cloches sonnaient à chaque heure deux fois de suite et toutes les demi-heures, de jour comme de nuit. Après avoir essayé boules Quies et somnifères, ils ont demandé au maire de prendre un arrêté supprimant les sonneries civiles. 

Son refus a été déféré au tribunal administratif de Melun qui l'a annulé en juillet 2006, décision confirmée par la Cour administrative d'appel de Paris le 5 novembre 2013. Les heureux propriétaires ont pu penser qu'ils allaient dormir tranquilles, jusqu'à la décision retentissante du Conseil d'Etat, qui prononce, à la demande de la commune de Boissettes, la cassation de la décision de la Cour administrative d'appel pour erreur de droit. Cela ne signifie pas que l'affaire soit terminée, car elle est renvoyée à la Cour administrative d'appel qui devra, cette fois, se prononcer en tenant des précisions données par le Conseil d'Etat. 

Les sonneries civiles


La loi du 9 décembre 1905 de séparation des églises et de l'Etat opère une distinction entre les sonneries religieuses et les sonneries civiles. Les premières appellent les fidèles à l'office, annoncent un mariage ou un enterrement. Les secondes sont régies par le décret du 16 mars 1906. Son article 51 énonce que les sonneries civiles peuvent être décidées par le maire "dans le cas d'un péril imminent qui exige un prompt secours". En dehors de cette situation d'urgence, elles peuvent être étendues lors que l'église appartient à la collectivité publique ou est attribuée à une association cultuelle. Dans ce cas, les sonneries civiles peuvent intervenir, lorsque leur emploi est "autorisé par des usages locaux". L'article 52 ajoute ensuite que le maire peut détenir une clé du clocher, mais qu'il ne peut en faire usage que "pour les sonneries civiles et l'entretien de l'horloge publique". La sonnerie de l'heure a donc un caractère civil, alors que l'angelus constitue une sonnerie religieuse. 

D'une manière générale, les sonneries civiles sont aujourd'hui organisées par arrêté municipal et elles relèvent de la police administrative. Les contentieux sont bien rares, et l'usage des cloches résulte, le plus souvent, d'un consensus. En témoigne, par exemple, la décision de commémorer, le 1er août 2014, le centenaire de la mobilisation générale du 1er août 1914. Toutes les cloches des églises ont alors sonné en même temps le tocsin sur le fondement d'une décision administrative.

Les trois cloches. Edith Piaf et Les Compagnons de la Chansons. 1956.

Les usages locaux


Hélas, l'harmonie ne règne pas à Boissettes et le Conseil d'Etat doit s'interroger sur les "usages locaux" de cette charmante commune. Et précisément, il sanctionne la Cour administrative d'appel pour erreur de droit, car elle a estimé que l'usage local n'était établi que si la sonnerie de l'heure n'avait jamais été interrompue depuis l'entrée en vigueur de la loi du 9 décembre 1905. En l'espèce, la commune faisait valoir que le clocher sonnait déjà les heures "avant la seconde guerre mondiale" et produisait le témoignage de l'ancien instituteur qui se souvenait qu'il entendait les cloches sonner, en 1967. La commune était donc, concrètement, dans l'impossibilité de prouver le caractère ininterrompu de cette tradition depuis 1905 et la Cour administrative d'appel avait estimé qu'en l'absence d'usage local établi, il était possible d'obtenir la suppression de sonneries qui ne constituaient plus que des nuisances sonores. 

La Cour administrative d'appel s'appuyait sur une jurisprudence ancienne. Dans un arrêt du 8 juillet 1910, le Conseil d'Etat avait en effet précisé que ces "usages locaux" sont ceux qui recouvrent "la pratique suivie à l'entrée en vigueur de la loi du 9 décembre 1905" dans la commune concernée. Cette jurisprudence a été maintenue, et dans une décision du 25 mars 2010, la Cour administrative d'appel de Lyon a sanctionné l'arrêté du maire de Saint-Apollinaire qui avait réactivé en 2003 la sonnerie des heures, après l'électrification du dispositif. Les juges ont donc considéré que l'usage local n'était pas établi, puisque les sonneries avaient été interrompues durant de longues années, depuis 1905. 

Il n'empêche que les cloches de Boissettes montrent que cette jurisprudence devenait impossible à mettre en oeuvre. Lorsque le Conseil d'Etat statuait en 1910, il avait à considérer cinq années d'usages locaux, depuis 1905. Il pouvait donc établir ces usages par tous moyens, y compris le témoignage des habitants de la commune. Aujourd'hui, il faut reconnaître qu'il est pratiquement impossible de savoir comment les cloches sonnaient en 1905... 

Un retour à la lettre de la loi de 1905


Cette exigence d'une tradition ininterrompue depuis 1905 ne trouve d'ailleurs son origine que dans la jurisprudence. Elle ne figure pas dans les textes de la loi de 1905 ou du décret de 1906 qui se bornent à faire référence aux usages locaux, sans mentionner la date de leur apparition. Dans son arrêt du 14 octobre 2015 offre donc aux juges du fond une nouvelle définition, plus compréhensive, de l'usage local : "il s'entend de la pratique régulière et suffisamment durable de telles sonneries civiles dans la commune, à la condition que cette pratique n'ait pas été interrompue dans des conditions telles qu'il y ait lieu de la regarder comme abandonnée". Au caractère objectif de la date de 1905 est donc substituée une appréciation plus subjective. Ce sera à la Cour administrative d'appel de Paris, à laquelle l'affaire est renvoyée, de voir si on a pu croire, à un moment ou à un autre, que ces sonneries étaient abandonnées.

D'une certaine manière, cette interprétation est plus conforme à la loi de 1905, non seulement à sa lettre, mais aussi à son esprit. Le texte repose en effet sur un certain pragmatisme qui apparaît nettement dans le traitement de ces fameuses sonneries de cloches. Il appartient à la commune elle-même de définir la règle du jeu, et l'arrêté municipal organisant les sonneries est  le fruit d'un consensus. C'est seulement en cas de rupture de ce consensus, en cas de querelle de clocher, que le juge est saisi, comme à Boissettes. Et si les habitants de Boissettes essayaient eux-mêmes de trouver une solution, entre les travaux d'isolation phonique d'un côté, et la diminution des sonneries nocturnes de l'autre côté ?

Sur la police des cultes : chapitre 10, section 2, § 2 du manuel de libertés publiques sur internet.

mardi 20 octobre 2015

Négation du génocide arménien et liberté d'expression

La Cour européenne, dans un arrêt de Grande Chambre du 15 octobre 2015 Perincek c. Suisse, sanctionne le droit suisse pour la condamnation pénale infligée à Dogu Perincek, président du Parti des travailleurs de Turquie. En 2005, il participe à plusieurs évènements publics en Suisse, durant lesquels il affirme notamment que "les allégations de "génocide arménien" sont un mensonge international" et qu'"il n'y a pas eu de génocide des Arméniens en 1915" (...)". Les faits ne sont pas contestés et l'intéressé reconnaît nier le génocide des Arméniens. A ses yeux, des massacres se sont effectivement déroulés en 1915, mais ils ont eu lieu à la fois dans le camp des Arméniens et dans celui des Turcs. 

Le problème est que la négation du crime de génocide est sanctionnée en droit suisse par l'article 261 bis du code pénal. Il punit d'une peine maximum de trois ans d'emprisonnement ou d'une amende toute personne qui "niera, minimisera grossièrement ou cherchera à justifier à un génocide ou d'autres crimes contre l'humanité". A la suite d'une plainte de l'association Suisse-Arménie, Dogu Perincek est donc condamné à une amende de 3000 Francs (ou 30 jours de prison) et à verser une indemnité de 1000 Francs à l'association. 

Un forum sur les lois mémorielles


Le requérant considère que cette condamnation pénale emporte une atteinte grave à la liberté d'expression, garantie par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme. Dans une première décision rendue le 17 décembre 2013, la Cour lui a donné satisfaction, mais le gouvernement suisse a demandé le renvoi en Grande Chambre. Dès lors, l'affaire a pris un autre tour. Les gouvernements turc, arménien et français ont ainsi produit des tierces observations, de même que certaines organisations non gouvernementales comme la Licra et le FIDH ainsi que différentes associations représentant des intérêts arméniens. La procédure devant la Cour européenne est ainsi devenue une sorte de forum sur les lois mémorielles  dans lequel chacun a pu s'exprimer. 

Sur le fond, la Cour confirme la décision rendue le 17 décembre 2013. Elle considère que la condamnation pénale de Dogu Perincek constitue une ingérence excessive dans sa liberté d'expression. Très consciente de l'enjeu médiatique de cette décision, et des critiques susceptibles de lui être adressées au nom d'un "devoir de mémoire" aux contours pour le moins incertains sur le plan juridique, la Cour prend soin d'expliquer très longuement cette décision. S'ajoute à cela une communication spécifique, par des "questions et réponses" qui expliquent la décision en termes simples, pour ceux qui n'auraient pas compris. 

Dans la rédaction de l'arrêt,  la Cour prend également beaucoup de précautions. C'est ainsi qu'elle rappelle qu'il ne lui appartient pas de qualifier, ou non,  de génocide les massacres de 1915. D'une manière générale, elle prend soin de ménager les susceptibilités arméniennes, sans pour autant céder d'un pouce sur la nécessité de protéger la liberté d'expression face à des lois mémorielles qui s'orientent de plus en plus vers la sanction pénale de tout discours déviant.

Ménager les susceptibilité arméniennes


Il n'est pas contesté que la loi suisse emporte une ingérence dans la liberté d'expression. L'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme autorise néanmoins l'ingérence des autorités de l'Etat dans la liberté d'expression, à la condition qu'elle soit "prévue par la loi",  réponde à "un but légitime" et soit "nécessaire dans une société démocratique".  Autrement dit, la Cour apprécie si cette ingérence est "proportionnée au but légitime poursuivi" et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier sont "pertinents et suffisants". 

La question du fondement législatif de la condamnation du requérant ne donne pas lieu à discussion. L'article 261 bis du code pénal a été introduit dans le droit suisse par une loi de 1993, lors de l'adhésion de la Suisse à la Convention de 1965 sur l'élimination de toutes formes de discriminations raciales. En dépit de cette lenteur helvétique, l'accusé ne pouvait donc ignorer qu'il risquait une condamnation pénale.
Le but de cette ingérence dans la liberté d'expression est considéré comme "légitime" s'il repose, soit sur la "défense de l'ordre", soit sur la "protection des droits d'autrui".
La notion de "défense de l'ordre" a toujours suscité débat, tout simplement parce que les formulations anglaises et françaises n'ont pas le même sens. La "Prevention of Disorder" en droit anglo-saxon désigne très concrètement le danger que représentent affrontements ou manifestations. L'"ordre public" en droit continental va bien au-delà, englobant un certain nombre de principes politiques, économiques ou moraux (CEDH, 1er juillet 2014, 2014 S.A.S. c. France). C'est ainsi, par exemple, que la notion de dignité a été intégrée à la notion d'ordre public en droit français. D'une manière générale, la Cour s'en tient à l'interprétation anglo-saxonne, non par attachement à la Common Law, mais plus simplement parce que l'ingérence dans une liberté doit, à ses yeux, donner lieu à l'interprétation la plus étroite possible.

En l'espèce, les autorités suisses font état de deux rassemblements qui se sont tenus en 2004 en présence de Dogu Perincek, c'est-à-dire un an avant qu'ils tiennent les propos qui ont conduit à sa condamnation. Au demeurant, rien ne dit que ces rassemblements ne se soient pas déroulés de manière pacifique, d'autant qu'ils ne sont jamais mentionnés par les juges suisses. Dès lors, la Cour "n'est pas convaincue" que l'atteinte à la liberté d'expression du requérant visait "la défense de l'ordre".

Reste la "protection des droits d'autrui" et cet élément offre à la Cour l'occasion de ménager les susceptibilités arméniennes. Elle affirme que "bon nombre de descendants des victimes et des rescapés des évènements de 1915 "bâtissent leur identité autour de l'idée que leur communauté a été victime d'un génocide". Dans ces conditions, la loi qui punit la négation du génocide répond au but légitime de protéger leur identité et leur dignité. La formule est intéressante, car le génocide n'est pas présenté comme une réalité juridique, la Cour rappelant qu'il ne lui appartient pas de donner une telle qualification aux massacres de 1915. En revanche, le génocide est présenté comme une réalité psychologique : c'est parce que les descendants ont le sentiment que leur communauté a été victime d'un génocide qu'ils doivent être protégés. 

Georges Mathieu. Arménie. 1986


La protection de la liberté d'expression


Sortant de l'analyse psychologique, la Cour s'engage sur un terrain juridiquement beaucoup plus balisé avec la question de la "nécessité de l'ingérence dans une société démocratique". Dans une jurisprudence constante, rappelée par exemple dans l'arrêt de 2012 Mouvement raëlien suisse c. Suisse, la liberté d'expression doit être protégée, y compris lorsque les propos tenus "heurtent, choquent ou inquiètent". Ainsi le veulent le pluralisme des opinions et la tolérance, sans lesquels il n'est pas de "société démocratique".

L'ingérence dans la liberté d'expression doit donc répondre, selon une formule désormais classique, à un "besoin social impérieux". Cette exigence conduit la Cour à apprécier concrètement l'ingérence par rapport à l'ensemble de l'affaire, c'est-à-dire à apprécier sa nécessité et sa proportionnalité (CEDH 8 avril 2014, National Union of Rail, Maritime and Transport Workers c. Royaume-Uni). De fait, la Cour met en balance la liberté d'expression et le but légitime de la protection des droits d'autrui. 

En l'espèce, elle observe que le requérant est intervenu en sa qualité d'homme politique, et non pas en tant qu'historien ou juriste. Il a ainsi repris les termes d'une ancienne polémique.  Déjà, dans un arrêt Cox c. Turquie du 20 mai 2010, la Cour avait sanctionné pour violation de sa liberté d'expression l'expulsion de Turquie d'une ressortissante américaine qui avait déclaré, dans un colloque, que "les Turcs avaient déporté et massacré des Arméniens". De même, dans une décision du 25 octobre 2011 Altug Taner Aksam c. Turquie, la Cour avait sanctionné, sur le même fondement, les poursuites pénales diligentés à l'égard d'un universitaire travaillant sur les questions arméniennes.

Ce débat doit donc être protégé par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme. S'il est naturel que la communauté arménienne soit sensible aux propos tenus par Dogu Perincek, et s'il est tout aussi naturel qu'elle y réponde, notamment dans les médias, il n'en demeure pas moins qu'ils ne constituent pas, en soi, une forme d'incitation à la haine ou à l'intolérance. L'incitation à la haine est d'ailleurs une infraction spécifique en droit suisse, et l'intéressé n'est pas poursuivi sur son fondement. D'une manière plus générale, la Cour refuse de considérer que la négation du génocide arménien s'analyse, en soi, comme un appel à la haine. Elle estime donc que la sanction infligée à Dogu Perincek était disproportionnée. 

Un échec de la position française


Sur ce plan, la décision s'oppose directement à la thèse française développée en tierce intervention. Aux yeux du gouvernement français, la négation d'un génocide doit, en tant que telle, être pénalement sanctionnée, dans la mesure où "les principes de base de la société démocratique s'en trouvent menacés". Ce n'est donc pas le négationnisme en soi qui est nuisible, mais ses conséquences dès lors qu'il a pour but de promouvoir l'intolérance. Ce n'est pas le propos qui est sanctionné, mais l'intention qui le sous-tend, analyse qui ne peut manquer d'inquiéter.

Derrière ce discours un peu embarrassé, se cache la promesse du Président de la République qui a réaffirmé en avril 2015 sa volonté de faire voter une nouvelle loi sanctionnant la négation du génocide arménien. 

Il devrait peut-être tirer les leçons de l'amère expérience de son prédécesseur. On se souvient que, dans une décision du 28 février 2012, le Conseil constitutionnel a sèchement sanctionné le texte voulu par Nicolas Sarkozy, pénalisant la contestation des génocides prévus par la loi. Il souhaitait alors rendre effective une loi de 2001 qui avait pour seul contenu la reconnaissance du génocide arménien. En l'espèce, le Conseil constitutionnel affirme que la loi de 2012 porte à la liberté d'expression une atteinte "ni nécessaire, ni adaptée, ni proportionnée à l'objectif poursuivi". La décision du Conseil constitutionnel est marquée par la concision, celle de la Cour européenne est au contraire extrêmement longue. Mais le raisonnement est absolument identique, et on peut penser que les autorités françaises vont peut être enfin renoncer aux lois mémorielles. Peut-être seront-elles même soulagées que la Cour européenne leur évite une nouvelle sanction du Conseil constitutionnel ?

Sur les lois mémorielles : Chapitre 9, section 3, § 2 du manuel de libertés publiques